Emergence d’un mode de production postcapitaliste

soumis  par Renaud Schira le lun, 2014-04-07 08:46
Lien d’origine:

http://usbek-et-rica.fr/michel-bauwens-un-mode-de-production-postcapital…

Date:
07/04/2014

 

 

 

Dans le cadre du nouveau numéro d’Usbek & Rica, consacré à l’avenir du capitalisme, nous avons interviewé Michel Bauwens. Théoricien belge du modèle peer-to-peer, créateur de la Fondation P2P, il travaille aujourd’hui avec le gouvernement équatorien pour mettre en place une politique de transition vers ce qu’il appelle une« social knowledge society ». Depuis Quito, il a pris le temps de nous répondre par Skype.

 

Le peer-to-peer est-il un modèle anticapitaliste ? Peut-il constituer un système global alternatif ?

 

Michel Bauwens : Je préfère parler de postcapitalisme plutôt que d’anticapitalisme. L’un des problèmes de la pensée de gauche classique, c’est l’idée que le pouvoir se prend soit par les réformes, soit par la révolution. Une vision très « top-down » finalement. Or, si on regarde de plus près l’histoire des changements de systèmes – par exemple le passage de l’empire romain au féodalisme, puis du féodalisme au capitalisme – ça ne se passe jamais comme ça. C’est à l’intérieur du système en déclin que fleurit le renouveau, les poches de semence du nouveau modèle. Quand l’expansion romaine a cessé, les esclaves ont commencé à manquer. Les propriétaires ont dû trouver des alternatives. Les serfs du système féodal ne sont donc pas apparus grâce à une révolution politique : le servage a émergé au sein même du système finissant.

 

Et vous pensez que nous sommes aujourd’hui dans la même situation ? Que le capitalisme est à l’agonie ?

 

Je crois que nous assistons à l’émergence d’un mode de production postcapitaliste, qu’on appelle, selon les usages, « production entre pairs » ou « économie contributive ». Pour le moment, l’économie contributive profite surtout aux acteurs de l’ancien système : des sociétés capitalistes qui s’adaptent au nouveau monde, comme IBM avec le logiciel libre. Mais le cœur de l’économie du commun, ce n’est pas le capitalisme. Les développeurs ne produisent pas du code pour le vendre : ils produisent de la valeur d’usage, ils créent une sphère de valeur immatérielle. Et pour y parvenir, il suffit d’avoir un cerveau et un accès au réseau.

 

La croissance ne peut pas perdurer indéfiniment

 

Airbnb est souvent présenté comme la plus belle réussite de l’économie collaborative. Mais c’est aujourd’hui une entreprise énorme, valorisée à plusieurs milliards de dollars. Le capitalisme n’a-t-il pas vocation à avaler tous les acteurs de la nouvelle économie ?

L’évolution d’Airbnb n’est pas inéluctable. On peut faire du commun de façon capitaliste ou postcapitaliste ; c’est un choix. Aujourd’hui, je distingue quatre modèles bien distincts. Il y a, tout d’abord, le modèle de Facebook et Airbnb : le peer-to-peer est alors centralisé pour le profit. Le design, les données et la marchandisation sont totalement contrôlés par l’entreprise propriétaire. Sur ces plates-formes, la demande peut s’organiser, mais pas l’offre. À mon avis, c’est une forme d’hyperexploitation. Deuxième modèle, celui du bitcoin : un contrôle distribué avec une logique de profit. La valeur de la monnaie ne peut qu’augmenter. On est dans du peer-to-peer entre ordinateurs, sans les humains, sans vision égalitaire. Troisième modèle, celui de la résilience locale, sur lequel se développent la plupart des projets de monnaie complémentaire et d’agriculture urbaine. Très intéressant. Et enfin, le modèle de Wikispeed, qui a mis au point un prototype de voiture à haute efficience énergétique en ayant recours à une approche logicielle de la construction. La structure refuse de se financer par le capital-risque pour garder son indépendance et le contrôle de son travail. Surtout, elle est portée par une vision globale : l’idée n’est pas de fabriquer une voiture pour le marché américain mais pour le monde entier.

 

 

 

En quoi l’économie du commun s’oppose-t-elle à la logique capitaliste ?

 

Le grand problème du capitalisme, c’est que la croissance ne peut pas perdurer indéfiniment. D’un côté, il tente de rendre abondant ce qui est rare, à savoir les ressources de la planète. Et de l’autre, il tente de créer de la rareté artificielle, en privatisant la culture et la connaissance. À l’inverse, le peer-to-peer est une dynamique sociale qui permet aux individus de s’organiser entre eux pour créer de la valeur en commun. Quand on conçoit un produit pour le marché, on est dans une logique de rareté, donc dans l’obsolescence programmée. En revanche, si c’est une communauté qui conçoit le produit, on va naturellement vers la durabilité. Tout l’enjeu est donc de mettre en place une économie basée sur la demande, et non plus sur l’offre. Nous avons besoin de produire collectivement, de travailler en fonction des besoins, de développer un mode de production à la demande.On pourrait, par exemple, mettre en place un réseau mondial de microfabriques. Chacun pourrait alors télécharger les plans de sa voiture, puis fabriquer et assembler ses différents composants grâce aux machines 3D. Internet permet de s’auto-organiser à très bas prix, de relocaliser la production et de partager la connaissance – et cela à très grande échelle.

 

L’engouement pour l’imprimante 3D en est la preuve…

 

Absolument. Les imprimantes 3D, ça existe depuis une bonne trentaine d’années. Mais pendant tout ce temps, elles n’étaient utilisées que par certaines industries de pointe. Et comme par hasard, une fois que les brevets ont expiré, l’innovation a explosé… Je suis convaincu qu’il faut relocaliser la production et globaliser la connaissance. Là encore, le parallèle avec les dernières heures de l’empire romain est saisissant. Quand l’expansion de l’Empire s’est arrêtée, la production a été relocalisée, concentrée sur des domaines agricoles de taille plus modeste. L’Église a été au cœur de ce basculement, les moines faisaient alors office de classe technique. Ils étaient un peu les hackers de l’époque, une sorte d’open design community qui voyageait et expérimentait différentes techniques de culture.

 

En Occident, il n’y a plus que 17% des gens qui travaillent dans la production matérielle.

 

Que manque-t-il à l’économie du commun pour devenir un modèle dominant ?

 

La priorité, aujourd’hui, c’est de développer la convergence entre le mode de production open source et les acteurs de l’économie sociale et solidaire, deux univers qui se connaissent mal, voire qui s’ignorent. Aujourd’hui, l’économie sociale et solidaire s’inscrit encore dans la compétition du marché : le premier réflexe d’un jeune qui veut se lancer, c’est toujours de monter une start-up. Or, mettre en place des entreprises à statut coopératif, comme les Scop, pourrait justement permettre de créer des biens communs pour tous. Aujourd’hui, un codeur peut collaborer à des projets communs, mais il ne peut pas vivre de cette contribution. Il est donc obligé de vendre son travail dans le marché classique. Il faut lui permettre de créer sa propre entité, une coopérative de logiciel libre par exemple. Il y aurait alors convergence entre les deux modèles et cela permettrait de solutionner la question de la rétribution sociale. Le problème, c’est que c’est un processus très « bottom-up », donc plutôt lent. Mais les lignes bougent. Je travaille en ce moment avec le gouvernement équatorien, qui veut lancer une politique de transition vers une « social knowledge economy ». C’est la première fois qu’un gouvernement national décide de promouvoir ces pratiques. Derrière, ça peut aller très vite. Vous savez, en 2010, il n’y avait qu’un seul centre de coworking à Barcelone. Et deux ans plus tard, on en comptait une cinquantaine…

 

Les moines étaient un peu les hackers de l’époque

 

La civilisation du partage naissante est essentiellement portée par la « classe créative ». Comment en faire un vrai mouvement populaire ?

 

À la fin du Moyen Âge, l’économie reposait sur le savoir-faire des artisans, des ouvriers qualifiés, des guildes. Les travailleurs étaient à la fois des penseurs et des makers. Mais le capitalisme a brisé ce modèle. Depuis, les ouvriers suivent les ordres, la classe managériale dirige, la machine étend son empire, et le vieux modèle du salariat est toujours en vigueur. Avec la production entre pairs, on revient à un modèle dans lequel les travailleurs pensent et les penseurs travaillent. C’est une forme de travail beaucoup plus enrichissante pour la majorité de la population. Alors c’est vrai, pour le moment, ça concerne essentiellement les travailleurs de la connaissance. Mais vous savez, aujourd’hui, en Occident, il n’y a plus que 17% des gens qui travaillent dans la production matérielle. Tout le reste, c’est le tertiaire, les services, le care. Et le changement va venir de ces groupes sociaux.

 

Le virage numérique n’a-t-il pas renforcé le capitalisme ? Google, Facebook ou Amazon sont des entreprises hypercapitalistes sur bien des aspects…

 

Google a une position parasitaire par rapport à l’échange de la connaissance. Ils facilitent l’échange et, dans le même temps, ils l’exploitent. Car qui produit la valeur Google ? C’est nous… Il faut bien distinguer la valeur d’usage et la valeur d’échange. En termes de valeur d’usage, on peut dire qu’on est satisfaits de Google. En termes de valeur d’échange, par contre, c’est 100% des revenus pour la plate-forme et 0% pour ceux sans lesquels elle ne pourrait exister. On est dans une forme d’hypercapitalisme qui ne paye plus les créateurs de valeur. Ce n’est pas un modèle économique et social viable.

 

Le chercheur américain Jaron Lanier suggère d’instaurer un système de micropaiement pour rémunérer les internautes. Qu’en pensez-vous ?

 

98% des gens qui produisent des vidéos sur YouTube ne le font pas pour gagner de l’argent. Si on introduit sur ce type de plates-formes un système de rémunération, on reviendra à une forme de capitalisme classique et à la protection de la propriété intellectuelle. Et Internet ressemblera alors à la télévision… Bref, le micropaiement réintroduirait la propriété intellectuelle à un niveau pire qu’avant. Je préfère le modèle du logiciel libre.

 

 

Source:
Usbek-et-rica.fr
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