Sandra n’a plus le droit d’être détenue par le zoo de Buenos Aires. Le 21 décembre, un tribunal argentin accordait le statut de «personne non-humaine» à cette orang-outan de 29 ans, et lui reconnaissait le droit à la liberté. L’animal ne retournera probablement pas à la vie sauvage car elle n’est plus capable de vivre dans son habitat naturel.

La philosophe Florence Burgat, directrice de recherche à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) et corédactrice en chef de la Revue semestrielle de droit animalier, offre un éclairage sur cette décision insolite. Selon elle, le droit des animaux doit être repensé de façon radicale. Alors qu’en France, les animaux devraient passer, en janvier, de «biens meubles» à «êtres vivant doués de sensibilité» dans le code civil français, après troisième et dernière lecture du texte au Parlement, la chercheuse se dit favorable à l’introduction de droits fondamentaux communs à tous les êtres sensibles, ainsi qu’à des droits particuliers.

Les grands singes avaient déjà acquis des «droits humains» en Espagne, en 2008. Pourquoi ces animaux en particulier ?

Les associations de défense des animaux parviennent à attirer l’attention du législateur sur le cas des grands singes car c’est à leur propos que la recherche est le plus avancée. Des études poussées montrent qu’ils peuvent souffrir, qu’ils ont des émotions. C’est pour le chimpanzé que ça a été le plus mis en évidence : une vie relationnelle, des formes complexes de conscience, une identité… Il ne s’agit pas de penser les animaux sur le modèle humain, mais plutôt de prendre en considération le sol commun aux êtres vivants doués de sensibilité et de vie psychique. Il est curieux d’entendre certaines personnes estimer que prêter aux animaux des qualités propres au vivant doué de vie psychique revient à faire de l’«anthropomorphisme». Comme si le fait d’être impliqué dans sa vie, d’avoir des relations, de voir, de sentir, d’aimer ou de détester, etc., était propre à l’homme ! C’est une réaction purement idéologique. Comme si l’humain avait le monopole du sensible alors que c’est le propre des organismes psychophysiques. Reconnaître que les animaux existent en première personne, vivent leur vie en propre, ce n’est pas les humaniser, c’est reconnaître leur caractère d’être vivant !

Quelles autres espèces pourraient être reconnues pour leur sensibilité ?

Des critères similaires sont présents chez tous les vertébrés, les mammifères, les oiseaux. Pour les poissons, c’est beaucoup plus flou car les études sur ces espèces sont moins avancées. C’est un sujet qui intéresse moins. Pourtant il n’y a aucune bonne raison de les exclure de cette considération. Il existe aussi des zones d’ombre. La question n’est pas tranchée pour les animaux dits «inférieurs» qui vivent en colonie et dont l’individualité est moins marquée. Certains coquillages et insectes par exemple.

Doivent-ils avoir les mêmes droits que les êtres humains ?

Non, bien évidemment, il ne s’agit pas d’appliquer les droits humains aux animaux. Il est question de reconnaître des droits fondamentaux communs à toutes les espèces sensibles : le droit de ne pas être tué, le droit de ne pas être mutilé et torturé et le droit de ne pas être enfermé (l’habeas corpus dont a bénéficié Sandra, ndlr). A ces fondamentaux s’ajoutent des droits spécifiques pour les différentes catégories reconnues. Actuellement on parle des droits des femmes, des enfants, des malades… Chaque groupe a des particularités. Ca n’aurait pas de sens de reconnaître le droit à l’avortement aux hommes. De la même façon, il n’est pas question d’accorder le droit d’aller à l’école aux animaux.

Selon quelles catégories pourrait-on légiférer ?

Aujourd’hui, les théories des droits des animaux énoncent surtout des droits négatifs : quels animaux il est interdit de tuer, quand est-ce possible… De leur côté, les législations s’en tiennent à des bricolages qui maintiennent l’animal dans un système pensé à l’aune des utilités que l’homme pourrait en retirer – je parle à dessein d’«utilité» et non de «nécessité». Les droits des groupes humains ont été pensés en fonction de ce qu’ils sont et non de ce à quoi ils peuvent servir ; contrairement à ceux des animaux, construits en vue de ce finalisme anthropocentrique. Les animaux ont été placés dans la catégorie des biens, c’est-à-dire des choses dont on peut disposer absolument, sans se demander si leur être propre rend ce statut juste.

Le modèle de cohabitation pacifique avec les animaux le plus poussé à mon sens est théorisé dans l’œuvre Zoopolis, une théorie politique du droit des animaux, de Sue Donaldson et Will Kymlicka (1). L’étude propose d’octroyer le statut de«citoyenneté» aux animaux domestiques, celui de «résidents permanents» pour les animaux urbains, comme les pigeons, et la «souveraineté» pour les animaux sauvages. Il faudrait sortir du modèle cartésien qui prétend que les animaux réagissent mécaniquement aux situations qu’ils vivent alors qu’en fait ils y répondent de manière complexe. Ce qu’on fait subir aux animaux leur arrive en propre, ils le vivent. Cette notion de vécu est centrale.

Les zoos ne jouent-ils pas un rôle utile pour la biodiversité ?

Il y a deux choses à bien distinguer : les intérêts des animaux en tant qu’individus, d’une part, et la question des espèces, d’autre part. Préserver un capital génétique en enfermant des individus est pour le moins discutable. C’est d’autant plus discutable que, on le sait, les habitats des animaux se réduisent comme une peau de chagrin. On peut donc se demander si l’argument de la biodiversité n’est pas un alibi.

Les décisions comme celle de Buenos Aires sont-elles décisives ?

Ce n’est ni anecdotique ni l’annonce d’un changement radical rapide des mentalités. Il s’agit d’un jalon dans un long processus. Nous nous pensons radicalement différents des animaux mais aussi opposés à eux. Or on peut envisager une spécificité humaine sans que cela ne justifie l’utilisation dévastatrice que nous faisons des animaux. La question majeure me semble de comprendre pourquoi nous ne voulons pas renoncer à cette violence.

Ces décisions sont très importantes car elles montrent que les juges intègrent des éléments qu’on semble avoir du mal à admettre, parce qu’ils devraient conduire à une révision de nos façons de traiter les animaux. Or, ces comportements sont si profondément enracinés dans nos pratiques quotidiennes – manger de la viande, porter du cuir ou aller au zoo – que nous sommes déroutés à l’idée que cela devrait cesser.

La législation est-elle en train de basculer ?

La situation juridique évolue mais pour l’instant elle est entre deux eaux : d’un côté les pratiques ancrées suivent leur cours (celle des filières économiquement très puissantes de l’alimentation ou de la pharmacie notamment) et de l’autre la légitimité de ces pratiques est remise en cause par le législateur lui même. A la faveur des études scientifiques, mais aussi philosophiques ou législatives qui émergent, la segmentation actuelle entre l’homme et l’animal est ébranlée. Dans la loi, des limites à ce qui était jusque-là autorisé sont introduites au compte-gouttes. Le droit est dans une situation incertaine et le statut de l’animal reste hybride.

 (1)  Zoopolis. A Political Theory of Animal Rights, Oxford University Press, 2011