L’unité du genre humain face au transhumanisme
Du 3 au 24 novembre 2017, La Croix enquête sur le courant transhumaniste, qui prétend utiliser les progrès de la science et de la technologie pour transformer l’Homme et lui permettre de dépasser ses limites biologiques.
Un genre humain a deux dimensions
Une unité reçue et une unité à construire. L’unité construite doit respecter la vérité de l’unité reçue.
Le transhumanisme appelle à transcender les limites humaines
Aujourd’hui, le transhumanisme appelle à transcender les limites humaines, en supprimant la souffrance, voire en faisant tomber la frontière entre l’homme et l’ordinateur. Nous croyons que l’homme est appelé à coopérer, personnellement et collectivement, par sa liberté et sa raison au parachèvement de la création, y compris au « développement intégral de la personne humaine » opéré par la grâce du Christ. En elle-même, la technique est un signe de cette vocation. Mais d’outil, la machine ne doit pas devenir référence.
Certaines des propositions transhumanistes posent de graves problèmes. La création d’une humanité « augmentée » réintroduit une forme de discrimination, notamment en raison de son coût, vis-à-vis de la part de l’humanité laissée de côté. Certains progrès pourraient engendrer des espèces humaines interstériles, ce qui compromettrait l’unité de l’humanité. A contrario, certains rêves d’interconnexion homme-ordinateurs pourraient conduire à une négation du caractère unique de chaque personne. Le transhumanisme apparaît comme un salut de l’homme par lui-même avec la seule aide de sa volonté et de sa technoscience sans recourir à Dieu. Ce serait alors une résurgence de la gnose et du pélagianisme.
Créé à l’image de Dieu, l’homme se reçoit dans sa nature d’être vivant libre et raisonnable, à la fois corps et âme, pour en exprimer les potentialités, pas pour enfreindre cette nature. Ce travail de transformation doit d’abord être intérieur en vue d’un perfectionnement moral au service de l’humanité. La transformation ultime tiendra dans la Résurrection finale en Jésus-Christ. D’ici là, les moyens techniques doivent être au service de la personne dans le respect de sa nature. Au lieu de se laisser fasciner par le progrès technologique, il convient de redire que ce progrès doit promouvoir l’unité personnelle et sociale de l’humain.
Du souci de soi au corps augmenté
Isabelle Queval, est enseignante-chercheure (Maîtresse de conférences-HDR) à l’université de Paris Descartes, Département des Sciences de l’éducation. Intervenante au séminaire de recherche, Humanisme, Transhumanisme, Post humanisme, du Collège des Bernardins, elle réfléchit ici sur le devenir de l’homme alors que les moyens techniques de plus en plus sophistiqués prétendent perfectionner le corps.
Les dernières décennies, dans les pays industrialisés, témoignent du projet de modifier et transformer le corps, c’est-à-dire aussi la nature…
Nul doute que l’effondrement des grandes transcendances au XXe siècle, qui structuraient collectivement les identités et proposaient des « au-delà », a cette conséquence paradoxale : l’espoir vient par le corps ; la vie bonne, i.e. saine et longue, dépend de l’entretien médico-sportif de soi…
Plusieurs hypothèses se précisent : 1) le processus de rationalisation qui caractérise la société occidentale conduit à lier connaissance et contrôle ; 2) le processus de subjectivation à l’œuvre articule normes collectives et normes individuelles autour de la notion de culpabilité ; 3) la production du corps superpose plusieurs temporalités, dont une nouvelle hypertextualité du corps 4) l’amélioration du corps pose la question de sa technicisation –le corps augmenté– et de son contrôle –le corps « traçable »-.
Une économie instrumentale du corps
Le sport, et en particulier le sport de haut niveau comme laboratoire expérimental de la performance humaine, incarne pleinement ce processus…
Par son essence – l’amélioration des performances – le sport de haut niveau figure un évolutionnisme schématique – adaptation, sélection, progression – dont le dopage est un ingrédient logique, si ce n’est moralement ou médicalement légitime. Par la manière, enfin, dont la construction sportive de soi suppose une économie instrumentale du corps, l’entraînement du champion entre en résonance avec une sportivisation du corps et des mœurs qui, au-delà de l’injonction médicale à faire de l’exercice, révèle le culte contemporain d’un corps-œuvre, indéfiniment perfectible.
« Le transhumanisme déteste la chair » par
Matthieu Villemot
Intervenant dans le cadre du séminaire d’Ethique biomédicale du Collège des Bernardins, le P. Matthieu Villemot, professeur de philosophie à la Faculté Notre-Dame du Collège des Bernardins, s’interroge sur le statut de la chair dans la pensée transhumaniste
Mon corps a une taille, une masse, une forme. De ce point de vue, c’est une chose matérielle dans le monde physique, au milieu des tables et des chaises. C’est pourquoi l’imagerie numérique l’analyse si bien, permettant de sauver des vies chaque jour. Mais je vis aussi intimement mon corps par mon affectivité. Il se donne à moi par la douleur, la joie, le plaisir et autres. Cette dimension du corps est nommée « chair » par la phénoménologie, par exemple Michel Henry. Elle fait partie de l’humanité de l’homme et du sel de la vie. Or, elle est remise en question à sa racine par le transhumanisme…
Le transhumanisme se propose d’améliorer nos corps par des exosquelettes, des manipulations génétiques, une interface homme/machine. Les auteurs signalent qu’un corps « augmenté » constitue toujours un corps, et que l’homme a toujours amélioré son corps, par exemple par le sport. Malgré les inquiétudes que provoquent certaines de leurs propositions, c’est exact…
Le problème devient plus radical quant à la chair. Les transhumanistes souhaitent donner à l’individu un contrôle extrême sur sa chair : ils promettent la disparition de la souffrance, une démultiplication de la concentration, de la mémoire…
De telles promesses ne reviennent pas à « augmenter » la chair mais à la supprimer. En effet, nos émotions nous obéissent mal. Qui n’a jamais été pris de fou rire à un enterrement, ou d’indifférence devant la joie d’un ami ?..
Les risques moraux sont extrêmes. N’ayons pas peur de faire de la science-fiction, car les transhumanistes nous y invitent : un groupe terroriste pourra supprimer la peur de la mort et le scrupule chez ses kamikazes, tout en provoquant chez ses otages des « complexes de Stockholm » massifs les conduisant à rejoindre leurs rangs. Les gouvernements répondront par des drogues poussant les prisonniers à dénoncer leurs camarades sans résistance, et les électeurs à applaudir la dictature, etc. Aussi extrêmes que soient ces dangers, nombre d’auteurs transhumanistes (comme Ray Kurzweil ou Allen Buchanan) y cherchent des réponses. Ils sont moins conscients d’un autre problème : la complexité de la chair est la source de la morale. Le drone n’a pas de morale. Il largue des médicaments pour des réfugiés ou des bombes sur l’ennemi sans y voir ni mal ni bien.
C’est parce que mes désirs m’échappent qu’ils exigent de moi une morale. Ma chair, par ses paradoxes, m’interpelle et m’accule à choisir ce que j’en ferai.
le corps connecté et ,le droit face au partage de l’intime
Jean-Christophe Galloux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), est intervenant au séminaire de recherche « Humanisme, Transhumanisme, Post Humanisme » du Collège des Bernardins.
Le corps 2.0 est né
Tout le monde se souvient des « Google Glass » permettant d’afficher sur ses verres l’identité des personnes regardées ou les informations relatives aux magasins entrant dans le champ de vision : le grand public venait de prendre conscience de l’avènement du « corps connecté ». Avec le développement des TIC (technologies de l’informatique et de la communication) et la miniaturisation des objets, le corps est peu à peu devenu capteur et capté.
…
Le « corps 2.0 » est né. Évidemment, les connexions implantées au sein même du corps, pour des finalités médicales mais aussi non médicales (comme les puces interactives glissées)…
L’éthique et le droit
Les disciplines normatives, l’éthique et le droit, commencent à prendre la mesure de ce phénomène : le Groupe européen d’éthique y a publié des recommandations dès 2005 ; le Comité consultatif d’éthique a récemment émis un avis sur le recours aux techniques de « neuro-amélioration » chez la personne non malade (12 décembre 2013) et la CNIL a même édité un dossier « le corps, nouvel objet connecté » l’année passée. Toutefois, aucune règle particulière n’a été édictée en France ou en Europe concernant la connexion du corps : seule la législation sur les dispositifs médicaux permet-elle, à la marge, d’empêcher la mise sur le marché de certains appareils de connexion.
La psychochirurgie révélatrice du projet transhumaniste
Anne-Laure Boch, neurochirurgien, docteur en philosophie, intervenante au séminaire de recherche Humanisme – Transhumanisme – Posthumanisme du Collège des Bernardins
Pour Anne-Laure Boch, neurochirurgien et docteur en philosophie, la psychochirurgie est révélatrice du projet transhumaniste.
Cet article résume une intervention de l’auteur dans le cadre du séminaire de recherche Humanisme – Transhumanisme – Posthumanisme du Collège des Bernardins.
Marc Lévêque a montré que, dans la psychochirurgie, la justification thérapeutique pouvait être contrainte par la pression économique et sociale. Dès à présent, la psychochirurgie commence à être employée à des fins de contrôle des individus considérés comme déviants, toxicomanes ou sociopathes agressifs.
Dans un passé proche, elle l’a déjà été à une vaste échelle, dans des pays pourtant fer de lance de la civilisation et la démocratie… Cela n’est pas pour rassurer quant à l’efficacité des comités d’éthique et autres concertations citoyennes, qu’on évoque rituellement comme antidote à nos craintes les mieux fondées…
On nous avait promis que le monde moderne serait un monde douillet, adapté à nos besoins ; voilà qu’il s’avère que c’est à nous de nous adapter, au physique comme au moral – être plus intelligent, plus laborieux, plus endurant, plus créatif, pour travailler mieux ; être plus sociable, plus joyeux, plus coopérant, plus paisible, d’humeur plus égale pour construire le « vivre-ensemble » ; et le tout plus longtemps pour échapper à la décrépitude de la vieillesse, ce poids-mort intolérable. Nous adapter ou avoir le dessous, voilà le choix qui nous est proposé dans le monde technique !…
Ce monde complexe demande des compétences chaque jour plus élevées. Ceux qui ne suivent pas la course à la performance n’y trouvent plus leur place. La fragilité psychique ou le défaut intellectuel expose au risque d’être évincé par les machines qui, dès à présent, font disparaître les emplois non qualifiés.
Pour éviter d’être remplacé par des machines, l’homme doit accepter de devenir un peu une machine lui-même, de s’upgrader comme une machine. Sinon, il ne sera pas à la hauteur. Dans le monde qui vient, le chômage, ou plus précisément la mise en invalidité, sera la sanction des multiples insuffisances de l’homme naturel…
Pour garder sa place chacun devra accepter des interventions sur son corps et son esprit. Dans cette fuite en avant vers la performance techno-assistée, les riches auront le dessus. Car bien sûr, ils seront les seuls à avoir accès aux techniques qui accentueront leur domination sur les esclaves naturels, réduits au statut d’invalides.
Cette rupture d’égalité est en général la seule réserve formulée par les transhumanistes à l’encontre de ce qu’ils appréhendent comme un immense progrès. Faut-il qu’ils soient mal dans leur peau pour appeler « progrès » la construction d’une chimère homme-machine !
Immortalité : il sera bientôt possible de télécharger son cerveau sur une puce
Les partisans du transhumanisme voient dans les progrès de la science la possibilité de transformer l’homme, en transcendant ses limites biologiques, et notamment en faisant reculer la mort.
Le philosophe Jean-Michel Besnier met en garde contre ces technologies, notamment celle qui consiste à télécharger le contenu d’un cerveau sur des puces informatiques.
Des recherches sont actuellement en cours pour développer cette technologie. Jean-Michel Besnier met toutefois en garde sur les limites éthiques qu’elle pose.
« Ce serait d’abord naïf de croire que notre conscience est intégralement réductible au circuit synaptique de notre cerveau », estime le philosophe des techniques, avant de se questionner : « Que serait un cerveau qui serait découplé de son environnement ? Que deviendrait un cerveau qui n’est pas en interaction ou en co-évolution avec un environnement ? Comment un cerveau déposé dans le formol dans un laboratoire pourrait-il être réceptif à quoi que ce soit ? »
« L’homme augmenté, les militaires en rêverait ! »
Retour avec le philosophe Jean-Michel Besnier sur la définition de « l’homme augmenté » et les questions que cela pose.
Entre réparation de l’homme et augmentation de ses capacités, la frontière est parfois ténue. Jean-Michel Besnier, spécialiste du transhumanisme, fait la différence entre les deux.
« La médecine est toute dévolue à la réparation de l’humain, indique le spécialiste du transhumaniste. L’homme augmenté implique d’importer des dispositifs qui vont faire naître des facultés cognitives nouvelles ou des performances sensori-motrices accrues. »
Devenir immortel ?
Vers un post-humain ? (4/4) Les découvertes scientifiques permettent de réparer l’homme et même de l’augmenter.
Au Moyen Âge, les alchimistes rêvaient de créer la pierre philosophale, source de richesse et de vie éternelle. Au XXIe siècle, une partie des adeptes de l’utopie transhumaniste ont repris la quête de l’immortalité en s’appuyant sur les perspectives vertigineuses des nanotechnologies, de la biotechnologie, de la robotique ou de l’informatique.
Cette quête n’est pas seulement portée par des savants un peu fous mais par des génies de l’innovation et des affaires de la Silicon Valley, en Californie.
Après avoir recruté des spécialistes du vieillissement, Google dépense ainsi 1,5 milliard d’euros pour faire reculer la mort, une somme qui reste cependant peu élevée au regard des investissements habituels du secteur pharmaceutique. Il s’agit d’une première étape, insistent les transhumanistes, sur le chemin visant à accéder à l’immortalité.
Un chemin qui relève cependant de l’utopie des alchimistes du Moyen Âge, ni réaliste ni souhaitable, pour la plupart des scientifiques.
Passé un certain âge, la courbe démographique s’effondre. «On estime à plus de 500 000 dans le monde le nombre de personnes qui ont atteint les 100 ans, alors que très peu atteignent les 110 ans, un âge qui constitue une sorte de barrière», rappelle Didier Coeurnelle, membre de l’association transhumaniste française Technoprog.
Dans des pays comme la France, 70 % des décès sont imputables à trois types de maladies liées au vieillissement : problèmes cardio-vasculaires, cancer, maladies neurodégénératives. «En combattant ces causes de décès, on accroîtra mécaniquement l’espérance de vie de l’homme», poursuit Didier Coeurnelle.
La génétique est l’une des pistes les plus avancées pour faire reculer l’espérance de vie. «On a identifié chez les animaux un certain nombre de gènes dont la manipulation est capable d’altérer le vieillissement», explique Hugo Aguilaniu, chercheur au CNRS et à l’école normale supérieure de Lyon, spécialiste de la génétique du vieillissement.
«Le vieillissement n’est pas une question d’usure, comme on a longtemps pu le penser, poursuit le spécialiste. Il s’agit de quelque chose de contrôlé par de très nombreux facteurs comme l’envie, le style de vie, l’environnement. Les gènes liés à l’activité reproductrice, à la nutrition, par exemple, affectent le vieillissement. »
En laboratoire, les chercheurs réussissent à faire vivre beaucoup plus longtemps des petits vers, des mouches ou des souris. Ainsi les rongeurs gagnent-ils 25 % d’espérance de vie grâce à des médicaments altérant les gènes. Deux molécules concentrent les efforts de la communauté scientifique : la rapamycine et la metformine.
Autre piste très prometteuse pour allonger l’espérance de vie, la régénération des organes. La Croix a décrit mardi 17 novembre comment le chercheur japonais Shinya Yamanaka avait réussi à reprogrammer n’importe quelle cellule, prélevée sur un adulte, afin qu’elle puisse ensuite se multiplier. À terme, cela signifierait qu’un organe défectueux puisse être réparé, accroissant du même coup la possibilité de vivre plus longtemps et en meilleure santé. Mais pas d’être immortel.
Ce que l’on rêve de faire après-demain
Dans leur désir d’immortalité, les transhumanistes imaginent des possibles technologiques qui n’ont été validés ni par la recherche fondamentale, ni par des expériences en laboratoire. Parmi ces hypothèses, revient le plus souvent le «téléchargement de la conscience» : le transfert dans un cerveau artificiel de l’intelligence, la sensibilité, la conscience, le savoir. Ledit cerveau pourrait ensuite être installé sur un robot ou téléchargé sur des serveurs informatiques, assurant la vie éternelle.
Autre rêve caressé par ceux qui considèrent la mort comme inutile, les manipulations génétiques. Après avoir dressé la carte des gènes liés au vieillissement, on pourrait théoriquement les extirper de l’embryon humain de façon à stopper le vieillissement.
Le chercheur rappelle qu’immortel ne rime pas avec invincible. Une humanité qui ne vieillirait pas serait une humanité qui n’évoluerait pas d’un point de vue biologique, puisque cela porterait un coup d’arrêt à la reproduction. Un scénario source de danger. «Chez l’homme comme chez les mammifères, l’évolution se fait au moment de la reproduction, insiste Hugo Aguilaniu. Si on stoppe l’évolution, notre organisme devient très sensible à tout changement environnemental.» À l’apparition d’un nouveau virus par exemple, ou à un réchauffement climatique rapide.
Pour la théologie chrétienne, la mort est un passage obligé
Les théologiens peuvent s’appuyer sur les fondamentaux de l’anthropologie chrétienne, qui connaît l’homme dans sa finitude de créature…
Anne-Marie Pelletier, professeur émérite de littérature et enseignante au Collège des Bernardins
n’hésite pas à rapprocher ce rêve d’une «humanité augmentée à l’infini» de la prétention déjà mentionnée par la Genèse d’«être comme des dieux», c’est-à-dire connaissant «le bien et le mal» mais aussi exemptés de la mort… Par le récit de la fin des patriarches qui meurent «rassasiés de jours» ou à travers les méditations décapantes de l’Ecclésiaste, la Bible rappelle à l’inverse qu’il y a bien «un temps pour enfanter et un temps pour mourir» (Qohélet 3).
«Les morts ne revivront pas», prévient le prophète Isaïe (26, 14), ruinant par là nos espérances imaginaires et nos représentations idolâtriques, avant – quelques versets plus loin – de rappeler que Dieu seul a pouvoir sur la mort : «Tes morts revivront, tes cadavres ressusciteront.» Dans la foi chrétienne, seul le passage par la mort ouvre à la vie éternelle et à la résurrection des corps…
C’est la teneur en sainteté de nos vies qui est gage de vie éternelle».
Alain Damasio : « Les tentations transhumanistes se fondent sur l’antique désir d’être Dieu »
Entretien avec Alain Damasio, auteur de science-fiction (1) et de jeux vidéo, spécialiste du transhumanisme.
Le transhumanisme fabrique de l’« Hourra-anticipation » : «Hourra, nous allons être réparés, immortels, puissants !» On suscite ainsi un imaginaire désirable, dont on ne sait absolument pas si, scientifiquement, il est viable ou même possible, dont on n’évoque jamais les effets secondaires en termes d’inégalités accrues ou d’effets psychotiques désastreux. Par exemple, le stress et l’hypocondrie exacerbée qu’induisent les dispositifs de « body-check » qui mesurent notre tension, notre pouls, etc., soi-disant pour notre santé.
Sur quoi se fondentles tentations transhumanistes ?
A. D. : Sur l’antique désir d’être Dieu, cette pensée magique qui nous saisit dès l’enfance : nous jouissons de contrôler et diriger notre environnement au doigt (interface tactile) et à l’œil (écran), et même à la voix, avec nos smartphones à reconnaissance vocale. «Que notre Verbe agisse le monde», tel est le rêve qui nous est offert !
Ce désir est très puissant car il s’appuie sur la subversion des cadres ontologiques de la condition humaine : être ici et maintenant, être blessé, s’affaiblir, vieillir et bien sûr mourir. Le transhumanisme nous dit : «Tu peux être immortel, dépasser ta condition d’être vivant : ne plus souffrir, courir un marathon comme une fleur, être partout à la fois.»
Le transhumanisme vise à incarner cela, en utilisant souvent le handicap comme Cheval de Troie : vaincre Alzheimer ou Parkinson, équiper un amputé, c’est fabuleux ! Sauf que ce n’est qu’une étape et un masque. Très vite, on glisse vers cette idée : l’homme normal est lui-même handicapé (par rapport à un idéal postulé). Donc augmentons-le.
Et pourtant, selon vous, l’homme peut rester l’homme ?
A. D. : Nous avons absolument tout en nous. Tout pour être des soleils vivants. Le techno-capitalisme nous pousse à ne pas résoudre les problèmes directement à partir de nos propres puissances. Peu importe d’oublier 99 % du livre que je lis, si j’en retiens le 1 % qui m’aidera à mieux regarder le monde.
Réapprenons à percevoir le monde sans écran. À nous parler en face-à-face, chaleur à chaleur. Et réhabitons nos quatre grandes capacités propres : éprouver, percevoir, penser et imaginer. Là est notre différence, notre grandeur d’humain. Pourquoi la déléguer, l’atrophier en la confiant à nos applis ?
Selon vous, l’homme n’est pas en train de changer d’espèce ?
A. D. : Non, mais il change d’imaginaire d’espèce. Le transhumanisme prend place dans un combat des imaginaires. Il est en train de préempter le futur : «Vivre heureux demain sera affaire de pouvoir sur nos corps, notre nature limitée. Donc augmentons-nous !» Il risque d’être tragique pour beaucoup de monde, de ne servir qu’une élite.
Le hasard va-t-il disparaître ?
A.D. : Relisons Péguy : «Ne jamais vouloir être tranquille d’avance.» Toute notre société est construite sur l’opposé. Vouloir être tranquille d’avance, c’est conjurer toute altérité possible, toute surprise, tout hasard heureux. Or, la confrontation à ce qui n’est pas nous, en tous domaines, nous rend plus vastes, un peu plus riches, fécondés, que ce que nous étions avant la rencontre. Le hasard, c’est la chance de l’ouvert : là où l’appel d’air passe et nous fait respirer. Amplement.