Sur sa page l’Institut d’Etudes économiques et sociales pour la décroissance soutenable présente un historique du terme “décroissance” et du mouvement et principales actions créés autour des idées qu’il soutient.
Le 19 juin 1972, le terme est employé par André Gorz- sous le pseudonyme Bosquet dans Le Nouvel Observateur : « nous arrivons au coeur de la question : l’équilibre global, donc la non-croissance — voire la décroissance — . de la production matérielle est une condition, cet équilibre global est-il compatible avec la survie du système ?
En février 1973, le mot décroissance est employé par Bernard Charbonneau dans La Gueule ouverte n°4 : « L’avenir c’est l’eau, le silence, la nature, qui va devenir exactement son antithèse : le plus coûteux des produits.
En septembre 1973, ce terme est utilisé par André Amar, professeur aux IEP de Paris et Grenoble et directeur de banque, dans la présentation de son texte publié dans la revue Les cahiers de la Nef ( Les objecteurs de croissance, No 52, sept.-nov. 1973, page 133) .
En 1977, suite à la venue de Nicholas Georgescu-Roegen en France dans le cadre d’une tournée universitaire, André Gorz plaide déjà pour la décroissance dans Écologie et liberté (éd. Galilée).
En 1993, la revue écologiste S!lence consacre un dossier à la décroissance et à Nicholas Georgescu-Roegen. Il est rédigé par Jacques Grinevald. Toutefois, le mot ne trouve encore à cette époque pas ou peu d’écho.
Juillet 2001, Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, fondateurs de la revue Casseurs de pub, imaginent le concept de « décroissance soutenable » pour l’ opposer au « développement durable » afin d’engager un débat public.
10 décembre 2001, « dans l’arrière-salle de l’hôtel Dubost, à Lyon » (Entropia n°14, printemps 2013), Bruno Clémentin et Vincent Cheynet proposent à Pierre Rabhi et à la dizaine de personnes présentes d’adopter comme thème de la tentative de campagne présidentielle de Pierre Rabhi pour 2002 la « décroissance soutenable ». Pierre Rabhi accepte.
En 2002 se crée l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS).
En 2003, Vincent Cheynet, Bruno Clémentin (de la revue Casseurs de pub) et Michel Bernard (de la revue Silence) publient Objectif décroissance chez Parangon.
En mars 2004 est lancé par l’association Casseurs de pub le journal La Décroissance.
Le 25 mai 2004, Patrick Braouezec, du Parti communiste, est le premier député à affirmer la nécessité d’une « décroissance soutenable et solidaire » lors d’une séance de Assemblée nationale.
En 2004, le chercheur François Schneider entame le 28 juillet une marche de douze mois avec une ânesse à travers la France pour présenter la décroissance à ses contemporains.
La décroissance esséme en Italie sous la traduction de decrescita, en Espagne de decrecimiento et sous le mot anglais de degrowth.
En 2005, Vincent Cheynet imagine la création d’une revue théorique sur la décroissance. Elle deviendra Entropia. ( n°1 – 21 novembre 2008 au n° 16 -11novembre 2014)
En juin 2005, l’IEESDS et Casseurs de pub organisent la première grande « Marche pour la décroissance» qui a rassemblé pendant un mois des milliers de personnes de Lyon à Magny-Cours dans la Nièvre pour manifester contre le Grand Prix de France de F1. Albert Jacquard, José Bové, Paul Ariès, Serge Latouche participent à la dernière étape. D’autres marches auront lieu les années suivantes, organisées par des groupes locaux autonomes.
En juillet 2006, l’ex-ministre et député Vert Yves Cochet prend parti pour la décroissance. Il remporte l’investiture pour être candidat à la présidentielle pour son parti, mais l’élection est invalidée. Au deuxième vote, il perd d’une courte tête face à sa concurrente Dominique Voynet, opposée, elle, à la décroissance.
En novembre 2006, est publié le numéro 1 des Cahiers de l’IEESDS…
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Selon les acteurs du mouvement de la décroissance, le processus d’industrialisation a trois conséquences négatives : des dysfonctionnements de l’économie (chômage de masse, précarité, etc.), l’aliénation au travail (stress, harcèlement moral, multiplication des accidents, etc.) et la pollution, responsable de la détérioration des écosystèmes et de la disparition de milliers d’espèces animales. L’action de l’homme sur la planète a fait entrer celle-ci dans ce que certains scientifiques considèrent comme une nouvelle époque géologique, appelée l’Anthropocène (qui aurait succédé à l’Holocène), et cette action menacerait l’espèce humaine elle-même. L’objectif de la décroissance est de cesser de faire de la croissance un objectif.
Ne se référant à aucun courant doctrinal mais partant d’un axiome de base (« On ne peut plus croître dans un monde fini »), les « décroissants » (ou « objecteurs de croissance », même si certains considèrent ces deux dénominations comme différentes) se prononcent pour une éthique de la simplicité volontaire. Concrètement, ils invitent à réviser les indicateurs économiques de richesse, en premier lieu le PIB, et à repenser la place du travail dans la vie (pour éviter qu’il ne soit aliénant) et celle de l’économie (de sorte à réduire les dépenses énergétiques et ainsi l’empreinte écologique). Leur critique s’inscrit dans la continuité de celle du productivisme, amorcée durant les années 1930 et qui dépasse celle du capitalisme et celle de la société de consommation, menée pendant les années 1960.
sur écosociété
Cinquante penseurs
SOUS LA DIRECTION DE CÉDRIC BIAGINI( éditions l’Echappée), DAVID MURRAY ( éditeur Ecosociété), PIERRE THIESSET (éditeur du Pas de côté)| HORS SÉRIE | 320 PAGES
La civilisation industrielle ne s’est pas imposée sans résistances. De grands esprits critiques se sont toujours levés contre la mise à l’écart des artisans et des paysans, contre la destruction de l’environnement et le bouleversement des modes de vie, contre l’emprise du marché et des machines sur les individus. La contestation de l’idéologie du Progrès menée aujourd’hui par le courant de la décroissance se réclame de cette longue filiation.
Parmi ces illustres devanciers, les 50 penseurs présentés ici – dont les œuvres très diverses se déploient sur les deux derniers siècles – ont de quoi alimenter les réflexions actuelles de toutes celles et de tous ceux qui aspirent à une société centrée sur l’humain, et non plus soumise à la mégamachine. Leurs pensées, profondes, intemporelles et clairvoyantes, exposées dans ce livre de manière simple et didactique, remettent radicalement en cause le culte de la croissance, l’esprit de calcul, la foi dans les technologies, l’aliénation par la marchandise… Elles en appellent à une sagesse immémoriale : il n’y a de richesse que la vie.
Pour accéder au contenu par auteur : Edward Abbey, Günther Anders, Hannah Arendt, Georges Bernanos, Murray Bookchin, Albert Camus, Edward Carpenter, Cornelius Castoriadis, Bernard Charbonneau, Jean Chesneaux, Gilbert Keith Chesterton, Barry Commoner, Ananda K. Coomaraswamy, Guy Debord, , Jacques Ellul, Pierre Fournier, Michel Freitag, Gandhi, Patrick Geddes, Nicholas Georgescu-Roegen, Jean Giono, Paul Goodman, André Gorz, Alexandre Grothendieck, Michel Henry, Aldous Huxley, Ivan Illich, Robert Jaulin, William Stanley Jevons, Leopold Kohr, Gustav Landauer, Lanza del Vasto, Christopher Lasch, Ned Ludd, Dwight Macdonald, Herbert Marcuse, William Morris, Lewis Mumford, George Orwell, François Partant, Pier Paolo Pasolini, John Cowper Powys, Majid Rahnema, John Ruskin, Ernst F. Schumacher, Jaime Semprun, Rabindranath Tagore, Henry David Thoreau, Léon Tolstoï et Simone Weil.
Avec les contributions de Jacques Allaire, Aurélien Bernier, Cédric Biagini, Nathalie Calmé, Philippe Caumières, Daniel Cérézuelle, Patrick Chastenet, Vincent Cheynet, Bertrand Cochard, Sébastien Cortès, Laurent Fournier, fils de Pierre Fournier, Guillaume Gamblin, Françoise Gollain, Renaud Garcia, Michel Granger, Alain Gras, Jacques Grinevald, Philippe Gruca, Charles Jacquier, François Jarrige, Jacques Julien, Max Leroy, Anatole Lucet, Jean-Marc Luquet, Patrick Marcolini, Eric Martin, Bertrand Méheust, Jean-Claude Michéa, David Murray, Thierry Paquot, Céline Pessis, Jean Robert, Frédéric Rognon, Édouard Schaelchli, François Schneider, Annick Stevens, Mohammed Taleb, Pierre Thiesset et Patrick Vassort.
voir là les avis de la Presse
Aux origines de la décroissance : Cinquante penseurs – 9 mars 2017
d1-Edward Abbey ( 1927-1989)
( par Sebastian Cortès, libraire à Quilombo)
Edward Abbey
écrivain et essayiste américain, doublé d’un militant écologiste radical. Ses œuvres les plus connues sont le roman Le Gang de la clef à molette, qui inspira la création de l’organisation environnementale Earth First!, et son essai Désert solitaire. L’écrivain américain Larry McMurtry le considère comme « le Thoreau de l’Ouest américain ».
Dans le recueil de textes Un fou ordinaire, Edward Abbey se définit comme « un vrai « conservateur sauvage et utopiste, aux yeux écarquillés, au cœur sanglant » […] qui a désormais compris qu’un système social radicalement industriel, totalement urbanisé et élégamment informatisé n’est pas apte à accueillir dignement la vie humaine. » Il dénonce la démesure industrielle pour ses effets destructeurs sur un territoire qu’il entend préserver, à l’instar des héros de son roman Le Gang de la clé à molette, dont le mot d’ordre est : « Garder ça comme c’était ».
En contrepoint, il consacre de fréquentes descriptions à la nature sous ses différents aspects — faune, flore, relief ou climat — ou au mode de vie des Anasazis, anciens occupants des gorges du Colorado. Avec son attirance pour les grands espaces, qu’il partage avec les écrivains de l‘école du Montana, ces thèmes ont souvent conduit à le rattacher au genre du nature writing. Le spectacle des éléments naturels et de la vie, en opposition à la médiocrité des « Costumes », constitue pour lui un appel à la simplicité, à l’humilité et à la solitude, pour une exploration qui est en même temps une introspection, où « un homme ne peut trouver ou demander meilleure compagnie que la sienne ».
Activiste, Edward Abbey récuse néanmoins la violence contre les personnes, à propos de laquelle il a conclu dès son mémoire de master qu’aucun penseur anarchiste n’avait jamais pu en justifier l’usage.
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Le super-excavateur géant Goliath, le plus terrifiant engin jamais construit par l’homme, menace de saccager les déserts de l’Ouest américain. Les membres du Gang de la Clef à Molette, révoltés, sont bien décidés à enrayer la course du titan. Entre cette bande de quatre insoumis et la machine industrielle s’engage un combat désespéré. Les usines explosent, les bulldozers s’évanouissent dans la nature… Contre l’asservissement des esprits, tous les coups sont permis ! Suite au mythique Gang de la Clef à Molette, Le Retour du Gang, révolte nostalgique et chant d’amour aux espaces sauvages, est le dernier roman d’Edward Abbey.
Edward Abbey (1927-1989), personnage emblématique et contestataire, est le plus célèbre des écrivains de l’Ouest américain. Le succès du Gang de la Clef à Molette, paru en 1975, a fait de lui une icône de la contre-culture et le pionnier d’une prise de conscience écologique aux États-Unis. À sa mort, il demanda à être enterré dans le désert. Aujourd’hui encore, personne ne sait où se trouve sa tombe.
UN FOU ORDINAIRE
“Au-delà du mur de la ville irréelle, au-delà des enceintes de sécurité coiffées de fil de fer barbelé et de tessons de bouteille, au-delà des périphériques d’asphalte à huit voies, au-delà des berges bétonnées de nos rivières temporairement barrées et mutilées, au-delà de la peste des mensonges qui empoisonnent l’atmosphère, il est un autre monde qui vous attend. C’est l’antique et authentique monde des déserts, des montagnes, des forêts, des îles, des rivages et des plaines. Allez-y. Vivez-y. Marchez doucement et sans bruit jusqu’en son coeur. Alors…”
Ainsi parle Edward Abbey au début d’Un fou ordinaire. Tour à tour contestataire, contemplatif ou irrévérencieux, toujours profondément sincère, ce livre est la déclaration d’amour d’un des plus grands auteurs américains aux immensités sauvages de l’Ouest.
Révoltés de voir la somptueuse nature de l’Ouest américain défigurée par les industriels, quatre insoumis décident d’entrer en lutte contre la “Machine”. Un vétéran du Vietnam accro à la bière et aux armes à feu, un chirurgien incendiaire entre deux âges, sa superbe maîtresse et un mormon nostalgique et polygame se mettent à détruire ponts, routes et voies ferrées qui balafrent le paysage. Armés de simples clefs à molette ― et de quelques bâtons de dynamite ―ils affrontent les représentants de l’ordre et de la morale dans une folle course-poursuite à travers le désert.
Peu de livres ont autant déchaîné les passions que celui que vous tenez entre les mains. Publié pour la première fois en 1968, Désert solitaire est en effet de ces rares livres dont on peut affirmer sans exagérer qu’il “changeait les vies” comme l’écrit Doug Peacock. À la fin des années 1950, Edward Abbey travaille deux saisons comme ranger dans le parc national des Arches, en plein coeur du désert de l’Utah. Lorsqu’il y retourne, une dizaine d’années plus tard, il constate avec effroi que le progrès est aussi passé par là. Cette aventure forme la base d’un récit envoûtant, véritable chant d’amour à la sauvagerie du monde, mais aussi formidable coup de colère du légendaire auteur du Gang de la clef à molette.
Au milieu des années 1950, Jack Burns reste un solitaire, un homme hors du temps. Il s’obstine à parcourir le Nouveau-Mexique à cheval, vit de petits boulots et dort à la belle étoile. Lorsqu’il apprend que son ami Paul vient d’être incarcéré pour avoir refusé de se soumettre à ses obligations militaires, Jack décide de se faire arrêter. Retrouver Paul en prison et s’évader ensemble, tel est son plan. Mais il est loin d’imaginer que son évasion va déclencher une traque d’une telle ampleur. Car nul ne peut impunément entraver la marche de l’ordre et du progrès. Seuls sont les indomptés est un chef-d’oeuvre jamais encore traduit d’Edward Abbey, auteur insoumis et emblématique de l’Ouest américain, qui dévoile avec cette échappée sauvage le prix à payer pour la liberté. L’un des plus grands auteurs de l’Ouest américain. The Washington Post.
Edward Abbey suscite des controverses dues à son obsession contre la surpopulation, l’immigration clandestine, son rapport aux femmes, sa défense des armes à feu ( membre de la NRA).
Il dénonce la déshumanisation. Ses livres sont une ode à la simplicité, à l’humilité, à la solitude, à la marche. Il met en pratique un certain refus de parvenir.
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d2-Günther Anders (1902-1992)
(par Philippe Gruca qui écrit une thèse de philosophie sur Günther Anders)
Günther Anders (né Günther Siegmund Stern) est un penseur, journaliste et essayiste allemand puis autrichien.
Ancien élève de Husserl et Heidegger et premier époux de Hannah Arendt, il est connu pour être un critique de la technologie important et un auteur pionnier du mouvement antinucléaire. Le principal sujet de ses écrits est la destruction de l’humanité.
Anders obtient son doctorat en 1924 sous la direction d’Edmund Husserl, et étudie ensuite durant les années 1920 avec le philosophe Martin Heidegger. Il participe à ses séminaires avec Hans Jonas et Hannah Arendt, avec qui il est marié de 1929 à 1937.
Nous, fils d’Eichmann reprend les textes qu’il a publiés sous la forme de lettres ouvertes adressées au fils du haut fonctionnaire du Troisième Reich et officier SS Adolf Eichmann. Anders voit dans l’entreprise d’extermination nazie, non un accident historique, mais le produit d’une modernité marquée d’une part par le décalage entre ce que l’homme est capable de faire et ce qu’il est capable de penser, et de l’autre par la division du travail qui, poussée à l’extrême, tend à transformer les hommes et le monde lui-même en machines.
Dans Hiroshima est partout, ce sont ses échanges avec Claude Eatherly, le pilote qui a donné le signal d’une météorologie favorable pour le premier bombardement atomique, qui nourrissent une réflexion sur l’incapacité de la conscience humaine à se placer à la hauteur de la puissance conférée par la technique. Il introduit ainsi le terme « surliminal » pour désigner, par opposition à « subliminal », ce qui est trop grand pour être perçu : quand il est question de 200 000 morts, il devient impossible à quiconque de ressentir de la douleur.
Son œuvre est traversée par l’idée d’un « décalage prométhéen », introduit par l’époque industrielle, entre nos facultés de fabrication et d’imagination. Cette situation fait de nous ce qu’il appelle des « utopistes inversés » qui, au lieu de se représenter un monde qu’ils ne peuvent encore produire, en produisent un qu’ils ne peuvent plus se représenter.
L’Obsolescence de l’homme illustre ce thème. Sa première partie, « Sur la honte prométhéenne », dresse le tableau d’une humanité humiliée face à la qualité de sa production technique. La deuxième, « Le monde comme matrice et comme fantôme : Considérations philosophiques sur la radio et la télévision », examine la transformation de notre rapport au monde sous l’effet de ces médias. Dans la troisième, dont le titre « Être sans temps » parodie celui de l’Être et Temps de Martin Heidegger, Anders analyse la pièce En attendant Godot de Samuel Beckett comme peinture réussie d’un état de désœuvrement généralisé, propre à l’homme moderne. La quatrième partie, « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse », clôt l’ouvrage sur la perspective d’un monde ou « le « laboratoire » devient coextensif au globe ».
Son entretien intitulé Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? explicite le sens de cette devise inspirée d’une formule de Goethe déjà reprise par Nietzsche : il ne s’agit pas de faire du désespoir, aussi lucidement fondé qu’il soit, une source d’auto-apitoiement, mais plutôt d’affirmer qu’il n’enlève rien à l’urgence de l’exhortation et de l’action.
L’exagération méthodique de Günther Anders semble tout d’abord s’inscrire dans un rapport problématique à la notion traditionnelle de vérité. Qui plus est, Anders ne motive pas sa démarche critique par des raisons métaphysiques, logiques, ou même épistémologiques ou linguistiques. Avant toute chose, l’exagération correspond pour lui à une intention politique.
La chose, le monde auquel s’intéresse Anders n’est pas celui de la théorie de la connaissance traditionnelle, n’est pas le monde de la nature, ou celui des outils artisanaux. C’est celui de l’« immense accumulation de marchandises » (Marx).
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Les deux lettres ouvertes de Günther Anders adressées au fils d’Adolf Eichmann constituent un petit traité, avec mode d’emploi, sur la condition humaine aujourd’hui, considérée sous l’angle d’une catastrophe à répétition, qui entraîne l’obsolescence toujours croissante de l’humain lui-même. L’homme apparaît ici, de nouveau, comme le détenteur d’une capacité de production infiniment supérieure à sa capacité de représentation, et tout aussi bien à sa capacité de sentir. Dans ce contexte, l’idée même de responsabilité se trouve profondément atteinte ou profondément pervertie, de sorte que nous sommes tous, d’une manière ou d’une autre, des enfants d’Eichmann. Plus exactement, nous sommes tous devant un choix comparable à celui auquel Günther Anders confronte le destinataire de ses deux lettres : le choix de la continuité ou de la rupture. Un choix d’autant plus urgent que se réduit de jour en jour la marge de jeu dont dispose l’humain dans le monde tel qu’il devient.
Ce livre, plaidoyer passionné, profond et précurseur contre la bombe atomique, comprend trois textes de genre très différent.
L’Homme sur le pont – ” quelque chose ” qui n’a ni tête ni mains mais joue de la musique… – est le journal écrit par Anders lors de sa visite au Japon, à Hiroshima, en août 1958. Journal d’une virulence terrible contre la bombe, la guerre, les techniques de destruction modernes.
Hors limite reprend les lettres d’Anders au pilote de l’avion d’Hiroshima, Claude Eatherly, devenu une victime de la bombe, interné pour avoir refusé d’être traité en héros, ainsi que les réponses d’Eatherly.
Les Discours sur les trois guerres mondiales (1964) anticipent les réflexions récentes sur le rôle ” éthique ” de la peur, de la ” panique “, de l’effroi, qu’on trouvera plus tard chez un Hans Jonas.
Anders le reconnaît dans l’introduction de 1982, ces pages écrites plus de trente ans avant appartiennent à la ” préhistoire ” de la mouvance antiatomique. Pourtant, comme Jean-Pierre Dupuy le montre avec rigueur dans sa préface, elles restent d’une puissante actualité.
Günther Anders est né en 1924. Élève de Husserl, il émigre aux États-Unis en 1936. Marqué par les bombes atomiques de 1945, il ne cessera de réfléchir sur leur sens pour lutter contre la guerre et les techniques nouvelles de la guerre, qui menacent l’avenir de l’espèce humaine et de la Terre. Il est mort en 1992.
Pour Anders il existe un décalage prométhéen entre cette faculté de produire, qui s’exprime de nos jours plus que jamais, et notre faculté de nous représenter vraiment ( c’est à dire dans leur totalité et jusque dans leurs conséquences) les produits de notre production.
L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956
« 1.Quand c’est le monde qui vient à nous et non l’inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les habitants d’un pays de cocagne qui consomment leur monde.
2. Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu’image, il est la fois présent et absent, c’est-à-dire fantomatique.
3. Quand nous le convoquons à tout moment [on/off de l’écran, ou de la radio], nous détenons une puissance divine.
4. Quand le monde s’adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.
5. Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs. »
Le texte d’Anders est une réaction à ces télécommunications permanentes et mondialisées, certes sans proposition alternative, mais adossée de manière intéressante à une réflexion outrée mais qui ne manque pas souvent de toucher juste.
La version publiée en français rajoute un essai sur Beckett, et – plus connu de l’aspect du travail de Anders – une réflexion sur ce que la Bombe représente pour l’humanité survivante, dimension sous-pensée, encore aujourd’hui où les craintes de la guerre froide nous semble d’aimables frayeurs d’improbables Docteur Folamour.
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d3-Hannah Arendt (1906-1975)
(par Annick Stevens spécialiste d’Aristote, fondatrice Université populaire à Marseille)
Hannah Arendt, née Johanna Arendt à Hanovre le et morte le à New York, est une politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme, la modernité et la philosophie de l’histoire.
Elle soulignait toutefois que sa vocation n’était pas la philosophie mais la théorie politique (« Mein Beruf ist politische Theorie »). C’est pourquoi elle se disait « politologue » (« political scientist ») plutôt que philosophe. Son refus de la philosophie est notamment évoqué dans Condition de l’homme moderne où elle considère que « la majeure partie de la philosophie politique depuis Platon s’interpréterait aisément comme une série d’essais en vue de découvrir les fondements théoriques et les moyens pratiques d’une évasion définitive de la politique “.
Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. Ses livres les plus célèbres sont Les Origines du totalitarisme (1951), Condition de l’homme moderne (1958) et La Crise de la culture (1961).
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L’ouvrage dans lequel elle développe principalement ses interrogations ( rapport entre événements et mode d’être des objets, de l’esprit humain, de l’histoire) est The Human Condition publié en 1958 et traduit en français sous le titre Condition de l’homme moderne . Elle ne renvoie pas à une nature ou une essence de l’humanité mais à tout ce qui conditionne son existence.
Reprenant la division ancienne entre vita activa et vita contemplativa Arendt distingue au sein de la première trois sphères : travail, oeuvre et action. L’homme moderne a laissé envahir la majeure partie de sa vie…alors que la société va délivrer l’homme des chaînes du travail faisant une société de travailleurs sans travail c ‘est à dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
L’oeuvre se distingue de l’objet de consommation en ce qu’elle vise une permanence qui s’étend au delà de la mortalité. Elle caractérise l’artisan maître de son ouvrage. La fabrication d’oeuvres a été détruite au début du XIX e siècle par la production industrielle de masse. Même l’oeuvre d’art cesse d’être une oeuvre lorsque sa valeur marchande remplace son évaluation par les critères de l’art.
Quant à l’action, c’est l’activité qui met en rapport les êtres humains, elle est par excellence l’activité politique.
A l’époque moderne, la sphère publique s’est profondément transformée en mettant au centre le processus vital qui relevait jusque là de la sphère privée. La fusion de ces deux sphères est absorbée par celle du social et entraîne une course aveugle de processus massifs de production.
Les analyses de Hannah Arendt suggèrent que la meilleure manière de lutter contre l’hégémonie uniformisante et déshumanisante de l’activité humaine est de réinventer des oeuvres et actions où les individus à la fois singuliers et égaux révèlent leur liberté par des ambitions infiniment plus élevées que le confort matériel.
Notre siècle a totalement transformé le statut de l’homme ; celui-ci est désormais un membre d’un ensemble qui le dépasse, et dont il ne peut s’échapper. Il vit dans un monde où la technique prend de plus en plus d’importance, et où le politique s’impose sans possibilité d’écart ou de fuite. Ce monde est également celui des pires violences, de la barbarie généralisée. Hannah Arendt commence ici sa réflexion sur l’originalité radicale de notre époque. Elle pose les bases d’une réflexion qui permettra, peut-être, de se donner les moyens d’éviter les dérapages vers la violence aveugle, en comprenant en profondeur la dimension de ” l’homme moderne “. Un nouvel humanisme ?
Hannah Arendt est devenue un auteur ” classique ” de la pensée politique et philosophique du XXe comme du XXIe siècle. Mais son oeuvre a beaucoup souffert de sa publication en langue française.
Les Origines du totalitarisme, qui se compose de trois parties : L’Antisémitisme, L’Impérialisme et Le Totalitarisme, à l’origine en un seul volume, a fait l’objet en France d’une publication en trois volumes séparés, chez trois éditeurs différents, avec intervention de cinq traducteurs différents. Une révision générale s’imposait donc, afin de rétablir la cohérence de l’oeuvre. Elle a été effectuée à partir de la dernière édition en langue anglaise revue et corrigée par Hannah Arendt.
Ce volume rassemble Les Origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem. Chaque oeuvre est suivie et complétée par un dossier (textes complémentaires, correspondance, dossier critique). Les notes et la bibliographie ont également été entièrement revues et mises à jour. L’ouvrage est complété en particulier par un ” Vie et oeuvre ” très illustré et un index des noms propres.
Le troisième essai, consacré à la notion d’autorité, constitue une analyse particulièrement éclairante de la modernité, définie comme oubli des origines. En effet, l’autorité traditionnelle se définissait par opposition à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. Elle n’était pas l’autoritarisme car “là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué”. Elle n’avait pas non plus besoin de se justifier. Dès lors, si nous confondons aujourd’hui autorité et violence, et croyons que l’autorité peut être discutée, c’est que nous avons oublié ce qu’elle est.
Remontant jusqu’à la source de ce concept et de tant d’autres (liberté, histoire…), Arendt tente de nous délivrer d’une amnésie préjudiciable à la compréhension de notre propre monde. Un périple généalogique qui suppose tout de même quelques bagages assez solides ! –Paul Klein
Quatrième de couverture
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d4-Georges Bernanos (1888-1948)
( par Jacques Allaire, artiste qui a mis en scène un spectacle consacré à Bernanos)

Georges Bernanos est un écrivain français, né le dans le 9e arrondissement de Paris et mort le à Neuilly-sur-Seine.
Georges Bernanos passe sa jeunesse à Fressin, en Artois, et cette région du Nord constituera le décor de la plupart de ses romans. Il participe à la Première Guerre mondiale et y est plusieurs fois blessé, puis mène une vie matérielle difficile et instable en s’essayant à la littérature. Il obtient le succès avec ses romans Sous le soleil de Satan, en 1926, et Journal d’un curé de campagne, en 1936.
Dans ses œuvres, Georges Bernanos explore le combat spirituel du Bien et du Mal.
Ce n’est qu’après le succès de Sous le soleil de Satan que Bernanos peut se consacrer entièrement à la littérature. En moins de vingt ans, il écrit l’essentiel d’une œuvre romanesque où s’expriment ses hantises : les péchés de l’humanité, la puissance du mal et le secours de la grâce.
Avec l’avènement de l’ère atomique et la crise générale de la civilisation, la France semble avoir perdu sa place en même temps que son rôle vis-à-vis de l’humanisme chrétien. Il voyage en Europe pour y faire une série de conférences dans lesquelles il alerte ses auditeurs, et ses lecteurs, sur les dangers du monde de l’après-Yalta, l’inconséquence de l’homme face aux progrès techniques effrénés qu’il ne pourra maîtriser, et les perversions du capitalisme industriel (voir La Liberté pour quoi faire ? et La France contre les robots, 1947).
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Les grands cimetières sous la lune
Dans La France contre les robots Bernanos écrit un essai de combat contre ce qu’il nomme “les imbéciles ” , combat contre les humiliations des puissants, contre la civilisation des machines, de la technique, contre un monde érigé en système et dont la course éffrénée à la production, à la consommation, à l’argent, met en péril l’homme et la vie spirituelle. Voilà ce qu’on y lit :
” Quand la société impose à l’homme des sacrifices supérieurs aux services qu’elle lui rend, on a le droit de dire qu’elle cesse d’être humaine, qu’elle n’est plus faite pour l’homme mais contre l’homme. Dans ces conditions, s’il arrive qu’elle maintienne, ce ne peut-être qu’aux dépens des citoyens ou de leur liberté.”
Antonin Artaud parlant de Bernanos dans une lettre disait de lui qu’il était “son frère en désolation” . Bernanos compte parmi les auteurs les plus importants du XXe siècle à l’égal d’un Dostoïevski ou d’un Tolstoï et c’est un philosophe de première grandeur.
Pourtant ses Ecrits de combat – : Essais et écrits de combat (T1) et Essais et écrits de combat (T2) demeurent mal connus pour ne pas dire inconnus.
Dans un monde pisse-froid, où le moyen le dispute au médiocre, où les idéologies s’éteignent comme de trop vieilles étoiles, où la technique et la technologie usurpent la place de la pensée, l’amour de l’autre …dans ce champ de ruines aux apparences de luxe, on peut encore entendre, si l’on veut bien y prêter attention, cette voix, celle d’un homme en colère contre une civilisation d’imbéciles en ce qu’elle se détourne de sa propre humanité au bénéfice d’un prétendu confort.
Ce que nous dit Bernanos c’est que la technique s’est substituée à la pensée et le libéralisme à la liberté. L’avoir à remplacé l’être . Bernanos, contrairement au reproche qui lui a été souvent fait d’être passéiste est d’une modernité révoltante : il ne s’agit pas de faire machine arrière mais de changer de direction dans la marche en avant.
“On ne comprend rien à la civilisation moderne si l’on admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.”
«Un prophète n’est vraiment prophète qu’après sa mort, et jusque-là ce n’est pas un homme très fréquentable. Je ne suis pas un prophète, mais il arrive que je voie ce que les autres voient comme moi, mais ne veulent pas voir. Le monde moderne regorge aujourd’hui d’hommes d’affaires et de policiers, mais il a bien besoin d’entendre quelques voix libératrices. Une voix libre, si morose qu’elle soit, est toujours libératrice. Les voix libératrices ne sont pas les voix apaisantes, les voix rassurantes. Elles ne se contentent pas de nous inviter à attendre l’avenir comme on attend le train. L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait.»Pour la dernière fois, à la veille de mourir, Bernanos jette son défi d’homme libre au monde contemporain, tant il est vrai qu’une des fonctions de l’esprit est de réveiller sans cesse l’inquiétude, et de renverser toutes les garanties du confort intellectuel.
commentaire de lecteur :
Terriblement actuel.
La France contre les robots.
Il s’agit du second livre que je lis de Bernanos. Encore une fois c’est fulgurant, époustouflant !
La question que je me pose régulièrement c’est comment de tels grands esprits peuvent apporter leurs lumières et qu’elles soient mise sous le boisseau.
Dans ce livre écrit dans les années 40, Bernanos évoque l’avenir de la France au regard d’un présent assez sombre.
Il envisage, j’ai même envie de dire, il prédit notre avenir soumis au nombre, à la machine, à ses conséquences dans la vie des hommes.
Il nous parle du capitalisme, du communisme, du nazisme qui ne sont que les enfants de ce dogme qu’est l’égalité qui , selon lui, n e doit pas être confondu avec la justice.
C’est un esprit libre, éclairé qui nous parle avec acuité de notre avenir, et le comble c’est qu’il avait raison.
Sans pouvoir le nommer il évoque l’air du numérique, de son omniprésence, de la surveillance des peuples, de la pénétration de l’Etat dans l’intimité des hommes modernes, du contrôle qui sera omniprésent.
L’ère de la machine sous couvert de liberté va aliéner les hommes, c’est ce qui se produit sous nos yeux actuellement.
Il évoque les hommes de son enfance , illustre l’asservissement de l’homme moderne, l’oppression bureaucratique de l’Etat.
Ce qui manque à notre époque c’est le genre d’homme qu’était Bernanos, en qui on peut entrevoir Péguy.
De nos jours, nous avons des commentateurs de l’actualité, des analystes, pas de visionnaires chevronnés.
Le livre est hautement recommandable pour qui veut découvrir l’auteur, également pour ceux qui veulent mieux comprendre notre époque et son avenir qui nous mène vers plus de contrôle, de vidéo-surveillance, de transhumanisme, de robotisation des tâches qui vont nous mener vers l’oisveté, l’inactivité et il me semble qu’aucun dirigeant ne prenne la mesure de ce basculement de société.
Il ne faut pas avoir d’apriori sur Bernanos qui est souvent présenté uniquement comme un écrivain catholique et proche des royalistes. C’est plus que ça, c’est un grand écrivain aux idées lumineuses.
Deux courants essentiels partagent l’ouvre de Bernanos. Un courant inspiré par la fiction ou courant romanesque, indissociable cependant des années 1920-1940. Un courant de caractère « politique », inspiré encore plus directement par l’histoire, auquel se rattachent des écrits, appelés d’ordinaire « pamphlets », que nous désignons ici même par les termes : « essais et écrits de combat ». Pourquoi ? Parce que le genre littéraire auquel ils appartiennent les définit beaucoup moins que l’inspiration qui leur insuffle la vie, que le but visé par l’écrivain à travers eux.Qu’il s’agisse du courant « romanesque » ou du courant « politique », ce qui fait constamment problème – et retient toute notre attention – c’est le double destin charnel et surnaturel de l’homme et de la France engagés dans l’histoire. Quels que soient le genre et le registre adoptés, les tribunes ou les modes d’expression de la pensée utilisées, une inspiration fondamentale guide Bernanos : confronter notre vie, nos passions, notre être intérieur, notre pays, notre univers et notre temps avec son destin surnaturel, avec l’aventure du spirituel. L’homme, pour lui, n’est pas seulement corps ou âme, passions ou ascèse, appétit de bien-être ou soif de sainteté, courage ou lâcheté, mais l’un et l’autre. L’homme qui intéresse Bernanos, qu’il observe, auquel il s’adresse dans son ouvre avec colère, rage, passion et tendresse, n’est pas, si l’on veut reprendre un terme beaucoup employé, « unidimensionnel », mais au contraire « multidimensionnel ».
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d5-Murray Bookchin (1921-2006)
(par Renaud Garcia, enseignant de philosophie qui a publié un essai inspiré de Lasch)
Murray Bookchin (14 janvier 1921 – 30 juillet 2006) est un militant et essayiste écologiste libertaire américain. Il est considéré aux États-Unis comme l’un des penseurs marquants de la Nouvelle Gauche (New Left)
Il est le fondateur de l’écologie sociale, école de pensée qui propose une nouvelle vision politique et philosophique du rapport entre l’être humain et son environnement, ainsi qu’une nouvelle organisation sociale par la mise en œuvre du municipalisme libertaire.
Dans les années 1950, Murray Bookchin reprit des études et rompit avec le trotskisme pour s’orienter vers l’anarchisme.
À partir des années 1970, établi dans le Vermont, il continua d’enseigner tout en développant des projets personnels ; il participa à la création d’un café-restaurant autogéré, milita dans le mouvement antinucléaire et fonda l’Institut pour l’écologie sociale, qui devait devenir au cours de la décennie suivante un haut lieu de l’écologie radicale.
Se plaçant dans l’optique d’une révolution structurelle, inscrite dans le temps long, et d’une action politique centrée sur la ville, renouant notamment avec l’inspiration de la Commune de Paris, il élabora un modèle, le municipalisme libertaire, où des communes libres, se gouvernant selon les principes de la démocratie directe, s’associent dans une confédération communale, destinée à terme à se substituer aux États-nations (The Rise of Urbanization and the Decline of Citizenship, 1986. Puis il rompit formellement avec l’anarchisme dans son ensemble, s’affirmant simplement communaliste(« The Communalist Project », 2002).
Selon Murray Bookchin, la séparation de l’esprit humain d’avec la nature est un processus parallèle à la constitution des sociétés hiérarchisées, et ces deux dimensions de nos modes de socialisation imprègnent profondément les mentalités. Pour s’en dégager, il faut étudier les communautés « organiques » et concevoir de nouveaux modes de socialisation inspirés des pratiques anciennes d’entraide, en vue de réconcilier l’humanité avec la nature et de la réinscrire dans le processus naturel de l’évolution. Est en effet postulée une nature humaine : l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ; l’humanité représente l’émergence dans l’évolution, à un niveau jamais atteint auparavant, de la rationalité, de la réflexivité et de l’aide mutuelle.
Une société à refaire – Vers une écologie de la liberté
L’origine des actuels déséquilibres environnementaux menaçant la survie de la planète et de l’espèce humaine elle-même. Il ne suffit pas de limiter notre impact sur l’environnement en diminuant les émanations toxiques, en consommant moins de papier ou en brûlant moins de pétrole. Il faut refaire une société écologique fondée sur une véritable démocratie, contrôlée à la base par les citoyens plutôt que par les prétendues élites.
Au-delà de la rareté – L’anarchisme dans une société d’abondance
Enfin traduit dans son intégralité en français, voici l’un des plus influents ouvrages de l’intellectuel étatsunien et une référence incontournable pour comprendre les origines théoriques de la notion d’écologie sociale. Pourquoi relire ou découvrir Murray Bookchin (1921-2006) aujourd’hui et plus particulièrement cet ouvrage de 1971? D’abord parce que c’est dans ce recueil de textes qu’il pose les premiers jalons de ce qu’il allait conceptualiser plus tard sous l’étiquette d’« écologie sociale ». Mais surtout parce qu’on y trouve une verve utopique qui fait grandement défaut à l’heure actuelle, nous rappelant que d’autres voies sont envisageables pour définir les règles du vivre-ensemble. La société que Bookchin s’attelle à imaginer est un système économique fondé sur les concepts d’écologie sociale, de municipalisme libertaire et d’abondance. Cette abondance correspond à une société dans laquelle l’être humain a amplement les moyens de satisfaire ses besoins d’existence pour se consacrer à l’assouvissement de ses désirs réels. Précurseur sur le front des énergies renouvelables et des technologies permettant de réduire la pénibilité du travail, il y soutient que les sociétés post-industrielles ont le potentiel de muer en des sociétés d’abondance à même de favoriser l’accomplissement des potentialités sociales et culturelles latentes dans les éco-technologies. Dans ce recueil, Murray Bookchin combine sa vision anarchiste et écologiste avec les potentialités prometteuses d’une ère d’abondance. Dépassant l’économie politique marxiste, ancrée dans une ère de pénurie matérielle, Bookchin soutient que les outils nécessaires pour une auto-organisation de la société ont largement été développés et que, combinés avec la perspective écologique, ils ont grandement modifié le paysage révolutionnaire.
Le municipalisme libertaire – La politique de l’écologie sociale
À quelques semaines des élections municipales, la réédition de ce classique de la pensée libertaire tombe à point nommé. Janet Biehl retrace la ruine de nos démocraties représentatives et présente un programme réaliste de démocratie directe profondément décentralisée. L’auteur propose ainsi un guide de la pensée politique du philosophe écologiste Murray Bookchin, dans une synthèse accessible, à la fois théorique et pratique. Après un portrait historique de la démocratie municipale, de la cité athénienne à l’urbanisation actuelle en passant par les cités médiévales, l’auteure nous met en garde devant les institutions étatiques et urbaines qui entravent la démocratie directe. Elle défend la nécessité de redéfinir le champ politique par la décentralisation et la démocratisation des institutions. Cette nouvelle édition propose une traduction entièrement révisée ainsi qu’une nouvelle préface par une spécialiste d’Aristote et de la pensée anarchiste.
Qu’est-ce que l’écologie sociale ?
La domination qu’exercent les riches sur les pauvres, les hommes sur les femmes, les vieux sur les jeunes, se prolonge dans la domination que les sociétés fondées sur la hiérarchie exercent sur leur environnement. Et de même que ces relations de domination aliènent les personnes – c’est-à-dire détruisent ou réduisent leur potentialité humaine –, de même ces sociétés hiérarchiques détruisent la nature. Mener une politique écologique appelle donc une mutation des rapports politiques au sein de la société : « protéger la nature » suppose l’émancipation sociale.
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d6-Albert Camus (1913-1960)
(par Patrick Marcolini, conservateur de bibliothèque. Auteur de “le mouvement situationniste)
Albert Camus, né le à Mondovi (aujourd’hui Dréan), près de Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie, et mort accidentellement le à Villeblevin, dans l’Yonne en France1, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, journaliste, essayiste et nouvelliste français. Il est aussi journaliste militant engagé dans la Résistance française et, proche des courants libertaires2,3,4, dans les combats moraux de l’après-guerre.
En marge des courants philosophiques, Camus est d’abord témoin de son temps, intransigeant, refusant toute compromission. Il n’a cessé de lutter contre toutes les idéologies et les abstractions qui détournent de l’humain. Il est ainsi amené à s’opposer à l’existentialisme et au marxisme, et à se brouiller avec Sartre et d’anciens amis. En ce sens, il incarne une des plus hautes consciences morales du xxe siècle — l’humanisme de ses écrits ayant été forgé dans l’expérience des pires moments de l’histoire. Sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes des communistes et sa rupture avec Jean-Paul Sartre.
« Je ne crois pas en Dieu, disait-il, c’est vrai. Mais je ne suis pas athée pour autant. Je serais même d’accord avec Benjamin Constant pour trouver à l’irréligion quelque chose de vulgaire et de… oui, d’usé » (Albert Camus, Le Monde, 1956).
« L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde”. Dans cette phrase est concentrée la puissance d’un conflit, d’une confrontation qui sous-tend et emporte l’œuvre de Camus. Deux forces s’opposent : l’appel humain à connaître sa raison d’être et l’absence de réponse du milieu où il se trouve, l’homme vivant dans un monde dont il ne comprend pas le sens, dont il ignore tout, jusqu’à sa raison d’être.
L’homme absurde n’accepte pas de perspectives divines, il veut des réponses humaines.
Une manière de donner du sens serait d’accepter les religions et les dieux. Or ces derniers n’ont pas d’emprise sur l’homme absurde. L’homme absurde se sent innocent, il ne veut faire que ce qu’il comprend et « pour un esprit absurde, la raison est vaine et il n’y a rien au-delà de la raison –
“Comme le rappelle Camus c’est bien le christianisme qui invente le concept d’une progression temporelle linéaire ascendante et orientée vers un but… il diagnostique un christianisme larvé dans le marxisme… toute la pensée antique a été brisée au profit de l’histoire, par le christianisme d’abord. … Plus largement, c’est l’esprit de modernité qui est en rupture avec le monde antique… Comme l’illustre la tragédie antique l’être humain succombe à l’hybris.“
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Camus reconnait à Marx le mérite d’avoir dénoncé une société qui “tire ses jouissances médiocres du travail de millions d’âmes mortes“. Il réfute sa philosophie de l’histoire qui donne le primat à l’économie et fait des forces productives l’élément moteur et déterminant des sociétés humaines.
Camus affirme que les lignes directrices du marxisme, “le progrès, l’avenir de la science, le culte de la technique et de la production sont des mythes bourgeois qui se sont constitués en dogme au XIX e siècle.”
Camus remonte jusqu’aux sources métaphysiques du problème. L’idéologie du progrès partagée aussi bien par les penseurs bourgeois que les révolutionnaires marxistes est celle de la conception chrétienne de l’histoire. Il diagnostique un christianisme larvé dans le marxisme. Le christianisme invente le concept de d’une progression temporelle linéaire, ascendante et orientée vers un but alors que les pensées de l’Antiquité voyaient au contraire dans l’écoulement du temps un phénomène cyclique ramenant perpétuellement les mêmes événements sur la scène du monde. ” Le bel équilibre de l’humain et de la nature, le consentement de l’homme au monde, qui soulève et fait resplendir toute la pensée antique, a été brisé, au profit de l’histoire, par le christianisme d’abord”. (Homme révolté p.242)
Camus plaide pour une médiation renouvelée des leçons de l’hellénisme qui a mis au centre de sa pensée les concepts de mesure et limite. Il faut, écrit Camus très tôt, “une philosophie abstraite de la révolution, revenir au pain et au vin de la simplicité.” ( Oeuvres complètes, la Pléiade, p 838)
«Changer la vie, oui, mais non le monde, dont je faisais ma divinité.Ce n’est pas par lâcheté, ni par indifférence que Camus s’abstient de communier dans l’amour universel et répugne aux ferveurs collectives, mais par une folie d’équité. À ceux qui cherchent un sens à la vie, Camus répond qu’on ne sort pas du ciel qui nous contient. À ceux qui se désolent de l’absurde, Camus raconte que le monde est beau et que cela suffit à remplir le coeur d’un homme. À ceux qui souhaitent la tyrannie parce que l’Homme n’est pas à la hauteur du bien qu’on lui veut, Camus dit qu’il faut aimer les hommes avant les idées. Aux partisans de la haine, il décrit la gratitude. Aux indignés et aux sectateurs d’un autre monde possible qui s’endorment, sereins, sur l’oreiller des contestations incontestables, Camus enseigne que la véritable exigence est le contraire de la radicalité. Sa solitude n’est jamais celle du misanthrope. Son combat n’est pas celui du révolutionnaire. À l’inverse de ceux dont le goût de l’absolu s’épanouit dans l’inefficacité pratique, les héros de Camus baissent rarement les bras dans une bataille qu’ils savent sinon perdue d’avance, du moins toujours à recommencer. Car enfin, c’est dans la révolte elle-même que Camus cherche l’intransigeance exténuante de la mesure, c’est par elle qu’il veut empêcher que le monde ne se défasse, et c’est au nom du courage qu’il se méfie des enragés. Albert Camus soigne le désespoir par le sentiment qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ; c’est le seul homme normal que je connaisse.»
Raphaël Enthoven.
Ce volume contient : Discours de Suède (1957) L Envers et l Endroit (1937) Noces (1939) L Étranger (1942) Le Mythe de Sisyphe (1942 ) Caligula (1944) Le Malentendu (1944) Lettre à un ami allemand (1945) La Peste (1947) L État de siège (1948) Les Justes (1949) L Homme révolté (1951) L Été (1954) La Chute (1956) L Exil et le Royaume (1957 ) Le Premier Homme [1994] Vie et oeuvre illustré 50 documents iconographiques environ Un Dossier inédit par oeuvre établi à partir de l édition des 4 volumes des oeuvres complètes de la Pléiade, ce Quarto rassemble en 1 volume les textes essentiels de l oeuvre d Albert Camus et en restitue ainsi les grands ensembles : cycle de l Absurde, cycle de la Révolte, cycle du Jugement, qui devaient être suivis par le cycle de L Amour ( Carnets , 1947), ouvert par Le Premier Homme , le roman inachevé retrouvé dans la sacoche de Camus après l’ accident mortel du 4 janvier 1960. Cette édition permettra au lecteur de disposer d une édition pratique, avec un appareil critique adapté, chaque oeuvre étant suivie d un « Dossier » rassemblant des documents, des commentaires et critiques signés Raymond Aron, Maurice Blanchot, Bernard Frank, Jean Grenier, Émile Henriot, Jacques Laurent, Roger Martin du Gard, Pascal Pia, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Georges Altman, Pierre de Boisdeffre, Roger Grenier …
Grand essai érudit et cultivé, dans l’esprit de l’honnête homme, cet ouvrage aborde la révolte sous ses aspects métaphysique, historique, et artistique. Plus que de toutes autres de ses oeuvres, on retrouve ici exprimée l’évolution de l’esprit contestataire de Camus, qui fait de cet essai un classique absolu. L’Homme révolté est une sorte de Lipstick Traces avant l’heure, en moins rock’n’roll certes mais tout aussi remarquable. –Florent Mazzoleni
Quatrième de couverture
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d7-Edward Carpenter ( 1844-1929)
(par Pierre Thiessé, journaliste à la Décroissance )
Edward Carpenter, né le à Hove et mort le à Guildford, est un poète et philosophe anglais, militant socialiste libertaire et pour les droits des homosexuels.
Il participa à la naissance du socialisme britannique aux côtés de Henry Hyndman, puis à la fondation de la Fabian Society puis du Labour Party.
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“La Guerre mondiale, bulletin pacifiste introduit une série texte d’Edward Carpenter en 1916-1917. ” On ne peut s’empêcher de constater que les combattants de toutes les nations ne sont guère que les pions et les jetons d’une partie qui se joue au bénéfice, ou au prétendu bénéfice, de certaines classes, et que l’opinion publique est le courant puissant qui fait tourner le moulin , qu’on dirige à volonté par le canal de la presse, tandis que l’argent est la puissance secrète qui commande toute la situation.”
Ce penseur a connu un rayonnement indéniable à la fin du XIXe et progressivement oublié depuis sa mort en 1929. Ce promeneur solitaire s’évade dans les forêts, les collines et aime contempler la mer, observer le travail des paysans, ressentir les éléments. Il rejoint les ordres en 1870 qu’il quitte vite critiquant l’Eglise et le monde académique. L’héritage de ses parents lui permet de construire une maisonnette avec des amis. Il devient le “Thoreau britannique “. Il dit avoir toujours oeuvré pour le socialisme et pour l’idéal anarchiste. Il donne des conférences, finance des journaux, devient une figure du socialisme britannique. L’idéal que défend l’auteur dans ses ouvrages est celui d’une société sans gouvernement où les communautés s’auto-administrent où la le petite production diversifiée et localisée viserait la satisfaction de besoins limités.Il montre que le développement de la “civilisation” s’est accompagné d’une désagragation des relations humaines.
Cet anti-moderne atypique déboulonne une autre idole du culte du progrès : la science. Il l’accuse de tout quantifier, de tout découper, de tout morceler, de tout réduire à des abstractions. Plaidant pour la rusticité, il défend les métiers manuels, l’artisanat et la paysannerie contre la mécanisation. L’oeuvre de Carpenter est une philosophie éminemment pratique, une pensée en action.
Deux livres traduits :
La civilisation, ses causes ses remèdes ( cf le Grognard )
La simplification de la vie : England ‘s ideal and other papers on social subjects a été publié en 1887 en Angleterre. Edward Carpenter s’y livre à un réquisitoire contre l’idéal bourgeois qui prédomine dans la première puissance mondiale : tout le monde aspire à ne pas travailler, à vivre aux dépens des autres, à consommer ce qui est produit par autrui. Ce qui ne peut conduire qu’à une société inégalitaire, faite de rivalité, et à une guerre des classes permanente. À cette économie qui détruit la fraternité, le philosophe oppose un autre idéal : que tout le monde travaille de ses mains pour répondre à ses besoins, dans l’entraide, tout en réduisant sa consommation et en se débarrassant du superflu. S’appuyant à la manière d’un Henry David Thoreau sur sa propre expérience de simplicité volontaire, Carpenter condamne la richesse, la course à l’accumulation et à la production, la propriété, la rente, et appelle à un changement radical de la vie quotidienne.
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d8-Cornelius Castoriadis ( 1922-1997)
( par Philippe Caumières, agrégé et docteur en philosophie, auteur de plusieurs livres sur Castoriadis)
Cornelius Castoriadis (en grec moderne : Κορνήλιος Καστοριάδης), né le à Istanbul et mort le à Paris, est un philosophe, économiste et psychanalyste grec, fondateur avec Claude Lefort du groupe Socialisme ou barbarie.
S’inspirant de penseurs de l’Antiquité grecque (Hésiode, Anaximandre, etc.), Cornelius Castoriadis conçoit le monde (l’Être, la totalité de ce qui est) non pas uniquement comme un cosmos – c’est-à-dire un monde entièrement ordonné, « déterminé de part en part » –, mais aussi comme chaos, estimant ainsi qu’il existe une dimension chaotique de l’Être, inéliminable, qui nous empêche de parvenir à le saisir comme un ordre cosmologique strictement logicisable ou mathématisable. Ce chaos, qu’il désigne la plupart du temps par l’expression « Chaos/Abîme/Sans-Fond », n’est pas une dimension distincte du cosmos, mais plutôt « l’Envers » de toutes choses, « l’Envers de tout Endroit », et correspond « littéralement à la temporalité », qu’il faut ici comprendre comme rapportée à l’altération et à la « création/destruction » des êtres (de manière analogue, quoique non-assimilable, à la « durée » de Bergson). Ainsi, il définit ce Chaos/Abîme/Sans-Fond comme « ce qui est derrière ou en dessous de tout existant concret, et c’est en même temps la puissance créatrice – vis formandi dirait-on en latin – qui fait surgir des formes, des êtres organisés.
Pour ce qui concerne l’individu contemporain, Castoriadis diagnostique l’émergence d’un « nouveau type anthropologique d’individus, […] défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé », ajoutant que « cela est matérialisé dans des structures lourdes : la course folle et potentiellement létale d’une techno-science autonomisée, l’onanisme consommationniste, télévisuel et publicitaire, l’atomisation de la société, la rapide obsolescence technique et « morale » de tous les « produits », des « richesses » qui, croissant sans cesse, fondent entre les doigts. » L’individu que génèrent les sociétés capitalistes modernes est donc largement considéré par Castoriadis comme hétéronome. De manière générale, il tendrait à être « perpétuellement distrait, zappant d’une « jouissance » à l’autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toute sollicitation d’une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises. » Il résume régulièrement ces différents aspects sous le concept de « privatisation des individus », désignant par là le repli de ceux-ci sur la sphère privée, se désinvestissant massivement des sphères publiques où s’élaborent les liens et projets sociaux.
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les carrefours du labyrinthe -tome 1-
Dans L’Institution imaginaire de la société, Cornelius Castoriadis expose ses ” idées mères ” – l’être comme création, l’imagination comme spécificité de la psyché, à laquelle répond l’imaginaire social des collectivités humaines, le projet d’autonomie… Ce premier volume des Carrefours du labyrinthe, qu’il a élaboré parallèlement, entreprend de mettre à l’épreuve la fécondité de ses idées et s’oppose par là même à la prétention scientiste là où elle s’est installée : psychanalyse, linguistique, économie politique.
les carrefours du labyrinthe -tome 2-domaine de l’homme
Nous semblons vivre dans une époque caractérisée par un laisser-aller intellectuel généralisé, par la dilution de tous les critères. Ce vide étrange rend d’autant plus impérieuse la nécessité de penser lucidement et rigoureusement notre monde.
Dans ce deuxième volet des Carrefours du labyrinthe, l’auteur rappelle qu’il faut s’atteler à un double mouvement de critique sans indulgence de l'” ordre des choses ” et de retour aux sources de notre tradition gréco-occidentale pour y revivifier ce qui prépare son dépassement.
les carrefours du labyrinthe -tome 3- le monde morcelé
Dans sa stérilité, l’époque s’empresse de proclamer la fin de la philosophie, la clôture de la métaphysique ou la nécessité de nous soumettre derechef à la Loi révélée par un Autre inaccessible.
La fin de la philosophie signifierait la fin du projet d’autonomie. Et ce projet, partiellement incarné dans l’histoire gréco-occidentale, se trouve menacé. Expansion létale de la technoscience ; évanescence du conflit politique et social ; démission des intellectuels empressés autour des pouvoirs : tout conspire à créer un type d’être humain absorbé par la consommation et le plaisir du moment, tout à la fois cynique et conformiste. Comment, avec de tels citoyens, la fameuse démocratie pourrait-elle fonctionner ou même, à la longue, survivre ?
les carrefours du labyrinthe -tome 4 – la montée de l’insignificiance
La montée de l’insignifiance, c’est l’entrée dans une société qui n’a plus d’image d’elle-même, à laquelle les individus ne peuvent plus s’identifier, où les mécanismes de direction se décomposent. Mais une société qui refuse l’autolimitation et la mortalité est vouée à l’échec. Des deux grandes significations constitutives du monde moderne, celle qui avait fini par s’imposer sans partage – l’expansion illimitée – est aujourd’hui en crise. L’éclipse de l’autre – l’autonomie individuelle et collective – sera-t-elle durable ? Saurons-nous créer de nouvelles façons d’être ensemble? Les questions soulevées dans ces textes de 1982-1995 se posent à nous de façon toujours plus pressante.
les carrefours du labyrinthe -tome 5- fait et à faire
” Ni fait ni à faire “, disaient autrefois les dames bourgeoises du travail de leurs bonnes quand elles en étaient mécontentes. Fait et à faire pourrait être le sous-titre de tout travail philosophique digne de ce nom.
Nous ne philosophons pas pour sauver la révolution, mais notre pensée et notre cohérence. La philosophie est la prise en charge de la totalité du pensable – et il nous faut penser ce que nous faisons.
La voie de la philosophie s’ouvre nécessairement lorsqu’on réfléchit aux sciences et à leur histoire. Mais plus encore, la réflexion du social-historique et du psychique est philosophiquement privilégiée. Société, histoire, psyché ne sont pas des conditions extérieures et triviales de la philosophie. Elles lui fournissent l’élément de son existence et, surtout, elles s’expriment dans la philosophie.
Car la philosophie, création de significations, est œuvre de l’imaginaire des sociétés et de l’imagination des êtres humains singuliers.
La montée de l’insignifiance, c’est l’entrée dans une société qui n’a plus d’image d’elle-même, à laquelle les individus ne peuvent plus s’identifier, où les mécanismes de direction se décomposent. Mais une société qui refuse l’autolimitation et la mortalité est vouée à l’échec. Des deux grandes significations constitutives du monde moderne, celle qui avait fini par s’imposer sans partage – l’expansion illimitée – est aujourd’hui en crise. L’éclipse de l’autre – l’autonomie individuelle et collective – sera-t-elle durable ? Saurons-nous créer de nouvelles façons d’être ensemble? Les questions soulevées dans ces textes de 1982-1995 se posent à nous de façon toujours plus pressante.
Face à la réalité d’un monde caractérisé par la destruction des significations, la décomposition des mécanismes de direction et le retrait des populations de la sphère politique, Castoriadis a défendu inlassablement – comme on peut le voir dans cet ensemble d’entretiens et de débats – le projet d’une société autonome : une société réellement démocratique qui se donne ses propres lois et où tous participent effectivement aux affaires communes.
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Le problème que Castoriadis a très tôt perçu, tient à ce qu’il nomme “l’éclipse du projet d’autonomie” qui laisse libre cours à un développement aveugle imposé par un ordre économique et techno-scientifique se donnant pour nécessaire. ” la nature, la valeur, l’orientation le mode de production et les produits de ce savoir lui paraissent au-dessus de toute discussion, dogmes qui ne diffèrent en rien quant à la solidité des dogmes religieux qui régnaient naguère.”
Il y a urgence pour les sociétés occidentales à reprendre le “contrôle radical de la technologie et de la production” car il existe “une limite externe contre laquelle le déchaînement actuel de la technique et de l’économie va se cogner tôt ou tard”.
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d9-Bernard Charbonneau (1910 – 1996)
(par Daniel Cérézuelle, philosophe et sociologue spécialiste de Bernard Charbonneau)
Bernard Charbonneau, né le à Bordeaux et mort le à Saint-Palais, est un penseur français, auteur d’une vingtaine de livres et de nombreux articles, parus notamment dans La Gueule ouverte, Foi et vie, La République des Pyrénées et Combat Nature.
Toute son œuvre est marquée par l’idée que « le lien qui attache l’individu à la société est tellement puissant que, même dans la soi-disant “société des individus”, ces derniers sont si peu capables de prendre leurs distances avec les entraînements collectifs que, spontanément, ils consentent à l’anéantissement de ce à quoi ils tiennent le plus : la liberté. »
Durant les années 1930, il dénonce ce qu’il considère être la dictature de l’économie et du développement et s’impose comme pionnier de l’écologie politique. Se méfiant toutefois de l’écologie partidaire, il propose de concevoir une forme d’organisation de la société, radicalement différente des idéologies du xxe siècle, solidement ancrée sur l’expérience personnelle. En cela, il affirme sa dette intellectuelle envers le personnalisme. De même, il voit dans le progrès technique la source de toujours plus d’organisation, donc de plus de conformisme, donc de moins de liberté. Ses travaux le rapprochent de Jacques Ellul, dont il est l’ami intime durant six décennies.
Entre 1940 et 1947, Charbonneau conçoit l’essentiel de son œuvre, rédigeant « un énorme livre intitulé Par la force des choses, dont le contenu anticipe celui de la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés par la suite ». Il analyse « les contradictions du monde contemporain à partir de l’anticipation du risque de quelque chose de pire que le totalitarisme politique : une totalisation sociale, rendue inévitable par l’accélération du progrès technique ». « C’est en s’appuyant sur l’analyse des évolutions sociales et politiques dont il a été le témoin dans les années trente et quarante qu’il a pu identifier les problèmes de société qui, aujourd’hui, nous semblent cruciaux : il met en effet en exergue les problèmes et questions de la technocratisation de la vie sociale et politique, de la nature, ainsi que ceux des propagandes et des médias, de la transformation de la culture en industrie du spectacle et en consommation, de la liquidation de l’agriculture paysanne, etc. »Souvent communiquer sa pensée comme un tout, Charbonneau essaye de la communiquer en détail. Il détache donc des morceaux de Par la force des choses pour en faire L’État et Je fus. Aucun éditeur n’en voulant, il ne peut les diffuser que sous forme ronéotée à un cercle très restreint de lecteurs (ces deux livres ne seront finalement publiés que quarante et cinquante ans plus tard). Quant à l’analyse de la société industrielle, entreprise dès avant-guerre, elle est reprise et développée sous le titre Pan se meurt, mais Charbonneau devra attendre vingt ans avant que les éditions Gallimard ne publient cet ouvrage sous le titre Le Jardin de Babylone. Les analyses du caractère désorganisateur du progrès techno-scientifique et industriel devront attendre 1973 pour être éditées sous le titre Le Système et le chaos. Enfin, les réflexions sur les contradictions de la conception libérale de la liberté ne seront publiées qu’en 2002, sous le titre Prométhée réenchaîné.
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Charbonneau défend l’idée d’un contrôle social de l’innovation qui doit être appliqué non seulement à la technique mais aussi à la recherche scientifique. Ceci suppose un ralentissement de l’innovation car l’examen des effets de telle ou telle technique précède sa mise en service alors que c’est toujours le contraire qui se produit et on est mis devant le fait accompli.
“Le Jardin de Babylone”, publié pour la première fois en 1969, est parmi la vingtaine de livres de Bernard Charbonneau celui où il s’est plus particulièrement attaché à montrer comment, après avoir ravagé la nature, la société industrielle finissait de l’anéantir en la “protégeant”, en l’organisant.
Et ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que d’avoir dénoncé si tôt ce que devait nécessairement devenir la “défense de la nature” dès lors qu’elle séparait sa cause de celle de la liberté ; l’indigne régression que constitue de ce point de vue l’écologisme politique était ainsi jugée là par avance.
Extrait :
“Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que, pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom d’homme n’est plus qu’un mot.
En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas -, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social.[…] Mais, tels que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse obscure que les insectes.”
Nous sommes des révolutionnaires malgré nous
” Aujourd’hui, toute doctrine qui se refuse à envisager les conséquences du progrès, soit qu’elle proclame ce genre de problèmes secondaires (idéologie de droite), soit qu’elle le divinise (idéal de gauche), est contre-révolutionnaire. “
Visionnaires, Charbonneau et Ellul rejetèrent dos à dos les voies libérales, soviétique et fascistes. Dès les années 1930, ils ouvrirent une critique du ” Progrès ” et du déferlement de la technique et de la puissance au détriment de la liberté.
La solution : une révolution contre le nouvel absolutisme du triptyque Science-État-Industrie ; une insurrection des consciences ; un projet de civilisation ancré dans un nouveau rapport à la nature.
Ce recueil rassemble quatre textes sources de l’écologie politique, inédits pour trois d’entre eux. Contemporains de la Grande Dépression, d’Auschwitz et d’Hiroshima, ces textes incisifs offrent une clé de lecture très actuelle, humaniste et libertaire, de nos sociétés contemporaines, productivistes, consuméristes et techniciennes.
Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994), amis et animateurs dans le Sud-Ouest du mouvement personnaliste, faisaient partie des ” non-conformistes ” des années 1930. Leur critique non marxiste de l’aliénation de l’homme moderne est une source majeure de la pensée écologiste contemporaine.
L’Etat :
Extrait : “Dans le régime parlementaire le peuple n’exerce pas le pouvoir. Il ne fait plus de
lois, il ne gouverne plus, il ne juge plus. Mais il dépose un bulletin dans l’urne, sorte
d’opération magique par laquelle il s’assure d’une liberté qui n’est plus dans ses actes
quotidiens. C’est sous la forme de la démission que se manifeste la vie politique :
démission du peuple entre les mains de ses représentants, démission de la majorité
parlementaire entre les mains de son gouvernement, démission du gouvernement
devant la nécessité politique incarnée par les grands commis de l’administration. En
régime parlementaire, l’abdication de la volonté populaire se fait en détail et pour un
temps limité entre les mains de quelques-unes. Dans le régime totalitaire, elle se fait
d’un seul coup entre les mains d’un seul. […] Ce qu’il y a de grave ce n’est pas l’acte
de céder à l’État qui est inévitable, mais de tout lui abandonner en appelant cette
aliénation Liberté.”
Le “Progrès”? Bernard Charbonneau le représente sous la forme d’un bulldozer qui transforme les paysages en terrains vagues et nivelle tout sur son passage. Au cours du xxe siècle, la croissance a engainé l’exode rural, l’annihilation des sociétés traditionnelles, le triomphe de l’agrochimie. Le marché quadrille désormais la planète alors que l’accélération des transports et l’essor des télécommunications compriment les distances. Cette civilisation des machines est aussi celle de la dépersonnalisation : la banlieue s’étend, les modes de vie s’uniformisent, la culture de masse formate les esprits. L’Etat enfle, l’organisation se fait de plus en plus contraignante, les consommateurs passifs sont pris en charge jusque dans leurs loisirs. Et chacun est sommé de s’adapter au changement incessant. Standardisation, concentration, pollution… le développement exponentiel de la science, de la technique, de l’économie est ici analysé comme un phénomène social global. Face au totalitarisme industriel, l’écologie que défend Bernard Charbonneau est révolutionnaire, à la fois libertaire et conservatrice. Elle articule préservation de la nature et conquête de la liberté, et affirme la nécessité de décroître, de penser les limites et l’équilibre contre la quête destructrice de toute-puissance.
«Depuis que ce livre fut écrit vers 1960-1970, les temps ont une fois de plus changé. Le mur qui séparait notre monde en deux hémisphères Est-Ouest s’est écroulé. Et la révolte semble maintenant avoir perdu l’espoir de la révolution qui ferait triompher toute la liberté, pour tous, sur Terre. Prométhée perdrait-il ses illusions ? Ne serait-il pas quelque part entre mer Noire et Caspienne de Caucase, où Zeus l’aurait hier enchaîné ? Prométhée se retrouve non pas libre mais seul sur Terre, où, pour tuer le temps, “il trafique et bricole atomes et gènes”. Et faute de mieux, hanté par son vieux mythe, il se fabrique un Caucase de carton-pâte sur lequel il se hisse, lance ses pétards et gesticule pour s’épater lui-même. Zeus n’est plus à Rome ni à Moscou. Il s’est absenté, bien au-delà de notre banlieue galactique, derrière la courbure de l’univers, au-delà du temps et du big-bang originel… Rien d’autre qu’une scène au décor peint où Prométhée vainement s’agite. Rien d’autre qu’un ciel vide où, à des milliards d’années-lumière, brillent des atomes chimiques… Rien… que du fer, du silicium… Nul sens, les innombrables et invisibles tentacules d’une nécessité ou d’un hasard innommables, dont la conscience se révèle captive de toutes parts. Rien de vrai, donc de faux ; seulement des chaînes. Le bloc d’un néant où la liberté est pétrifiée. Seulement le fait, dénombré, quantifié : la science… Même plus de vautour… Zeus s’est absenté, reste sa foudre.» Bernard Charbonneau.
L’Homme en son temps et son lieu
Rédigé en 1960, ce petit texte visionnaire, d une grande portée spirituelle et philosophique, parle davantage encore à l homme de 2017 qu à celui du milieu des « Trente Glorieuses ». Bernard Charbonneau y analyse l importance du temps et du lieu sur la possibilité laissée à l homme ou conquise par lui d être libre ; l ubiquité, l accélération du temps, la contraction de l espace, la démultiplication des sollicitations extérieures, la simultanéité, la perte dangereuse d intérêt envers l histoire et la géographie, la fuite hors de soi, sont autant de thèmes extrêmement contemporains abordés par ce livre inspiré au souffle fort dont la lecture redonne sa valeur au mot-clé des écrits et de la vie de Bernard Charbonneau : liberté.
Le changement
Le chantier, c’est le retour en principe provisoire au chaos créateur. Son “environnement” est celui d’un front de guerre. Guerre temporairement maléfique menée à des fins bénéfiques contre la nature ou les hommes qui sont. Là aussi des murs et des arbres s’abattent dans la poussière des explosions. L’antipaysage du chantier est celui d’une catastrophe souillée de toutes sortes de débris. Ronflements de machines et de camions. Chocs, hurlements, éventrations, crevasses. Blessures, déportations et cadavres divers. Sur les coulées de béton ou d’asphalte fumant de ce relief en gestation rien ne peut pousser, ni fleurs, ni fêtes, comme sur tout champ de bataille. Un tel terrain peut être dit vague parce qu’il est vague en mouvement. L’on y travaille, on n’y vit pas. Il n’appartient pas au présent, il ne prendra forme qu’au futur. Le bonheur qui est temps d’arrêt, paisible dégustation du moment, n’a pas sa place dans cette agonie, antichambre d’un monde meilleur sans cesse remis au lendemain. La société du chantier ne peut qu’engendrer l’angoisse, le délire ou la révolte.
Ce diptyque associe une critique de ce que l’on appelle la Culture à celle de la Science. A première vue l’une est aux antipodes de l’autre. Mais les antipodes sont l’envers d’un même monde. Tel est le cas dans le nôtre de la Culture, domaine de la sensibilité, du rêve et de la création personnelle, par opposition à celui de la Science, recherche collective tournée vers le réel, soumise à la rigueur mathématique. L’une et l’autre s’imbriquent pour former un tout : ce monde où nous vivons, rêvons et agissons. Il est un, comme la nuit et le jour.
Édité pour la première fois en 1973, puis réédité en 1990, cet ouvrage qui demeure d’une étonnante actualité a été augmenté par Daniel Cérézuelle d’un appareil critique permettant de le resituer dans son contexte. Rédigé entre 1951 et 1967, à un moment où existait une foi inconditionnelle dans la croissance économique, il nous livre une critique globale de notre société. Prémonitoires, les propos de l’auteur nous interpellaient déjà sur les développements scientifique et technique qui, au rythme actuel, risquent tôt ou tard de rompre le fragile équilibre de la vie sur la planète. Ce livre nous incite à une prise de conscience indispensable pour imaginer une issue possible. Né à Bordeaux en 1910, Bernard Charbonneau étudie l’histoire et la géographie à l’université de cette même ville jusqu’à l’agrégation, qu’il obtient en 1935. Il commence une carrière d’enseignant à Bayonne qu’il poursuivra à l’École normale d’instituteurs de Lescar où il marque ses élèves de sa forte personnalité, mettant à profit la proximité de la campagne pour retrouver le contact avec la nature. Durant cette période, il crée avec quelques amis, dont Jacques Ellul, des groupes de discussion, afin de réfléchir aux changements qu’entraîne le “” progrès “” scientifique et technique. Cette démarche le fait se rapprocher de la revue Esprit. Il analyse les sociétés modernes et dénonce la dictature de l’économie et du développement. Pionnier de l’écologie politique, il milite pour une organisation de la société, radicalement différente des attitudes et des idéologies du XXe siècle. Il se méfie du progrès technique, source de toujours plus d’organisation, restreignant de plus en plus notre liberté. Il a publié une douzaine de livres. Il est décédé en 1996.
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Extraits choisis de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul concernant la terre
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Bernard Charbonneau sur Foi et Vie
cf Bernard Charbonneau & Jacques Ellul – deux libertaires gascons unis par une pensée commune
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d10-Jean Chesneaux ( 1922-2007)
( par Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, dirige la revue l’Esprit des villes)
Jean Chesneaux ( – ) est un historien spécialiste de l’Asie orientale, notamment du Viêt Nam et de la Chine où il séjourne pour la première fois en 1948, et militant politique et associatif.
Membre du PCF jusqu’en 1969. À la mort de Mao Zedong, en 1976, il admet être « dans une impasse intellectuelle après tant d’années d’identification à un projet maoïste dont j’ai un peu trop longtemps rechigné à admettre le naufrage »
Il soutient aussi bien les mouvements dissidents tchèques que polonais, le combat uzaine litté
Dans les années 1980, il publie deux ouvrages sur la « modernité » (De la modernité en 1983 puis Modernité-Monde en 1989), qui l’amènent à s’intéresser aux évolutions de la technique. Il collabore également à la revue Terminal 19/84, qui étudie l’informatisation de la société.
Il soutiendra aussi bien le mouvement dissident tchèque que polonais ( Solidarnosc), le mouvement des Lip et celui des paysans du Larzac ou encore celui des kanaks. Il militera à Attac, aux cercles Condorcet, à Greenpeace qu’il préside 1998 à 2002, à Amnesty International etc…
Animant le groupe de travail “écologie et société ” d’Attac il déclarera dans un séminaire le 24 mars 2007 : “Pour la première fois dans leur histoire multimillénaire, les sociétés humaines sont menacées dans leur existence physique, et cela du fait même de leur activisme économique et technique inconsidéré…”
Rares sont les intellectuels comme Chesneaux qui reconnaissent leurs égarements et s’autocritiquent.
Maître mot de notre époque, la modernité entend commander à la fois à la vie quotidienne et aux finances mondiales, à l’écriture journalistique et à l’organisation du temps, aux mutations de la technique et aux projets de société. Son discours de l’inéluctable et de l’irréversible s’impose à nous « avec la même rigueur que la loi de la pesanteur », a-t-on même entendu sur Europe 1.
Un principe absolu et ultime de l’organisation sociale est déjà suspect à ce titre… Ne l’est-il pas davantage encore, si l’on essaye d’évaluer le prix à payer pour ce que Baudrillard appelle son « activisme du bien-être » [1] ! Le prix de son confort, de ses facilités de communication, de ses supports technico-culturels quasi magiques n’est-il pas la dépendance, l’alignement sur un modèle unique, finalement la difficulté croissante à s’épanouir par soi-même ? La modernité organise autoritairement la vie sociale et l’horizon personnel, mais n’agit-elle pas en faisant le vide ! Vide biologique des espaces ruraux désertifiés, vide oculaire du jeune affublé de son « baladeur » (ex-walkman), vide humain des services « passés à l’informatique », vide social des quartiers populaires « rénovés », vide convivial des repas et des soirées dont la télévision s’est rendue maîtresse. La modernité reste comme impuissante devant ces vides qu’elle crée de toutes parts…
« En ce monde haïssable, en ces temps chargés d’horreur, dit sèchement Michel Leiris, la modernité s’est muée en merdonité » [5]. Et toc !
Selon quelle logique générale opère ce nouveau maître qui s’impose à nous comme l’ultima ratio de notre temps ? Comment a-t-on pu si facilement en arriver là en moins de trente ans ? Comment le « grand concasseur de la modernité » [3] peut-il se parer de tant de séductions, au point qu’il déborde complètement notre cadre matériel de vie et que notre moi profond finit par s’y identifier ? Comment ce système « hégémonique et inerte à la fois » [6] peut-il continuer tant bien que mal à tourner, alors qu’il est depuis dix ans déclaré officiellement en « crise » ? La modernité a-t-elle atteint un seuil critique, ou va-t-elle continuer à nous envelopper toujours davantage de ses contraintes et de ses facilités ? Alors qu’elle se veut Progrès avec un P majuscule, n’est-elle pas en même temps une régression et faut-il s’y résigner ? Existe-t-il une issue, une alternative, et laquelle ?
La modernité déferle sur notre monde, elle nous envahit pour notre salut ou pour notre infortune. Elle est devenue une référence presque obsessionnelle pour les hommes d’État du tiers monde, comme pour les dirigeants soviétiques ou chinois, pour les eurocrates, comme pour les chefs d’entreprise, pour les stratèges nucléaires, comme pour les théologiens, pour les gens de médias, comme pour les experts en ingénierie sociale, pour les vendeurs de lessive, comme pour les urbanistes. C’est ce moment planétaire que le présent essai tente d’analyser, en prolongeant la réflexion proposée il y a six ans dans De la modernité. La modernité-monde s’inscrit, et se met en scène, dans des lieux de modernité, des lieux dont l’image fortement symbolique ouvre ici chaque chapitre et introduit ses analyses : Hongkong et Beaubourg, les stades géants et la forêt amazonienne en feu. Notre modernité-monde est là et bien là. Il y a ceux qui aiment, ceux qui sont plutôt révulsés, ceux qui réfléchissent, ceux qui ne se résignent pas au grand lâchez-tout, ceux qui sont prêts à s’adapter avec réalisme, ceux qui s’acharnent à chercher une issue, une alternative… De la modernité, que faut-il avoir le courage de remettre en cause, ainsi notre gaspillage, notre profusion, nos privilèges face à la misère du monde ? Et que faut-il plutôt s’efforcer de maîtriser lucidement, notamment dans le domaine des innovations technologiques ? J’espère communiquer au lecteur ma conviction que la première question est au moins aussi importante que la seconde.
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d11-Gilbert Keith Chesterton
( 1874 – 1936)
( par Patrick Marcolini, conservateur bibliothèque)
G. K. Chesterton, de son nom complet Gilbert Keith Chesterton KC*SG (Londres, – Beaconsfield, ) est l’un des plus importants écrivains anglais du début du xxe siècle. Son œuvre est extrêmement variée : il a été journaliste, poète, biographe, apologiste du christianisme.
Il est particulièrement renommé pour ses œuvres apologétiques et même ses adversaires ont reconnu l’importance de textes comme Orthodoxie ou L’Homme éternel. En tant que penseur politique, il dénigre également progressistes et conservateurs : « Le monde s’est divisé entre Conservateurs et Progressistes. L’affaire des Progressistes est de continuer à commettre des erreurs. L’affaire des Conservateurs est d’éviter que les erreurs ne soient corrigées. »
Chesterton parlait souvent de lui-même comme d’un chrétien « orthodoxe » ; il se convertit au catholicisme. George Bernard Shaw, son « adversaire et ami », dit de lui dans Time : « C’était un homme d’un génie colossal »
Chesterton a écrit environ 80 livres, plusieurs centaines de poèmes, quelque 200 nouvelles, 4 000 articles et plusieurs pièces de théâtre. Il fut chroniqueur pour le Daily News, l’Illustrated London News et pour son propre journal, le G. K.’s Weekly. Il écrivit également des articles pour l’Encyclopædia Britannica, comme l’article « Charles Dickens » et des parties de l’article « Humour » dans la 14e édition (1929). Son personnage le plus connu est le Père Brown, prêtre détective, qui n’apparaît que dans des nouvelles.
Il fut un chrétien convaincu bien avant sa conversion au catholicisme, et la thématique chrétienne apparaît tout au long de son œuvre.
Ses engagements l’amenèrent à se rapprocher du “socialisme de guilde ” anglo-saxon ( un socialisme anarchisant qui voulait reconstituer l’artisanat et les confréries du Moyen-Âge. Il anima pendant quelques années un mouvement “distributiste” qui visait à distribuer largement la propriété privée dans la population. Chesterton faisait l’apologie des petites fermes et petits commerces de proximité contre l’agriculture à grande échelle et les grands magasins. Le capitalisme lui paraissait une hérésie car c’est un système basé sur la division du travail qui est à moitié dément.
Chesterton était convaincu qu’il n’y a pas un seul problème dont la solution ne se trouve dans les trésor d’expérience et d’ingéniosité accumulés par nos ancêtres.
le monde comme il ne va pas (1924) : Avec ce truculent pamphlet, Chesterton déchire la voie de faux-semblant, de sottise, de snobisme, qui recouvre la société anglaise.
plaidoyer pour une propriété anticapitaliste (1926/2009)Première traduction d’un livre de 1926, récemment réédité aux Etats-Unis, sur les idées politiques et économiques de Gilbert Keith Chesterton : le « distributisme » qui dépasse capitalisme et socialisme, et une critique originale de la technique. Il s’agit du premier texte politique traduit en français du grand écrivain anglais, aujourd’hui redécouvert.
orthodoxie : Histoire d’une âme, “autobiographie débraillée”, cet essai inclassable n’a d’autre prédécesseur que son livre-frère, Hérétiques, paru trois ans plus tôt. Découvert par Paul Claudel, qui en traduisit l’un des chapitres, célébré par Charles Péguy, Orthodoxie est un livre touffu, foisonnant d’images et d’idées, dans lequel Chesterton expose la vigueur de sa foi à coups de paradoxes et de fantaisies. Car le christianisme excentrique de Chesterton est une quête qui conduit à l’émerveillement de l’enfance, c’est-à-dire au royaume des fées. Dénonçant l’injustice capitaliste, les thèses matérialistes et déterministes (à commencer par la théorie de l’évolution), Chesterton leur oppose une faculté irréductible de l’homme, qu’aucune machine ne pourra jamais remplacer: son rire et sa joie.
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En 1891, Léon XIII publie l’encyclique fondatrice du catholicisme social. Des penseurs anglo-saxons comme Vincent McNabb, Hilaire Belloc et G. K. Chesterton inspirent pour proposer une troisième voie, le. Combattre«ces deux excès, ces deux hérésies» que sont «l’utopie socialiste et capitaliste», c’est pour Chesterton et ses amis refuser tous les monopoles, qu’ils soient étatiques ou privés. Car là où le capitaliste, tel un pickpocket, vide vos poches, le communiste, lui, préfère les supprimer. Dans les deux cas, le résultat est le même: on vous confisque tout moyen de subsister par vous-même. Camille Dalmas est parti à la rencontre de cette troisième voie qui se veut autant poétique que philosophique. Depuis la chute de l’URSS, le capitalisme triomphe en dépit des crises successives qui l’ont plutôt renforcé qu’affaibli. Faut-il espérer le grand soir et des lendemains qui chantent ? Bien au contraire nous explique Camille Dalmas : les échecs répétés du collectivisme sont le meilleur argument du système libéral pour imposer son coup d’État permanent. Alors que faire? Redistribuer. C’est la solution dite « distributiste » que Gilbert K Chesterton a théorisé tout au long de sa vie. En plongeant dans la pensée littéraire et politique de ce Péguy britannique, nous partons à la rencontre d’une « troisième voie » vivifiante. La pensée chestertonienne, alliant jeux de mots et paradoxes, est ici présentée sous un jour plaisant. Camille Dalmas, 28 ans, est journaliste. Il travaille pour Atlantico. Il a cofondé la revue Limite et est rédacteur en chef des pages cultures.
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d12-Barry Commoner ( 1917-2012)
( par Aurélien Bernier, essayiste)
Barry Commoner, né le à Brooklyn et mort le , est un biologiste américain. Il a notamment participé à l’élection présidentielle américaine en 1980 pour le Citizens Party (United States)
En 1980, il fonde le parti des citoyens pour l’aider à véhiculer son message écologiste.
Dans son livre « The Closing Circle » de 1971, Commoner a établi ses quatre lois de l’écologie, qui sont :
1 Chaque chose est connectée aux autres. Il y a une seule écosphère pour tous les organismes vivants et ce qui affecte l’un affecte tous les autres.
2. Chaque chose va quelque part. Il n’y a pas de déchets dans la nature, et il n’y a pas un ailleurs où l’on puisse jeter les choses.
3. La Nature sait. Le genre humain a développé la technologie pour améliorer la nature, mais un tel changement tend à être nocif pour le système.
4. Un repas gratuit, cela n’existe pas. Dans la nature, chaque côté de l’équation doit être en équilibre, pour chaque gain il y a un coût, et toutes les dettes seront payées.
Le 22 avril 1970 le sénateur Nelson coordonne la première” journée de la Terre“. A cette occasion dans un de ses discours, B. Commoner affirme que la pollution de l’environnement est une conséquence accidentelle de l’augmentation de la population, de l’intensification de la production ou du progrès technologique. Dans “The closing circle “il va plus loin et montre que la recherche d’accroissement des profits des grandes firmes est à l’origine de l’escalade technologique et de l’exploitation des ressources.
Jusqu’à sa mort en 2012 ce biologiste continuera à lier les questions écologiques et sociales à dénoncer le scientisme et la domination des grandes puissances financières. L’un de ses derniers combats portera sur les organismes génétiquement modifiés.
Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?
Barry Commoner sur Athena21.org
Barry Commoner a rendu son dernier souffle (à 95 ans) le 30 septembre 2012, à New York, sa ville natale. Les hommages à la mémoire du professeur vont raviver opportunément la figure et le message de cet éminent scientifique non-conformiste qui, plus que tout autre, et en avance sur son temps, contribua à fonder l‘écologie politique. Il a initié l’attitude de veille critique vis-à-vis des “techno-sciences” de la société industrielle avancée. Contrairement aux hippies qui rejetèrent en bloc les sciences modernes issues de la révolution scientifique de l’Europe des “temps modernes”, Barry Commoner développa un genre de critique théorique et pratique qu’on peut appeler “scientifico-critique”, car c’est au nom même de “l’intégrité de la science” qu’il s’en prenait à l’épistémologie dominante et au complexe scientifico-militaro-industriel.
L’Encerclement. Problèmes de survie en milieux terrestres
Au-delà de son opposition aux essais nucléaires, Barry Commoner s’interroge sur le rôle de la communauté scientifique et sur les rapports entre la science et la société.
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d13-Ananda K. Coomaraswamy ( 1877-1947)
par Nathalie Calmé, auteur et journaliste collabore au Monde des religions et Mohammed Taleb, philosophe algérien qui enseigne l’échopsychologie et travaille sur les interactions entre spiritualité, écologie, critique sociale et dialogue interculturel)
Ananda Kentish Coomaraswamy (Ānanda Kentish Kumārasvāmī) est un historien de l’art et métaphysicien srilankais représentatif de l’école pérennialiste, né le 22 août 1877 à Colombo et mort le 9 septembre 1947 à Needham (Massachusetts, États-Unis). Spécialiste de l’art indien et cingalais ainsi que de l’hindouisme et du bouddhisme.
L’étude approfondie du symbolisme et de la métaphysique a conduit Ananda Coomaraswamy – en complément à sa connaissance pénétrante du patrimoine spirituel de l’Orient – à étudier de près les écrits de Platon, Plotin, saint Augustin, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart et les autres mystiques rhénans, ainsi que bien d’autres philosophes, docteurs de l’Église, mystiques et métaphysiciens occidentaux.
Quand on lui demandait de se définir lui-même, il disait être « un métaphysicien », faisant par là référence à son intérêt pour la philosophia perennis. Il est considéré comme l’un des fondateurs du courant pérennialiste, au même titre que René Guénon et Frithjof Schuon.
Hindou par son père et Européen par sa mère, ses travaux démontrent qu’il avait naturellement intégré leurs deux modes de pensée. Il a défendu l’idée que le Vedânta et le platonisme relevaient l’un et l’autre d’une seule et même origine.
Coomaraswamy est incontestablement un des précurseurs de la décroissance et un critique radical de la mécanisation du monde et de ces mutilations qui affectent l’humain et la nature vivante. L’importance déterminante qu’il accorde à la spiritualité n’aboutit nullement à une fuite dans un “infini de pacotille”. Pour lui, le monde doit être transformé, transfiguré dans une optique culturelle postindustrielle.
Toute sa vie il gardera une vive amitié intellectuelle pour William Morris.
La Transformation de la nature en art
« Un artiste n’est pas un homme d’un genre particulier, c’est chaque homme qui est un artiste d’un genre particulier », se plaisait à rappeler Ananda Coomaraswamy.
Encore faut-il savoir ce que l’on entend par Art. À cet égard, Ananda Coomaraswamy montre que la conception
qui prévaut aujourd’hui est, pour ainsi dire, aux antipodes de celle qui fut universellement considérée en dehors de la civilisation occidentale moderne, en s’appuyant sur une phénoménale documentation, tant chrétienne, avec Maître Eckhart, que grecque, chinoise et hindoue.
Ananda Kentish Coomaraswamy, qui consacra sa vie à mettre en évidence ce qu’il appelait l’unanimité des traditions orthodoxes – unanimité qui, pour lui, découlait de ce qu’il n’ya pas deux Déités et donc, pas deux Vérités –, s’attache dans ce livre à montrer comment, partout et toujours, l’artiste devait, après la pratique de la contemplation auprès d’un maître qualifié, exprimer de manière sensible ce qu’il avait glané lors de sa pratique spirituelle. Au point que, si une fleur est si parfaitement reproduite qu’elle peut abuser une abeille, ce ne pourra être une oeuvre d’art : celle-ci aurait dû représenter l’idée de la fleur « en Dieu » et non « en nature ». C’est donc bien à une « transformation » de la nature, un « passage au-delà de la forme » que l’artiste doit procéder pour qu’il soit question d’Art.
Méditation et précision du geste dans la technique de la peinture indienne
Ce livre s adresse tout particulièrement aux jeunes qui s interrogent sur le rôle de la peinture, son sens, et bien évidemment à ceux qui se consacreront à l art.
Ce texte est une argumentation passionnée autour de la nature et la dignité de l art comme acte d attention. L argumentation maintient dans la lumière un héros principal, l artiste traditionnel indien. Ce livre nous propose une vision de l art et sa pratique comme yoga appartenant à une culture raffinée de la pensée, de l esprit et de la main.
L auteur nous livre sa compréhension des traditions artistiques en Inde, et plus largement dans le monde avant la période moderne, ainsi que sa vision des dimensions sacrées de l art qui témoignent d une érudition, d une clarté et d une sensibilité sans limite et, dans ces domaines, son autorité est sans égale. Il a recueilli et offert à ses lecteurs ce qui maintenant est reconnu comme l énoncé même du « spirituel en art ».
En matière d art, de symbolisme, de mythe et de religion, Ananda K. Coomaraswamy nous offre un apprentissage pour « l homme intérieur » qui n accepte pas de vivre superficiellement et sans direction.
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d14-Guy Debord (1931-1994)
(par Patrck Marcolini, conservateur de bibliothèque)
Guy Debord, né le 28 décembre 1931 à Paris et mort le 30 novembre 1994 à Bellevue-la-Montagne (Haute-Loire), est un écrivain, théoricien, cinéaste, poète et révolutionnaire français. Il se considère avant tout comme un stratège. Debord a été l’un des fondateurs de l’Internationale lettriste de 1952 à 1957, puis de l’Internationale situationniste (IS) de 1957 à 1972, date de son auto-dissolution et dont il a dirigé la revue française.
En 1959, Debord « rencontre le groupe d’intellectuels et d’ouvriers révolutionnaires Socialisme ou Barbarie. »
En 1960, Debord signe le Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission dans le cadre de la guerre d’Algérie.
Il continue sa création cinématographique, avec Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) et Critique de la séparation (1961). Dans ces deux films, il fait un état des lieux de la vie aliénée, séparée par le quotidien marchand où chacun doit perdre sa vie pour rencontrer les autres dans le monde séparé de la marchandise.
Le mouvement s’accélère dans la critique, qui s’occupe de moins en moins de la mort de l’art, mais veut englober le projet de son dépassement avec celui d’une critique globale de la société. La nouveauté n’est pas la dénonciation du capitalisme ou de l’aliénation, mais bien la critique radicale tant dans la forme que dans le contenu du système marchand qui aliène les individus dans leur vie quotidienne. L’avenir n’est pas considéré comme situationniste, et c’est ce qui fonde la nouveauté de cette avant-garde. Les situationnistes considèrent, en ce début de ces années 1960, que les conditions pour une révolution sociale sont à nouveau favorables. L’IS fait ainsi un parallèle entre les actes criminels du xixe siècle, le luddisme, interprété selon la vision marxiste comme le premier stade, encore primitif, de la constitution du mouvement ouvrier et ceux, encore incompris, de son époque :
« De même que la première organisation du prolétariat classique a été précédée, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, d’une époque de gestes isolés, « criminels », visant à la destruction des machines de la production, qui éliminait les gens de leur travail, on assiste en ce moment à la première apparition d’une vague de vandalisme contre les « machines de la consommation », qui nous éliminent tout aussi sûrement de la vie.
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C’est dans les écrits postérieurs à 1970 que les objecteurs de croissance trouveront de quoi nourrir leur réflexion . Dans un texte de 1971 La Planète malade Debord constatait que les dégâts écologiques et sanitaires causés par le capitalisme sur-développé atteignent des proportions telles que la lutte contre les nuisances est tout aussi vitale que l’a été la lutte des prolétaires du XIXe pour la possibilité de manger. Il voyait -déjà !- “un nouveau réformisme écologiste apte à “huiler la machine et ouvrir de nouvelles occasions de profit aux entreprises de pointe”.
Dans ses textes de 1970 et 1980, ses tirades contre le nucléaire, les ordinateurs, la désinformation médiatique et plus généralement ” le devenir-monde de la falsification” sous le règne du spectacle. Le portrait qu’il traçait des classes moyennes en 1978 est devenu celui de la majeure partie de nos contemporains. Dès 1962 dans un texte commentant l’avenir de la région parisienne il annonçait l’avènement d’une société de type nouveau reposant sur “le contrôle perfectionné sur tous les aspects de la vie des gens , réduits à une passivité maximum dans la production automatisée comme dans une consommation entièrement orientée selon les mécanismes du spectacle, par les possesseurs de ces mécanismes.”
Télérama : La « société du spectacle » est incontestablement le concept, et l’ouvrage, qui a fait et fait encore la postérité de Guy Debord. Devenu, dans le langage courant, une sorte de dénonciation de l’emprise excessive des médias, La Société du spectacle, essai plutôt difficile d’accès, est en fait bien plus que cela : un pamphlet anticapitaliste virulent et argumenté. La cible de l’auteur, et il le redira en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle, c’est « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande », « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne ».
Pour la première fois dans l’histoire des hommes, ajoute Debord, « les mêmes ont été les maîtres de tout ce que l’on fait et de tout ce que l’on en dit ». C’est la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de quelques-uns, le totalitarisme de la marchandise, l’aliénation de l’individu dont l’existence est au service de ladite marchandise. « Quand l’économie toute-puissante est devenue folle […] les temps spectaculaires ne sont rien d’autres », conclut Guy Debord.
non-fides.fr
La « pollution » est aujourd’hui à la mode, exactement de la même
manière que la révolution : elle s’empare de toute la vie de la
société, et elle est représentée illusoirement dans le spectacle. Elle
est bavardage assommant dans une pléthore d’écrits et de discours
erronés et mystificateurs, et elle prend tout le monde à la gorge dans
les faits. Elle s’expose partout en tant qu’idéologie, et elle gagne du
terrain en tant que processus réel.
Ces deux mouvements antagonistes, le stade suprême de la
production marchande et le projet de sa négation totale, également
riches de contradictions en eux-mêmes, grandissent ensemble. Ils
sont les deux côtés par lesquels se manifeste un même moment
historique longtemps attendu, et souvent prévu sous des figures
partielles inadéquates : l’impossibilité de la continuation du
fonctionnement du capitalisme.
L’époque qui a tous les moyens techniques d’altérer absolument les
conditions de vie sur toute la Terre est également l’époque qui, par
le même développement technique et scientifique séparé, dispose de
tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement
indubitable pour mesurer exactement par avance où mène – et vers
quelle date – la croissance automatique des forces productives
aliénées de la société de classes : c’est à dire pour mesurer la
dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le
plus général et le plus trivial du terme.
Guy Debord et les situationnistes
une histoire du mouvement situationniste ( 1952-1972) – vidéo)
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d15-Jacques Ellul (1912-1994)
(par Patrick Chastenet , professeur de science politique à l’Université de Bordeaux , a publié une dizaine d’ouvrages sur Jacques Ellul)
Jacques Ellul, né le à Bordeaux et mort le à Pessac, est un historien du droit, sociologue et théologien protestant libertaire français.
Professeur d’histoire du droit, surtout connu comme penseur de la technique et de l’aliénation au xxe siècle, il est l’auteur d’une soixantaine de livres (la plupart traduits à l’étranger, notamment aux États-Unis et en Corée du Sud) et de plusieurs centaines d’articles.
Auteur profondément original, atypique et inclassable, il a été qualifié d’« anarchiste chrétien » et se dit lui-même « très proche d’une des formes de l’anarchisme », mais rejette tout recours à la violence.
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Dès son manifeste personnaliste rédigé en 1935 avec Bernard Charbonneau il voulait créer une contre-société à l’intérieur de la société globale. Ses membres qui devaient limiter au maximum leur participation à la société technicienne seraient guidés par une mentalité neuve inspirant un autre style de vie. Des communautés électives étaient appelées à remplacer les grandes communautés urbaines. L’autogestion et le fédéralisme permettraient de lutter contre le “gigantisme” et “l’universalisme c’est à dire l’American way of life. La technique servirait à limiter les tâches pénibles, répétitives et dangereuses, à réduire le temps de travail et non à poursuivre indéfiniment la course à la croissance.
En faisant du phénomène technicien le facteur central des sociétés modernes il démontre de façon magistrale que ce n’est pas la technique en soi qui menace la nature mais la technique moderne combinée à la puissance étatique. L’ennemi n’est pas l’objet technique mais la sacralisation des outils des techniciens. C’est l’éthique et le credo des sociétés techniciennes fondées sur le culte de la performance qu’il convient de refuser.
Conscient dès l’origine du caractère illusoire et dilatoire des politiques de protection de l’environnement il savait qu’il faudrait rompre radicalement avec la logique productiviste sur la quelle elles reposent.
charro1010 : Le présent ouvrage approfondit et précise la réflexion de l’auteur sur une question d’ensemble qui, chez lui, touche plus à la culture qu’à la technique comme telle. La trivialisation de la culture par la technique érigée en système représente en fait son grand sujet. Le bluff technologique termine une trilogie commencée en 1954 avec La technique ou l’enjeu du siècle, qui étudiait déjà les mutations de société produites part la technique. Trilogie prolongée en 1977 par Le système technicien, qui appliquait la méthode des systèmes à l’analyse de la technique elle-même. Œuvre monumentale et capitale, la contribution d’Ellul a été marginalisée, dans les études universitaires et les analyses savantes, et pour cause : elle ne cesse de dénoncer les mythologies qui font la fortune des discours professionnels et académiques. « On préférait le langage berceur de la publicité selon lequel la technique est productrice de liberté » (p. 9).
Un grand nombre de livres paraissent maintenant au sujet de la technique, de ses inconvénients, de ses dangers. Pollution, nuisances, épuisement des ressources, ce sont des thèmes devenus banals. Mais personne n’étudie le phénomène global de la technique. On commence bien un peu à parler de société technicienne, sans arriver à la définir. Jacques Ellul s’est attaché à l’étude de la technique comme fait sociologique depuis bientôt trente ans. Il livre ici un nouvel état de sa recherche. Il avait analysé la société technicienne. Il étudie maintenant la technique en tant que système – ce qui implique la découverte des caractères du phénomène technicien et du progrès technique grâce à l’application de la méthode systémique. Ceci conduit à une nouvelle approche de ce qui constitue l’événement le plus important de notre société, qui détermine l’avenir de notre monde tout entier. Cette recherche permet une compréhension en profondeur de tous les faits qui caractérisent notre vie moderne, et pas seulement les faits d’ordre scientifique ou technique. S’agissant d’une analyse, il n’y a aucun jugement moral sur la technique : c’est au lecteur en présence du phénomène à formuler lui-même son opinion et à prendre ses décisions.
Pour qui pour quoi travaillons nous ?
«C’est un choix décisif devant lequel, déjà, nous sommes placés : ou bien travailler beaucoup pour consommer beaucoup (et c’est l’option de notre société occidentale), ou bien accepter de consommer moins en travaillant peu (et ce fut parfois l’option délibérée de certaines sociétés traditionnelles). Aujourd’hui, nous voudrions tout cumuler, travailler peu et consommer beaucoup.» «Nous sommes la première société à avoir tout voué au travail. L’histoire des hommes était faite d’une modération, parfois d’une défiance, envers le Travail. Nous sommes devenus les adorateurs du Travail et de nos œuvres.» «Le travail c’est la liberté. C’est bien la formule idéale de ce lieu commun. Ce qu’il faut qu’il y tienne quand même à la liberté, le bonhomme, pour formuler de si évidentes contre-vérités, pour avaler de si parfaites absurdités, et qu’il y ait de profonds philosophes pour l’expliquer “phénoménologiquement”, et qu’il ait d’immenses politiciens pour l’appliquer juridiquement !» S’il n’a jamais consacré d’ouvrage spécifique au travail, Jacques Ellul l’évoque tout au long de son œuvre. Les textes s’y rapportant sont réunis pour la première fois.
Théologie et technique : pour une éthique de la non-puissance
« Le critère de ma pensée est la révélation biblique ; le contenu de ma pensée est la révélation biblique ; le point de départ m’est fourni par la révélation biblique ; la méthode est la dialectique selon laquelle nous est faite la révélation biblique. » Par cette confession d’une foi essentielle et sans nuage aucun – énoncée dans son ouvrage Le vouloir et le Faire (voir note critique dans ce même numéro), et promue, selon les termes de Frédéric Rognon en sa préface, « au rang d’hypostase » – Jacques Ellul pose l’impératif absolu et fondateur d’une théologie radicalement objectée à la Technique, ce Léviathan moderne dont il n’a cessé de dénoncer la toute-puissance et le risque mortel qu’elle fait peser sur la part humaine de l’homme. Ce texte, daté des années 1975 et jusqu’alors inédit, vaut pour sa radicalité, sa « brutalité d’ébauche », son caractère ingénument provocateur – et c’est déjà beaucoup. De La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), au Système technicien (1977) et au Bluff technologique(1988), la critique de ce monde totalitaire de la nécessité constitue le fil rouge d’une pensée attentive à ce qui risque de précipiter l’homme vers un « suicide collectif », nul espace de liberté ne s’offrant à lui dans la logique purement productiviste de la Technique triomphante. La Technique est ce monstre froid que l’homme érige en sacré, à quoi il faut opposer une « vigoureuse profanation ». Cette « profanation » sera le rappel d’une foi en une Transcendance, Parole et Présence de l’Évangile. Revenir à la source du christianisme pour se libérer de l’implacable logique technicienne. Car la Technique est cette exaltation de la praxis qui recouvre la totalité de la vie des hommes, assujettis aux exigences d’une croissance technique exponentielle, incontrôlable, aveugle et dévastatrice. Monstre froid ? Oui, car sans historicité, en dehors de toute critique, de toute dialectique, de toute « existence organique », principe et pratique dénués de toute morale et de toute éthique. La technique, ou l’univers de la Chose. « Chose indifférente au point de vue théologique », écrit Ellul, ne relevant d’aucun jugement, ou, plus exactement, se déployant sous condition d’ignorance de toute valeur. Monde de la Chose et monde des Moyens obéissant à leur propre loi, « univers des doubles et des duplicata », qui composent un Système réglé par les principes d’unicité et d’universalité.
La Technique, selon Ellul, « enferme l’homme dans sa finitude », soumise aux seuls impératifs de normalité, efficacité, réussite, travail. Sans repères, sans limites. Le temps n’y est qu’un présent sans cesse reconduit. La société technicienne ne génère « aucun rapport d’altérité », mais « une systématisation qui enferme l’homme dans un Même perpétuel. » Système « englobant, total, inévitable, inattaquable » Où tout, en effet, se transforme en chose. Monde réifié, univers de l’homme devenu Nature, et destin. Fatalité, écrit l’auteur, sans référence extérieure, sans ouverture. Monde « sans issue ». Dans cette sacralisation de la Technique, où la seule incarnation demeure l’esprit de puissance – Ellul ne pense jamais ce monde en termes de jouissance, qui supposerait une théorie du désir, absente, forcément absente, de la « raison » technicienne – une théologie est-elle possible ? Sans doute, mais le philosophe nous précise que « tout ce qui est réduit à ne plus être qu’opération technique cesse de concerner le christianisme ». À cette réserve près, mais combien essentielle pour l’auteur, on s’en doute, la théologie propre au « royaume » de la Technique répond à ses réquisitions. Elle sera « agnostique » (« on ne sait rien de Dieu ni d’une hypothétique révélation ») ; elle sera « concrète » (« tournée vers le seul réel constatable […] évacué tout le domaine du spirituel ») ; elle sera « horizontale » (« à hauteur d’homme : il n’y a rien d’autre ni nulle part »). Théologie pour temps de désenchantement. La foi est vécue comme affaire purement intime et personnelle. Triomphe de la subjectivité, qui signe en même temps l’enfermement de la personne en elle-même, et du sujet en sa propre économie.
La technique ou l’enjeu du siècle
Economica : La Technique ou l’enjeu du siècle a connu une destinée singulière. Refusé par deux éditeurs, il a finalement été publié dans une collection universitaire à faible tirage et a très vite été épuisé. Jamais réédité (sauf en édition pirate) il n’a cessé d’être lu et pillé, même si ceux qui l’ont utilisé ne l’ont pas toujours cité. Aux États-Unis, il est constamment réédité en collection de poche et est inscrit au programme des lectures obligées (text-books) de la plupart des universités. Il a également eu une grande influence chez les dissidents des pays de l’Est. Jacques Ellul n’a cessé d’approfondir sa réflexion sur la technique dans des livres devenus des classiques : Propagandes (1962), L’illusion politique (1963), Le système technicien (1977), Le bluff technologique (1987). Mais on ne peut comprendre son oeuvre sans se reporter à ce livre fondateur. Prophétiques lorsqu’elles ont été écrites, ses vues sur la technique comme fait central de nos sociétés conservent plus de 50 ans après une étonnante et parfois inquiétante actualité.
Changer de révolution : l’inéluctable prolétariat
placedeslibraires : Le prolétariat, affirme Jacques Ellul, n’a pas été un produit du seul capitalisme, mais bien de la société industrielle elle-même. Ainsi, la révolution soviétique, la “voie chinoise”, tout comme l’évolution du tiers monde, aboutissent à la création d’un immense prolétariat mondial. Toutes les révolutions ont échoué, en cédant à la fatalité industrielle et technicienne du capitalisme qu’elles entendaient combattre. Et pourtant, au début des années 80, la première vraie révolution semble devenir possible. Pour quelles raisons ? À quelles conditions ? Sommes-nous encore capables d’une véritable espérance révolutionnaire ?
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d16-Pierre Fournier ( 1937-1973)
( par Laurent Fournier, fils de Pierre Fournier, architecte en Inde)
Pierre Fournier, né le à Saint-Jean-de-Maurienne, mort le au Perreux-sur-Marne, est un journaliste et dessinateur pamphlétaire français.
Pierre Fournier fut l’apôtre de ceux qui faisaient l’écologie. Le 28 avril 1969 il a changé de discours – passage reproduit dans le n°1 de novembre 1972 de la Gueule ouverte : …“l’homme est en train , à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la Terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieures qui s’étaient jusqu’alors accommodées de sa présence….”
L’enseignement de l’environnement conduit tout droit à la contestation, parce qu’il conduit tout droit à cette évidence que l’économie de compétition est incompatible avec la survie. Il ne s’agit pas de protéger la nature, mais de sauvegarder la vie. La vie, c’est nous, pas « produits du social » : êtres vivants. Il faut pas s’emparer des moyens de production, il faut pas changer de mode de production, il faut abolir la production. La transformation de matière vivante aboutit inéluctablement, volontairement ou non, après production ou déperdition d’énergie à un autre état d’organisation de la matière vivante. Or, pour la matière vivante, d’autre état d’organisation y’en a qu’un, c’est le retour au minéral, c’est la mort. Quand le guide fait visiter la galerie des glaces, à Versailles, il ne parle pas des centaines d’ouvriers étameurs qui sont morts sans savoir pourquoi, intoxiqués par le mercure, afin que le roy se mire. Le problème ne date pas d’aujourd’hui mais il a pris, aujourd’hui une dimension nouvelle. Car aujourd’hui c’est nous tous qui mourons comme les ouvriers de Versailles, d’utiliser la technique en aveugle. L’ère des parlotes est révolue. Si nous ne voulons pas crever de la pollution généralisée, il est grand temps de passer à l’action. Ces jours-ci, Paul-Emile Victor parlant à la radio a répondu (à peu près textuellement) au speaker qui l’interrogeait sur les moyens d’action à employer pour lutter contre la pollution : « … Il faut former des commandos et faire la guerre, je dis bien la guerre, une vraie guerre avec tout ce que cela implique. »
journal “la gueule ouverte ” -1972 à 1980 ( fondé en novembre 1972 par Pierre Fournier ) (photos de couverture du n°1 au n°6)
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d17-Michel Freitag (1935-2009)
( par Eric Martin professeur de philosophie au Québec)
Michel Freitag ( à La Chaux-de-Fonds (Suisse) – à Montréal (Québec) au Canada) était un sociologue et philosophe québécois d’origine suisse.
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L’animal est celui dont la présence sensible au monde s’organise à partir de l’instinct. Bien qu’il soit aussi à bien des égards un animal l’humain dépend de normes extérieures objectivées dans des formes symboliques ou institutionnelles. ..L’histoire nous montre que l’idéal de la modernité des Lumières ou de l’idéalisme allemand soit celui d’individus autonomes et rationnels a lamentablement échoué. ..
On peut résumer le passage à la postmodernité comme la suppression de toute dimension idéale. (fin des “grands récits” ) et l’enferment dans la logique des systèmes qui pensent et décident à notre place. Le réel ne sert plus qu’à nourrir la logique virtuelle du système. Freitag cherche à montrer que quand bien même il serait durable le développement est incompatible avec les limites de la nature. Avant de transformer le monde selon la pensée de Marx il faut avant tout le conserver.
Cet ouvrage plonge dans les racines du capitalisme, en analyse la genèse, l’évolution puis sa mutation en un capitalisme financier spéculatif et globalitaire. Comment du terme grec Oikonomia en sommes-nous venus à une science économique, justification idéologique d’un nouvel ordre social global ? C’est un ouvrage de référence pour tout lecteur cherchant un point de vue critique.
l’abîme de la liberté : critique du libéralisme
La question de la liberté concerne l’essence de l’être humain, elle est donc de nature philosophique. Mais tout exercice effectif comme toute reconnaissance de la liberté s’inscrivent nécessairement dans des rapports sociaux normativement structurés et à portée identitaire. Ainsi, la liberté est tout en même temps une dimension transcendantale de la vie humaine et une institution sociale, et c’est à la sociologie qu’il appartient de mettre en lumière et de faire valoir cette autre dimension de la liberté, qui n’en forme pas une limitation extérieure, mais qui participe directement à sa fondation. En effet, l’être humain ne se qualifie pas seulement ontologiquement par la liberté, mais tout autant par la solidarité que comporte sa socialité, tout aussi essentielle pour lui. C’est donc dans la société que la liberté humaine est destinée à se réaliser et à s’objectiver, et non pas contre elle ou en dehors d’elle. Tout au long de son extraordinaire performance mondiale, l’histoire de l’Occident moderne a été dopée à la liberté : une liberté d’origine religieuse, à caractère universaliste et d’essence individualiste, qui s’est incarnée dans la vie sociale en tant que précepte pratique fondamental orientant une refondation et une révolution systématique de la vie morale et politique, esthétique, scientifique et économique. C’est ce mouvement d’ensemble qui a reçu dans l’histoire le nom de modernité, et dans la conscience commune celui de progrès. Ce livre, qui résume à grands traits cette épopée de la liberté moderne, part aussi du constat, non pas tant de sa décadence que de son épuisement contemporain, manifesté dans le fait que l’accomplissement de la liberté individuelle ne parvient plus à se concrétiser que sous la forme de son contraire : non dans une émancipation existentielle de la vie humaine, mais dans sa radicale hétéronomisation de nature virtuellement totalitaire. Il cherche à offrir quelque compréhension sociologique et philosophique de ces paradoxes ou de ces énigmes : comment l’individu est-il devenu prisonnier de sa liberté, et pourquoi la dynamique quelle a engendrée mène-t-elle tout droit à la destruction du monde ?
‘l’oubli de la société : pour une théorie critique de la postmodernité
La thèse que propose Michel Freitag dans cet ouvrage est celle d’une mutation globale de la société. Il l’examine en partant de quelques-unes des dimensions centrales de la socialité : la culture, l’identité et le politique, l’économie et la technique. Après en avoir dégagé la portée et la signification anthropologiques, il propose une interprétation de leurs transformations dans la longue durée historique, tournée vers l’évaluation critique de la réalité contemporaine.
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d18-Gandhi ( 1869-1948)
( par Guillaume Gamblin, rédacteur au journal le Silence)
Mohandas Karamchand Gandhi , né à Porbandar (Gujarat) le et mort assassiné à Delhi le , est un dirigeant politique, important guide spirituel de l’Inde et du mouvement pour l’indépendance de ce pays. Il est communément connu et appelé en Inde et dans le monde comme le Mahatma Gandhi (du sanskrit, mahatma : « grande âme »), voire simplement Gandhi, Gandhiji ou Bapu (« père » dans plusieurs langues en Inde). « Mahatma » étant toutefois un titre qu’il refusa toute sa vie d’associer à sa personne.
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Lorsqu’il est question de simplicité volontaire la figure emblématique de Gandhi revient souvent.
Pour Gandhi l’autonomie de l’Inde signifie plus globalement l’autonomisation des pratiques et de la vie entière et de la dépendance la plus faible possible à un gouvernement.” Aucun homme ne devrait avoir plus de terre qu’il n’en a besoin pour subsister dignement.” Il écrit en 1946 : “je dois me limiter au niveau de richesse du plus pauvre des pauvres”. C’est dans les villages que réside pour lui la clé d’une organisation sociale non violente. Chaque village formera “une république complète , indépendante de ses voisins pour ses propres besoins vitaux et néanmoins interdépendante pour de nombreux autres” .
Partant d’exigences plus sociales qu’écologiques “il est nécessaire d’aller vers la limitation et la simplicité adoptées volontairement. La multiplicité des désirs matériels ne sera pas le but de la vie , le but sera la restriction compatible avec le confort.“
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Autobiographie ou mes expériences de vérité
J’accorde une haute valeur à mes expériences. Je ne sais si je suis arrivé à leur rendre pleinement justice. Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai pas épargné la peine pour que ce récit soit fidèle. Décrire la vérité, telle qu’elle m’est apparue, et de la façon exacte dont je l’ai atteinte, voilà quel a été mon effort incessant. À cet exercice mon esprit a puisé une paix ineffable ; car mon espoir bien-aimé a été que les hésitants retrouveraient ici foi en la Vérité et en l’Ahimsâ. L’uniformité de mon expérience m’a convaincu qu’il n’est d’autre Dieu que la Vérité. “
Les écrits de Gandhi, à la fois autobiographiques et philosophiques, nous font connaître un de ces hommes qui ont marqué notre siècle. Son génie tient à la manière dont il a su transposer la non-violence de la grande tradition indienne du domaine de la morale personnelle à celui de l’action publique. Il a vécu lui-même cette transmission à une telle profondeur qu’il a pu lui donner une valeur exemplaire au-delà d’une expérience individuelle.
Leur civilisation et notre délivrance
Gandhi
De toutes ces influences, de sa réflexion et de ses expériences personnelles devait sortir en 1909 un livre que l’on peut considérer comme la quintessence de la pensée gandhienne : Hind Svaraj (Autonomie ou Indépendance de l’Inde), plus connu sous le titre Leur civilisation et notre délivrance et qui, par bien des aspects, est un véritable réquisitoire contre la civilisation matérialiste de l’Occident.
Cette remise en cause systématique des valeurs occidentales ne fut pas du goût de tous, et le prestigieux leader politique Gopal Krishna Gokhale (1866-1915) lui reprocha par exemple d’être beaucoup trop catégorique dans ses condamnations.
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d19-Patrick Geddes (1854-1932)
( par Thierry Paquot, philosophe de l’urbain)
Sir Patrick Geddes (né le à Ballater, Aberdeenshire, Écosse et mort le à Montpellier) est un biologiste et sociologue britannique, connu aussi comme un précurseur dans de nombreux domaines, notamment l’éducation, l’économie, l’urbanisme, la géographie, la muséographie et surtout l’écologie.
Toute sa vie durant et partout où il vivra, Geddes va développer des formes variées d’éducation populaire pluridisciplinaire, en diffusant avec enthousiasme des connaissances théoriques et pratiques débordant le strict cadre des spécialités académiques.
Musée, laboratoire, université, autant d’institutions que Geddes va également révolutionner en les synthétisant dans son Outlook tower, monument phare de la rénovation de l’Old Town d’Édimbourg, assez différent de l’attraction touristique qu’il est devenu. Telle qu’elle fut inaugurée en 1892 en plein centre historique, cette tour d’observation surmontée d’une camera oscura est considérée en effet comme le premier laboratoire de sociologie au monde, conçue à la fois comme modèle de préservation d’un édifice ancien et espace d’anticipation, conservatoire d’histoire locale et lieu ouvert où penser la ville et son environnement depuis une multiplicité des points de vue, optiques et thématiques.
Il est le premier à avoir mis en évidence la nécessité de préserver autour des villes des ceintures vertes à la fois maraîchères et d’agrément, notion qui va considérablement influencer le mouvement des cités-jardins fondé par Ebenezer Howard, préconisant entre autres de limiter la taille des villes afin de maintenir des échanges vivants entre la cité, les terres agricoles et les espaces naturels alentour. Pour approfondir l’analyse d’une civilisation complètement dépendante de l’extraction de la houille, c’est à Geddes que Lewis Mumford emprunte les termes d’“ère paléotechnique” et de “cité carbonifère”, parmi plusieurs autres concepts essentiels à l’instar de biorégionalisme, “conurbation” ou “néotechnique”, mais aussi “cosmodrame”, “biodrame”, “technodrame”, “polidrame” et “autodrame” qui, selon Geddes, « fournissent le scénario et le décor de l’existence humaine. »
« Par “paléotechnique”, Geddes entendait le gâchis de la révolution industrielle: l’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines, des paysages dévastés, des villes mégalopolitaines pleines d’usines, de bureaux et de taudis, des vies humaines jamais développées. Quant à la “néotechnique”, elle signifiait: énergies non polluantes et le besoin de réconcilier l’utile et le beau, l’agglomération urbaine et le paysage naturel ou lié à un labeur primaire. Par “biotechnique”, il entendait les moyens pour promouvoir une pensée vive et vivifiante, qui ouvrirait la porte à des existences plus épanouies. Et, enfin, la “géotechnique ” devait être l’étude qui permettrait à l’être humain d’apprendre comment habiter pleinement la terre. »
Quant à l’architecture du paysage, Geddes est considéré comme le premier en Europe à l’avoir pratiquée en se définissant comme architecte de paysage, tandis que ces termes étaient utilisés aux États-Unis par la firme de Frederick Law Olmsted. Il concevait un parc urbain pratiquement comme une «cathédrale laïque pour la cité», un écosystème équilibré entre passé et présent qui laisse le futur ouvert, tout en permettant de développer le sens civique des habitants, à l’égal du musée ou de l’université.
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Il organise une Home School pour ses trois enfants et ceux d’amis : l’apprentissage est la clé de toutes les activités dont la plus importante est le jardinage suivi de près par les excursions dans les environs. C’est le régime des 3 H (Heart, Hans, Head) qui l’emporte sur les 3 R (Reading, Writing, Arithmetic)
Au niveau des connaissances il recherche les processus, les transversalités et les interactions entre les éléments. C’est une écologie en actes à laquelle il invite chacun. Il est convaincu qu’il faut planter un arbre là où l’homme a dû en couper un. Patrick Geddes est un créatif qui appartient pleinement aux précurseurs de la décroissance.
L’évolution des villes (1915) cf évolution du livre sur Cairn
Patrick Geddes architecte de paysages et médecin de l’environnement
P. Geddes se réclame du Vitalisme, un courant de pensée qui, au XVIIIe siècle, agite toutes les sphères
intellectuelles et met en avant l’énergie vitale, la force, la puissance créatrice ou dévastatrice de la Nature.
Dans les pas de Darwin, Geddes considère l’évolution comme le développement progressif qui s’étend depuis les
débuts inorganiques au plus haut niveau de la création spirituelle. L’entre-aide est reconnue comme un facteur
d’évolution pour assurer la survie de l’espèce. Dans le cas de l’être humain, l’éducation, fruit de l’évolution, devient
le moteur de l’entre-aide pour un bénéfice commun.
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d20-Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994)
( par Vincent Cheynet, confondateur journal la Décroissance)
Nicholas Georgescu-Roegen né Nicolae Georgescu (Constanța, Roumanie, – Nashville, Tennessee, ) est un mathématicien et économiste hétérodoxe américain d’origine roumaine dont les travaux ont servi d’inspiration au mouvement de la décroissance.
C’est surtout pour ses travaux dits bioéconomiques que Georgescu-Roegen est le plus connu. En 1971, en publiant The Entropy Law and the Economic Process, Georgescu-Roegen lance un pavé dans la mare en appelant à une réforme profonde de la science économique, jusqu’alors trop mécaniste, pour l’intégrer dans les enseignements de la physique thermodynamique et de la biologie évolutionniste.
« Le processus économique n’est qu’une extension de l’évolution biologique et, par conséquent, les problèmes les plus importants de l’économie doivent être envisagés sous cet angle »
Georgescu-Roegen extrapole au-delà de la thermodynamique, en suggérant un « quatrième principe » selon lequel la matière utilisable se dégrade elle aussi inéluctablement, tout comme le fait l’énergie. Le recyclage, la découverte de procédés de production sobres en énergie, ralentiront certes la pénurie, mais ne permettront pas pour autant de faire face dans l’état actuel des connaissance aux millénaires à venir.
Ce scepticisme a conduit les partisans de la décroissance à voir dans Georgescu-Roegen un pionnier fondamental. Georgescu-Roegen était en effet très critique envers la croissance et même les modes de production prétendant l’assurer. Il se montrait en particulier radical dans ses propositions d’adaptation démographique :
« L’humanité devrait progressivement réduire sa population à un niveau qui lui permettrait de pouvoir être nourrie par la seule agriculture biologique. Bien entendu, les nations qui connaissent aujourd’hui une forte croissance démographique auront un effort difficile à fournir pour obtenir le plus rapidement possible des résultats dans cette direction. »
C’est un des messages portés aussi par les Georgia Guidestones.
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Jacques Grinevald, universitaire, fut l’un des plus proches amis et collaborateurs de Nicolas Georgescu -Roegen pendant une vingtaine d’années. C’est lui qui traduisit avec Ivo Rens son livre la Décroissance.Entropie, écologie, économie
« Le processus économique n’est qu’une extension de l’évolution biologique et, par conséquent, les problèmes les plus importants de l’économie doivent être envisagés sous cet angle »
Georgescu-Roegen extrapole au-delà de la thermodynamique, en suggérant un « quatrième principe » selon lequel la matière utilisable se dégrade elle aussi inéluctablement, tout comme le fait l’énergie. Le recyclage, la découverte de procédés de production sobres en énergie, ralentiront certes la pénurie, mais ne permettront pas pour autant de faire face dans l’état actuel des connaissance aux millénaires à venir.
Ce scepticisme a conduit les partisans de la décroissance à voir dans Georgescu-Roegen un pionnier fondamental. Georgescu-Roegen était en effet très critique envers la croissance et même les modes de production prétendant l’assurer. Il se montrait en particulier radical dans ses propositions d’adaptation démographique :
« L’humanité devrait progressivement réduire sa population à un niveau qui lui permettrait de pouvoir être nourrie par la seule agriculture biologique. Bien entendu, les nations qui connaissent aujourd’hui une forte croissance démographique auront un effort difficile à fournir pour obtenir le plus rapidement possible des résultats dans cette direction. »
La Décroissance – Entropie – Ecologie – Economie
La pensée économique occidentale néglige les dimensions bio-géophysiques de l’activité humaine et nie l’existence de la biosphère. En rapprochant entropie et économie, l’auteur, éminent professeur de mathématiques et d’économie aux États-Unis, a dévoilé une vérité proprement écologique : le développement ne saurait se poursuivre sans une restructuration et une réorientation radicales de l’économie. L’auteur a dévoilé une vérité proprement écologique qui s’impose désormais au monde entier. Un livre phare de la mouvance actuelle des « objecteurs de croissance ». Né en Roumanie en février 1906, il eut très tôt une vocation de mathématicien. Docteur en statistique en 1930 à la Sorbonne, il fut professeur à l’université de Bucarest de 1932 à 1946 et occupa d’importants postes dans la fonction publique de son pays. Sa rencontre avec Josef Schumpeter à Harvard dans les années 30 l’orienta définitivement vers la science économique. En 1948, il émigre aux États-Unis où il poursuit jusqu’en 1976 une brillante carrière de professeur d’économie à l’université de Vanderbilt, à Nashville. Il fut invité dans de nombreux pays pour enseigner et exposer ses thèses. Nicholas Georgescu-Roegen a publié de nombreux ouvrages dont “The Entropy Law and the Economic Process”, “Energy and Economic Myths”, “Bioeconomics” qui sont des ouvrages majeurs.
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d21-Jean Giono ( 1895-1970)
( par Edouard Schalchili, professeur de lettres, poète, adepte du retour à la terre )
Jean Giono, né le à Manosque et mort le dans la même ville, est un écrivain français.
Un grand nombre de ses ouvrages ont pour cadre le monde paysan provençal. Inspirée par son imagination et ses visions de la Grèce antique, son œuvre romanesque dépeint la condition de l’homme dans le monde, face aux questions morales et métaphysiques et possède une portée universelle.
Ami des écrivains Lucien Jacques, André Gide et Jean Guéhenno, et des peintres Eugène Martel, Georges Gimel et Serge Fiorio, qui est son cousin issu de germain, il reste néanmoins en marge de tous les courants littéraires de son temps.
L’œuvre de Jean Giono mêle un humanisme naturel à une révolte violente contre la société du xxe siècle, traversée par le totalitarisme et rongée par la médiocrité. Elle se divise en deux parties : les premiers livres sont écrits d’une façon très lyrique (ces œuvres sont souvent dites de « première manière ») et leur style est très différent des œuvres tardives plus élaborées et plus narratives, telles que les Chroniques romanesques et le Cycle du Hussard (œuvres dites de « seconde manière »). La nature est d’une certaine façon le personnage principal des premiers livres, tandis que l’Homme est celui des seconds.
Soldat durant la Première Guerre mondiale, Jean Giono n’aborde objectivement cette période de sa vie que dans Refus d’obéissance, c’est-à-dire bien après ses premières publications. L’influence de la guerre est pourtant très forte tout au long de son œuvre. S’il est inclassable, Giono est sans conteste un humaniste et un pacifiste.
Peut-on parler de spiritualité chez Giono ? La question est posée par l’un de ses biographes, Jean Carrière, qui répond « Oui, dans la mesure où celle-ci lui est venue non comme une expérience délibérée, mais comme une lente maturation à jouir des choses sans les posséder. » Et cet esprit de jouissance-dépossession, qui s’apparente au carpe diem des antiques sagesses, accorde à celui qui s’y livre sans réserve et sans fausse pudeur, selon les propres termes de l’auteur, un sentiment de libération païenne :
« Ce n’est pas seulement l’homme qu’il faut libérer, c’est toute la terre… la maîtrise de la terre et des forces de la terre, c’est un rêve bourgeois chez les tenants des sociétés nouvelles. Il faut libérer la terre et l’homme pour que ce dernier puisse vivre sa vie de liberté sur la terre de liberté […] Ce champ n’est à personne. Je ne veux pas de ce champ; je veux vivre avec ce champ et que ce champ vive avec moi, qu’il jouisse sous le vent et le soleil et la pluie, et que nous soyons en accord. Voilà la grande libération païenne. »
Dans Que ma joie demeure (1935) on voit l’homme pur qu’est le paysan se laisser ronger par la double peste de l’ennui et de l’argent au point de devenir incapable de réaliser les buts essentiels de la communauté dans le partage de la joie au travers d’une mise en commun de la terre et du travail.
Dans les triomphe de la Vie supplément aux vraies richesses il reprend littéralement la phrase qui concluait en 1938 la Lettre aux paysans : Se guérir de la peste n’est pas revenir en arrière : c’est revenir à la santé . C’est se retirer du mal. L’intelligence est de se retirer du mal. Pour Giono le mouvement d’émancipation des peuples avec le Front populaire n’est que la continuation d’une politique industrielle.
Giono s’accroche à la certitude absolue qu'”il n’est besoin d’aucun commandement préétabli d’aucune hiérarchie dirigeante pour que les efforts de chacun s’organisent en vue du bonheur commun.”
Au delà du contexte trouble de l’occupation , la pensée de Giono s’offre plutôt comme la contribution d’un très grand poète à l’édification d’un monde où beauté et liberté rimeraient avec simplicité.
Les Vraies Richesses… Titre explicite pour une manière de récit et d’essai dénonçant la vanité de la vie citadine, de l’argent, célébrant la gloire du soleil, de la terre, des collines, des ruisseaux, des fleuves ” qui m’irriguent plus violemment que mes artères et mes veines “. L’ouvrage débute par une promenade parisienne à Belleville, prétexte pour l’auteur à une réflexion sur les “racines”. Giono, visionnaire et virtuose du sacré, rejoint vite, d’un bel élan amoureux, ses chemins de traverse provençaux, ses paysans mythologiques, la loi du pain, le vent des rêves.
L’homme qui plantait des arbres
Au cours d’une de ses promenades en Haute-Provence, Jean Giono a un jour rencontré un personnage extraordinaire : un berger solitaire et paisible qui plantait des arbres, des milliers d’arbres. Voici l’histoire d’Elzéard Bouffier, le silencieux, l’obstiné, qui réconcilie l’homme et la nature.
Que ma joie demeure
Sur le rude plateau provençal de Grémone, quelques hommes peinent tristement sur leurs terres, chacun de leur côté. Ils comprendront le message de joie et d’espérance que leur apporte le sage Bobi, vagabond au coeur généreux, et, malgré les difficultés de l’existence, la joie renaîtra sur le plateau. Que ma joie demeure est un hymne à la vie, un chant merveilleux en l’honneur de la nature, des hommes et des animaux.
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d22-Paul Goodman ( 1911-1972)
( par Renaud Garcia professeur de philosophie, DEA sur Lasch et thèse sur Kropotkine)

Paul Goodman, né le à Greenwich Village (New York) et mort le dans le New Hampshire un mois avant ses 61 ans, est un écrivain et penseur américain, conseiller politique de la gauche américaine des années 1960. Ce chercheur universitaire, spécialiste de l’histoire de l’Amérique populaire, a été un poète, un romancier, un auteur de théâtre, un essayiste, un éducateur et un moraliste anarchiste. Féru de philosophie et d’études sociales, il est aussi passionné par les cultures étrangères, l’expression corporelle et le théâtre.
Paul Goodman est un thérapeute croyant et assidu, cofondateur de la Gestalt-thérapie aux États-Unis. Il a notamment enseigné à l’Institut new-yorkais de gestalt-thérapie créé par Frederick Perls entre 1952 et 1954 et à celui de Cleveland (Ohio).
Malgré une quarantaine d’ouvrages majeurs et une longue liste de publications, de la plus fantaisiste à la plus sérieuse, de la plus spirituelle à la plus engagée, la reconnaissance, qui s’est dérobée à lui jusqu’alors, arrive avec la publication de son opus Growing up absurd en 1960. Elle lui apporte en fin de vie une dizaine d’années de renommée méritée et savourée sans prétention. Ainsi, restant abordable et accessible, Paul Goodman fait partie des universitaires les plus suivis par la nouvelle gauche américaine et devient un des inspirateurs des courants contestataires qui traversent la société américaine durant les années soixante-dix.
Cet universitaire, méconnu en Europe, et ceci même par sa démarche psychologique et la valorisation des valeurs populaires américaines dont il se réclame, a mené des observations pénétrantes sur la manière dont la société américaine, qui n’est qu’une fraction outre-atlantique de la société occidentale, abaisse et pervertit ses institutions, en particulier son école, et sape ainsi pour le profit d’une minorité favorisée, le développement humain.
Aborder cet auteur nécessite quelques efforts. Il pose les problèmes en partant du plus proche, dans sa vie ordinaire, pour élaborer des solutions plus générales : identifier l’idée structurante qui traverse le vécu immédiat, tel est son génie. Toujours à contre-marche, il s’efforce de saper les les bases idéologiques d’une société industrielle ultra-centralisée devenue absurde et contre-productive. Théoricien et promoteur de la gestalt-thérapie celle-ci suggère une interprétation élargie de la vieille idée de “nature humaine” qui fait primer la relation sur les p^les qu’elle est censée relier.
Goodman par cette approche pense que nous avons eu de bonnes idées en voulant placer certaines fonctions de la société industrielle au service de l’autonomie humaine mais passé un certain stade de développement le système organisé a inéluctablement promu la quantité au détriment de la qualité.
Pour trouver une voie de sortie Goodman ne souhaitait pas se détourner de la société technologique. Mais pour qu’elle reste viable il fallait que science et technologie fussent tenues pour des composantes des humanités.
Goodman avait en tête à quel point une société obsédée par le PIB s’entend à réduire l’influence des couches sociales qui avaient le mieux porté les idéaux anarchistes d’autonomie, de maîtrise du métier et de coopération libre. Sa redécouverte peut nous aider puissamment à combiner anarchisme et décroissance.
Direction absurde sur Cairn
“j’ai trouvé dans cet ouvrage tant des analyses que j’ai lues développées plus tard ailleurs, mais aussi des propositions d’action qui furent adoptées par la suite. Goodman fait ainsi une critique de la société de consommation avant même qu’elle se déploie dans toutes ses ramifications. Dans quel état l’auraient mis les « shopping malls » américains que nous avons importés par la suite en France dans nos centres commerciaux, recréant artificiellement des petits centres de vie, avec ses restaurants, ses cinémas, ses boutiques autour de toujours plus de consommation ! Quand Goodman parle du système piégeant à l’œuvre dans les entreprises, où chacun joue un rôle et occupe un emploi de plus en plus éloigné du réel et court à perdre haleine dans la « course des rats » …
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d23-André Gorz ( 1923-2007)
( par Françoise Gollain, docteur en sociologie, enseignante au Pays de Galles)
André Gorz, de son vrai nom Gérard Horst, né le à Vienne, mort le à Vosnon (France), est un philosophe et journaliste français.
Sa pensée oscille entre philosophie, théorie politique et critique sociale. Disciple de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, puis admirateur d’Ivan Illich, il devient dans les années soixante-dix l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique et de la décroissance, néologisme dont la paternité lui revient.
Le mensuel écologiste Le Sauvage, fondé par Alain Hervé également fondateur de la section française des Amis de la Terre (1970), constitue à partir de 1973 un support de diffusion de ses idées sur l’écologie et ses relations avec le politique. Pilier d’un journal qu’il pousse à une plus grande politisation, il y publie occasionnellement des articles. Mais il joue surtout un rôle pionnier dans la diffusion de l’écologie politique en France avec son recueil d’articles Écologie et politique (1975) et l’essai Écologie et liberté (1977) qui constitue à lui seul « un des textes fondateurs de la problématique écologique ». Il y rompt avec une tradition marxiste exclusive qui critique les rapports de production sans remettre en cause les forces productives, destructrices du cadre de vie. Dans une esquisse de mariage entre marxisme et écologie où il semble s’écarter temporairement de ses présupposés existentialistes et phénoménologiques, il tente d’apporter une réponse alternative au capitalisme « vert » qui se met en place, en dénonçant les implications destructrices du paradigme productiviste qui reste inchangé.
Au travers d’une pensée fondamentalement anti-économiste, anti-utilitariste et anti-productiviste, il allie ce rejet de la logique capitaliste d’accumulation de matières premières, d’énergies et de travail à une critique du consumérisme amplifiée après sa lecture du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance. L’influence de Nicholas Georgescu-Roegen se fait ressentir dans la critique du marxisme courant comme découlant, au même titre que la tradition libérale, d’une pensée économiste incapable de prendre en compte les externalités négatives de l’économie capitaliste. Son opposition à l’individualisme hédoniste et utilitariste autant qu’au collectivisme matérialiste et productiviste reflète l’importance qu’a chez lui la revendication des valeurs de la personne. Sa défense de l’autonomie de l’individu étant consubstantielle à sa réflexion écologiste, il s’attache, avec Illich et contre les courants environnementalistes systémistes, écocentristes et expertocrates, à défendre un courant humaniste pour qui la nature est « le milieu de vie » des humains.
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Dans Adieu au prolétariat : au-delà du socialisme en 1980, il écrit à propos du socialisme postindustriel et antiproductiviste qu’il imagine : “Au lieu que l’impossibilité de la croissance perpétuelle y soit subie comme crise et régression du niveau de vie , la décroissance de la production sociale résulte du choix de la décroissance productive : c’est à dire du choix de faire plus et de vivre mieux avec moins.” Il insiste pour ce faire sur la nécessité de penser ensemble la production et la consommation.
Convaincu de l’écroulement à terme du système capitaliste Gorz a essayé d’en dessiner le plus concrètement possible une sortie civilisée : réduction planifiée du temps de travail salarié assortie de la garantie d’un revenu d’existence suffisant et politiques fondamentalement différentes en matière d’éducation, d’urbanisme et d’aménagement du territoire.
Pour Gorz, société postindustrielle ne signifiait pas désindustrialisation radicale par retour à une économie villageoise artisanale et autarcirque. Les techniques industrielles devraient être choisies en fonction de leur capacité à faciliter une plus grande autonomie des individus et des communautés. Les techniques doivent être respectueuses du milieu de vie et contrôlables par les producteurs et consommateurs du quartier de la commune ou de la région.
Sa réflexion sur le postindustrialisme s’est infléchie à partir de 1997 avec son ouvrage Misère du présent , richesse du possible : la fameuse économie de la connaissance avec les technologie numériques économisent désormais le facteur travail dans une proportion inédite et produit une masse croissante “d’individus superflus “. Dans ses derniers textes Gorz suggère une sortie high-tech du capitalisme au moyen d’usages détournés des outils numériques. Tout cela est déjà possible sous la licence creative commons soutient -il avant sa mort. Cette utopie du “socialisme numérique” a interrogé les cercles de la décroissance – cf article Pierre Rimbert-.
Que nous sommes, écrit André Gorz, dominés dans notre travail, c’est une évidence depuis cent soixante-dix ans. Mais non que nous sommes dominés dans nos besoins et nos désirs, nos pensées et l’image que nous avons de nous-mêmes. C’est par lui, par la critique du modèle de consommation opulent que je suis devenu écologiste avant la lettre. Mon point de départ a été un article paru dans un hebdomadaire américain vers 1954. Il expliquait que la valorisation des capacités de production américaines exigeait que la consommation croisse de 50 % au moins dans les huit années à venir, mais que les gens étaient bien incapables de définir de quoi seraient faits leur 50 % de consommation supplémentaire.
En partant de la critique du capitalisme, on arrive donc immanquablement à l’écologie politique qui, avec son indispensable théorie critique des besoins, conduit en retour à approfondir et radicaliser encore la critique du capitalisme. Je ne dirais donc pas qu’il y a une morale de l’écologie, mais plutôt que l’exigence éthique d’émancipation du sujet implique la critique théorique et pratique du capitalisme, de laquelle l’écologie politique est une dimension essentielle.
Né à Vienne en 1923, émigré en Suisse en 1939, André Gorz est par la suite installé en France où il a été l’un des concepteurs les plus actifs des Temps Modernes et l’un des fondateurs du Nouvel Observateur. Révélé et soutenu par Sartre, son travail tient autant de la philosophie que de la critique sociale. Pionnier de la réflexion écologique, c’est dès les années 1970 qu’il analyse les liens entre émancipation des individus et critique radicale du productivisme et du consumérisme, inscrivant l’écologie politique en dépassement du marxisme. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels, aux éditions Galilée, Misères du présent, richesse du possible (1997), L’Immatériel (2003) et Lettre à D. (2006).
Ce livre est l’œuvre la plus connue d’André Gorz, de par la polémique qu’il a suscité à sa sortie, notamment en raison de son titre un brin provocateur. Non pas que le philosophe abandonne ses fondements socialistes, mais il rompt avec le canon marxiste. Le philosophe avance la thèse qu’à cause de l’évolution de l’organisation du travail, les travailleurs ont perdu leur pouvoir dans le procès de production et, par voie de conséquence, également leur potentiel révolutionnaire. Il critique ainsi vivement la vision traditionnelle d’un prolétariat – au sens de producteur exploité – unique porteur de la lutte des classes et de la révolution. Car pour Gorz, « seule la non-classe des non-producteurs est capable de cet acte fondateur ; car seule elle incarne à la fois l’au-delà du productivisme, le rejet de l’éthique de l’accumulation et la dissolution de toutes les classes ». Dans son acceptation, ce qu’il nomme « non-producteurs » englobe les salariés qui ne s’identifient plus à leur travail et les précaires ou chômeurs. Ainsi, dès la fin des années 70, il pressent la montée en puissance des luttes liées à la précarité. A méditer pour les actuels et futurs syndicalistes révolutionnaires. Il allie cette critique de l’orthodoxie marxiste à une dénonciation virulente du système capitaliste qui pousse à une surproduction, et donc à une surconsommation, totalement absurde et mortifère. Il poursuit ainsi son œuvre de précurseur dans le domaine de l’écologie. Dans cette perspective, il prône la réduction drastique du temps de travail, agrandissant d’autant plus la sphère de l’autonomie individuelle, aspiration propre à chaque être humain. Mais pour cela il distingue une autre sphère, celle de l’hétéronomie qui se limitera à assurer la seule production socialement nécessaire. Certes, Gorz défend l’utilité d’un Etat planificateur pour gérer cette production dans le cadre de petites unités mais sa vision est tout à fait compatible avec un modèle fédéraliste et autogestionnaire. Cette querelle sémantique ne doit pas occulter l’apport profond de sa réflexion. Bref, 30 ans après sa publication, le mouvement libertaire aurait tout intérêt à s’inspirer davantage de cet ouvrage incontournable du penseur majeur de l’écologie politique et de la critique sociale qu’est André Gorz.
Misère du présent. Richesse du possible
Si tous les livres de André Gorz sont attendus avec intérêt parce qu’ils traduisent un cheminement, celui-ci fera date dans la mesure où il traduit une volte-face de sa pensée. On se souvient de son opposition à l’allocation universelle déconnectée de tout travail, développée dans plusieurs de ses ouvrages.
Le centre de son projet d’aujourd’hui est exactement l’opposé : c’est le versement à tout citoyen “d’un revenu social suffisant (pour vivre)” qui évite aux allocataires d’être contraints d’accepter “n’importe quel travail” mais leur permet de “s’affranchir des contraintes du travail…”. “Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail”.
Parmi les raisons qui le conduisent à justifier ce revirement, il cite notamment la transformation de la nature du travail : “quand l’intelligence et l’imagination deviennent la principale force productive, le temps de travail cesse d’être la mesure du travail”. D’autre part, l’évolution actuelle rend caduque la loi de la valeur, elle exige une autre économie dans laquelle les prix ne refléteront plus le coût du travail. “L’allocation universelle équivaut à une mise en commun des richesses produites”. Mais, plus globalement, c’est le sentiment que nous sommes en train de vivre une transformation profonde de la société, nous vivons dans une société “qui se meurt”. Il faut partir, il faut oser vouloir “l’Exode”, expression qui revient fréquemment dans son livre, d’une manière insistante, pour signifier, le départ vers un ailleurs à inventer.
Incontestablement, c’est une utopie qu’il décrit et qu’il revendique, “car l’utopie a pour fonction de nous donner le recul, elle nous permet de juger ce que nous faisons à la lumière de ce que nous devrions faire”.
C’est sur ce terrain qu’il faut évaluer son essai, sur la finalité qu’il poursuit, et non sur le réalisme de ses propositions. Son texte est suffisamment dense et provocateur pour permettre un débat fécond. — Guy Aznar — — Futuribles
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d24-Alexandre Grothendieck (1928-2014)
(par Celine Pessis , a coordonné Survivre et vivre, critique de la science, )

Alexandre (ou Alexander) Grothendieck ( cf ici pour une présentation plus détaillée)est un mathématicien français, né le à Berlin et mort le à Saint-Lizier, près de Saint-Girons (Ariège). Il est resté longtemps apatride tout en vivant principalement en France ; il obtient la nationalité française en 1971.
Grothendieck obtient un poste de professeur associé au Collège de France où, le 3 novembre 1971 il introduit son cours de mathématiques par une séance intitulée « Science et technologie dans la crise évolutionniste actuelle : allons-nous continuer la recherche scientifique ? ». Il aborde ainsi les questions non techniques de la survie « sous sa propre responsabilité, sans sanction officielle, et sans que le fait soit signalé sur les affiches du Collège de France. » car « une majorité de professeurs du Collège de France a voté contre, une première dans l’histoire de la vénérable institution. »
La Clef des Songes, un manuscrit de 315 pages écrit en 1987, est le récit de Grothendieck sur la façon dont la considération de la source des rêves l’a conduit à conclure que Dieu existe. Dans le cadre des notes de ce manuscrit, Grothendieck a décrit la vie et la parole de 18 «mutants», les personnes qu’il admirait comme visionnaires bien avant leur temps et qui annonçait un nouvel âge. Le seul mathématicien de sa liste était Bernhard Riemann. Influencé par la mystique catholique Marthe Robin qui prétendait survivre sur la seule Eucharistie, Grothendieck a failli mourir de faim en 1988. Sa préoccupation croissante à l’égard des questions spirituelles était également évidente dans une lettre intitulée Lettre de la Bonne Nouvelle envoyée à 250 amis en janvier 1990. Dans cette affaire, il a décrit ses rencontres avec une divinité et a annoncé qu’un « New Age » commencerait le 14 octobre 1996. Au début de 1990, il jeûne pendant 45 jours, cet épisode est presque mortel pour lui, son fils Alexandre rappelle qu’il ressemblait à un prisonnier d’Auschwitz. C’est en 1990 qu’il se réfugie dans le village de Lasserre en Ariège où il vivra jusqu’à sa mort à l’hôpital de St Girons en 2014.
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Au sein du mouvement de scientifiques critiques qu’il fonde en 1970, il travaille à désacraliser la science et à dénoncer son rôle dans la poursuite d’un développement techno-industriel désastreux. ” Trop souvent la recherche a servi l’avilissement de l’homme, depuis le début de la révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui, où elle risque de devenir l’outil pour sa destruction finale.“
Face à la faculté de destruction de notre planète par les technosciences, la survie de l’espèce humaine exige selon lui une réduction de notre surpuissance technologique et de notre démographie galopante et un retour à un équilibre fondé sur la complexité et la diversité du vivant.
Au sein de Survivre et vivre -( cf là les numéros d’archive de “Survivre et Vivre”)il développe une critique du scientisme comme soubassement du progrès. La foi irrationnelle placée dans la science justifie le recours à cette dernière pour résoudre tous les problèmes, qu’ils soient humains ou sociaux. La prétention de la science à l’universalité , son monopole sur la vérité déposséderait de formes de connaissance autres.
Le développement technoscientifique serait un phénomène d'”annexion impérialiste “qui viendrait coloniser le vécu personnel.
Selon Grothendieck, le réductionnisme de l’entreprise scientifique entraînerait une disparition de la culture et une fragmentation du réel en une série de problémes techniques réduisant la nature à un ensemble de ressources exploitables.
Au sein du mouvement survivre et vivre il dénonce l’illusion de démocratisation de techniques et de savoirs qui loin d’être neutres véhiculent toujours des rapports sociaux inégalitaires.
Survivre et vivre ( l’échappée)
Dans l’après 68, Survivre et Vivre, le mouvement de scientifiques critiques rassemblés autour du grand mathématicien Alexandre Grothendieck, dénonce la militarisation de la recherche et l’orientation mortifère du développement technoscientifique. Rapidement devenus les fers de lance d’une fronde antiscientiste, ces « objecteurs de recherche » sont des acteurs de premier plan dans l’émergence du mouvement écologique français. Aux côtés de Pierre Fournier, ils participent à l’essor du mouvement antinucléaire. Lié aux objecteurs de conscience, à des mouvements hygiénistes et naturistes, à des agrobiologistes et des naturalistes, Survivre et Vivre prône la subversion culturelle et essaime en une vingtaine de groupes locaux. Proche de Robert Jaulin, Serge Moscovici et Bernard Charbonneau, il s’affirme comme le « laboratoire idéologique de la révolution écologique ».
Ce livre présente les principaux textes de la revue Survivre… et Vivre. Éditée par le mouvement de 1970 à 1975, elle fut la première revue d’écologie politique influente. Des contributions d’anciens membres de Survivre et Vivre mettent en perspective cette expérience collective et ses cheminements d’hier à aujourd’hui.
Textes à l’appui, ce livre offre aussi un panorama plus large de la critique des sciences des années 1970. À l’heure du capitalisme vert, il invite ainsi à renouer avec les racines critiques de l’écologie politique et à s’abreuver à sa joyeuse radicalité.
Allons-nous continuer la recherche scientifique
La responsabilité du savant dans le monde d’aujourd’hui
Activité écologique de Grothendieck
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d25-Michel Henry (1922-2002)
( par Eric Martin, professeur de philosophie au Québec)
Michel Henry est un philosophe et un romancier français né le à Hải Phòng (actuel Viêt Nam) et mort le à Albi (France). Son œuvre appartient au courant de la phénoménologie française du xxe siècle, (phénoménologie de la vie par Michel Henri). Ses archives sont conservées à l’Institut supérieur de philosophie de l’Université catholique de Louvain (depuis 1968).
La vie ne se voit pas de l’extérieur, elle n’apparaît jamais dans l’extériorité du monde. La vie se sent et s’éprouve elle-même dans son intériorité invisible et dans son immanence radicale. Dans le monde nous ne voyons jamais la vie elle-même, mais seulement des êtres vivants ou des organismes vivants, nous ne pouvons pas voir la vie en eux. De même qu’il est impossible de voir l’âme d’autrui avec nos yeux ou de l’apercevoir au bout de notre scalpel.
La vie n’est pas son propre fondement, nous ne nous sommes pas apportés nous-mêmes et par nos propres moyens dans la condition de vivant, la vie nous est donnée en permanence sans que nous y soyons pour rien. Nul ne s’est jamais donné la vie. Nous subissons la vie dans une passivité radicale, nous sommes réduits à la supporter à chaque instant comme ce que nous n’avons pas voulu, c’est cette passivité radicale de la vie qui est le fondement et la cause de la souffrance. Dans le même temps, le simple fait de vivre, d’être vivant et de se sentir soi-même plutôt que de n’être rien et de ne pas exister est déjà la plus grande joie et le plus grand des bonheurs. La souffrance et la joie appartiennent à l’essence de la vie, elles sont les deux tonalités affectives fondamentales de sa manifestation et de son auto-révélation pathétique.
Michel Henry rejette le matérialisme, qui n’admet comme réalité que la matière, puisque la manifestation de la matière dans la transcendance du monde présuppose constamment la révélation de la vie à elle-même, que ce soit pour y accéder, pour pouvoir la voir ou pour pouvoir la toucher. Il rejette également l’idéalisme, qui ramène l’être à la pensée et qui est incapable par principe de saisir la réalité de l’être qu’il réduit à une image irréelle, à une simple représentation. Pour Michel Henry, la révélation de l’absolu réside dans l’affectivité et se trouve constituée par elle.
La barbarie
Dans son essai La Barbarie (1987), Michel Henry s’interroge sur le lien entre barbarie et science ; celle-ci se fonde en effet sur l’idée d’une vérité universelle et comme telle objective et qui conduit donc à l’élimination des qualités sensibles du monde, à l’élimination de la sensibilité et de la vie. La science n’est pas mauvaise en soi aussi longtemps qu’elle se borne à étudier la nature, mais elle tend à exclure toutes les formes traditionnelles de culture, à savoir l’art, l’éthique et la religion. La science livrée à elle-même conduit à la technique dont les processus aveugles se développent d’eux-mêmes de façon monstrueuse sans référence à la vie.
La science est une forme de culture dans laquelle la vie se nie elle-même et se refuse toute valeur, elle est une négation pratique de la vie, qui se prolonge dans une négation théorique sous la forme de toutes les idéologies qui ramènent tout savoir possible à celui de la science, à savoir les sciences humaines dont l’objectivité même les prive de leur objet : que valent des statistiques face au suicide, que disent-elles de l’angoisse et du désespoir dont il procède? Ces idéologies ont envahi l’université et la précipitent vers sa destruction par l’élimination de la vie de ses recherches et de son enseignement. La télévision est la vérité de la technique, elle est la pratique par excellence de la barbarie, elle réduit tout événement à l’actualité, à des faits incohérents et insignifiants.
Cette négation de la vie résulte selon Michel Henry de la « maladie de la vie », de son secret mécontentement de soi qui la conduit à se nier elle-même, à se fuir elle-même pour fuir son angoisse et sa propre souffrance. Dans le monde moderne, nous sommes presque tous condamnés dès notre enfance à fuir notre angoisse et notre propre vie dans la médiocrité de l’univers médiatique, une fuite de soi et un mécontentement qui conduisent à la violence, au lieu de recourir aux formes traditionnelles les plus élaborées de la culture qui permettaient le dépassement de cette souffrance et sa transformation en joie. La culture subsiste malgré tout, mais dans une sorte d’incognito, elle est vouée à la clandestinité dans notre société matérialiste qui est en train de sombrer dans la barbarie.
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Pour Michel Henry, l’origine du problème remonte à la naissance de la science moderne, chez des figures comme Descartes ou Galilée. La subjectivité est dévaluée au nom d’une valorisation de la connaissance objective, factuelle et quantitative. Après cette réduction de toute chose autrefois concrètes à des abstractions quantitatives, la vie se trouve ainsi mise hors jeu alors que la société et l’humain sont de plus en plus soumis aux nouvelles formes d’organisation “rationnelles”. Cet affrontement conduit également à la destruction de la culture.
Il faut mesurer nous dit Henry l’inhumanité de ce devenir barbare des sociétés occidentales.
Le fonctionnement effréné du couplage barbare entre connaissance, technique, transformation et capital s’est engagé dans une folie meurtrière. On peut mesurer l’ampleur des désastres qu’il génère tant dans la bêtise médiatique-informatique où rien ne peut exister assez longtemps pour avoir quelque sens ou profondeur.
La culture a dû se retirer dans la clandestinité dans l’underground tant l’avant-scène est occupée par la prétention actuelle à se passer de toute culture. La barbarie signifie aussi que l’énergie vitale ne peut se réaliser ou se sublimer dans des formes culturelles ou élevées : cela engendre invariablement de la frustration, du ressentiment et la montée de la haine que l’on observe aujourd’hui partout.
Notre monde ne va pas bien et cet essai brillant et passionné, destiné à un large public, a, hélas, encore gagné en actualité. Dès sa publication, alors que de leur côté des biologistes s’interrogeaient sur l’orientation éthique de la science, il a connu un grand succès. Son propos est de prendre en vue la catastrophe majeure de notre temps, la barbarie, et de mettre en lumière sa cause : on ne saurait y voir un fléchissement accidentel de civilisation comme il y en a tant eu. Il s’agit, montre M.H., d’une dénaturation de la vie tout entière dont l’essence est de faire effort pour se transformer et s’accomplir. Inversion de ce processus, la barbarie résulte de la progression aveugle de la technique, généralement considérée comme positive.
C’est sur les principes de sa phénoménologie que M.H. fonde l’analyse d’une catastrophe qui touche en réalité à l’historial. La crise actuelle lui fait définir la relation de la culture à la vie, la nature de la science, celle de la technique, ainsi que celle de la communauté, de la société, du travail, le tout en faisant retour au concept central de sa phénoménologie fondée sur le pouvoir de l’individu. Ce texte est un manifeste en faveur de la vie et non le pamphlet que certains ont cru lire.
Ce qui ne s’était jamais vu :
Le développement sans précédent des savoirs scientifiques va de pair avec l’effondrement des autres activités et entraîne la ruine de l’homme.
I – Culture et barbarie :
Produit de l’auto transformation de la vie, la culture est savoir originel, subjectif, de cette vie et diffère du savoir scientifique, objectif, tel que l’a formulé au XVIe siècle Galilée, fondateur de la science moderne : ce second savoir repose sur la mise hors jeu des qualités sensibles du monde et n’en retient que les formes abstraites ; d’autre part, ne s’occupant que de l’extériorité du monde, il ignore les limites de son champ de recherche. C’est pourtant la vie subjective qui donne originairement forme au monde et qui est la condition interne du savoir scientifique. Mais ce savoir premier s’identifie à ce qu’il fait, opère du dedans et se confond avec son pouvoir, alors que la science a pour fondement l’objectivité et l’universalité. Se mouvant dans la théorie, elle ne peut concevoir la réalité pratique de la culture : la subjectivité étant tout entière besoin, sa praxis satisfait aussi bien besoins élémentaires – biens utiles à la vie, nourriture, habitat, célébration de son destin, érotisme, organisation sociale, travail – que besoins supérieurs, art, éthique, religion. La barbarie réside dans cette méconnaissance.
II – La science jugée au critère de l’art
Ce n’est pas le savoir scientifique qui est en cause, mais l’idéologie actuelle qui le tient pour l’unique savoir. Les ingérences de la méthode scientifique dans le domaine de l’art rendent sensible leur hétérogénéité : ainsi à Éleuthère, ancienne forteresse grecque dont les remparts cyclopéens magnifiquement conservés sont défigurés par la ligne électrique à haute tension qui les enjambe, détruisant cette unité du monde qui repose sur la sensibilité individuelle ; ravages de prétendues restaurations scientifiques comme à Daphni, basilique du XIe siècle aux mosaïques dévastées par une initiative de la science dans un domaine qui n’est pas le sien. Ce qui est détruit est l’unité organique du substrat, analogon de l’objet esthétique qui est par essence imaginaire. Car l’art est à chaque fois expression d’un individu, caractère qu’ignore la science. (Se reporter à Voir l’Invisible, essai sur Kandinsky).
III – La science seule : la technique
Les opérations que la science inspire à la technique reposent exclusivement sur l’auto développement d’un savoir théorique livré à lui-même qui ne sait rien des intérêts supérieurs de l’homme. Pourtant l’essence de la technè est originairement savoir-faire individuel. La mise en œuvre de nos pouvoirs subjectifs est la forme première de la culture. Mais quand ce déploiement de la praxis dépend d’une abstraction, il y a bouleversement ontologique, l’action cesse d’obéir aux prescriptions de la vie. Coupée de sa racine humaine, elle n’existe plus que sur un mode purement matériel.
A cela s’ajoute une inversion de la téléologie vitale : la production vise l’argent, qui est abstraction. Le rôle des travailleurs dans le monde moderne s’est amoindri, remplacé par des robots et l’atrophie des potentialités de l’individu vivant a entraîné un malaise – et une inculturation, la part du savoir de chacun devenant minimale, tandis que l’univers technique prolifère à la manière d’un cancer.
IV – La maladie de la vie
La barbarie réside dans l’occultation par l’homme de son être propre C’est pourtant la subjectivité qui crée les idéalités de la science. Comme celui de la culture l’acte inaugural de celle-ci est une modalité de la vie. Aujourd’hui toutefois la science et la culture sont en rapport d’exclusion réciproque parce que la praxis de la science conçoit la vérité comme étrangère à la sphère ontologique de la vérité vivante. Cette auto négation de la vie est l’événement crucial qui détermine la culture moderne en tant que culture scientifique, phénomène qui va de pair avec l’élimination des autres domaines spirituels.
Or tout homme se meut à l’intérieur du monde de la vie, il est épreuve de soi, subjectivité, singularité, auto accroissement, travail personnel sur soi, aspect jamais pris en considération par la science. Voilà pourquoi la rupture de ce qui lie la vie avec elle-même est catastrophique et source d’angoisse.
V – Les idéologies de la barbarie
Il s’agit essentiellement des sciences humaines dont l’éclosion caractérise la culture moderne. Théoriquement c’est l’homme qu’elles prennent en vue : langage, historicité, socialité etc. Toutefois elles font abstraction de l’Individu transcendantal que nous sommes, mettant hors jeu sa subjectivité, au mépris de leur finalité réelle. Leur traitement de type mathématique appauvrit le fait humain. Devant le suicide, la sexualité, l’angoisse, que valent des statistiques ? Plus on accumule de connaissances positives, plus on ignore ce qu’est l’homme. Et pourtant la vie, écartée à notre époque, n’en subsiste pas moins sous une forme élémentaire, vulgaire, voire dans son auto négation.
VI – Pratiques de la barbarie
L’éthique est le savoir de la vie qui s’éprouve comme valeur absolue et détermine les valeurs de son action. L’être de la subjectivité est expérience continuée de soi, effort sans effort, étreinte où son pathos se modèlise selon les tonalités phénoménologiques fondamentales du souffrir et du jouir. Souffrir, qui est poids de son existence propre incapable de se défaire de soi. Jouir, quand la souffrance de la conservation se change en ivresse de l’abondance. Tel est le point source de toute culture comme de sa réversion possible en barbarie.
Celle-ci procède comme la culture de l’Énergie originelle, mais elle est l’inversion de cette énergie dont l’élimination n’est pas possible. L’énergie ne subsiste que dans le refoulement, créatrice d’angoisse. Elle cherche à se libérer par un soulagement immédiat, se replie sous des formes frustes du sentir, du penser, de l’agir, augmentant le mécontentement, engendrant la violence.
Les figures de la barbarie sont là, comportements grossiers, fuite frénétique dans l’extériorité engendrant l’échec à se débarrasser de soi, idéologie scientiste, positiviste qui se substitue à la science, démission de la vie transcendantale, engluement dans la télévision qui est la vérité de la technique, avec sa recherche de la brutalité du fait, l’incohérence de ses images qui se substituent à la vie personnelle, sa censure idéologique qui rassemble les stéréotypes d’une époque etc.
VII – La destruction de l’Université
Primitivement destinée à transmettre une culture qui signifiait entrée en possession de soi, l’Université ignore désormais l’humanitas de l’homme. Pour des raisons économiques, la finalité des formations obéit au développement de la technique dont l’idéologie ruine également la transmission du savoir soumise au leurre de la pédagogie, ce qui dispense tout le monde d’une culture véritable – alors que la nature du vrai savoir, intemporelle, toujours contemporaine, ne peut être transmise que si celui-ci est revécu par celui qui l’enseigne.
Underground
Le rejet de la culture dans une clandestinité qui en change la nature et la destination caractérise la modernité. Le propre de cette barbarie moderne est de s’accomplir à l’intérieur d’une forme de culture, le savoir scientifique. La négation de la vie qui a pris l’allure d’un développement positif aboutit en réalité au ravage de la Terre par la nature a-subjective de la technique. Elle est également ruine de la communauté. L’abaissement actuel est renforcé par les médias de l’ère technicienne qui infusent l’hébétude à notre société matérialiste. Ces médias sont totalement étrangers à ceux de la culture qui aidaient l’homme à se surpasser. C’est le règne de l’insignifiance, de l’actualité, de la fuite dans la paresse intellectuelle. La culture a été boutée hors de la Cité. « Le monde peut-il encore être sauvé par quelques uns ? »
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d26-Aldous Huxley (1894-1963)
( par Bertrand Méheust , philosophe)
Aldous Leonard Huxley, né le à Godalming (Royaume-Uni) et mort le à Los Angeles(États-Unis), est un écrivain, romancier et philosophe britannique, membre éminent de la famille Huxley. Il est diplômé du Balliol College de l’Université d’Oxford avec une mention très bien en littérature anglaise.
Auteur de près de cinquante ouvrages, il est surtout connu pour ses romans, dont Le Meilleur des mondes roman d’anticipation dystopique ; pour des ouvrages non romanesques, comme Les Portes de la perception qui retrace les expériences vécues lors de la prise de drogue psychédélique ; et pour un large éventail d’essais. Au début de sa carrière, Huxley a dirigé le magazine Oxford Poetry et publié des nouvelles et des poésies.
À la fin des années 1930, Gerard Heard (en) initie Huxley à la philosophie védanta et à la méditation. Il devient alors végétarien et commence à pratiquer le yoga. En 1938, Huxley se lie d’amitié avec Jiddu Krishnamurti, dont il admirait les enseignements. Il devient en même temps un « védantiste » dans le cercle de Swami Prabhavananda (en), et il initie Christopher Isherwood à ce même cercle. Huxley publiera ,en 1948, une anthologie des valeurs communes à certaines religions : La Philosophie éternelle, dans laquelle il discute des doctrines des grands courants mystiques.
Par la suite, ses écrits sont fortement influencés par le mysticisme et par ses expériences hallucinatoires avec la mescaline, que lui fait connaître le psychiatre Humphry Osmond en 1953. Les expériences psychédéliques de Huxley sont racontées dans les essais : Les Portes de la perception et Le Ciel et l’Enfer, dont les titres s’inspirent directement de l’œuvre du poète visionnaire William Blake, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer.
Les idées de Huxley sur les rôles spécifiques de la science et de la technologie dans la société (tels qu’il les a décrits dans Île) sont parentes de celles de penseurs britanniques et américains du xxe siècle, tels que Lewis Mumford, Gerald Heard (et, sous certains aspects, Buckminster Fuller et E.F. Schumacher). En France, son roman Brave New World, traduit en 1932, a fortement influencé les « personnalistes gascons » Bernard Charbonneau et Jacques Ellul dans leur analyse du phénomène technique et du conformisme social (pour Charbonneau, il est un « romancier complet qui saisit l’individu dans la réalité de son environnement social »). C’est aussi par l’entremise d’Huxley que Jacques Ellul a pu faire paraître son ouvrage La technique ou l’enjeu du siècle en 1954 aux États-Unis.
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Huxley a tout vu ou presque : le triomphe planétaire du consumérisme ; la dictature de la bienveillance et du bonheur artificiel ; la montée du biologisme et de l’hygiénisme ; les nouvelles formes de conditionnement et de formatage par le “care“… le formatage industriel de l’individualité ; le congé dans des drogues euphorisantes ; le développement vertigineux des technologies du conditionnement et du divertissement permis par une technologie asservie ; les pertes des enjeux de l’existence ; la banalisation des relations humaines notamment de la sexualité en jeux superficiels ; la disparition de tous les rituels de la souffrance et du dépassement ; l’horreur de la vieillesse ; le développement hors-sol de l’humanité. Huxley a ajouté dans son tableau la “christianophobie”aujourd’hui de rigueur dans les médias. Héroisme et courage ont disparu comme l’idée que l’on puisse vivre ou mourir pour une cause.
En 1946 Huxley montre que, comme le chien de La Fontaine, la nouvelle dépendance n’aura plus besoin de s’imposer par la violence elle aura pour particularité d’être désirée par ceux qui la subissent.
Voici près d’un siècle, dans d’étourdissantes visions, Aldous Huxley imagine une civilisation future jusque dans ses rouages les plus surprenants : un État Mondial, parfaitement hiérarchisé, a cantonné les derniers humains sauvages dans des réserves. La culture in vitro des fœtus a engendré le règne des ” Alphas “, génétiquement déterminés à être l’élite dirigeante. Les castes inférieures, elles, sont conditionnées pour se satisfaire pleinement de leur sort. Dans cette société où le bonheur est loi, famille, monogamie, sentiments sont bannis. Le meilleur des mondes est possible. Aujourd’hui, il nous paraît même familier…
Huxley, qui fit le tour du monde en sceptique et expérimenta les drogues en documentaliste, s’est défendu du pessimisme par ces deux formes de l’intelligence que sont l’ironie et le savoir. Cette anthologie de brefs textes de sages et de saints du monde entier, librement commentés, en est un très bel exemple. Des Vedas aux patriarches zen, en passant par saint Augustin ou des mystiques musulmans, Aldous Huxley explique les propos d’hommes et de femmes qui ont obtenu une connaissance immédiate de la réalité et ont tenté d’y rattacher un système de pensée englobant tous les autres faits de l’expérience. Ainsi explore-t-il avec eux la question de Dieu, celle de la charité, de la connaissance de soi, de la grâce et du libre-arbitre, du silence, de la prière, etc. – autant de thèmes de la philosophia perennis, la philosophie éternelle.
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d27-Ivan Illich ( 1926-2002)
( par Thierry Paquot, philosophe de l’urbain)
Ivan Illich, né le à Vienne en Autriche et mort le à Brême en Allemagne, est un penseur de l’écologie politique et une figure importante de la critique de la société industrielle.
Illich est partisan d’une déscolarisation de la société industrielle. Il considère en effet l’école comme une pollution sociale, nuisible à l’éducation car donnant l’impression d’être seule capable de s’en charger. Afin que cette déscolarisation soit effective, il faudrait imaginer la possible séparation entre l’école et l’État.
Les capacités naturelles d’apprentissage de l’enfant, constate Illich, se manifestent en dehors de l’école : ce n’est pas l’école qui apprend à l’enfant à parler, à jouer, à aimer, à sociabiliser, qui lui apporte la connaissance d’une deuxième langue, le goût de la lecture.
Son expérience pratique lui vient de ce qu’il a été le cofondateur du Centre interculturel de documentation (CIDOC) de Cuernavaca au Mexique, où dix mille adultes ont appris à connaitre la langue espagnole et la culture latino-américaine mais qu’il fermera 16 ans plus tard pour devenir professeur itinérant et cultiver l’amitié. Il dénonce le conformisme des universités riches et le terrible gaspillage instauré en pays pauvres : Jeunes diplômés devenus étrangers à leur propre peuple, enfants de milieux modestes rejetés et laissés sans espérance. Il faut rompre les chaînes de l’habitude, refuser la soumission, indiquer d’autres voies…
En substitution aux écoles, Illich préconise de créer des « réseaux de communication culturelle » avec des centres de documentation, et une possibilité d’enseignement mutuel, entre pairs, à égalité, que Isabelle Stengers rapproche de l’école mutuelle. À tout âge, il faut permettre le droit d’apprendre et pas seulement d’apprendre quelque chose, mais d’apprendre à quelqu’un d’autre : « le droit d’enseigner une compétence devrait être tout aussi reconnu que celui de la parole ».
L’école obligatoire, la scolarité prolongée, la course aux diplômes, autant de faux progrès qui consistent à produire des élèves dociles, prêts à consommer des programmes préparés par les ” autorités ” et à obéir aux institutions. À cela il faut substituer des échanges entre ” égaux ” et une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût d’inventer et d’expérimenter.
L’auteur de Libérer l’avenir poursuit ici sa recherche, pour les nations riches ou pauvres, d’un autre mode de vie : l’école doit pouvoir devenir le principal lieu d’une rupture avec le conformisme.
” Je plaide pour une reconnaissance des pratiques ascétiques, pour maintenir vivants nos sens, dans les terres dévastées par le ” show “, au milieu des informations écrasantes, des conseils à perpétuité, du diagnostic intensif, de la gestion thérapeutique, de l’invasion des conseillers, des soins terminaux, de la vitesse qui coupe le souffle.”
” Ivan Illich a été à l’origine de débats célèbres dont le thème était la contre-productivité des institutions modernes au-delà de certains seuils, les institutions productrices de services, comme les écoles, les autoroutes et les hôpitaux, éloignent leurs clients des fins pour lesquelles elles ont été conçues. Ivan Illich fut le plus lucide des critiques de la société industrielle. II voulut en écrire l’épilogue et il le fit. Jadis fameuses en France, les “thèses d’Illich” ont peut-être été oubliées, mais jamais elles n’ont été infirmées. Après elles, la société industrielle a perdu toute justification théorique. Elle ne tient debout que grâce à l’hébétude de ses membres et au cynisme de ses dirigeants. Toutefois, plutôt que de débattre des thèses qui la dérangent, l’huître sociale s’en est protégée en les isolant. II est temps d’affirmer que l’oeuvre d’Illich n’est pas une perle rare mais une réflexion fondée sur un solide sens commun. II faut briser la gangue dans laquelle elle a été enfermée afin de libérer son inquiétant contenu. Alors que tous les bien-pensants croyaient encore aux promesses du développement, Illich montra que cette brillante médaille avait un revers sinistre : le passage de la pauvreté à la misère, c’est-à-dire la difficulté croissante, pour les pauvres, de subsister en dehors de la sphère du marché. Ses livres vinrent secouer la soumission de chacun au dogme de la rareté, fondement de l’économie moderne. ” Ce volume comprend : Libérer l’avenir, Une société sans école, Energie et équité, La Convivialité et Némésis médicale
” Il convient impérativement de lire et de relire cette pensée pensante qui, tel le ricochet d’un caillou plat sur la surface de la mer, rebondit d’une idée iconoclaste à un principe sans âge, d’une intuition géniale à la remise en cause d’une fausse évidence. Cette pensée pensante est exigeante, elle réclame une lecture attentive qui seule permet d’en découvrir les
incroyables richesses. […] Cette pensée pensante dérange, ébranle, réveille et émerveille. Aucun lecteur, non, aucun, ne sort indemne d’une telle lecture, à la fois vivifiante et sans sentimentalité. Ivan Illich n’a jamais prétendu être un “maître à penser” ; la seule leçon qu’il accepterait, non pas de donner, mais d’offrir est son attitude devant la douleur, la sienne et celle du monde, ce qu’il appelle le “renoncement”, l’askêsis – cet accord entier avec soi-même sans intervention d’un quelconque “outil” qui nous rendrait étrangers à nous-mêmes. […] Un tel mot invite à une conduite à la fois morale et intellectuelle que l’on ne subordonne pas obligatoirement, à l’instar de Philon d’Alexandrie, à la sotériologie, mais qui provoque la joie, l’étonnement, la surprise. Ivan Illich s’est tu, mais ses écrits sont là, à la portée du regard, et nous laissent tels ces “héritiers sans testament” dont parle René Char. Quel somptueux héritage ! ” (Thierry PAQUOT)
Ce volume comprend : Le Chômage créateur, Le Travail fantôme, Le Genre vernaculaire, HO, les eaux de l’oubli, Du lisible au visible : la naissance du texte et Dans le miroir du passé.
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Tout comme sa vie valorise à coup sûr l’ascétisme et la résistance à la tyrannie des “besoins” que la “société de consommation ” ne cesse d’inventer au rythme de l’obsolescence des “marchandises” qu’elle programme afin de mieux soumettre chacun et de l’éloigner de la sphère vernaculaire.
Il analyse sans concession la plus grande bureaucratie du monde , l’Eglise romaine avec laquelle il rond au cours de Vatican II.
Thierry Pacot, auteur de la présentation d’Illich dans ce livre dit sa chance inouïe de l’avoir rencontré. La pensée illichienne est cohérente dans sa volonté de rendre intelligible le monde mais aussi dans sa radicalité de sa critique du système productiviste qui repose sur des “besoins” plus inventés qu’indispensables. Il perçoit que le futur a pénétré dans le présent : le présent de l’un est le passé d’un autre et le futur d’un autre encore. Dans une société sans école il annonce “qu’il est grand temps de conduire une recherche à contre-courant sur la possibilité d’utiliser la technologie afin de créer des institutions au service des interactions personnelles créatrices et autonomes et de permettre l’apparition de valeurs qui ne puissent pas être soumises aux règles des technocrates.”
Il recense cinq menaces :
- La surcroissance menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué.
- L’industrialisation menace le droit de l’homme à l’autonomie dans l’action.
- La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité.
- La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c’est à dire la politique.
- Le renforcement des mécanismes d’usure menace le droit de l’homme à sa tradition , son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.
C’est précisément le “développement” qu’il conteste et présente comme un piège cruel élaboré par le président Truman et présenté le 29 janvier 1949. Dans Le Travail fantôme, Illich expose que le développement implique le remplacement de compétences généralisées et d’activités de subsistance par l’emploi et la consommation de marchandises.
Il met en valeur la notion de “communaux” qui va bien au-delà de la simple reconnaissance de terres villageoises et évoque les communaux de la parole qui peuvent être détruits par les moyens modernes de communication.
Ivan Illich est un penseur de la décroissance et il oppose à la croissance pour la croissance l’univers du vernaculaire en insistant sur sa dimension “hors marché” et son appartenance à la sphère domestique. Une telle économie repose selon lui sur une vieille intuition : “la renaissance d’une quête éclairée de la vérité nourrie par une amitié austère plutôt que par des systèmes.“
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d28-Robert Jaulin ( 1928-1996)
(par Céline Pessis a coordonné Survivre et vivre, critique de la science , naissance de l’écologie)
Robert Jaulin (Le Cannet, Alpes-Maritimes, – Grosrouvre, près de Montfort-l’Amaury, ) était un ethnologue français. Après plusieurs séjours d’étude au Tchad entre 1954 et 1959 parmi les populations Sara, il publie en 1967 La Mort Sara, essai dans lequel il décrit les rites d’initiation par lesquels il était lui-même passé. Sa conception d’un travail ethnologique dans lequel le chercheur s’implique personnellement l’a placé à part dans le monde scientifique.
Pour Robert Jaulin, « toute civilisation est alliance avec l’univers », mais la civilisation blanche, animée par un féroce esprit de conquête, s’est révélée une entreprise prédatrice et de destruction en cherchant à « dominer la nature » et « les communautés vraies » ; d’où son concept de « décivilisation » : « La civilisation occidentale, en choisissant de détruire toutes les cultures minoritaires qui pouvaient la menacer, a par là même choisi d’abattre toutes les valeurs face auxquelles elle aurait pu se poser ou s’imposer ». Cette civilisation en est « réduite à regarder dans un miroir les vestiges de son passé » et Jaulin a plaidé pour une « indianité blanche, application hypothétique d’une logique humaine du compatible » avec l’univers, avec les autres cultures.
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Parenthèse sur les ethnologues aux pieds nus de Paris 7 – (Jaulin marchait pieds nus à la fac et de
ses émules, ce qui entraîna pendant un temps ce sobriquet du département, que tout le monde
aujourd’hui a oublié) “1) Robert Jaulin, fondateur de l’UF d’Ethnologie à l’Université de Paris 7
(Jussieu), en a été le directeur de 1968 à 1992, et y a dispensé un enseignement intitulé
“Anthropologie et Calcul” dans lequel il traitait entre autres sujets, de la question des méthodes de
l’Ethnologie, ceci en opposition totale avec les principes de l’Anthropologie Structurale qui
gouvernèrent la grande majorité des esprits, durant le dernier demi siècle et ceci jusqu’à sa mort
survenue le 21 Novembre dernier. Son différent fondamental avec Claude Lévi-Strauss qu’il
accusait de vouloir avant tout, par une utilisation abusive de formules mathématiques et/ou
linguistiques, “faire savant”, ainsi que son refus d’être “l’instrument d’un impérialisme culturel
insidieux” (“La Paix Blanche” 1970) lui ont valu une mise à l’écart quasi générale des milieux
anthropologiques et une multiplication de tracasseries administratives dont il ne s’est guère soucié,
continuant inlassablement de dénoncer dans de nombreux ouvrages, l’hypocrisie, la mesquinerie et
la duplicité de tous les intégrismes qu’ils soient progressistes, révolutionnaires ou conservateurs, en
ce qu’ils appartenaient tous pour lui à “l’univers des totalitarismes”. Il a d’ailleurs, formalisé les
mécanismes de fonctionnement de cet univers, dans son dernier livre du même nom publié aux
éditions Loris Talmart en 1995. 2)La première, St Denis, celle où il débuta son enseignement (au
sein du département d’Informatique spécialisé dans la Recherche en Intelligence Artificielle dont il
avait la charge), est fille de Vincennes, la célèbre Université contestataire des années 70 ; la
seconde, Jussieu, sise en plein coeur de Paris partage avec la Sorbonne ce privilège qui lui confère
une aura particulière. Robert Jaulin, dénonciateur de l’ethnocide –
On a beaucoup parlé des massacres d’Indiens. Ces formes de génocide indignent justement. Mais les politiques vertueuses d'” acculturation progressive ” ou de regroupement des populations indigènes reviennent à fermer les yeux sur la cause profonde du mal : l’ethnocide, la destruction de civilisations vivantes. La nôtre ne s’est pas contentée de voler la terre : elle entend soumettre. Là où elle est lasse de massacrer, elle décide de ” civiliser “. On ne liquide plus, on assimile. Vaincu, le ” sauvage ” doit aussi – pour son bien – renoncer à sa culture et à son identité. Partant de son expérience d’ethnologue – notamment chez les indiens Motilones, à la frontière du Venezuela et de la Colombie – Robert Jaulin donne ici des images très concrètes de ce processus de négation culturelle et de ses conséquences. Ce livre, cependant, est bien davantage qu’une mise en accusation des responsables locaux de l’ethnocide : compagnies étrangères, petits colons, missions, etc. Il est le procès de cette ” paix blanche ” dont la loi et l’ordre reposent sur la prétention de notre civilisation à être toute civilisation.
Au service de cette prétention ne trouve-t-on pas, dans certaines de ses tendances néo-coloniales, l’ethnologie elle-même ?
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d29-Stanley Jevons ( 1835-1882)
( par François Schneider , chercheur en environnement, coauteur de la Décroissance)

William Stanley Jevons est un économiste et un logicien britannique né le à Liverpool et mort le à Bulverhythe. Il est considéré comme le cofondateur de l’école néoclassique et de la « révolution marginaliste », avec Léon Walras et Carl Menger.
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Jevons ne croyait pas à l’idée de croissance infinie. Il développe deux idées fortes : l’idée de décroissance de l’utilité des produits et celle que les économies obtenues grâce au progrès technique augmentent plutôt qu’elles réduisent la consommation de ressources. Par exemple entre 1860 et 1910 la quantité de charbon pour produire 1 KwH d’énergie allait être diminuée de 50 mais dans le même temps sa consommation était multipliée par 2000 !
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d30-Leopold Kohr (1909-1994)
( par Philippe Gruca codirecteur revue Entropia)
Leopold Kohr ( à Oberndorf, Autriche près de Salzbourg, † à Gloucester, Angleterre), économiste, juriste, théoricien politique et philosophe.
Kohr fut à l’origine et pendant près de 25 ans le seul avocat des concepts d’échelle humaine et de small is beautiful, ainsi que de l’idée d’un retour à la vie en petites communautés. En 1983 il reçut le prix Nobel alternatif.
Même dans les années 1950, quand tout le monde pensait que la croissance pouvait résoudre tous les problèmes Kohr était un ferme opposant de cette idée. Il voulait un monde à la mesure de l’homme. Ses théories anticipent de plusieurs décennies les idées écologistes de décroissance soutenable ou de développement endogène.
Après avoir identifié les misères dont souffre l’humanité (tyrannie, guerre, pauvreté…), Kohr a analysé les explications qui en ont successivement été données de l’Antiquité au xxe siècle. À partir de nombreux cas concrets il a pointé les qualités et les défauts de toutes ces explications. S’appuyant sur cette analyse et cette diversité de cas concrets de tous types il a recherché les causes premières de ces misères :
- Chaque fois qu’un être humain ou un groupe humain a le pouvoir de “se faire plaisir” sans encourir de “punition” il le fait, quelles que soient la moralité de ces actes ou les conséquences pour d’autres êtres humains ou groupes humains,
- Quand un problème se pose séparément à plusieurs groupes humains, tenter de le résoudre par une structure supérieure ne fera que le complexifier. Cette complexification n’est jamais linéaire, mais la plupart du temps exponentielle.
À partir de ces principes généraux Kohr identifie la taille d’une population comme étant l’élément décisif des misères dont elle souffre. La taille intervient pour une société à la manière dont elle intervient pour un gratte-ciel : au fur et à mesure qu’on leur rajoute des étages il faut ajouter des ascenseurs, jusqu’à ce que les étages inférieurs soient entièrement occupés par les cages d’ascenseurs.
Grand admirateur du Moyen Âge Kohr ne perdait pas une occasion de répliquer à ceux qui lui reprochaient de vouloir revenir à cette époque de misère économique et culturelle et de guerres incessantes que le Moyen Âge avait produit un bon nombre des plus beaux monuments et ensembles architecturaux de l’Europe et que les guerres médiévales ne pouvaient être comparées aux deux grandes tueries déclenchées par l’existence même des États-nations.
- « Le duc de Tyrol déclara la guerre au Margrave de Bavière pour un cheval volé. La guerre dura deux semaines. Il y eut un mort et six blessés. On s’empara d’un village et on but tout le vin qui était dans la cave de l’auberge. La paix fut faite et 35 $ payés en dédommagements. Ni le Duché contigu du Liechtenstein ni l’Archevêché de Salzbourg ne furent au courant qu’il y ait eu quelque guerre que ce soit. Il y avait la guerre à un coin de l’Europe ou un autre presque chaque jour, mais c’étaient des guerres avec des conséquences minimes. Aujourd’hui nous avons relativement peu de guerres et elles ne sont pas pour de meilleures raisons qu’un cheval volé. Mais les conséquences sont considérables ».
En 1996, à la Convention de l’American Economics Association de Boston , il défend devant des collègues ébahis l’idée que la question clé n’est pas désormais celle de l’expansion mais celle de la contraction.
Olivier Rey dans son lumineux ouvrage Une question de taille consacre un chapitre à la réflexion de Kohr. Si les mots “petitesse” ou “décroissance” mérite de servir de slogan ce n’est pas leur quelconque valeur de l’absolu mais pour leur pertinence dans une situation où tout est devenu démesuré et continue de croître encore. Il ne s’agit pas de l’apologie du petit en tant que tel mais de la recherche en toute chose de la taille la plus appropriée à l’épanouissement et à la fécondité des existences.
La croissance que Kohr a combattue n’est pas uniquement d’ordre économique mais c’est surtout une décroissance politique : décroissance des états -nations. Il en vient à plaider pour de petits états à la dimension de la Suisse par exemple. “Partout où quelque chose va mal quelque chose est trop gros”.
- L’effondrement des puissances
Dans L’Effondrement des puissances, Leopold Kohr montre que tout au long de l’Histoire les peuples qui ont vécu dans de petits Etats sont plus heureux, plus pacifiques, plus libres, plus créatifs et plus prospères. Il soutient dans une analyse brillante et passionnante que ce qui est trop gros ou trop grand finit toujours par s’effondrer et que seule la juste mesure et le retour à l’échelle humaine permettraient à l’humanité de se sauver de l’abîme. Sa philosophie politique suggère ainsi que, plutôt que de faire des unions ou des entreprises toujours plus grandes, avec la croyance erronée que cela nous apporterait la paix, la sécurité et la prospérité, nous devrions remettre en question les agrégations de pouvoir et retourner à un patchwork de petits Etats au pouvoir relatif, où les dirigeants sont accessibles et dignes représentants du peuple.–
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d31-Gustav Landauer (1870-1919)
( par Anatole Lucet, professeur de philosophie)
Gustav Landauer, né le à Karlsruhe et mort le à Munich, était un anarchiste et révolutionnaire allemand d’origine juive. Il fut le principal théoricien du socialisme libertaire en Allemagne. Il a été impliqué dans la création de la république des Conseils de Bavière en tant que commissaire à l’instruction publique et à la culture. Landauer est aussi connu pour être le premier traducteur en allemand moderne du mystique médiéval Maître Eckhart, ainsi que pour l’étude et la traduction d’œuvres de William Shakespeare.
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Dans l’appel au socialisme Landauer, à l’écart des initiatives majoritaires de son temps, conçoit celui-ci d’abord à petite échelle. Ceci le pousse à la création en 1895 à Berlin de la première coopérative consommateurs. A l’opposé des violentes oppositions destructrices des systèmes capitalistes Landauer préfère la construction d’alternatives pacifistes.
Résolument tourné dans le concret Landauer ne cède pas pour autant au matérialisme de son temps. Il ne révèle pas la bonne marche vers une société juste démarche qu’il laisse aux marxistes préférant la démarche des prophètes. Ces prophètes sont ceux qui inspirent les humains par la parole et l’exemple de leurs actions. Ce sont des poètes, des penseurs, des activistes dont la voix exprime quelque chose de plus grand qu’eux.
Landauer publie dans son journal de nombreux poèmes et textes littéraires. En 1900 il publie un discours Vers la communuaté par la séparation dans lequel il incite à plonger en soi-même pour y retrouver “l’esprit”, ce ressort qui pousse les individus à se rassembler pour édifier de nouvelles institutions communes.
Contrairement à d’autres auteurs anarchistes il s’inquiétait de la mécanisation du monde par la technique et de la rationalisation opérée par la civilisation. S’il restait grand admirateur des techniques favorisant la mise en relation des êtres humains il restait convaincu que les progrès effrénés de la technique n’étaient qu’une fuite en avant, le symptôme d’une société d’aliénation des individus, séparés les uns des autres, du fruit de leur travail, de la terre et d’eux-mêmes.
Il voit dans la remise en question de la grande propriété foncière la voie nécessaire pour une amélioration de la condition humaine.
Landauer n’a pas directement théoriser la décroissance mais son projet socialiste centré sur les petits commencements au sein de groupes affinitaires peut servir d’inspiration à des initiatives contemporaines. Son projet “antipolitique” envisage le développement culturel et matériel de l’humain non pas en terme d’inflation des structures mais au sens de densification des réseaux locaux d’interaction sociale.
Né en 1871, dans une famille juive, Gustav Landauer devient très tôt l’inspirateur de la minorité révolutionnaire de la social-démocratie allemande. Chassé des universités prussiennes en raison de ses convictions, exclu du parti socialiste, il se rapproche de l’anarchisme pour demeurer socialiste. Désormais, il apparaît comme la principale figure intellectuelle du mouvement libertaire allemand. Ses essais et ses articles, philosophiques et politiques, tentent de définir les conditions de possibilité du socialisme libertaire, en renouant avec certains aspects de la critique romantique de la modernité. A ses yeux, l’Etat Bismarckien est la conclusion de la misère allemande initiée au XVIe siècle par l’union de Luther et des princes. Le luthéranisme étouffe les virtualités émancipatrices de la culture allemande, la social-démocratie est l’appendice de l’Etat prussien, et le marxisme la malédiction du mouvement ouvrier. En novembre 1918, il rejoint Munich et devient brièvement commissaire à l’instruction publique et à la culture de la république des conseils de Bavière. Le 1er mai 1919, la république des conseils est réduite par l’armée et les corps-francs. Le même jour, Landauer est arrêté et sauvagement assassiné.
Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers
Journaliste, écrivain, activiste politique, commissaire du peuple à l’Instruction publique et à la Culture dans l’éphémère République des conseils de Bavière, avant d’être sauvagement assassiné par la milice, Gustav Landauer (1870-1919) a jeté les bases d’un socialisme libertaire, glissant de la critique du dogmatisme économique du marxisme à une quête spirituelle de la fraternité, de la conception de communes libres fondées sur le principe de la Gemeinschaft à l’idée d’une révolution “ici et maintenant”, qui continue d’interroger la pensée anarchiste sans que celle-ci parvienne à l’intégrer à quelque modèle que ce soit. Si bien qu’il pourrait finalement offrir le meilleur exemple d’une pensée libre, ouverte, généreuse, affranchie de tous les dogmes et lucide, dont témoignent les textes et les essais de ce volume collectif, conçu par la revue A contretemps.
cf :Gustav Landauer : le devenir révolutionnaire comme alternative anarchiste
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d32-Lanza del Vasto (1901-1981)
(par Frédéric Rognon professeur de philosophie à la faculté de théologie de Strasbourg))
Giuseppe Lanza di Trabia-Branciforte, connu sous son nom d’auteur Lanza del Vasto, est un philosophe italien né le à San Vito dei Normanni, province de Brindisi, dans les Pouilles et mort le à Murcie, dans le sud-est de l’Espagne. Disciple chrétien de Gandhi, il est le fondateur des Communautés de l’Arche, axées sur la vie intérieure et la non-violence active ( cf là, les Communautés actuelles). Écrivain et poète de langue française, il fut aussi sculpteur, dessinateur et musicien. Conférencier international, il s’engagea dans de nombreuses actions en faveur de la paix.
Dans le cadre de ses études de philosophie, l’anticlérical Giuseppe Lanza découvre Thomas d’Aquin. C’est une conversion, qu’il date précisément de septembre 1925 et dont il publiera le récit un demi-siècle plus tard. Cette même année 1925, il rédige la thèse de doctorat en droit de Giovanni Acquaviva (it), Una concezione dell’etica e del diritto, sur le rapport entre artiste et modèle pénal de la société dans laquelle vit celui-ci. Il y expose une première fois, sous le nom de son ami, le rapprochement qu’il fait entre son idée de l’être au monde de l’homme à la recherche d’une harmonie entre sensibilité et entendement et la conception thomiste de la Trinité.
En décembre 1936, Lanza part en Inde rejoindre Gandhi non pour fuir l’Occident ou dépasser sa foi chrétienne mais pour entendre l’écho contemporain du Sermon sur la Montagne. Romain Rolland l’a en effet orienté vers une interprétation de la doctrine de l’ahimsa comme une mise en pratique des Béatitudes. Il passe les mois de février, mars et avril 1937 à Wardha auprès du Mahatma, qui l’appelle « Shantidas », c’est-à-dire Serviteur de paix, avant de se rendre en pèlerinage aux sources du Gange, dans l’Himalaya. Dans la nuit du 16 au 17 juin, il reçoit là une vision qui lui dit « Rentre et fonde ! »
En 1948, il épouse Chanterelle Gibelin. C’est alors qu’avec des amis qui ont l’habitude de se réunir chez lui, 3 rue Casimir-Périer, le couple installe, sur le modèle de l’ashram, une première Communauté de l’Arche en Saintonge, au lieu dit Tournier, sur la commune de La Genétouze. Les dissensions personnelles entre membres mettent un terme à l’expérience de vie communautaire quatre ans plus tard.
Lanza del Vasto, avec Bernard Clavel, Théodore Monod, Jean Rostand, René Dumont et des dizaines de personnes, signent en février 1968 une lettre de soutien à ceux qui renvoient leurs livrets militaires pour protester contre la force de frappe nucléaire. Le Groupe d’action et de résistance à la militarisation naîtra de ce mouvement de solidarité.
En 1972, il soutient les paysans du Larzac, un peu plus au sud dans le Massif central, dans leur lutte contre l’extension du camp militaire. Il se rend dans le bourg de La Cavalerie pour suivre un jeûne de quinze jours. En 1974, une communauté s’installe dans la ferme des Truels achetée par l’armée sur le plateau du Larzac.
À travers ses communautés, Lanza del Vasto militait pour le réveil spirituel, la vie simple et le pacifisme. Ses idées ont une base chrétienne, mais ses communautés accueillaient aussi des gens d’autres croyances religieuses, ou de gens d’aucune croyance religieuse.
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Lanza del Vasto n’hésitait pas à dire que “la croissance des pays modernes est incompatible avec la non-violence, avec la chrétienté, avec la vérité, avec la sagesse, avec l’amour et même avec la survie”. Lanza del Vasto n’a pas seulement théorisé l’idéal d’une vie alternative mais il a concrètement expérimenté la décroissance et la non-violence et qu’il en a démontré la faisabilité et la pertinence sur un plan empirique.
Depuis 1948, les Communautés de l’Arche constituent un véritable laboratoire de vivre-ensemble.
En 1936, un homme se met en route. Alors que la violence s’apprête à embraser le monde, il veut rencontrer Gandhi et retrouver par lui les valeurs de l’Évangile. Dans Le pèlerinage aux sources, Lanza del Vasto nous fait traverser une Inde immémoriale, de Ceylan à l’Himalaya, et nous raconte comment l’enseignement du Mahatma a transformé sa vie. Il nous invite à un inoubliable voyage au cœur d’un pays et de nous-mêmes. «Et que la route fasse chanter ton corps de roseau sec et tes jambes de vent !»
Approches de la vie intérieure
Depuis leur parution en 1962, des milliers de personnes ont trouvé dans les Approches de la vie intérieure un appel à changer de vie : à ne plus poursuivre au-dehors ce qui se trouve en eux-mêmes.
Car c est à la source intérieure, au centre vivant de notre être, que se décident notre destin et notre bonheur. Lanza del Vasto nous invite avant tout à nous réconcilier avec nous-mêmes et à nous recentrer.
Mais ce précieux enseignement, plein d humanité et de bon sens pratique, nous interpelle aussi de façon collective et concrète. Il pose ainsi les bases d un authentique changement de société.
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d33- Christopher Lash ( 1932-1994)
( par Renaud Garcia, professeur de philosophie)
Christopher Lasch, né le à Omaha (Nebraska) et mort le à Pittsford (État de New York), est un historien et sociologue américain, intellectuel et critique social important de la deuxième moitié du xxe siècle.
En France, Lasch est présenté par la Revue du MAUSS comme « spécialiste de l’histoire de la famille et des femmes, critique de la société thérapeutique et du narcissisme contemporains, pourfendeur des nouvelles élites du capitalisme avancé. » et comme un « historien et philosophe d’inspiration marxiste » par la revue Raisons politiques.
Sa notice dans l’Encyclopedia of Historians and Historical Writing (1999) conclut : « Au cœur de sa pensée critique figurait la conviction que le respect intellectuel naît pleinement du désaccord constructif […] [Lasch] continue de représenter un modèle pour la reconstruction de la vie intellectuelle (et même civique) à une époque d’adoption bien trop peu critique des idées de nos amis et de rejet trop sévère des idées de nos ennemis supposés. »
Influencé par le courant idéologique de l’école de Francfort, Christopher Lasch pose un regard critique vis-à-vis des industries culturelles. Dans Culture de masse ou culture populaire ?, il critique la définition de la culture de masse telle que la gauche « libérale-libertaire » la conçoit, et qui voit dans toute critique de la société des loisirs une pensée conservatrice. Les critiques contre l’industrialisation de la culture sont perçues comme des critiques de la démocratie elle-même.
C’est vers la fin des années 1970 que Lasch entreprend ses recherches sur l’apparition d’un nouveau type d’individu caractérisé par une « personnalité narcissique » (en même temps que les travaux de Richard Sennett sur le « repli sur le privé »). Pour Danilo Martuccelli, chez Lasch, « le narcissisme comme figure sociale de repli ou d’implosion vers soi apparaît comme une conséquence de l’effondrement de l’autorité et des sources possibles d’identification normative ».
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Comment conserver une sagesse morale minimale à un âge de déclin des espérances et de cynisme grandissant ? Christopher Lasch a constamment gardé en tête ces questions pour bâtir sur une trentaine d’années une oeuvre critique de premier plan pour saisir à la fois ce que le capitalisme fait de nous et la façon dont nous le fabriquons en retour.
Comment retracer ce mouvement régressif que Lasch avait observé aux Etats-Unis dès les années 1950-1960 ? Avant tout par la mise en coupe réglée de la famille en tant que foyer de transmission de valeurs et pratiques étrangères à la rationalité marchande. Nombre de causes se sont accumulées au siècle dernier pour affaiblir la fonction symbolique du milieu familial dans la construction des enfants : le développement d’un capitalisme thérapeutique axé sur l’imputation de besoins justifiant ensuite une réponse par l’expertise industrielle. ; l’imposition du consumérisme comme mode de vie à part entière reposant sur l’obsolescence programmée. Tout ce mouvement culturel et social dit Lasch a conspiré pour saper l’autorité en tant que symbole, cadre minimal de référence qui établit la présence du passé sur le présent.
Si Lash se tournait vers le passé dans son travail d’historien ce n’était pas pour le conserver tel quel mais bien pour envisager comment accomplir dans le présent les espoirs jadis entrevus puis recouverts par les désastres au nom du “sens de l’histoire”. Lasch n’a jamais renoncé à l’espoir d’une démocratie radicale. Elle devrait favoriser le soin de la terre contre l’exploitation des ressources naturelles, la sociabilité primaire ( famille, amis, voisinage) contre les rapports abstraits du travail, une vision romantique de l’individu opposée à son enregistrement technicien et enfin le localisme face au centralisme démocratique.
Le seul et vrai paradis -une histoire de l’idéologie du progrès et des ses critiques
Les fractions les plus modestes des classes moyennes européennes et américaines, grâce à leur culture du sens des limites, surent un temps se prémunir contre les mirages de la surabondance illimitée. La tradition de radicalisme plébéien qui fut celle de cette petite bourgeoisie donna lieu à la seule tentative sérieuse de poser l’une des grandes questions politiques refoulées des XIXe et XXe siècles : l’abandon de ce fondement matériel de la vertu civique qu’était la propriété des moyens de production annonçait-il vraiment des temps meilleurs? George Orwell, Walter Benjamin ou encore Hannah Arendt ont montré qu’il n’était pas nécessaire d’être progressiste pour être démocrate. Christopher Lasch montre que les mouvements démocratiques des trois derniers siècles, aussi bien en Europe qu’outre Atlantique, se constituèrent tous en opposition à un ” mouvement de l’histoire ” auquel ils ne croyaient pas. ” L’Histoire n’a pas de sens unique et le progrès de la société passe parfois par le refus de certaines modernisations sociales. (…) La nostalgie politique est un désastre, mais pas la volonté de garder en mémoire certaines leçons du passé. L’optimisme est une sottise, mais l’espérance une valeur. La pensée critique a du mal à se faire entendre. En voici une voix puissamment articulée. ” Michel Schneider, Le Point.
La culture du narcissisme : La culture américaine à un âge de déclin des espérances
La culture occidentale est en crise. Le Narcisse moderne, terrifié par l’avenir, méprise la nostalgie et vit dans le culte de l’instant ; dans son refus proclamé de toutes les formes d’autorité, il se soumet à l’aliénation consumériste et aux conseils infantilisants des experts en tout genre. Aujourd’hui plus que jamais, l’essai majeur de Christopher Lasch frappe par son actualité. Décortiquant la personnalité typique de l’individu moderne, Lasch met en lumière ce paradoxe essentiel qui veut que le culte narcissique du moi en vienne, in fine, à détruire l’authentique individualité. Christopher Lasch déroule le fil d’une analyse souvent subtile, nourrie de psychanalyse et de sociologie ; sa critique du mode de vie contemporain et d’une pensée de gauche complice du capitalisme est radicale, mais non sans espoir, car elle est pénétrée de la conviction que la conscience de l’histoire peut redonner du sens à un monde qui n’en a plus.
le moi assiégé : essai sur l’érosion de la personnalité
Le désastre écologique, le sentiment d’insécurité, la prolifération nucléaire, la fragilisation de l’économie sont perçus comme autant de menaces transformant la vie en exercice de survie. Assiégé, le moi se resserre sur lui-même jusqu’à ne plus former qu’un noyau défensif, armé contre l’adversité. Christopher Lasch analyse les us et abus de cette notion de survie, omniprésente dans le monde contemporain. Notre imaginaire est en effet envahi depuis plusieurs décennies par des images et une rhétorique de situations extrêmes désormais plaquées sur toutes sortes d’épreuves de la vie quotidienne. La problématique de la survie, qui surgit avec les témoignages des rescapés des camps de la mort. imprègne aujourd’hui toutes les investigations historiques consacrées aux minorités exposées à la persécution et à la discrimination. Elle imprègne aussi jusqu’à la psychologie du développement personnel et une grande part de la littérature populaire qui prend pour thème les pressions de la vie professionnelle, les rivalités et la concurrence dans la vie de tous les jours. La façon dont ce type d’expérience était vécu jusqu’alors s’en trouve modifiée et les individus sont conduits à ne plus fonder leurs choix existentiels que sur des critères émotionnels et indistincts renvoyant à l’enjeu de la survie. Dans cette étude de psychologie politique à la fois lucide et provocante, Christopher Lasch se penche sur cette confusion, de plus en plus répandue, entre lutte pour la préservation de l’intégrité personnelle et lutte pour la survie.
En 1986, la chaîne de télévision anglaise Channel 4 programmait un dialogue entre Cornelius Castoriadis et Christopher Lasch. Jamais rediffusé ni transcrit, inconnu des spécialistes des deux penseurs, cet entretien inédit est une contribution magistrale et extrêmement accessible au débat contemporain sur la crise des sociétés occidentales. Il analyse la naissance d’un nouvel égoïsme, au sortir de la Seconde guerre mondiale et à l’entrée dans la société de consommation. Les individus se retranchent de la sphère publique et se réfugient dans un monde exclusivement privé, perdant ainsi le “sens de soi-même (sense of self)” qui rend possible toute éthique. Le sens de soi-même n’existe en effet que lorsque les individus sont dégagés des contraintes matérielles et n’ont plus à lutter pour leur survie. Sans projet, otages d’un monde hallucinatoire sans réalité ni objets (même la science ne construit plus de réalité puisqu’elle fait tout apparaître comme possible), mais dopé par le marketing et les simulacres, les individus n’ont plus de modèles auxquels s’identifier. Le double échec du communisme et de la social-démocratie les laissent orphelins de tout idéal politique. Leur moi devient un moi vide (an empty self) que se disputent des lobbies devenus quant à eux les derniers acteurs de la scène politique. L’analyse est noire et féroce, mais elle pourrait avoir été faite hier, tant elle est d’actualité. Un texte très marquant, qui devrait trouver un fort écho.
Chronique de la rencontre programmée entre la fuite en progrès, la critique du progrès de Lasch est fondée sur la construction d’une personnalité de consommateur suprême, la personnalité narcissique, en tout point adaptée au capitalisme avancé.
Il y a peu de sujets de l’actualité contemporaine qui ne sauraient trouver dans l’œuvre de Christopher Lasch des explications de fond. De l’atmosphère de maccarthysme féministe dans laquelle dégénère l’affaire MeToo au rejet de plus en plus viscéral des élites technocratiques à mesure des consultations électorales en passant par le transhumanisme, le survivalisme des milliardaires de la Silicon Valley et la vindicte approbatrice aux dimensions orwelliennes qui s’est abattue sur les campus américains, les analyses de Lasch résonnent puissamment près de vingt-cinq ans après sa disparition. L’analyse de Lasch est d’une puissance critique inégalée parce qu’il évite l’écueil de ceux qui critiquent le capitalisme contemporain tout en présentant ses dégâts comme le prix du progrès matériel et moral.
Au travers des grands thèmes qui traversent la pensée de Lasch – l’ascendance du moi narcissique, le mirage d’une ” science pure de la société “, la construction d’un État thérapeutique, la substitution de la méritocratie à l’idéal d’une société sans classe en tant qu’incarnation du rêve américain – l’ouvrage présente un panorama des diagnostics toujours justes de Lasch sur son temps et sur la catastrophe anthropologique du capitalisme de consommation. Il expose aussi la philosophie de l’espérance que Lasch a articulée au travers de l’exploration d’une tradition civique américaine dont la redécouverte offre des pistes au monde entier afin de faire en sorte que la volonté de construire une société meilleure demeure vivace sur les décombres encore fumants de la social-démocratie.
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d34-Ned ( ou John)Ludd ( fin du XVIIIe siècle – début du XIXe siècle)
( par François Jarrige, historien s’intéresse aux mondes populaires et à la genèse de la société industrielle)
Ned ou John Ludd (parfois appelé « Captain Ludd », « King Ludd » ou « General Ludd ») est un ouvrier militant anglais légendaire de la fin du XVIIIe siècle – début du XIXe siècle, utilisé comme symbole par un mouvement puissant de contestation sociale, afin de se protéger de la répression.
Certains ne retiennent que la destruction d’un stock de coton en 1872, mais il s’est fait connaître par la destruction organisée des machines (à tisser notamment) qui, selon lui et ses acolytes, remplaçaient peu à peu les ouvriers humains et ainsi les jetaient au chômage. Les Luddites, qui ont combattu la progression du travail mécanique autour des années 1810, se sont baptisés en son nom et envoyaient des lettres de menaces signées de ce mystérieux « Général Ludd ».
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Alors que l’Angleterre est engagée en 1811-1812 dans une intense guerre contre Napoléon, le pays est secoué par de vastes émeutes sociales au cours desquelles de nombreux prolétaires du textiles détruisent des milliers de métiers. Le luddisme commence dans le Yorshire près de Leeds lorsque des machines mécaniques sont incendiées par un groupe d’hommes barbouillés en noir. les attaques nocturnes culminent entre février et avril 1812. C’est fin 1811 que les industriels reçoivent des lettres de menaces signées “Ned Ludd“. Les révoltes luddites manifestent le refus des nouvelles pratiques de travail et l’inquiétude persistante suscitées par l’impact des bouleversements techniques. A partir de 1813 la figure de Ned Ludd s’éclipse au fur et à mesure de la répression.
Devant l’intense propagande en faveur des machines le mouvement ouvrier s’organise pour conquérir les institutions et repenser la propriété privée. La figure mythique de Ned Ludd semble s’évanouir.
A la fin du XXe siècle alors que l’informatisation et le numérique reconfigure le capitalisme, plusieurs auteurs aux Etats-Unis comme Kirkpatick Sale initie un éphémère mouvement néo-luddite. En France le groupe Pièces et main d’oeuvre organise plusieurs cafés luddites.
La colère de Ludd. La lutte des classes en Angleterre à l’aube de la révolution industrielle
Cette narration du mouvement luddite (1811-1817) en Angleterre – qui tenta de résister à l’introduction des machines dans l’industrie textile et amena le pays au bord de l’insurrection en pleine guerre contre Napoléon – est complétée par une présentation exhaustive des documents relatifs à cet épisode fondateur du mouvement ouvrier, et par de nombreuses illustrations et d’appendices, notamment sur les poètes romantiques ‘engagés’ contemporains de ces troubles.
Voyage d’un français en Angleterre pendant les années 1810 et 1811
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d35-Dwight Macdonald (1906-1982)
( par Vincent Cheynet cofondateur du journal la décroissance)
Dwight Macdonald, né à New York le 24 mars 1906 et décédé le 19 décembre 1982, est un journaliste, écrivain et critique social et politique américain. Figure journalistique du New Yorker, Macdonald a également publié plus de trente essais et comptes rendus dans The New York Review of Books, accompagnant la revue à ses débuts en février 1963. Radical sur le plan politique, il était conservateur sur le plan culturel.
Seulement deux de ses livres sont traduits en français :
le socialisme sans le progrès dont le vrai titre est “la racine est l’homme“. Face au pouvoir politique et médiatique des Etats-Unis qui baigne dans l’idéologie de croissance Dwight Macdonald décrit le clivage droite-gauche comme trompeur. L’écrivain propose de lui substituer une opposition entre progressistes et radicaux. Il livre une véritable réflexion métaphysique sur l’antiproductivisme.
Je considère que les jugements de valeur existent, qu’ils soient conscients ou non, ils sont le fondement ultime de notre action tout en restant inaccessibles à la démarche scientifique. Il y deux mondes et non un seul : il existe une relation duale entre l’objectif et le subjectif.
Il met en garde les humains contre leur marge de liberté réelle. Dwight Macdonald était l’antithèse du pudibond, bon vivant, buveur, fumeur, soignant un humour assassin. Dans un texte intitulé “la bombe” et publié en 1946 il écrit que celle-ci impose une remise en cause des deux paradigmes : hérités des Lumières : les doctrines libérales et les différents courants socialistes.
Pour conclure, à la question “Que faire ? ” l’écrivain répondait en cinq points :
1 le négativisme
2 l’absences de réalisme
3 la modération
4 la limitation
5 le souci de soi
Dans cet essai, paru pour la première fois dans la revue Politics en 1946, Macdonald esquisse un bilan sans concession du projet marxiste d’émancipation, et plus généralement des idées révolutionnaires du XIXe siècle, au sortir des deux Guerres mondiales : que reste-t-il du socialisme, et même de la démocratie, après trente ans de guerre industrielle, de dictatures totalitaires, de centralisation étatique ? Peut-on encore croire que la science fasse progresser l’homme, après l’invention des gaz de combat, des camps d’extermination et de la bombe atomique ? Le diagnostic de Macdonald tranche avec l’atmosphère optimiste d’après guerre, alimentée par la victoire des Alliés sur le IIIe Reich, par l’euphorie qui gagne une partie de la gauche du fait du prestige acquis par l’URSS, et les succès électoraux de la social-démocratie à l’Ouest. Sur l’obsolescence du clivage droite-gauche, sur l’impérialisme de la méthode scientifique et de la technique moderne, sur la prolifération du phénomène bureaucratique au sein même du capitalisme dit libéral, cet auteur est d’une clairvoyance exemplaire.
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d36-Herbert Marcuse (1898-1979)
( par Patrick Vassort, maître de conférences HDR université de Caen dirige la revue Illusio)
Herbert Marcuse, né le à Berlin et mort le à Starnberg (Bavière), est un philosophe, sociologue marxiste, américain d’origine allemande, membre de l’École de Francfort avec Theodor Adorno et Max Horkheimer.
Contrairement à Freud, qui voyait dans le principe de réalité la nécessité de la sublimation répressive des désirs, Marcuse – à la suite de la lecture de Marx – dénonce l’inhumanité du principe de réalité répressif, qui n’est autre que le principe de réalité de la société en place. Il préconise, au contraire, l’éclosion des désirs, la transformation de la sexualité en Eros, l’abolition du travail aliéné et l’avènement d’une science et d’une technique nouvelles, qui seront au service de l’être humain. Il ne remet pas en question l’essentiel des théories freudiennes, il les complète, plutôt, en les adaptant à son temps et en les libérant d’une conception bourgeoise de la société pour les rendre émancipatrices et véritablement universelles. En revanche, il critique le révisionnisme néo-freudien, qui tend à édulcorer le caractère subversif des découvertes de Freud. Marcuse va néanmoins beaucoup plus loin que Freud lorsqu’il tente de penser une « sublimation non répressive ». Marcuse est important pour les mouvements écologistes aujourd’hui, car il fut l’un des rares à penser qu’une société non-répressive impliquait aussi un changement dans les techniques, là où Marx pensait qu’un changement dans les rapports de production était suffisant.
Il est notamment l’auteur et de L’Homme unidimensionnel (1964), qui veut démontrer le caractère inégalitaire et totalitaire du capitalisme des « Trente Glorieuses ». Ces affirmations lui valurent des critiques, notamment celle qui proclamerait la tolérance envers toutes les opinions sauf les opinions « qui perpétuent la servitude », malmènent l’autonomie au profit du statu quo répressif et protègent « la machine de discrimination qui est déjà en service ». Pour Marcuse, la tolérance envers des idées qui servent le système de domination et d’oppression est une dénaturation du concept de tolérance : Marcuse oppose la vraie tolérance, qui est nécessairement émancipatrice, à une perversion opportuniste de l’idée de tolérance, qu’il qualifie de « tolérance répressive ». Selon Marcuse, c’est la « tolérance répressive » qui a autorisé la prise du pouvoir par le parti nazi en Allemagne. Pour Marcuse, « une des réalisations de la civilisation industrielle avancée est la régression non-terroriste et démocratique de la liberté – la non-liberté efficace, lisse, raisonnable qui semble plonger ses racines dans le progrès technique même».
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Pour Marcuse nous sommes dans une société close , car unidimensionnelle qui “met au pas et intègre toutes les dimensions de l’existence privée et publique.”
L’unidimensionnalité ( cf l’homme unidimensionnel) est une attaque radicale contre l’humanité de l’homme. En confisquant la possibilité d’un choix conscient, la société dominante détermine le rapport de l’homme au travail, son rapport à la consommation névrotique, au temps libre, à l’espace, au temps en général.
Il faut comprendre quelle est la dimension politique de cette unidimensionnalité. ” De la manière dont elle a organisé sa base technologique , la société industrielle contemporaine tend au totalitarisme en manipulant les besoins au nom d’un faux état général. La société démocratique s’oppose à la société de progrès technoscientifique et marchande.”
une critique :
Constat se voulant accablant d’une civilisation où la rationalité engendre des comportements irrationnels (pensez à la bombe, au stress au travail…). Il s’agit évidemment d’un réquisitoire contre la société capitaliste. Tout devient fonctionnel: la culture, le sexe…. l’homme.
La technologie a arrangé un ordre rationnel qui a conquis tous les domaines. Pour Marcuse cet ordre est politique, c’est une idéologie. L’ensemble du livre s’attache à le démontrer. Son analyse est pertinente; beaucoup d’éléments sont devenus des lieux communs.
Quelques beaux morceaux de bravoure comme une analyse du discours ambiant (plus que jamais valable), une analyse idéologique des sciences et de la raison, ou une charge contre la philosophie analytique accusée de clore le possible (Wittgenstein en particulier).
Marcuse parle peu de la société communisme (on comprend qu’il soit gêné). Il la renvoie quand même dos à dos avec le capitalisme (l’homme enchaîné à l’appareil productif, les moyens traités comme des fins’).
Pas de conclusion, sinon une espérance. Connaissant Marcuse, on devine laquelle; mais il n’est pas très explicite (le 20 ème congrès est passé par là et l’URSS est déjà, au mieux, suspecte).
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d37-William Morris (1834-1896)
( par Bertrand Cochard agrégé de philosophie prépare une thèse sur Debord)

William Morris, né le à Walthamstow, Essex (aujourd’hui dans le borough londonien de Waltham Forest) et mort le à Hammersmith, Londres, est un fabricant designer textile, imprimeur, écrivain, poète, conférencier, peintre, dessinateur et architecte britannique, célèbre à la fois pour ses œuvres littéraires, son engagement politique libertaire, son travail d’édition et ses créations dans les arts décoratifs, en tant que membre de la Confrérie préraphaélite, qui furent une des sources qui initièrent le mouvement Arts & Crafts qui eut dans ce domaine une des influences les plus importantes en Grande-Bretagne au xxe siècle.
« La forêt lui fut une amie, il ne tarda pas à en connaître tous les sites, tous les chemins, il essayait d’y surprendre les troupeaux de daims qui y vivent. En retour elle l’initia à la beauté. Inconsciemment sans doute, mais sûrement, il commença à sentir le charme profond de la nature, et toute son œuvre de poète et d’artiste devait en être pénétrée. Sans comprendre toute la mystérieuse beauté de la forêt il apprit à l’aimer. Elle fut son premier maître, un magister point pédant, sans rien de rébarbatif ni d’austère, dont les leçons s’égayaient de chants d’oiseaux, de soleil et de parfums sous les arbres, et qui lui apprit à regarder de près et avec sympathie les bêtes et les plantes. C’est peut-être à cette habitude d’observation précise, contractée dès l’enfance que nous devons la frappante vérité de ses décorations florales. »
Il fut un ardent défenseur de l’environnement et du patrimoine architectural. Sa défense de la terre et ses attaques contre la répartition pernicieuse des biens anticipaient, à maints égards, les revendications écologistes. C’est en particulier à cause de son écologisme radical qu’il sera re-découvert par une partie de l’ultra-gauche française d’inspiration anarchiste ou situationniste.
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Morris avait deux grandes préoccupations sur lesquelles il a fondé l’ensemble de sa critique : les conditions de travail et les conditions de vie. Pour les conditions de travail il observait que les prolétaires étaient complètement anéantis par la cadence et l’organisation du travail. Contrairement à l’artisan, le prolétaire ne maîtrise pas l’ensemble du processus de production et l’objet réalisé n’est plus son oeuvre.
Morris s’insurge encore plus contre les conditions de vie : l’air est devenu irrespirable, la pollution a gagné chaque lac et rivière. Les ouvriers habitent des maisons surpeuplées dans des quartiers hideux. L’industrie a détruit l’artisanat : ce n’est plus l’objet qui compte mais le profit.
William Morris se prévient de la supercherie du développement durable, de ce mensonge qu’est le capitalisme vert.
Quelle alternative avons-nous ? Le système dans lequel nous vivons rend presque impossible l’effort de reconstruction. Dans Nouvelles de nulle part il fait le récit du rêve utopique d’un ami du narrateur qui se serait débarrassé de la tyrannie du progrès.
Le modèle social qui prévaut dans ce songe comporte beaucoup de similitudes avec le modèle prôné par la décroissance : réduction du temps de travail, système du troc préféré à l’argent et ses influences néfastes sur les relations. On retrouve la mise en récit de la critique du luxe et la promotion d’une autre conception de richesse : “la richesse c’est ce que la nature nous prodigue, c’est ce qu’un homme raisonnable peut fabriquer pour son usage raisonnable avec les dons de la nature : lumière du soleil, air pur, surface préservée de la terre … la conservation de toutes les formes de savoir et la faculté de les diffuser, les instruments d’une communication libre, les oeuvres d’art. Voilà la richesse.William Morris fait l’éloge d’un mode de vie sobre sans être ascétique.
L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne
William Morris (1834-1896), surtout connu comme artiste aux talents multiples et protagoniste du mouvement “Arts and Crafts”, fut aussi un agitateur socialiste, soucieux de lier ses activités de propagandiste et d’artisan (fabricant de meubles, de papier peint, etc.).
Ainsi développa-t-il une critique de la société industrielle qui, pour être restée minoritaire dans le mouvement ouvrier de son temps et avoir été occultée par l’orthodoxie marxiste hégémonique, n’en a pas aujourd’hui moins de pertinence, bien au contraire.
Les conférences ici traduites pour la première fois en français restituent historiquement l’apport original de ce pamphlétaire éclectique et généreux.
Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre
William Morris (1834-1896) connaît plusieurs carrières successives : il est peintre, poète, tisserand, traducteur, décorateur, romancier, éditeur, imprimeur. Vers 1883, il s’engage auprès des socialistes. Dès lors, il sillonne l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande, pour donner des conférences, en général à des auditoires d’artistes ou d’ouvriers. Ce volume réunit trois de ces conférences. Il y examine le système économique de son temps et démontre avec ferveur ce que ce système a de déshumanisant, il s’y interroge sur les arts décoratifs et sur leur importance dans la vie quotidienne. Dans ces pages, Morris affirme ses préceptes favoris : aucun objet chez soi qui ne soit beau ou utile. Aucun travail qui ne soit une joie à accomplir. Rien de plus important que la beauté, l’amitié et la solidarité.
La civilisation et le travail de William Morris Préface d Anselm Jappe Cette année, le passager clandestin poursuit le travail de redécouverte de William Morris qu il avait entrepris en 2010 avec Comment nous pourrions vivre, en publiant deux conférences du socialiste anglais, dont la seconde était jusque-là inédite en français ; « Travail utile et vaine besogne », et « Des origines des arts décoratifs », réunies sous le titre La civilisation et le travail dans notre collection Rééditions. William Morris (1834-1896) était désigner textile, imprimeur, écrivain, peintre et architecte. Il considérait l ordre social capitaliste et le système technique comme les deux sources principales et convergentes du malheur moderne. Dans ses conférences, il critique les conditions du travail dans les usines, les formes artistiques créées par le capitalisme, la publicité (qui était encore à ses tout premiers débuts !), la production des faux besoins et désirs, l esprit de concurrence universelle… avec une acuité qui nous laisse stupéfaits quand nous les lisons 130 ans plus tard ! Il montre comment la civilisation moderne renouvelle et démultiplie les formes d exploitation et le gaspillage déjà à l uvre dans les sociétés esclavagistes ou de servage. À travers la division du travail, l industrialisation et la compétition capitaliste, l écrasante majorité de la population est maintenue dans un état de nécessité pour le profit de quelques oisifs détenteurs de l outil de production et du capital ; de surcroit, les membres de la classe laborieuse sont assignés à des tâches répétitives dépourvues de sens et à la consommation de sous-produits de mauvaise qualité… Il dénonce le régime capitaliste, puisque non seulement les travailleurs y sont exploités, mais aussi une grande partie du travail y est inutile, et l on produit surtout des objets nuisibles ou dont personne n a besoin. Morris comprend bien avant tout le monde que le travail moderne n est exécuté qu en vue de l accumulation de cette richesse abstraite qu est la valeur. Il ne récuse pas l idée même de progrès, mais dénonce le « Marché-Mondial » qui nous contraint à poursuivre la fabrication en quantités de plus en plus grandes de produits qui ne sont pas toujours nécessaires. Il se montre particulièrement sensible aux méfaits de la division du travail et demande de rétablir l union de la main et du cerveau qui, selon lui, caractérisait le Moyen Âge. Il note aussi, avec une perspicacité rare à son époque, les effets désastreux de la domination de la nature sur la nature même ! D autres aspects de sa pensée encore étonnent par leur actualité, que ce soit sa polémique contre la restauration des bâtiments du passé et la destruction du patrimoine architectural au nom de sa sauvegarde, sa méfiance envers les « experts », son rejet de l État et de la politique…
Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos a été publié pour la première fois en anglais en 1890 sous le titre original News from Nowhere or An Epoch of Rest. Cette édition, inédite en version monolingue, reprend la traduction française effectuée par Victor Dupont en 1957, partiellement revue par nos soins. Nouvelles de nulle part, oeuvre majeure de Morris, est à classer dans la veine des romans utopistes. Outre une écriture élégante et généreuse, le texte de Morris constitue un apport politique considérable en terme de critique du travail, de la marchandise, de la démocratie, de l’État, de la justice, du système carcéral, etc. Il peut également, à l heure de l utilisation généralisée de la notion de développement durable, être abordé sous l angle de l écologisme radical. – « Excusez-moi, voisins, c est plus fort que moi. L idée qu il peut y avoir des gens qui n aiment pas travailler ! C est par trop ridicule ! Mais même toi, mon pauvre vieux, tu aimes travailler… à l occasion, dit-il en caressant affectueusement le cheval de son fouet. Quelle étrange maladie ! Et qu on avait bien raison de l appeler la Rogne! » Et il recommença à rire de façon plus bruyante encore ; trop bruyante, à mon avis, pour sa courtoisie habituelle ; et je me mis de mon côté à rire pour faire comme lui, mais du bout des dents seulement, car je ne voyais, quant à moi, rien de drôle dans cette idée de ne pas aimer le travail, vous pensez bien.
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d38-Lewis Mumford ( 1895-1990)
( par François Jarrige , historien mondes populaires)
Lewis Mumford (1895-1990) est un historien américain, spécialisé dans l’histoire de la technologie et de la science, ainsi que dans l’histoire de l’urbanisme.
Mumford défendait l’idée que ce qui définit l’humanité, ce qui fait la spécificité de l’être humain par rapport aux animaux, ne réside pas principalement dans notre utilisation des outils (la technique), mais dans notre utilisation du langage (les symboles). Il était convaincu que le partage des connaissances et des idées entre les membres des sociétés primitives était complètement naturel au début de l’humanité et a manifestement été le fondement de la société telle qu’elle est devenue, plus sophistiquée et complexe. Il avait l’espoir d’une poursuite de ce processus d’information pooling dans le monde alors que l’humanité avance vers l’avenir.
Le choix de Mumford du mot « technique » à travers son travail a été délibéré. Pour Mumford, la technologie est une partie de la technique. En utilisant la définition élargie de la tekhnê grecque, qui signifie non seulement la technologie mais aussi l’art, l’habileté et la dextérité, la technique se réfère à l’interaction d’un milieu social et de l’innovation technologique — la « volonté, les habitudes, les idées, les objectifs » ainsi que « les processus industriels » d’une société. Comme Mumford l’écrit au début de Technics and Civilizations, « d’autres civilisations ont atteint un degré élevé de compétence technique, sans, apparemment, être profondément influencées par les méthodes et les objectifs de la technique. »
Dans Le Mythe de la machine, Mumford critique la tendance moderne de la technologie, qui met l’accent sur une expansion constante et illimitée de la production et du remplacement. Il explique que ces objectifs vont à l’encontre de la perfection technique, de la durabilité, de l’efficacité sociale et, globalement, de la satisfaction humaine. La technologie moderne, qu’il appelle « mégatechnique » élude la production durable, la qualité, en poussant au remplacement prématuré des objets techniques grâce à des dispositifs tels que crédit à la consommation, designs non fonctionnels et défectueux, obsolescence programmée, changements de mode fréquent et superficiels.
« Sans l’incitation constante de la publicité », explique-t-il, « la production ralentirait et se stabiliserait à la demande de remplacement normal ; de nombreux produits pourraient atteindre un plateau de conception efficace qui n’exigerait que des modifications minimes d’année en année. »
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C’est l’un des penseurs les plus importants du XXè siècle pour la genèse de la critique décroissante du monde contemporain. Il fut à la fois un historien et un philosophe des techniques et de la ville.
Dès l’époque des années 30 il analyse l’histoire des techniques non pas comme un progrès inéluctable et glorieux mais comme “un appauvrissement de la vie “. Constatant les ravages de la crise et la monté des extrémismes il interroge d’abord la technique moderne. Sa réflexion vise à reprendre le contrôle sur les techniques et en orienter les trajectoires. Il constate que presque dès le début de la civilisation deux technologies disparates ont existé côte à côte, l’une démocratique et dispersée et l’autre totalitaire et centralisée. Il ne voit pas l’histoire comme un processus linéaire et évolutionniste qui nous conduirait naturellement sur le chemin du supposé progrès mais comme la lutte entre le principe démocratique et le principe autoritaire.
Après la guerre il est un des rares penseurs non séduit par le”miracle économique” des “Trente glorieuses“. Il dénonce “le mythe de la machine” et “la démesure et l’orgueil” des occidentaux.
Son pessimisme s’exprime dans sa fresque sur les transformations de l’homme (1956). Il y analyse l’avènement progressif du “Nouveau monde mécanique” : “l’humanité de l’homme est maintenant menacée par la possibilité d’une rechute dans une barbarie plus radicale qu’il n’en a jamais existé dans les temps historiques.” L’un des problèmes de la modernité vient de la disparition de toutes limites, du triomphe complet “de la démesure et de l’orgueil”.
En 1961 il publie La cité à travers l’histoire sans doute l’un de ses ouvrages les plus importants à l’heure des mégalopoles. Pour lui la tâche la plus urgente ne consiste pas à accroître l’équipement matériel et électronique pour couvrir toutes les régions suburbaines mais à remettre en culture des terres et la reconstruction des cités. Mumford n’était pas un écologiste exaltant la nature sauvage il était un écologiste social, un penseur de la modernité en quête d’une alternative au culte absurde de la croissance et de l’expansion industrielle infinie.
Publié aux États-Unis en 1934, Technique et civilisation est le livre par lequel la France découvre, en 1950, Lewis Mumford. Alors accueillie par un réel succès, cette pièce maîtresse de l’ uvre d’un écrivain engagé et visionnaire, affranchi des raideurs universitaires, saisit encore par sa clairvoyance et sa modernité.
Désignant l’invention de l’horloge et le partage des heures en minutes comme le point de départ de l’ère de la machine, Lewis Mumford déroule les trois phases éotechnique, paléotechnique et néotechnique d’une immense fresque historique où la machine apparaît tour à tour comme un outil vertueux, porteur de civilisation, et comme l’agent sans conscience de l’aliénation et de la destruction des hommes. Lucide, sans complaisance envers le complexe militaro industriel et les financiers, il tire déjà la sonnette d’alarme : le « progrès » de l’industrie a conduit à un chaos fait de gaspillage, de pollution, de mal-être, et l’époque appelle à remettre le système productif sur les rails d’un développement favorable à l’humanité.
Le Mumford des années trente, qui croit à une « rédemption » in extremis des sociétés humaines, s’affirme ici comme un écologiste convaincu, partisan avant l’heure de ce qu’on nommerait aujourd’hui la « décroissance ».
Cette nouvelle traduction restitue la pensée frappante et lumineuse d’un homme qui, il y a bientôt un siècle, décrivait l’avenir mortifère auquel devaient s’attendre nos sociétés si elles ne faisaient pas, d’urgence, du bien être des humains et de la préservation de l’environnement leurs seules finalités.
Les transformations de l’homme :
L’homme moderne s’est déjà dépersonnalisé si profondément qu’il n’est plus assez homme pour tenir tête à ses machines. L’homme primitif, faisant fond sur la puissance de la magie, avait confiance en sa capacité de diriger les forces naturelles et de les maîtriser. L’homme post-historique, disposant des immenses ressources de la science, a si peu confiance en lui qu’il est prêt à accepter son propre remplacement, sa propre extinction, plutôt que d’avoir à arrêter les machines ou même simplement à les faire tourner à moindre régime. En érigeant en absolus les connaissances scientifiques et les inventions techniques, il a transformé la puissance matérielle en impuissance humaine : il préfèrera commettre un suicide universel en accélérant le cours de l’investigation scientifique plutôt que de sauver l’espèce humaine en le ralentissant, ne serai-ce que temporairement. Jamais auparavant l’homme n’a été aussi affranchi des contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus il n’a été davantage victime de sa propre incapacité à développer dans leur plénitude ses traits spécifiquement humains ; dans une certaine mesure, comme je l’ai déjà suggéré, il a perdu le secret de son humanisation. Le stade extrême du rationalisme posthistorique, nous pouvons le prédire avec certitude, poussera plus loin un paradoxe déjà visible : non seulement la vie elle-même échappe d’autant plus à la maîtrise de l’homme que les moyens de vivre deviennent automatiques, mais encore le produit ultime – l’homme lui-même – deviendra d’autant plus irrationnel que les méthodes de production se rationaliseront. En bref, le pouvoir et l’ordre, poussés à leur comble, se renversent en leur contraire : désorganisation, violence, aberration mentale, chaos subjectif.
Trois idées principales sous-tendent cette magistrale synthèse de l’histoire du développement humain :
1) La nature historique de l’homme ne saurait être réduite à aucun trait unique. Mumford ne nie pas l’importance de l’homo faber,mais l’histoire humaine ne se résume pas pour lui aux artefacts regroupés par les archéologues. qui se contenterait de la chope dans laquelle buvait Shaskespeare, ou des débris du Globe Théâtre, au lieu de son œuvre théâtrale ? L’homo sapiens comme l’homo ludensont été trop systématiquement négligés. Mumford rappelle que la définition de l’homme en tant qu’animal qui se sert d’outils, même si on la corrige en « qui fabrique des outils » eût paru étrange à Platon, lequel attribuait l’émergence de l’homme moderne autant à Marsyas et Orphée, les musiciens, qu’à Prométhée, le voleur du feu, ou bien à Héphaïstos, le dieu forgeron, l’unique travailleur manuel du Panthéon olympien.
2) A l’origine, la technologie était moins centrée sur le travail et la puissance que sur la vie. La principale tâche de l’homme était sa propre transformation, son auto-identification et son auto-compréhension – non pas la fabrication d’outils extérieurs.
3) Quant à l’ « implosion culturelle » qui se produit vers le quatrième millénaire avant Jésus-Christ et que l’on associe généralement à la « naissance de la civilisation », elle n’est pas pour Mumford le résultat d’inventions mécaniques mais le produit d’une institution nouvelle : la royauté de droit divin, née de la fusion du pouvoir sacré et du pouvoir temporel, de la coalition entre le chef de chasse exigeant un tribut et les gardiens d’un important sanctuaire religieux. Sans cette élévation lumineuse, les prétentions des nouveaux dirigeants à une obéissance inconditionnelle à leur volonté supérieure n’auraient pas été possibles. Sans cette collusion, il n’y aurait pas eu un pouvoir dominé par une élite entretenue, sur un mode grandiose, par des impôts prélevés de force sur la communauté entière. C’est à cette période que s’ajoute aux tabous de l’inceste et du meurtre celui de la désobéissance à l’autorité, dont le pouvoir totalitaire est « compensé » par de « magnifiques »réalisations dans le domaine agricole, architectural ou culturel.
La première conséquence de cette série de postulats est la valorisation, dans l’histoire du développement humain, du rêve longtemps négligé, du rituel (manifestation élémentaire de l’ordre nécessaire à la vie), de la parole (fonction symbolique) et de la sexualité.
Une autre conséquence est que le mythe de la machine (dont la naissance correspond à l’apparition du mythe primaire de la royauté) n’est pas le fait du capitalisme moderne mais d’un nouveau type d’organisation sociale dont la première expression est la construction des pyramides égyptiennes. Alors est inventée la « machine travail » qui permet d’élever les immenses demeures destinées à la vie immortelle des pharaons. Alors apparaît la « machine militaire », organisée selon les mêmes principes hiérarchiques : l’unité de base est l’escouade, supervisée par un chef de groupe, l’ouvrier-chef ou le soldat-chef. Alors surgit la « machine bureaucratie » qui assure la distribution des ordres venus d’en haut, des états-majors, du roi. Nulle information locale n’est admise. Nulle considération d’ordre humain n’est acceptée. Cette administration totale requiert une répression vigilante de toutes les fonctions autonomes de la personnalité, ainsi qu’une disposition à exécuter les tâches quotidiennes avec une exactitude rituelle.
Les caractéristiques constantes de la mégamachine « invisible » se retrouvent, à travers l’histoire et en proportions variables : centralisation du pouvoir politique, séparation des classes, division du travail, mécanisation de la production, accroissement de la puissance militaire, exploitation économique des faibles, universelle introduction de l’esclavage et des travaux forcés à des fins industrielles ou militaires. Fait également partie du système une certaine amélioration du niveau de vie, des moyens de communication, des arts visuels et musicaux, qui crée l’illusion d’un progrès, lequel toutefois ne profite véritablement qu’à l’élite au pouvoir.
Une organisation sûre des connaissances naturelles et surnaturelles (l’astronomie en particulier) était nécessaire pour faire fonctionner la machine. Aucun roi, précise Mumford, ne pouvait agir de façon efficace sans le soutien d’une telle « organisation des connaissances supérieures », non plus que le Pentagone aujourd’hui ne peut agir sans consulter ses savants, ses spécialistes, ses théoriciens, ses ordinateurs. Hier comme aujourd’hui, le savoir doit être un monopole tenu secret par ses grands prêtres. Si chacun avait accès aux sources de la connaissance et aux systèmes d’interprétation, nul ne croirait en leur infaillibilité puisque les erreurs des gouvernants ne pourraient être dissimulées.
La nouvelle mégamachine n’est pas fondamentalement différente de celle des premiers rois égyptiens. Elle implique le retour du dieu Soleil (l’énergie nucléaire), la généralisation de l’image d’un monde mécanisé, l’élévation du savant au statut de législateur, la mutilation de l’homme multidimensionnel, la « nucléation » de la puissance, l’accélération des processus naturels, la technique du contrôle absolu, le culte de l’anti-vie, la marche vers « nulle part. Elle est faite de fausses promesses, de corruptions et de menaces.
Pour lutter contre la mégatechnologie qui alimente la mégamachine, Mumford propose une nouvelle image totalisante du monde. « C’est, dit-il, du monde organique en son intégralité et non seulement d’un fragment hypertrophié de l’esprit humain, que doivent être tirés les matériaux destinés au développement futur. Une fois que la nouvelle image organique du monde sera devenue intelligible et acceptable, l’ancien “ mythe de la machine ”, d’où proviennent dans une large mesure nos compulsives erreurs et fautes de direction technocratiques, cessera de maintenir son emprise sur l’homme moderne. » On assistera au passage de la puissance à la plénitude.
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d39-George Orwell ( 1903-1950)
( par Jean-Claude Michéa, philosophe)
George Orwell , nom de plume d’Eric Arthur Blair, né le à Motihari (Inde) pendant la période d’occupation britannique et mort le à Londres, est un écrivain, essayiste et journaliste britannique.
Témoin de son époque, Orwell est dans les années 1930 et 1940 chroniqueur, critique littéraire et romancier. De cette production variée, les deux œuvres au succès le plus durable sont deux textes publiés après la Seconde Guerre mondiale : La Ferme des animaux et surtout 1984, roman dans lequel il crée le concept de Big Brother, depuis passé dans le langage courant de la critique des techniques modernes de surveillance et de contrôle des individus. L’adjectif « orwellien » est également fréquemment utilisé en référence à l’univers totalitaire imaginé par cet écrivain anglais.
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Ce refus d’un destin humain tracé d’avance, et réglé par les seuls développement de la technique et de l'”innovation” ( cette “civilisation de la machine qui conduit à l’uniformisation croissante du globe”) n’implique nullement que la notion de Progrès soit totalement dépourvue de sens. Toute innovation ne devrait être socialement validée qu’une fois résolue cette question préalable : “cela nous rend-il plus humains ou moins humains ?… L’homme ne reste humain que s’il accorde dans sa vie une large place à la simplicité.
Orwell ne serait pas Orwell s’il n’avait pas également tenu lui-même en pratique cette critique radicale du monde de la croissance matérielle infinie. C’est ce qui le conduisit, en 1946, à s’installer dans une ferme isolée de l‘île de Jura(Ecosse) afin d’y expérimenter son rêve socialiste d’une vie aussi autonome et accomplie que possible. Grâce au beau livre de Jean-Pierre Martin, l’Autre Vie d’Orwell nous disposons aujourd’hui d’un témoignage décisif sur cette ultime étape de sa vie.
Simon Leys conclut : “je ne vois qu’il existe aujourd’hui un seul écrivain dont l’oeuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat.”
1984 :
«De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston… Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée.»
1984 (Nineteen Eighty-Four) est le plus célèbre roman de George Orwell, publié en 1949.
1984 est communément considéré comme une référence du roman d’anticipation, de la dystopie, voire de la science-fiction en général. La principale figure du roman, Big Brother, est devenue une figure métaphorique du régime policier et totalitaire, de la société de la surveillance, ainsi que de la réduction des libertés. En 2005, le magazine Time a d’ailleurs classé 1984 dans sa liste des 100 meilleurs romans et nouvelles de langue anglaise de 1923 à nos jours, liste où se trouve La Ferme des animaux, autre fameux roman d’Orwell.
Il décrit une Grande-Bretagne trente ans après une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest censée avoir eu lieu dans les années 1950 et où s’est instauré un régime de type totalitaire fortement inspiré à la fois du stalinisme et de certains éléments du nazisme. La liberté d’expression n’existe plus. Toutes les pensées sont minutieusement surveillées, et d’immenses affiches sont placardées dans les rues, indiquant à tous que « Big Brother vous regarde » (Big Brother is watching you).
Ecrits politiques (1928-1949). Sue le socialisme, les intellectuels et la démocratie
De son premier article, publié dans la revue politico-littéraire d’Henri Barbusse, à ses ultimes déclarations sur la signification de 1984, les textes de George Orwell ici réunis sont tous inédits en français. Ils avaient été écartés de l’édition de ses Essais, articles et lettres choisis par sa veuve, Sonia, qui « n’appréciait pas son positionnement politique » (Bernard Crick). Ce recueil dessine l’itinéraire des engagements d’Orwell et l’évolution de ses idées : témoignages sur l’Espagne de la guerre civile, appels des années 1940-1941 à la révolution en Angleterre pour gagner la guerre contre Hitler, condamnation radicale de l’impérialisme britannique en Inde et en Birmanie, réflexions sur le socialisme et la démocratie, critique des intellectuels et de leur fascination pour le pouvoir, bilan de l’expérience travailliste d’après guerre, etc. Il inclut des essais méconnus, qui furent des jalons importants dans l’élaboration de ses conceptions sur l’individu, l’Etat et la société, comme « Culture et démocratie », « Les socialistes peuvent-ils être heureux ? » ou « La révolte intellectuelle ». Malgré l’immense célébrité de l’écrivain Orwell, sa pensée reste largement ignorée ou incomprise en France. Il est temps qu’il y soit lu comme une figure majeure, et désormais classique, de la pensée politique du XXe siècle, au même titre qu’un Gramsci ou une Hannah Arendt.
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d40-François Partant (1926-1987)
( par Jacques Julien maître de conférence en écologie et ethnologie Paris VII et Jean Marc Luquet informaticien)
François Partant (1926-1987), pseudonyme de François Roche, est un économiste de formation qui a d’abord travaillé en tant que banquier du développement. Après avoir tenté, dans les années 1960, d’aider au développement de plusieurs pays du tiers monde (Iran, Madagascar), c’est en homme de terrain qu’il prit conscience des aberrations auxquelles conduisaient les politiques de développement menées dans le tiers monde. Il travailla alors pour les gouvernements et les mouvements d’opposition de ces pays avant de se lancer dans une réflexion plus globale sur le système économique et politique international. Il est l’un des premiers à développer l’idée d’un après-développement.
En 1982, paraît son livre le plus connu, La Fin du développement, naissance d’une alternative ?, où, après avoir longuement enterré le développement, il cherche à théoriser ce qui pourrait être une alternative au vieux monde finissant. Durant cette période, et jusqu’à la fin de sa vie, Partant collabore régulièrement au bulletin de l’association Champs du Monde, animé notamment par François de Ravignan.
Partant travaillait sur un nouvel ouvrage alors qu’il meurt en 1987. Le livre sera mis en forme par un groupe d’amis parisiens de François Partant et paraît en octobre 1988 sous le titre La Ligne d’horizon. Loin de n’être qu’un complément à La Fin du développement, ce texte analyse l’idéologie du progrès, traite de la crise comme d’un blocage du système, et de l’agriculture comme, peut-être, l’espoir d’une reconstruction ; et aussi des aventures d’un milliardaire idéaliste…
La fin du développement. Naissance d’une alternative
Un chaos social généraliste est, hélas ! l’hypothèse la plus probable. Mais le chaos ne saurait durer éternellement. Tôt ou tard, les sociétés se recomposeront sur de nouvelles bases. De plus, une alternative demeure possible. Si elle ne peut être espérée d’une transformation du système, à l’initiative des forces sociales organisées telles qu’elles le sont aujourd’hui (en patis ou en syndicats) et dans le cadre où elles le sont (celui de l’Etat-nation), elle peut naître de sa décomposition, à la condition que la fraction de la population mondiale marginalisée par l’évolution technico-économique, fraction au demeurant largement majoritaire et, de surcroît, en constante augmentation, parvienne à s’organiser pour la mettre en forme. C’est cette éventualité qui sera étudiée ici. Elle peut paraître utopique. Et elle l’est, en effet. Pourtant, des réactions convergentes permettent un espoir, ténu sans doute, mais un espoir quand même. Il faut s’y accrocher, car c’est en définitive le seul.
La Ligne d’horizon est un peu le testament politique d’un des penseurs les plus pertinents etprécurseurs de la “décroissance”.
Dans ce livre posthume, initialement publié en 1988, François Partant répondait, avec rigueur et inventivité, à des questions essentielles, qui n’ont rien perdu de leur actualité près de vingt ans plus tard : comment l’idéologie du progrès, née en Occident, s’est-elle diffusée sur toute la planète ? Comment a-t-elle conduit à des politiques de développement ayant souvent des effets désastreux pour les hommes ? Depuis quand la crise économique a-t-elle modifié profondément les règles du jeu international ? Quelle sont les ruptures nécessaires pour enrayer l’exclusion de populations de plus en plus nombreuses et pour redonner de l’humanité aux relations sociales ?
La Ligne d’horizon est un peu le testament politique d’un fin connaisseur de deux milieux trop fréquemment étanches l’un à l’autre, auxquels François Partant s’était toujours intéressé : celui de la haute banque et des sphères du pouvoir et celui des paysans, artisaue la crise s’aggrave !ns et chômeurs, tant dans le tiers monde que dans les pays industrialisés. La Ligne d’horizon, c’est également celle qu’on entrevoit depuis nos États industriels développés et qui nous signale les changements à venir.
Quatrième de couverture
d41-Pier Paolo Pasolini (1922-1975)
( par Max Leroy , écrivain et essayiste)
Pier Paolo Pasolini est un écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien, né le à Bologne, et assassiné dans la nuit du 1er au , sur la plage d’Ostie, près de Rome.
Son œuvre artistique et intellectuelle, éclectique et politiquement engagée, a marqué la critique. Connu notamment pour son engagement à gauche, mais se situant toujours en dehors des institutions et des partis, il observe en profondeur les transformations de la société italienne de l’après-guerre, et ce, jusqu’à sa mort en 1975. Son œuvre suscite souvent de fortes polémiques (comme pour son dernier film, Salò ou les 120 Journées de Sodome, sorti en salles l’année même de sa mort), et provoque des débats par la radicalité des idées qu’il y exprime. Il se montre très critique, en effet, envers la bourgeoisie et la société consumériste italiennes alors émergente, et prend aussi très tôt ses distances avec l’esprit contestataire de 1968.
Avec plus de quatorze prix et neuf nominations, l’art cinématographique de Pasolini s’impose, dès 1962 avec notamment L’Évangile selon saint Matthieu, puis avec Les Contes de Canterbury.
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Pasolini s’étonnait dans ses lettres luthériennes de l’absence de réaction des communistes et des antifascistes au cours des années 1960 et 1970 face à l’hégémonie marchande et à la standardisation humaine – mutation anthropologique qu’il tenait pour historiquement unique.
Cette évolution que l’on prenait soin de nommer “développement” le répugnait. le torrent ultralibéral et productiviste charrie l’éradication des cultures, des modes de vie, des particularismes et des valeurs millénaires, transformant ainsi les humains en “automates laids et stupides, adorateurs de fétiches”. Son athéisme ne l’empêchait d’ailleurs pas de promouvoir une certaine sacralité, volontiers teintée de mystique chrétienne ce qui le conduisait à condamner l’avortement. La modernité le hantait : “je ne vois qu’une chose : que bientôt va mourir / l’idée de l’homme qui apparaît dans les glorieux matins”
Le chaos : contre la terreur
À l’été 1968, Pier Paolo Pasolini inaugure une rubrique dans « Tempo » qu’il intitule Le Chaos : c’est l’année des contestations, des manifestations étudiantes, de la lutte pour les droits civils. Dans un pays qui est en train de changer rapidement, Pasolini intervient de manière fortement polémique sur les thèmes dominants du jour, et qui sont prétextes à des réflexions – réunies ici pour la première fois – fondamentales et novatrices : la condamnation de la télévision, la question émergente de la jeunesse, les positions de l’Église, les accusations du capitalisme. Il profite également de cet espace de liberté pour livrer à l’inspiration de magnifiques pages poétiques et littéraires, sur le cinéma, l’écriture, sa propre vie.
Lettres luthériennes : petit traité pédagogique
Pasolini est un homme révolté qui ne craint pas de le faire savoir. Politique, télévision, cinéma, sexualité, littérature : il fait feu de tout bois pour réveiller ses contemporains. Sous couvert d’un dialogue avec un jeune homme imaginaire, cet artiste génial du XXe siècle dresse un réquisitoire implacable contre une Italie à la dérive.
note de lecteur :
Entre le Frioul, où il naît, et Ostie, où il meurt, Pier Paolo Pasolini aura passé sa vie à taper du pied dans tous les centres idéologiques. Poète, cinéaste, romancier, dramaturge et essayiste, Pasolini vocifère. Brûle. Hurle. Amplifie. Irrite. Viole. Il faut le comprendre, c’est pas sa faute, à lui qui collectionne les scandales ; c’est pas sa faute s’il est quasi seul, en Italie, à se battre contre une violence neuve, et encore souterraine dans les années 70, la violence du « vrai fascisme ». La violence du conformisme. La violence de l’homogénéisation sociale, et de sa conséquence, l’acculturation.
Voici la deuxième anthologie de l’œuvre poétique de Pasolini qui est proposée au public français. La présente édition est une augmentation de la précédente : nous avons élargi considérablement l’éventail. Pasolini est mort le 2 novembre 1975. Quelques semaines plus tard paraissait en Italie un recueil qui comprenait ses principaux livres : Les cendres de Gramsci, La religion de mon temps, Poésie en forme de rose et Transhumaniser et organiser. C’est sur cette édition que nous nous sommes fondés, en y incluant des inédits de jeunesse et en y ajoutant une large sélection du premier grand recueil de Pasolini : Le rossignol de l’Église catholique. Vaste panorama autobiographique, l’œuvre poétique de cet artiste aux multiples formes d’expression permet de le suivre à chaque instant de sa création : poète pamphlétaire, ironique et tendre, violent et cinglant, lyrique et prophétique, Pasolini, qui disait avoir écrit son premier poème à l’âge de sept ans, n’a jamais renoncé à la poésie, en dépit de son engagement dans le monde du cinéma, de la critique, de l’action politique.
René de Ceccatty est un des plus grands spécialistes de l’oeuvre littéraire et cinématographique de Pasolini. Il a réuni une anthologie de textes majeurs du cinéaste et poète sur la figure du Christ. Tous les textes reproduits le sont dans une nouvelle traduction. C’est une occasion unique de découvrir le rapport complexe et fasciné de Pasolini avec la figure de Jésus et la religion catholique, son message évangélique.
On peut parler « d’identification au Christ », à sa révolte, à son sacrifice et au scandale que reconnaît être Jésus dans les évangiles.
L’anthologie propose de nombreux textes, parfois inédits en français, poèmes, lettres, récits… Et notamment les textes les plus importants de Pasolini sur son film « L’évangile selon saint Matthieu ».
La rage est un poème filmique en prose et en vers, un essai polémique mêlant radicalité et lyrisme. On y trouve le Pasolini le plus âpre et le plus clairvoyant. Traduit en français pour la première fois, La rage est le texte littéraire le plus explicitement politique de Pasolini. En interrogeant les événements et la société de son temps, avant l’avènement définitif de l’uniformisation, La rage éclaire aussi, d’une façon saisissante, notre temps. “La joie de l’Américain qui se sent identique à un autre million d’Américains dans l’amour de la démocratie : voilà la maladie du monde futur ! Quand le monde classique sera épuisé ― quand tous les paysans et les artisans seront morts ― quand l’industrie aura rendu inarrêtable le cycle de la production et de la consommation ― alors notre histoire prendra fin.”
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d42-John Cowper Powys ( 1872-1963)
( par Patrick Marcolini)
John Cowper Powys ( – ) est un écrivain, conférencier et philosophe britannique (anglo-gallois).
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Il fut peut-être l’un des derniers défenseurs en un siècle d’activisme forcené, de cette attitude philosophique que les Anciens appelaient vita contemplativa. Auteur de nombreux romans et inlassable conférencier en Europe et aux Etats-Unis pendant plus de 30 ans.
L’intuition fondatrice est que l’homme moderne a perdu le sens du bonheur hypnotisé par le travail et la consommation. “Routine est le rythme de l’univers. Par routine mûrissent les moissons, par routine affluent et refluent les marées, par routine marchent les constellations, selon leur course sublime dans le ciel.”
La recherche du bonheur nous met déjà sur le chemin de la Nature. Il pensait que la société moderne a mutilé l’être humain et l’éloignant de la nature et en le comprimant au sein d’une masse produite aussi bien par la fabrication en série que par tous les phénomènes grégaires depuis le renouvellement incessant des modes jusqu’aux différents types de fanatismes.
Pour Powys, l’art de vivre devait consister en “la création d’un soi original et unique”.
Powys écrirait à rebours des personnes qui font grand cas de leur vie et de leurs opinions : “il y a trop d’expression. De tous côtés nous sommes sollicités par trop de choses …”.
Une sorte d’exil intérieur avait plutôt ses faveurs, “un mouvement secret en faveur d’un anarchisme contemplatif et spirituel.“
L’art difficile d’exploiter à des fins heureuses l’inévitable nécessité de vieillir est compliqué par le côté rebelle de la Nature qui met de vieux coeurs dans des corps jeunes et de jeunes coeurs dans des corps vieux, écrit Powys, écrivain magnifique et prolifique, conférencier époustouflant à travers l’Angleterre et l’Amérique des 30 premières années de ce siècle. Sa vie fut à la dimension de son oeuvre romanesque, fourmillante de rencontres et de questionnements. Ici, c’est de bien vieillir qu’il s’agit. Laissons la nature défaire ce qu’elle a fait, telle est la leçon que nous donne cet écrivain rebelle à tout académisme, et sachons apprécier les privilèges que nous confère la Vieillesse : une vision intuitive des vérités supérieures et l’immédiateté affranchie de la servitude du Temps.
Une philosophie de la vie ( livre sur John Cowper Powis)
Poète, romancier et philosophe d’envergure, John Cowper Powys est encore trop méconnu en France, malgré la traduction de la quasi-totalité de ses livres ainsi que d’une partie de son Journal et de sa correspondance. Fils de pasteur anglais, né en 1872 dans le Derbyshire, il est l’aîné d’une famille de onze enfants. Élevé dans la tradition victorienne, il se forge très jeune une pensée personnelle par la lecture et un contact privilégié avec la nature du Dorset, lieu de son enfance. Puis vient le temps de l’errance aux États-Unis où il exerce la profession de conférencier itinérant pendant plus de vingt ans. Cet exil volontaire sera le moteur d’une œuvre originale et féconde, faite d’essais (Le sens de la culture, Apologie des sens, Une philosophie de la solitude) et de grands romans (Wolf Solent, Weymouth Sands, Les Enchantements de Glastonbury). La maturité le transporte au nord du Pays de Galles, où il poursuit son oeuvre et où il s’éteint, en 1963. Débordant d’imagination, John Cowper Powys croyait au pouvoir de la volonté et à la puissance créatrice de l’homme. Sa pensée, d’une grande modernité, propose de concevoir la philosophie comme un art et la vie comme une quête du bonheur. Cet ouvrage, co-écrit par Goulven Le Brech et Pierrick Hamelin, présente la philosophe de la vie de John Cowper Powys au travers d’un essai et d’un abécédaire, complétés par des repères biographiques et une bibliographie.
Ce qu’il avait de commun avec les êtres inférieurs que nous étions, c’était une considération extrême pour les droits et les privilèges de l’individu. (Henry Miller, Les Livres de ma vie)
Les auteurs : Goulven Le Brech est archiviste et il vit à Gentilly. Spécialiste du philosophe Jules Lequier auquel il a consacré une biographie (La Part Commune, 2007), il est aussi l’auteur d’un récit de pérégrinations en Nouvelle-Calédonie, Sur le Caillou (Petit Pavé, 2010).
Pierrick Hamelin vit et enseigne en Loire-Atlantique, près de Nantes. Aux Editions Les Perséides, il a déjà publié Point de fuite (2005), Une dernière fois la mer (2007), Promenades philosophiques (2009) et Manège(2010).
John Cowper Powys naît dans un presbytère de l’ère victorienne où le pasteur, son père, tel un démiurge nimbé de légendes druidiques, le marque de son empreinte en lui ouvrant, non les voies du Seigneur, mais l’univers du fétichisme. Sa mère figure seulement sous le voile d’une dédicace et il ne fera que d’hermétiques allusions à ses soeurs et à sa femme dans ce ” récit de son aventure humaine “.Enfant, il est tourmenté par la peur et le sadisme, mais exalté par le sentiment d’être magicien et les enchantements des sables de la mer. Jeune homme, il entre en extatiques communications avec ” l’inanimé “, mais il hante Brighton et ses casinos, comme il courra ensuite les ” burlesques ” américains, harcelé par son vice érotico-mystique de ” moine satyre “. C’est un ” rat de bibliothèque “, mais c’est aussi un ” acteur-né “, qui, durant vingt ans, exercera aux Etats-Unis un don magnétique de ” conférencier ambulant “. C’est un obsédé qui oscillera souvent sur les bords de la démence mais qui, à soixante ans (et ici se devine une présence féminine aussi précieuse que discrète), a dompté ses démons : devenu démiurge à son tour, il anime les personnages de son Autobiographie et de ses grands romans du souffle protéen de son génie.
commentaire sur Agora
«Les relations de JCP avec les autres sont marquées par un sentiment, une sensibilité humaine particuliers. Leur présence est au plus haut point réelle et physique, quelque important que soit le nombre d’acteurs présents sur la scène.
Et ils partagent les souffrances de la vie, étant sur le plan existentiel aussi vulnérables que lui. Tous les êtres sont ainsi perçus comme des organismes vivants, avec des capacités différentes pour exercer une activité mentale et rayonner ” apportant en quelque sorte une preuve d’existence au milieu de son scepticisme. Cette preuve émerge dans son commentaire sur les mots de Jésus:”Je suis la Vérité”:
Quelles qu’aient pu être Ses erreurs au sujet de Dieu, du Péché et du Jugement, sur ce point essentiel le Christ avait sûrement raison: en ce monde composé de bulles mentales, l’ultime “vérité” réside en un organisme vivant.
Son incessante défense du droit de jouir et de profiter des perceptions sensorielles dérive de ce principe ” sans doute sujet à controverse théologique ” que la vérité, au”delà de toutes “les bulles mentales”, de toutes les vérités”, c’est l’organisme vivant. Mais la dimension religieuse est aussi manifeste, comme lorsque dans un certain contexte, il souhaite changer le fameux aphorisme cher à Carlyle: “travailler c’est prier” en une devise à lui: “endurer, c’est prier” qui à son tour s’élargit en “endurer avec allégresse, c’est voir la face de Dieu.”
Cette preuve fondamentale de l’existence est aussi à la racine de sa conviction égalitaire très marquée qu’il trouve réalisée à une plus vaste échelle dans l’Amérique démocratique que dans son propre pays avec son système de classes; et profondément ancré en lui, du sens d’identité avec toutes les choses vivantes, ce qui le conduit à son empathie avec elles, et à ses tirades contre l’oppression sociale, l’enfance maltraitée et la vivisection ” contre toute cette souffrance qui menace les organismes vivants, surtout ceux qui sont les plus opprimés, mis à l’écart, vulnérables. Il prend le parti des gens privés de droits sociaux, défend la cause des animaux. Il est ainsi indéniable qu’une dimension sociale se développe autour de ses cellules nerveuses d’idéaliste, créant l’espace
d’une dialectique qui va au delà de la tour d’ivoire de “la conscience sensorielle purifiée.”
Le droit sacré d’un organisme vivant d’aller où il veut, de poursuivre son développement intérieur jusqu’aux ultimes limites de ses possibilités sensorielles et mentales semble être la toile de fond et mettre l’accent sur la virtuosité linguistique qui éclate dans Autobiographie. Car cette autobiographie, dans sa langue, représente un exploit incomparable, marqué par son dynamisme, ses paradoxes réitérés, ses conjurations chaotiques. Ceka nous rappelle que Rabelais fut l’un des modèles de JCP comme écrivain. Pour tous deux le vocabulaire doit être extrêmement étendu. Aucune inhibition ne doit limiter cet acte de jonglerie verbale. Des digressions, des répétitions incessantes et voluptueuses de “péchés, vices, faiblesses, manies”, des commentaires inépuisables sur le monde et la vie, et contredisant souvent mais qui forment à la fin une large encyclopédie d’idées et de spéculations autres ” toutes attrayantes et susceptibles d’une réalisation collective ” ou d’une brusque réfutation..
Ingemar Algulin
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d43-Majid Rahnema (1924-2015)
( par Jean Robert, architecte, ami et collaborateur de Ivan Illich; Aujourd’hui historien des techniques)
Majid Rahnema, né en 1924 à Téhéran et mort le , est un diplomate et ancien ministre iranien. Il a représenté l’Iran à l’ONU de 1957 à 1971. Il travaille sur les problèmes de la pauvreté et les processus de production de la misère par l’économie de marché.
Il en vient à distinguer la « pauvreté » (mode de vie basée sur la sobriété, qui peut être volontaire cf. simplicité volontaire) de la « misère » (impossibilité d’accéder à des moyens de subsistance). Cette réflexion de vingt ans aboutira à la publication de son ouvrage Quand la misère chasse la pauvreté (2003). Dans cet ouvrage, l’auteur résume ainsi son approche : La propagation généralisée de la misère et de l’indigence est un scandale social évidemment inadmissible, surtout dans des sociétés parfaitement à même de l’éviter. Et la révolte viscérale qu’elle suscite en chacun de nous est tout à fait compréhensible et justifiée. Mais ce n’est pas en augmentant la puissance de la machine à créer des biens et des produits matériels que ce scandale prendra fin, car la machine mise en action à cet effet est la même qui fabrique systématiquement la misère. Il s’agit aujourd’hui de chercher à comprendre les raisons multiples et profondes du scandale. C’est cette recherche qui m’amène aujourd’hui à montrer combien une transformation radicale de nos modes de vie, notamment une réinvention de la pauvreté choisie, est désormais devenue la condition sine qua non de toute lutte sérieuse contre les nouvelles formes de production de la misère.
Partant de l’analyse des conséquences humaines d’un système
économique axé sur le profit et le culte des “richesses mortes”,
ce livre réunit deux proches d’Ivan Illich dans une réflexion
commune. Pour Majid Rahnema et Jean Robert, si la pauvreté
continue d’être codifiée en termes de calculs économiques
abstraits, le pauvre extrême étant défini par un revenu de un
dollar par jour, des formes toujours plus pernicieuses de
misère élargiront sans cesse l’abîme entre nantis et miséreux.
Constatant l’échec des certitudes établies et des fausses
solutions qu’elles engendrent, les auteurs proposent des outils
nécessaires à une autre lecture du monde et de ses devenirs
révolutionnaires. Ils dialoguent avec ces grands morts que sont
Spinoza, Gandhi, Foucault et Deleuze, mais aussi avec des
vivants multiples tels que les zapatistes du Mexique, les Sans-
Terre du Brésil, les Indiens du mouvement Janadesh, et
d’autres encore, moins connus, qui ouvrent tous les jours de
nouveaux possibles. Car les voies de l’espérance passent par la
redécouverte par chacun de sa propre puissance d’agir.
Quand la misère chasse la pauvreté
“La propagation généralisée de la misère et de l’indigence est un scandale social évidemment inadmissible, surtout dans des sociétés parfaitement à même de l’éviter, constate Majid Rahnema. Et la révolte viscérale qu’elle suscite en chacun de nous est tout à fait compréhensible et justifiée. Mais ce n’est pas en augmentant la puissance de la machine à créer des biens et des produits matériels que ce scandale prendra fin, car la machine mise en action à cet effet est la même qui fabrique systématiquement la misère. Il s’agit aujourd’hui de chercher à comprendre les raisons multiples et profondes du scandale. C’est cette recherche qui m’amène aujourd’hui à montrer combien une transformation radicale de nos modes de vie, notamment une réinvention de la pauvreté choisie, est désormais devenue la condition sine qua non de toute lutte sérieuse contre les nouvelles formes de production de la misère.”
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d44-John Ruskin (1819-1900)
( par Pierre Thiesset )
John Ruskin, né le à Bloomsbury à Londres, mort le à Coniston (Cumbria), est un écrivain, poète, peintre et critique d’art britannique.
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“Rien dans l’histoire n’a été aussi dégradant pour l’intellect humain que notre acceptation en tant que science des doctrines courantes de l’économie politique” .Non la richesse ne consiste pas à produire toujours plus … à river les travailleurs aux machines …En vérité ” il n’y a de richesse que la vie “.
De sa sensibilité contemplative aiguë découle sa contestation radicale de la civilisation industrielle qu’il juge laide et avilissante. Chez lui critique sociale et critique d’art, éthique et esthétique sont indissociables.
Ruskin souligne le contraste qui sépare son idéal médiéval de l’ère moderne où les masses sont enrégimentées dans des manufactures bruyantes et répètent des tâches monotones, sans initiatives. Il voit dans “la dégradation de l’ouvrier en machine” le plus grand mal de son temps. les prolétaires sont asservis, leur âme étouffée, leur intelligence mutilée. Ruskin nous enseigne que l’art est l’expression du plaisir de l’homme à l’ouvrage ; qu’il est possible à l’homme de se réjouir dans son travail puisque , aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd’hui, il y eut des époques où il y trouvait vraiment de la joie.
Il n’y a de richesse que la vie
avis de lecteur
Recueil de quatre essais sur les principes d’économie politique écrits par John Ruskin en 1860, qui lui ont valu de nombreux désagréments : courrier injurieux, insultes publiques, exclusion du magazine qui publiait ses articles… Qu’est-ce qui justifiait donc un tel discrédit de ce critique d’art et philosophe reconnu et influent à Oxford ? La réponse tient à quelques convictions solides qui l’amenèrent à critiquer le travail des économistes de son temps : Stuart Mill, Ricardo, Malthus… De la richesse, Ruskin professait que dans sa dimension économique elle ne pouvait exister que pour certains et par la pauvreté des autres. Selon lui, la seule mesure d’une richesse véritable devait être celle des bienfaits qu’elle apportait à la vie et à l’humanité. De la valeur du travail, il affirmait que toute rémunération qui permettait d’acquérir plus de travail que ce qu’on avait fourni soi-même relevait de l’exploitation d’autrui, et qu’en aucun cas on ne pouvait accepter que la concurrence réduise les moins armés par l’existence à trimer pour un salaire de misère. De l’industrie et du commerce, il pensait que leur expansion fulgurante était coupable de destruction massive de la vraie qualité de vie, celle d’un environnement sain et d’une société harmonieuse. Il affirmait néanmoins que la responsabilité de cette évolution était collective : “une sage consommation est un art bien plus difficile qu’une sage production” écrivait-il, et il donnait ce conseil qui n’a pas pris une ride : “Dans tout achat, considérez son impact sur l’existence des producteurs […], puis si la somme payée est correcte pour le fabricant et lui revient en proportion voulue, et à quel usage clair […] pourra servir ce que vous achetez”. Dans la préface de ce recueil, il expose ses principes personnels pour une société prospère avec comme priorité l’éducation gratuite pour tous, avec apprentissage des “lois de la santé” et des “habitudes de courtoisie et de justice” ainsi que des “manufactures et ateliers d’état” en concurrence avec le secteur privé pour tout ce qui est “nécessaire à la vie” avec un niveau de qualité faisant référence.
A mes yeux, et je pense pour quelques autres aussi, c’est une des choses les plus importantes que l’auteur ait écrites, et elle sera considérée dans les temps à venir comme l’une des rares expressions nécessaires et incontournables de ce siècle. Pour certains d’entre nous, quand nous le lûmes pour la première fois, il y a bien longtemps maintenant, cela semblait nous indiquer une route nouvelle sur laquelle le monde devait s’engager. ( ..) Nous ne pouvons toujours pas voir d’autre issue à la sottise et à la dégradation de la Civilisation. Car la leçon que Ruskin nous enseigne ici est que l’art est l’expression du plaisir de l’homme à l’ouvrage, et qu’il est possible à l’homme de se réjouir dans son travail, car, aussi étrange que cela puisse paraître à nos yeux aujourd’hui, il y eut des époques où il y trouvait vraiment du plaisir.
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d45-Ernst F. Schumacher (1911-1977)
( par Alain Gras, sociologue collaborateur journal la Déroissance)
Ernst Friedrich « Fritz » Schumacher (1911-1977) est un économiste britannique, d’origine allemande.
On lui doit d’avoir popularisé en 1973 l’expression Small is beautiful de son maître Leopold Kohr.
La pensée de Schumacher se concentre sur la question de l’échelle humaine. Il récuse le fait que l’économie soit en position de juger correctement ces problèmes car la discipline académique considère que les prix reflètent la valeur intrinsèque des choses. Pour ce directeur des Charbonnages, ce point était évident par le fait que ni la théorie économique ni la pratique des marchés ne fait la distinction entre les biens finis et les biens renouvelables. En conséquence la sur-exploitation rapide des ressources naturelles est considérée comme une contribution positive à la prospérité, alors qu’en réalité un actif est irrémédiablement détruit. Pour Schumacher la société industrielle occidentale est incapable d’apprécier et de préserver son capital naturel (eau pure, sol vivant, air pur, …). Schumacher déclare catégoriquement que les doctrines économiques ne peuvent s’appliquer qu’à la production industrielle, à l’exclusion de l’organisation sociale ou des relations avec l’environnement naturel.
Son concept d’ économie bouddhiste est fondamentalement opposé à l’économie standard et son attention à des agrégats tels que le Produit intérieur brut. Pour l’économiste, qui avait lui-même une inclination vers la quête spirituelle, le caractère satisfait et détendu qu’il voyait dans la population birmane était une conséquence de la tradition bouddhiste qui rejette un attachement excessif aux biens matériels. En conséquence, l’économie bouddhiste recherche une prospérité qui permet l’accomplissement de l’existence humaine en utilisant aussi peu de moyens que possible. Dans ce contexte, le travail est une activité signifiante dans lequel on doit pouvoir se réaliser “créativement, utilement, et de façon productive avec la tête et les mains.”
Pour Schumacher, l’amélioration des conditions de vie ne passe pas par une technologie sophistiquée nécessitant des importations coûteuses, mais par une “technologie à visage humain” basée sur des techniques locales traditionnelles permettant de générer un revenu pour un maximum de gens et ainsi de stimuler “par le bas” l’activité économique. Pour développer le concept de technologie intermédiaire, il crée en 1966 l’Intermediate Technology Development Group (en), une ONG qui se spécialise dans le soutien aux initiatives locales pratiques de développement.
L’agriculture était un sujet d’une importance particulière pour Schumacher, qui s’impliqua avec la Soil Association (en) en faveur de l’agriculture biologique. Pour Schumacher, la productivité économique ne pouvait être qu’un des buts de l’agriculture, la permanence, la santé, et la beauté étant aussi importantes.
Small is beautiful : une société à la mesure de l’homme
analyse sur en pleine gueule.com
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Il semble paradoxal que quelqu’un qui oeuvra durant 20 ans à la tête des charbonnages anglais ait écrit tout au long de sa carrière des articles qui remettent en cause le développement.
Son véritable éveil de conscience se produit avec la rencontre du philosophe et guru Gurjieff qui lui fera découvrir l’Orient. Parti pour l’Inde il rencontre Gandhi dont il s’inspirera pour une production par les masses et non pour une production de masse. En Orient il est aussi fasciné par le bouddhisme auquel il s’initie. Il adopte dès ce moment une position philosophique clairement antipositiviste( cf positivisme) et antimatérialiste (cf matérialisme). il condamne avec fureur le nucléaire civil : “transgression infiniment plus grave que n’importe quel crime jamais perpétré par l’homme… monstruosité morale, spirituelle et métaphysique.”
Il défend l’orientation vers une technologie intermédiaire et crée à ce sujet un mouvement -cf technologie intermédiaire
Ce sont les valeurs fondamentales à la mesure de l’homme qui doivent être la base de la lutte, la sauvegarde de ce qui est notre jardin , l’intuition esthétique immédiate de sa beauté, le respect de la vie sous toutes ses formes animales et végétales. C’est une nouvelle spiritualité dans la résistance qui est en train de renaître bien loin de l’écologie politique et scientifique.
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d46-Jaime Semprun (1947-2010)
( par Patrick Marcolini)
Jaime Semprun est un écrivain, essayiste, traducteur et éditeur français né le à Paris et mort le . Il a fondé et dirigé les Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances depuis 1991.
En 1997, il publie L’Abîme se repeuple où il examine les conséquences des progrès de l’efficacité économique, et en particulier ce qu’implique pour les jeunes générations l’adaptation aux nouvelles conditions où les hommes ne sont plus que les parasites des machines qui assurent la marche de l’organisation sociale. Semprun écrit : « C’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?” il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : “À quels enfants allons-nous laisser le monde ?” ».
En 2008, quarante ans après Mai 68 et vingt après les Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord, Jaime Semprun publie Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, écrit en collaboration avec René Riesel, ouvrage dans lequel il poursuit sa critique de la société industrielle contemporaine, et notamment celle de ses pseudo-contestataires tels que les divers gauchismes, les citoyennistes, les partisans de la décroissance, ou l’écologisme d’État. Ce livre comporte en annexe la critique de l’ouvrage d’Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise.
dialogues sur l’achèvement des temps modernes
Venus des “Dialogues d’exilés” de Brecht, deux personnages reprennent, cinquante ans après, leur conversation. En ce temps d’autres exils, où il n’y a plus “d’ailleurs” et où tout devient si vite différent que l’on se sent partout en terre étrangère, ils évoquent ce qu’est devenue leur “patrie dans le temps” : le projet d’émancipation collective qui s’était élaboré tout au long des Temps modernes, jusqu’á sa formulation révolutionnaire par le prolétariat des deux derniers siècles.
Extrait :
“Il n’est pas besoin d’être particulièrement porté à la critique pour s’apercevoir que l’affranchissement apporté par l’époque bourgeoise a sombré dans une absurdité irrémédiable. Chaque progrès apparaît foncièrement vicié et en règle générale tout ce qui devait faciliter la vie la dévore. L’idée que le processus historique commencé à la Renaissance puisse connaître un aboutissement heureux est si bien discréditée qu’on peut dire que les Temps modernes ont atteint leur point de perfection, la perfection étant précisément la qualité de ce qui ne peut plus être amélioré. Les Temps modernes sont donc achevés : ils avaient commencé dans les villes, ils finissent avec elles.”
Dialogues sur l’achèvement des temps modernes sont une orgie d’intelligence et de culture – un truc qu’aurait pu écrire un Debord moins narcissique que Debord.
On pourrait croire, à lire ces lignes, qu’ils sont aussi un pur jeu dialectique, une sorte de joute verbale à la façon de celles qui se pratiquaient en Sorbonne au Moyen Âge – ou lors des réunions de section du PCF au XXe siècle. En vérité la forme ne prend ici jamais le dessus sur le sens, et le sens est d’une richesse incroyable. C’est même un sacré foutoir. Si le principal enjeu reste la place de la pensée dans la société post-industrielle, la critique est globale, ce qui implique des passages par la littérature, l’histoire, et bien sûr par à peu près toutes les branches de la philosophie. Donc, non seulement il y a plus d’idées dans ces quelque cent quarante pages que dans les œuvres complètes d’une dizaine de Jacques Attali, mais le travail de Jaime Semprun devrait être un modèle pour tout écrivain : là où la littérature doit s’inspirer de la philosophie, c’est justement dans la précision des termes employés.
D’ailleurs, c’est par une réflexion sur le langage et une évocation de la littérature que se terminent les Dialogues – quelques touches d’humour qui ne déparent même pas. « Le secret d’ennuyer c’est de vouloir tout dire », conclut Ziffel.
P.S. : C’est un peu con de noter des livres comme celui-ci. Peut-être que l’œuvre est « de celles dont le niveau dépend surtout du niveau intellectuel de celui qui les lit ». (J’ai utilisé des guillemets, vous ne voudriez pas qu’en plus je vous dise de quoi est la citation ?)
commentaire partiel sur :
sur http://www.juanasensio.com
En fait l’effondrement intérieur des hommes conditionnés par la société industrielle de masse a pris de telles proportions qu’on ne peut faire aucune hypothèse sérieuse sur leurs réactions à venir : une conscience, ou une néo-conscience, si l’on veut, privée de la dimension du temps (sans pour autant cesser d’être tenue pour normale, puisqu’elle est adaptée, on ne peut mieux, à la vie imposée, et qu’en quelque sorte tout lui donne raison) est par nature imprévisible. On ne peut raisonner sur le déraisonnable. L’attente d’une catastrophe, d’un auto-effondrement libérateur du système technique pour faire venir positivement la possibilité d’une émancipation : dans l’un et l’autre cas, on se dissimule le fait qu’ont justement disparu sous l’action du conditionnement technique les individus qui auraient l’usage de cette possibilité, ou de cette occasion; on s’épargne donc à soi-même l’effort d’en être un. Ceux qui ne veulent la liberté pour rien manifestent qu’ils ne la méritent
pas» (pp. 83-4). Comment dire plus clairement que nous assistons en fait à une véritable fin de partie, puisque nous y sommes à dire vrai plongés jusqu’à la racine des cheveux et que l’irruption même dans nos mornes vies de quelque événement incommensurable qui rebattrait les cartes de radicale façon ne nous servirait à rien ?
Il est dès lors frappant de constater de quelle façon Jaime Semprun rabat les prétentions que pourrait nourrir tel reste envisagé par les vieux textes prophétiques, unique et fragile poignée d’élus censés triompher des pires tribulations et, surtout, être capables d’instaurer un nouveau royaume, pourquoi pas messianique, qui apporterait la paix sur toute la surface de la Terre et la sauverait de la dévastation et de l’arraisonnement techniques. En fait, si l’abîme se repeuple, c’est donc tout simplement que le mal, ce grouillement que la si fine pellicule de civilisation parvenait vaille que vaille à contenir dans ses caves (3), est de nouveau parvenu à s’échapper de son in pacenoir et puant, c’est que de nouveau les hordes sont toutes prêtes à déferler, qu’elles déferlent déjàsans que nous en soyons plus que cela surpris ou plutôt, pour enfoncer le clou du nihilisme le plus radical, c’est parce que ces hordes et nous-mêmes sommes exactement contaminés de la même façon et au même degré par la peste écarlate de l’anomie qu’il ne sert à rien de se croire élus, miraculeusement épargnés par le ravage : «Tel est bien le discours des apologistes du développement technique infini, avec cette circonstance aggravante qu’ils le tiennent devant un tas de décombres : la maison devenue tour insensée s’est déjà écroulée. Et tout ce qu’il y avait de ténébreux dans cet abri, les réalités obscures sur lesquelles étaient fondés les identifications collectives et le chantage social, les peurs, les répressions et les cruautés, toute la part de barbarie enfouie sous l’édifice de la civilisation, tout cela est remonté des caves et des fondations, et vient maintenant à l’air libre» (p. 85, l’auteur souligne).
Les raisons de cette identification entre les Barbares présumés des cités, ceux, maintenant, venus de l’extérieur de notre pays par vagues entières de migrants, et les barbares que sont tous les Occidentaux et même, très probablement, tous les hommes, sont assez simples, et qui a lu cet auteur bien moins poseur que Philippe Muray, et finalement plus radical dans ses analyses et ses constats, sait qu’elles tiennent au triomphe planétaire de la technique, dont le capitalisme est à la fois le surgeon et le vecteur de propagation. Notons, au passage, une critique pour le moins acerbe du gauchisme compassionnel (4) dans les lignes qui suivent : «Il faut donc cesser de croire qu’existerait encore quelque chose comme une société civilisée, à laquelle on n’aurait pas donné à ces jeunes barbares la chance de s’intégrer. Il faut donc voir en quoi les déshérités le sont effectivement, et plus cruellement que ceux du passé, en étant expropriés de la raison, enfermés dans leur novlangue au moins autant que dans leur ghettos, et ne pouvant même plus fonder leur droit à hériter du monde sur leur capacité à le reconstruire. Et donc, enfin, plutôt que de verser des larmes de crocodiles sur les «exclus» et autres «inutiles au monde», il conviendrait d’examiner sérieusement en quoi le monde du salariat et de la marchandise est utile à quiconque n’en tire pas de profits, et si l’on peut s’y inclure sans renier son humanité» (p. 43)…
catastrophisme, administration du désastre et soumission durable
Paru alors que les “acteurs” homologués du mouvement et autres spécialistes patentés des “questions de société” commémoraient à leur façon le 40ème anniversaire de Mai 68, ce texte n’en adoptait pas pour autant les formes convenues de quelque “devoir de mémoire”. Ses auteurs jugeaient en effet plus fidèle à l’esprit d’insubordination du Mai français de prolonger la critique de toute spécialisation et de toute hiérarchie qui fit sur le moment l’essentiel de sa force.
C’est pourquoi Semprun et Riesel ont choisi de s’en prendre à l’écrasant conformisme qui s’impose aujourd’hui au prétexte de “sauver la planète”, et aux nouvelles formes d’embrigadement qui accompagnent la mise en place de la gestion “raisonnée” du désastre, désormais officiel, de la société industrielle.
Extrait :
“Dans les discours du catastrophisme scientifique, on perçoit distinctement une même délectation à nous détailler les contraintes implacables qui pèsent désormais sur notre survie. Les techniciens de l’administration des choses se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le gouvernement des hommes.
Le catastrophisme d’État n’est très ouvertement qu’une inlassable propagande pour la survie planifiée – c’est-à-dire pour une version plus autoritairement administrée de ce qui existe. Ses experts n’ont au fond, après tant de bilans chiffrés et de calculs d’échéance, qu’une seule chose à dire : c’est que l’immensité des enjeux (des “défis”) et l’urgence des mesures à prendre frappent d’inanité l’idée qu’on pourrait ne serait-ce qu’alléger le poids des contraintes sociales, devenues si naturelles.”
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Dès le début des années 1980 il amorce un changement de cap par rapport aux postulats postsituannistes ( cf interntionale situationniste). Dans leur état actuel, les techniques et les sciences ne portent aucune promesse de libération et font au contraire partie des structures à abattre. Ce constat est exposé en 1984 dans le premier numéro d’une revue sarcastique l’Encyclopédie des nuisances ( 15 fascicules entre novembre 1984 et avril 1992)
Il s’agit non pas de s’emparer de l’appareil industriel mais de le démanteler. Le projet révolutionnaire doit donc se doubler d’un projet de conservation raisonnée de tout ce qui est digne d’être sauvé. Tout au long des années 1980 à 2000 ces déclarations créent un clivage dans les milieux radicaux. Semprun se retrouve une fois de plus du mauvais côté mais il creuse son sillon d’abord dans l’encyclopédie des nuisances jusqu’en 1992 puis dans la maison d’édition du même nom. A long terme tout ce que l’on peut supposer
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d47-Rabindranath Tagore (1861-1941)
( par Mohamed Taleb)
Rabindranath Thakur dit Tagore ( – ), connu aussi sous le surnom de Gurudev est un compositeur, écrivain, dramaturge, peintre et philosophe indien dont l’œuvre a eu une profonde influence sur la littérature et la musique du Bengale à l’orée du xxe siècle. Il a été couronné par le Prix Nobel de littérature en 1913. Nombre de ses romans et nouvelles ont été adaptés au cinéma, notamment par le cinéaste Satyajit Ray.
Issu de la caste des brahmanes pirali de Calcutta, Tagore compose ses premiers poèmes à l’âge de huit ans. À seize ans, il publie ses premières poésies substantielles sous le pseudonyme de Bhanushingho (« le lion du soleil »)
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Issu de conférences données par Rabindranath Tagore en 1930, La Religion de l’Homme livre la réflexion d’un esprit puissant sur l’homme, l’universel, l’artiste, l’Absolu et nous interroge, en des termes très actuels, sur la nature du spirituel. Loin d’être abstrait, le questionnement de l’auteur prend appui sur son expérience de vie, sa pratique de l’écriture, ses lectures de la littérature religieuse indienne et son intime familiarité avec la poésie inspirée des Fous de Dieu du Bengale qu’il connaît depuis l’enfance. Un tel livre ne saurait laisser indifférent le lecteur d’aujourd’hui qui, plongé dans des temps troublés, réfléchit sur sa place dans l’univers.
Ecrit par le Prix Nobel Laureate Rabindranath Tagore, Sadhana constitue une introduction profonde et accessible à l’héritage spirituel de l’Inde. Tagore, passeur par excellence de la philosophie et de la spiritualité indiennes en Occident, était un poète intimement religieux ; toute son oeuvre se veut un témoignage de ce que Dieu réside avant tout dans la pureté personnelle et dans l’attention à autrui. Sadhana, d’un terme sanskrit signifiant « discipline spirituelle », est une superbe distillation des grands textes de la philosophie indienne, et depuis longtemps un classique, enfin réédité.
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Romain Rolland lui aussi prix Nobel et infatigable militant du dialogue culturel, politique et spirituel avec l’Inde était un de ses amis les plus proches. Il rédigea en 1919 une “Déclaration pour l’indépendance de l’Esprit” dans laquelle il exhortait les “Travailleurs de l’Esprit” à unir leurs efforts pour la paix orientation qui le rapprochait de Tagore.
la pensée de Tagore s’exprimait dans trois grandes perspectives :
- une féroce critique du mécanisme comme ressort civilisationnel, de la pensée mécaniste, de la mécanisation du monde ce qui équivaut au “désenchantement ” de Max Weber ou mieux à la dépoétisation du monde de Friedrich von Schiller – cf là “l’âme du monde de Mohamed Taleb-.
- la mise en évidence de la nécessité d’une éducation sociale tournée vers la Nature vivante et qui aurait une forte tonalité spirituelle-écologique ( par exemple avec l’ancienne doctrine des quatre éléments ou celle de l’âme universelle)
- l’investissement dans un dialogue des cultures, des civilisations, des traditions comme alternative à la folie des nationalismes belliqueux et à la domination de la civilisation occidentale.
A ses yeux la civilisation occidentale est une mécanisation de la vie humaine et ce processus mortifère, immoral a une finalité marchande.
Le 18 juin 1916 Tagore prononçait un important discours à l’Université impériale de Tokyo dont Romain Rolland a noté scrupuleusement un passage important dont voici une partie :
…la civilisation qui nous vient d’Europe est vorace et dominatrice ; elle consume les peuples qu’elle envahit, elle extermine ou anéantit les races qui gênent sa marche conquérante. C’est une civilisation toute politique , aux tendances cannibales…c’est une civilisation scientifique et non humaine. Sa puissance lui vient de ce qu’elle concentre toutes ses forces vers l’unique but de s’enrichir comme ferait un millionnaire qui s’acquiert une fortune au prix de son âme…Nous prophétisons sans aucune hésitation que tout cela ne pourra durer toujours car il y a dans le monde une loi morale souveraine qui s’applique aux collectivités comme aux individus….
L’écrivain Saint-John Perse avait raison de parler de Rabindranath Tagore comme “d’une intonation nouvelle de l’âme universelle.” Cette reliance universelle dédouble le for intérieur de chaque être humain et sans nul doute de tout ce qui existe.
Rabindranath Tagore témoigne de l’expérience qui mêle l’Un et le multiple, la communion cosmique et l’individualité : ” A l’un des pôles de mon existence je ne fais qu’un avec les cailloux …Là je dois me soumettre au joug de la loi universelle. C’est là au fond que se trouve la base même de la vie… Mais à l’autre pôle de mon existence je suis distinct de tout le reste. Là j’ai rompu les barrières de l’égalité et je me trouve seul en tant qu’individu.”
Dans un article relatif à l’éducation et ses problèmes il dénonçait ce que nous appellerions la mécanisation de l’éducation, ce par quoi l’école devient une “usine” délivrant un “savoir manufacturé ” produisant des robots pour utiliser sa formule. Pour lui l’école est un lieu d’éducation à l’Âme du monde, une école pour s’affranchir de la machine. Il fonde dans cet esprit un collège avec son prix Nobel reçu en 1913 et qui devint université après l’indépendance en 1951 – Université Visva-Bharati –
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d48-Henry David Thoreau (1817-1962)
( par Michel Granger, professeur de littérature américaine à l’ Université de Lyon)
Henry David Thoreau (de son vrai nom David Henry Thoreau) est un philosophe, naturaliste et poète américain, né le à Concord (Massachusetts), où il est mort le .
Son œuvre majeure, Walden ou la Vie dans les bois, est une réflexion sur l’économie, la nature et la vie simple menée à l’écart de la société, écrite lors d’une retraite dans une cabane qu’il s’était construite au bord d’un lac. Son essai La Désobéissance civile, qui témoigne d’une opposition personnelle face aux autorités esclavagistes de l’époque, a inspiré des actions collectives menées par Gandhi et Martin Luther King Jr. contre la ségrégation raciale.
Thoreau est souvent cité parmi les maîtres qui ont introduit la décroissance. Mais il ne faut pas se tromper et penser que Thoreau ait eu à se situer par rapport au dogme de la croissance, à s’opposer au productivisme ou à l’extractivisme.
Walden ( 1854) met en scène son expérience de vie dans une cabane à proximité du village de Concord à 30km de Boston. Il y restera un peu plus de 2 ans. Dans le premier chapitre il s’oppose au capitalisme industriel qui transforme l’ouvrier en machine, à la division du travail et à l’asservissement par un travail qui serait le seul but dans l’existence. Sa condamnation du système manufacturier est sans appel. Thoreau remet l’obsession économique et consumériste à une place secondaire pour mieux définir “l’économie de vie” personnelle qui lui assurera son indépendance.
Tout est vu en fonction de l’idéal de “pauvreté volontaire“. Dans un pays qui idolâtre la richesse il revendique le terme provocateur de “pauvreté”. Il estime la richesse d’un homme au nombre de chose qu’il peut se permettre de laisser de côté.
La décroissance ne se résume pas à la remise en cause de la croissance économique d’un pays, elle comporte un art de vivre. Il n’accepte pas les conséquences de la marchandisation de la nature. Il envisage la création de réserves de nature, des parcs naturels qui restreignent le sacro-saint droit de propriété. A la fin des années 1850 il en vient à envisager de façon embryonnaire la nécessité de disposer de biens communs sur le modèle des commons anglais.
Walden ou la vie dans les bois
Walden ou la vie dans les bois (1854) est devenu le classique par excellence de la littérature sur la nature, bien au-delà du cercle écologiste. Ce chef-d’oeuvre au caractère initiatique a influencé des générations successives d’écrivains, depuis Proust ou Romain Rolland jusqu’à Jim Harrison qui déclarait que cet ouvrage avait sauvé sa vie. Walden est le récit du séjour de Thoreau dans une cabane au bord d’un étange du Massachusetts. Il s’agit d’une réflexion profonde sur le lien qui unit l’homme à la nature. Ces pages sont une exhortation à la simplification de la vie au contact des éléments : ” En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. ” L’hymne à la nature est une oeuvre de sagesse qui se range parmi les classiques de la spiritualité universelle. Cette édition de poche reprend la traduction de Louis Fabulet (éditée chez Gallimard, coll. ” L’imaginaire ” et désormais dans le domaine public).
En juillet 1846, Henry David Thoreau est emprisonné pour avoir refusé, en signe d’opposition à l’esclavage et à la guerre contre le Mexique, de payer un impôt à l’Etat américain. Cette expérience sera à l’origine de cet essai paru en 1849 et qui fonde le concept de désobéissance civile. Un texte qui influença Gandhi, Martin Luther King ou Nelson Mandela, et ne cesse d’inspirer philosophes et politiciens depuis plus d’un siècle et demi.
pour lire “la désobéissance civile “
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d49-Leon Tolstoï (1828-1910)
(par Pierre Thiesset journaliste à la Décroissance)

Léon Tolstoï, nom francisé de Lev Nikolaïevitch Tolstoï , né le 28 août 1828 ( dans le calendrier grégorien) à Iasnaïa Poliana et mort le 7 novembre 1910( dans le calendrier grégorien) à Astapovo, en Russie, est un écrivain célèbre surtout pour ses romans et nouvelles qui dépeignent la vie du peuple russe à l’époque des tsars, mais aussi pour ses essais, dans lesquels il prenait position par rapport aux pouvoirs civils et ecclésiastiques et voulait mettre en lumière les grands enjeux de la civilisation.
Il prône le travail manuel, la vie au contact de la nature, le rejet du matérialisme, l’abnégation personnelle et le détachement des engagements familiaux et sociaux, confiant que la simple communication de la vérité d’une personne à une autre ferait éventuellement disparaître toutes les superstitions, les cruautés et les contradictions de la vie. À l’aube de la Révolution bolchevique et face à la menace de la Grande Guerre, la seule vie raisonnable est celle indiquée par la doctrine du Christ, et non le patriotisme, les Églises nationales, le socialisme ou la révolution.
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Guerre et paix ou Anna Karénine restent des monuments de la littérature. Mais le pamphlétaire anarchiste, antimilitariste, partisan de la pauvreté volontaire et de la résistance non violente, défenseur de l’autonomie paysanne contre la civilisation urbaine et industrielle, ce Tolstoï là a été oublié. L’écrivain a pourtant passé les 30 dernières années de sa vie à diffuser des écrits percutants traduits dans le monde entier à la fin du XIXe et début du XXe . C’est fin des années 1870 que le comte et grand propriétaire foncier va opérer sa mue. Le nihiliste vide de toute foi cherche ses réponses dans la science et finit par les trouver dans l’Evangile. Il en vient à renier son passé : “il n’y a pas de crimes que je n’aie commis “. Dans ma confession il dit : ” C’est ainsi que la force de la vie se renouvela en moi et que je recommençai à vivre. Je renonçai à la vie du monde, ayant reconnu que ce n’était pas la vie, mais seulement une parodie de la vie et que les conditions de superflu dans lesquelles nous vivons nous empêchent de comprendre la vie…
Sa dépression est bien le déclencheur d’une renaissance. Il délaisse alors les grands romans qui lui ont valu tant de renommée.
C’est avec l’ouvrage Que faire ? que se précise son anarchisme chrétien. Pour Tolstoï la voie de la fraternité réside dans la pauvreté volontaire. Lui-même s’installe à la tâche dans une quête constante de perfectionnement de soi : il se met à labourer la terre, fabriquer ses chaussures, couper son bois et souhaite redistribuer ses terres et se dépouiller. Selon lui l’essence du christianisme que l’on retrouve dans toutes les sagesses ancestrales est contenue dansleSermon sur la montagne.-cf Bible Matthieu chapitres 5, 6, 7
Les revendications de Tolstoï sont celles des paysans depuis toujours : autodétermination dans les communes, les champs à ceux qui les cultivent, la terre et la liberté.
En 1905, alors que le régime tsariste se désagrège et que les soulèvements se multiplient en Russie, la voix de Léon Tolstoï s’élève au-dessus de la mêlée. Ce chrétien excommunié, constamment en butte à la censure, ne s’en prend pas seulement à l’autocratie ; il critique aussi les desseins des révolutionnaires, libéraux ou socialistes. Il accuse les meneurs urbains de tromper le peuple, de conduire les masses paysannes dans une impasse : celle de la modernisation du pays, de son industrialisation et de son occidentalisation rampante. Peu importe la forme du gouvernement, qu’il s’agisse d’une monarchie absolue ou d’une république sociale-démocrate : puisque celui-ci est fondé sur la violence et l’oppression, il doit être combattu en tant que tel. Dans la lignée de Thoreau et de La Boétie, Tolstoï appelle à l’insoumission. Le pouvoir d’une minorité reposant sur la servitude volontaire de chacun, il s’agit de refuser d’obéir, de ne plus participer à un régime tyrannique quel qu’il soit. L’affranchissement des travailleurs ne pourra venir que d’eux-mêmes, quand ils décideront de ne plus servir les puissants, quand ils opteront pour le perfectionnement moral, l’entraide et la vie des champs, enracinés sur un sol soustrait à la propriété foncière. La terre et la liberté, l’autodétermination des paysans dans les communes rurales : tel est l’horizon que défend l’anarchiste russe.
“ Il me reste peu de temps à vivre et, avant de mourir, je voudrais vous dire, à vous travailleurs, ce que j’ai pensé du joug qui pèse sur vous et des moyens qui pourraient vous en libérer. J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet, et de tout ce que j’ai pensé et pense encore, peut-être quelque chose pourra-t-il vous servir. Je m’adresse naturellement aux ouvriers russes parmi lesquels je vis, et que je connais davantage ; mais j’espère que certaines de mes pensées pourront également être utiles aux travailleurs des autres pays…”
Voici un excellent ouvrage décrit le capitalisme dans ses fondements et ses conséquences néfastes pour l’être humain, et l’ensemble des êtres vivants (végétaux et plantes, insectes et animaux, êtres humains, …).
Léon Tolstoï (1828-1910), est un écrivain russe majeur, adepte de la simplicité et apôtre de la non-violence.
Dans ce livre (publié en 1900, soit environ 10 ans avant sa mort), Léon Tolstoï (1828-1910) décrit l’esclavage moderne et ses rapports avec le milieu du travail et du prolétariat* (qui sont intrinsèquement liés à l’industrie moderne), ainsi que les conditions de travail déplorables dans lesquelles se voient travailler la classe moyenne (surtout à son époque, où la plupart des métiers étaient manuels et essentiellement physiques).
Bien qu’écrit il y a plus d’un siècle, cet ouvrage reste encore d’actualité, aussi bien dans la forme (métiers mécaniques sans aucune participation active de la conscience humaine qui produit une déshumanisation programmée, et provoquant également une absence de la créativité ou de l’épanouissement, ou encore les travaux manuels épuisants dans différents secteurs du travail, où le nombre d’heures de travail prend un temps considérable sur une journée, loin des recommandations idéales en matière de productivité, de santé physique et mentale), – en dépit de quelques aménagements matériels pour le “confort” (et encore ce n’est pas le cas partout ou pour tous) -, que dans le fond (l’état d’esprit dans lequel sont maintenus les individus pour les épuiser à la tâche, aussi bien physiquement que mentalement, afin de rendre leur “cerveau” et leurs préoccupations disponibles au divertissement abrutissant de la télévision, de la radio ou des événements festifs qui leurs sont proposés, afin d’éviter qu’ils se mettent à réfléchir ou à se solidariser des injustices et des disparités socio-économiques qui leurs sont imposées par leur gouvernement, lui-même soumis aux influences et pressions économiques des banques et des multinationales qui leurs dictent ce qu’il faut faire ou interdire à la population).
Il explique que cette nouvelle forme d’esclavagisme qui ne dit pas son nom, détruit la société et la rend immorale et fragile. Les premières victimes en sont les femmes et les enfants. Comme il le dit lui-même, lors d’une visite qu’il avait faite dans une fabrique d’étoffes de soie : “Trois milles (3000) femmes, là-bas, au milieu du bruit assourdissant, se penchent sur les métiers. Pendant douze (12) heures elles enroulent, dévident et font courir les fils de soie pour la fabrication des étoffes.
Toutes, à l’exception de celles qui sont nouvellement arrivées de leurs villages, ont la mine souffreteuse” (p. 15).
Il continue ensuite d’évoquer les conséquences néfastes de cet esclavagisme moderne, et les nombreux problèmes que cela provoquaient chez les femmes : “La plupart mènent une existence déréglée et immorale, et même quand elles sont mariées, leurs enfants encore nouveau-nés. Elles les envoient soit au village, soit dans une maison d’assistance, et, de peur d’être remplacées dans leur emploi, se présentent à l’usine pour reprendre le travail dès le lendemain ou le surlendemain de leurs couches” (p. 16). Et cela ne peut que ruiner la santé spirituelle de la femme, tout comme sa santé mentale, sa condition physique et son état psychologique, ce qui affectera ses rapports conjugaux et familiaux, et par voie de conséquence, l’ensemble de la société, et même du monde professionnel.
Dans ses observations, il constate amèrement le fléau de cette forme d’esclavagisme qui affecte particulièrement les femmes : “On compte par dizaines de milliers les femmes qui, depuis vingt (20) ans, ont sacrifié leur jeunesse, leur santé, leur vie même et celle de leurs enfants pour fabriquer du velours et de la soie” (p. 16).
Loin d’être un environnement sain et honorable, il s’agit d’une situation catastrophique, assourdissante, déplorable, dégradante et malsaine, où l’angoisse, la monotonie, la “dé”-conscientisation, la rivalité malsaine, la jalousie blâmable, l’épuisement et la futilité règnent en maître, ce qui a pour conséquence, d’engendrer de nombreux maux psychologiques, des maladies physiques, de la fatigue systématique, des problèmes et conflits sociaux et familiaux, le mal-être et la tristesse.
Mais les femmes ne sont pas les seules victimes, puisque même les jeunes hommes, pourtant de bonne condition corporelle, tombent souvent malades, et le peu d’économie qu’ils possèdent, finissent par être dépensés que pour se nourrir (de façon limitée, et pas de meilleure qualité qui plus est), et pour se soigner en allant chez les médecins afin qu’ils soulagent leurs peines et qu’ils soignent les maladies qu’ils ont développé à cause du stress, de la mauvaise qualité de vie, des conditions déplorables d’hygiènes, etc.
C’est ce qu’on appelle “(sur)vivre comme des zombies”, ou des robots ou encore des moutons, au choix.
Cette prise de conscience à travers cet état des lieux, ne peut que nous questionner sur notre avenir, notre origine, notre nature, et les alternatives que l’on peut (re)découvrir et développer, pour échapper à cette mort anticipée, à cette “zombification” et cette aliénation qu’imposent le système capitalisme, et ses autres avatars modernes. Là où la spiritualité (qui vififie l’esprit et également le corps, car sans esprit et sans conscience, le “corps” se meurt) demeure absente, les excès et les injustices apparaissent et affectent l’ensemble de l’humanité.
On pourrait résumer cette idéologie dévastatrice et médiocre (sur le plan des idées et des conséquences) par ces deux excellents passages décrivant l’essence-même du capitalisme dans ses ravages : “Il n’était que trop vrai que pour une petite somme d’argent, qui leur donne à peine les moyens de se nourrir, des hommes, qui se croient des êtres libres, se condamnent à un labeur que le maitre le plus cruel, au temps du servage n’aurait pas imposé à ses esclaves. Que dis-je, un cocher de fiacre se garderait d’y astreindre son cheval, car celui-ci vaut de l’argent, et il serait insensé d’abréger par un travail excessif de trente-sept heures (37) la vie d’un animal si précieux” (p.14).
Il continue en disant : “Par quel aveuglement singulier ne voyons-nous donc pas le misérable sort de ces millions d’ouvriers, qui, de tous côtés, meurent à la peine, d’une mort lente et souvent douloureuse, pour nous procurer par leur travail des commodités et des jouissances” (p. 19), en somme, pour des choses dont on pourrait très bien s’en passer (car étant un luxe souvent inutile et aliénant, ne concernant ni les besoins vitaux, ni les sensations et sentiments nobles ou importants, ni l’essentiel de l’existence), et qui de plus, contiennent également des désavantages (effets secondaires, atrophies cérébrales ou corporelles, etc.).
Il mettait également en garde contre la duperie des “maîtres capitalistes” : “Dans ces derniers temps, on a diminué les heures de travail [NDT : passant de 36h-18h d’affiliés, à 30h-12h à son époque], augmenté les salaires, et je ne vois pas cependant que la condition des travailleurs se soit améliorée. Car, pour le bonheur de leur vie, il importe fort peu qu’ils puissent se payer des fantaisies luxueuses : montres, mouchoirs de soie, tabac, “eau-de-vie”, viande, bière, mais seulement qu’ils recouvrent la santé, la moralité, et surtout la liberté” (p. 27).
Si l’on souhaite comprendre les méfaits du capitalisme, ce qu’il implique et ce qu’il provoque, à partir des mécanismes fondamentaux de cette escroquerie devenue “mondiale”, cet ouvrage permet d’apporter de très bons éclaircissements, avec des faits et des démonstrations qui agrémentent l’exposé de l’auteur de façon lucide et implacable. Il va à l’essentiel, il nous livre un discours sans concession et sans détours, et il avance des exemples parlants et concrets pour montrer l’incohérence et la monstruosité d’un tel système.
*Pour rappel, selon la définition de Marx et des marxistes, le prolétariat est constitué de l’ensemble des salariés et des chômeurs (considérés comme des salariés sans emploi) et le prolétariat est la classe sociale qui, pour avoir de quoi vivre, est obligée de vendre sa force de travail à la classe antagoniste, qui dispose du capital et des moyens matériels de production. (Cf. Maximilien Rubel, « La conception du prolétariat chez Marx », communication au 5e Congrès mondial de sociologie, Washington, 1962. Également Jacques Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007, p. 138. De même Yvon Quiniou, Karl Marx, Le Cavalier bleu, 2007, p. 70).
« L’essence du système [capitaliste] réside, selon Marx, dans la relation entre le capital et la force de travail, la relation salariale. Le mode de production capitaliste se caractérise par la division de la société en deux classes antagonistes : propriétaires des moyens de production, qui achètent la force de travail en vue de réaliser un profit par la vente des marchandises produites, et prolétaires, contraints pour vivre de vendre leur force de travail». (Jean-Charles Asselain, dans « Le capitalisme : mutations et diversités », no 349 de La Documentation française, mars-avril 2009, p. 3).
Le peuple a faim parce que nous mangeons trop À la vue de cette faim, de ce froid et de cette humiliation de milliers d hommes, je me convainquis que l existence à Moscou de gens vivant de cette vie était un crime. Et nous, pendant ce temps, nous nous rassasiions de filets et d esturgeons, et recouvrions nos parquets et nos chevaux de draps et de tapis. Quoi que pussent dire les savants du monde entier sur la nécessité d un tel ordre de choses, cela était un attentat sans cesse commis et répété et moi, dans mon luxe, j étais coupable non seulement de complaisance, mais encore de complicité. Le petit groupe d hommes qui domine la masse des travailleurs, jouissant de tout ce qu elle produit, vit dans l oisiveté, dans un luxe insensé, et dépense inutilement et immoralement le produit du travail de millions d êtres.
L’Argent et le Travail est une réflexion, d’une étonnante actualité, sur l’argent comme fait de société, où assurément celui-ci est désigné comme symptôme et moyen d’asservissement, mais qu’il convient de replacer dans un mécanisme plus général de violence exercé par les uns contre les autres : la ville et ses accumulations parasitaires n’en sont que l’ultime manifestation, la plus perverse, la plus criante, la plus injuste. Le travail manuel devient alors une nécessité vitale et la seule vraie valeur traditionnelle.
Le problème central, selon Tolstoï, est donc l’argent : en théorie, il devrait représenter le travail, dans la réalité il n’est que le signe conventionnel qui donne le droit ou le moyen de profiter du travail d’autrui. Tolstoï distingue dans l’histoire de l’humanité trois formes de servitude : l’esclavage personnel imposé par la violence ; l’esclavage imposé par la faim et, enfin, l’asservissement par l’impôt, caractéristique des systèmes monétaires et du despotisme centralisé.
Dans ces conditions, que faire ? Retourner à la campagne, donner son argent et se débarrasser ainsi de la source du mal ? Supprimer les villes, foyers de parasites où le plus riche appauvrit le plus démuni ? Se mettre au travail, en supprimant tous les facteurs d’inégalité, en se rapprochant de la production réelle en vue d’une société fraternelle ?
Les deux textes rassemblés ici sous le titre L’Argent et le Travail ont été publiés pour la première fois en 1892. On y découvre l’homme et l’écrivain contestataire, engagé, conscient des contradictions dues à sa propre condition. Ses réflexions trouvent un écho prophétique et visionnaire dans les grands bouleversements politiques du XXe siècle et dans les secousses économiques du XXIe siècle.
Léon Tolstoï (1828-1910) est issu d’une famille de la haute noblesse russe. Après des études à l’université de Kazan il entre dans l’armée et se rend dans le Caucase. En 1852 paraît sa première nouvelle, Enfance, qui le rend immédiatement célèbre. Il continue ses récits autobiographiques avec Adolescence (1854) et Jeunesse (1857). Il participe à la défense de Sébastopol, qui lui inspire ses Récits de Sébastopol (1855). Après deux ans passés à l’étranger, il revient à Iasnaïa Poliana où il fonde une école pour les paysans. Rendu mondialement célèbre par ses deux romans, Guerre et Paix (1869) et Anna Karénine (1877), il traverse ensuite une véritable crise religieuse et morale, décrite dans Confession (1884). Désormais, Léon Tolstoï devient un écrivain moralisateur et se met à condamner toute recherche de plaisir ou de luxe. Son point de vue rationaliste sur l’orthodoxie le fait excommunier par le Saint-Synode en 1901. De plus en plus en contradiction avec son mode vie, il décide de quitter la maison familiale, en octobre 1910, et meurt dans la petite gare d’Astapovo.
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d50-Simone Weil (1909-1943)
( par Charles Jacquier responsable collection “mémoires sociales aux éditions Agone
Simone Adolphine Weil est une philosophe humaniste, professeur, écrivain, née à Paris le et morte à Ashford (Angleterre) le . Sans élaborer aucun système nouveau, elle fait de la philosophie une manière de vivre, non pour acquérir des connaissances, mais pour être dans la vérité.
Juive agnostique, elle se convertit à partir de 1936 à l’« amour du Christ », et ne cesse plus dès lors d’approfondir sa quête de la spiritualité chrétienne. Bien qu’elle n’ait jamais adhéré explicitement par le baptême au catholicisme malgré une profonde vie spirituelle, elle est reconnue et se considérait comme une mystique chrétienne.
Brillante helléniste, elle a réussi, à force de science et d’amour, à proposer une lecture proprement créatrice de la pensée grecque ; elle commente la philosophie de Platon, en qui elle voit « le père de la mystique occidentale », elle traduit et interprète aussi les grands textes littéraires, philosophiques et religieux grecs, dans lesquels elle découvre des « intuitions préchrétiennes », qu’elle met en parallèle avec les écritures sacrées hindoues et avec le catharisme. Le fil directeur de cette pensée, que caractérise un constant approfondissement, sans changement de direction ni reniement, est à chercher dans son amour impérieux de la vérité, philosophiquement reconnue comme une et universelle, et qu’elle a définie comme le besoin de l’âme humaine le plus sacré.
Dans l’expérience directe de la barbarie en Espagne, Simone Weil a su discerner le phénomène, à l’œuvre dans le totalitarisme moderne, d’identification du bien et de la puissance ; cette identification perverse interdit toute réflexion personnelle par le jeu des passions collectives et l’opinion dominante du plus grand nombre ; pire encore : entraîné par la force collective du groupe, l’individu cède à l’adoration de cette puissance. En abandonnant le rationalisme d’Alain et une philosophie centrée sur l’homme, la pensée de Simone Weil va donc franchir un seuil important, grâce à la révélation que seul l’amour surnaturel est capable de répondre au malheur.
Simone Weil n’a jamais été coupée des milieux et des débats scientifiques, comme le prouve son article sur la théorie des quanta. Cette connaissance intime de la science contemporaine, devenue de plus en plus utilitaire, inséparable de l’empire de la technique, lui a permis de ne pas succomber à l’enthousiasme de ceux qu’elle appelle « les adorateurs de l’idole ». Car c’est la science moderne et les techniques qui en sont issues qui ont donné à l’homme occidental la conscience de sa supériorité ; et cette conscience a présidé au colonialisme, à l’impérialisme militaire, économique et culturel, facteurs d’oppression et de déracinement des peuples. Tout entière fondée sur la notion unique d’énergie, dérivée de celle de travail appliquée à l’étude de la nature, cette science moderne est « une étude dont l’objet est placé hors du bien et du mal ». Elle accumule des connaissances, mais n’apporte pas de vérités, rien qu’une pensée humaine puisse aimer. Ainsi, les mathématiques sont conçues de nos jours comme une façon d’ordonner le monde selon notre raison, une manière de le préparer à l’emprise de notre volonté. « Ils font des mathématiques sans en connaître l’usage », dira-t-elle des mathématiciens moderne. Ayant approfondi l’étude des mathématiques auprès de son frère, André Weil, l’un des fondateurs du groupe Bourbaki qu’elle a fréquenté, Simone Weil s’est interrogée sur la relation des mathématiques avec le réel ; pour elle, les mathématiques exercent à la vertu d’attention et revêtent une dimension spirituelle par leur relation avec la vérité : « C’est la même vérité qui pénètre dans la sensibilité charnelle par la douleur physique, dans l’intelligence par la démonstration mathématique, et dans la faculté d’amour par la beauté ». Pour les anciens Grecs, les mathématiques et les sciences en général étaient un pont, un intermédiaire (metaxu) entre la pensée humaine et le cosmos, au sens premier d’un tout harmonieux : « Pour eux, écrit Simone Weil, les mathématiques constituaient, non un exercice de l’esprit, mais une clef de la nature ; clef recherchée non pas en vue de la puissance technique sur la nature, mais afin d’établir une identité de structure entre l’esprit humain et l’univers. » Peu soucieux en effet d’applications techniques, bien qu’ils en fussent capables comme le montrent les inventions de catapultes et les machines d’Archimède, les savants grecs regardaient la science « comme une étude religieuse ». Car telle est pour Simone Weil la vraie définition de la science grecque : elle est « l’étude de la beauté du monde ».
Biographie de l’auteur
Oeuvres complètes T1, à T7
«En respectant aussi scrupuleusement que nous le pourrons l’ordre chronologique de la composition des œuvres, cette édition nouvelle et intégrale mettra en évidence l’indéniable évolution de la pensée de Simone Weil, tant sur le plan philosophique et religieux que sur le plan social et politique. Mais le lecteur s’apercevra sans doute bien vite que cette évolution n’a comporté ni point de rebroussement ni reniement, mais bien plutôt un constant approfondissement mettant en leur juste place les éléments nouveaux qu’une inlassable et indivisible expérience de pensée et d’action l’amenait à intégrer à sa vision du monde et à sa conception de l’homme. Simone Weil elle-même a pu dire que le mot de conversion, s’il doit signifier changement radical d’orientation, n’a point de sens en son cas. Elle a déclaré à son ami le père Perrin : “Quoiqu’il me soit plusieurs fois arrivé de franchir un seuil, je ne me rappelle pas un moment où j’aie changé de direction” et nous pouvons l’en croire. Or, si nous cherchons le fil directeur de son parcours personnel, si mouvementé qu’il ait pu être, nous ne pouvons manquer de le voir dans son amour toujours plus exigeant et impérieux de la vérité, philosophiquement reconnue comme une et universelle, mais saisissable sous des angles et à des niveaux différents encore que complémentaires.
Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale
«La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s’il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l’activité et de l’espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place.»
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Pour Simone Weil le socialisme c’était “la souveraineté économique des travailleurs et non pas la machine bureaucratique et militaire de l’Etat.
Concernant la crise du capitalisme qui faisait alors rage elle constatait amèrement qu’il n”y avait aucune force réellement socialiste au sens où elle l’entendait. Un autre mythe fit les frais de sa critique radicale : celui de la révolution. Elle vit que cette idée recouvrait bien souvent des conceptions opposées au sein même des minorités révolutionnaires. En bref Simone Weil nous permet d’en finir avec les mythes réconfortants éternellement ressassés d’une gauche à bout de souffle. Elle récuse le léninisme qui place le révolutionnaire au dessus des travailleurs.
Mais Simone Weil ne s’arrêta pas à la critique de ces illusions tragiquement fallacieuses. Elle tenta de renouveler la critique de la vie contemporaine en proposant le tableau d’une société libre. Elle dénonce la “naïve croyance en un progrès économique illimité “et la faillite du progrès technique apercevant clairement qu’il y a une limite à partir de laquelle il doit se transformer en facteur de régression économique.
On l’aura compris Simone Weil nous permet d’en finir avec la religion du progrès, l’étatisme, le centralisme et le scientisme sans devenir réactionnaire. Pour elle la société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l’obligation de penser en agissant.