Nicholas Georgescu-Roegen né Nicolae Georgescu (Constanța, Roumanie, – Nashville, Tennessee, ) est un mathématicien et économiste hétérodoxe américain d’origine roumaine dont les travaux ont servi d’inspiration au mouvement de la décroissance
Jacques Joseph Léon Grinevald, né le à Strasbourg, est un philosophe et historien des sciences français, professeur émérite à l’Institut universitaire d’études du développement de Genève.
Hommage à Nicholas Georgescu-Roegen. Entretien vidéo-audio de 53 minutes avec Jacques Grineland sur l’oeuvre de “Nicholas Georgescu-Roegen, économiste de génie”, 17 juin 2008.
Osons le dire: cet enregistrement est fondamental ! Nicholas Georgescu-Roegen, 1906-1994, est sans conteste le plus grand économiste de cette discipline. Dans cette interview, Jacques Grinewald, philosophe et historien français qui a bien connu Nicholas Georgescu-Roegen de son vivant, nous parle de la vie, de la carrière – brillante – et des travaux de cet économiste mathématicien encore en marge de la pensée économique dominante. Georgescu-Roegen a fondé sa pensée sur la thermodynamique, notamment sur sa seconde loi, l’entropie, ou loi de dissipation. Il s’est beaucoup inspiré de la théorie de l’évolution de Darwin, décrivant le développement de la technologie comme le prolongement de l’évolution biologique de l’espèce humaine. Ceci l’amènera à créer le concept de bioéconomie. La prise en compte de l’entropie implique que l’économie doit être vue comme un système biologique, avec les contraintes qui affectent tout système vivant. Georgescu-Roegen démontre avec la rigueur du mathématicien que la recherche d’un état stationnaire pour l’économie actuelle n’est pas soutenable. La seule issue – conclusion qui n’est pas facile à entendre – est la décroissance. Georgescu-Roegen est sans appel: le système économique du 19è siècle dans lequel nous vivons aujourd’hui est une fiction qui est vouée à s’écrouler. De la part d’un monsieur qui n’était ni un rêveur ni un révolutionnaire, cette affirmation fait réfléchir.
source : http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_roegen_nicolas/decroissance/decroissance.html
Nicholas Georgescu-Roegen : Bioéconomie et biosphère.
La nouvelle science économique créée par Nicholas Georgescu Roegen, la bioéconomie, a été
le thème d’une première conférence mondiale à Rome en 1991. Au-delà de la description et de
la compréhension du processus économique du développement, l’enjeu n’est-il pas
l’émergence d’une nouvelle vision des rapports entre l’ensemble des êtres vivants, dont nous
faisons partie avec notre technique, et la Biosphère ?
La crise écologique planétaire qui s’annonce depuis une bonne vingtaine d’années affecte de
proche en proche tous les secteurs de notre civilisation industrielle en expansion. Il ne s’agit
pas seulement de pollution et de dégradation de l’environnement ! L’économie dans son aspect
biophysique, c’est-à-dire le processus de production, de distribution et d’élimination des
ressources naturelles, ne fait pas exception. Il relie le métabolisme industriel de la société
humaine à la biogéochimie de notre planète. L’évolution des sciences de la nature depuis
Carnot et Darwin, c’est-à-dire depuis la thermodynamique et l’évolutionnisme, ne permet plus
de séparer le vivant et l’environnement terrestre. Il s’agit d’une coévolution, l’évolution
biologique est en interaction réciproque avec les changements de l’environnement planétaire.
On redécouvre ainsi l’unité du vaste système écologique dynamique qu’on doit nommer, à la
suite des travaux pionniers du savant russe Vladimir Vernadsky (1863-1945), la Biosphère, et
que certains, de nos jours, nomment Gaïa (1).
Le développement économique international, accéléré par l’expansion démographique
humaine et l’évolution des techniques, est au coeur de cette crise sans précèdent que traverse
actuellement l’évolution de la Biosphère de la planète Terre. Les signes avant-coureurs de
cette crise sont déjà là. Certains sont anciens. Cependant l’occidentalisation et la militarisation
de la planète masquent pour l’instant la faillite du modèle industriel de l’Occident.
La dynamique de l’Europe classique, dont les racines sont médiévales, sans oublier l’alliance
entre la raison d’Etat (la guerre) et l’état de raison du modèle de l’Occident, est à la source de
nombreux mythes économiques. Ceux-ci reviennent à peu près tous à cette illusion technique
qui néglige ou contredit le second principe de la thermodynamique, la loi de l’entropie (voir
encadrés).
La science économique, inséparable de l’histoire du rationalisme occidental, se voulait
explicitement une extension de la mécanique rationnelle, voire une application sociale de la
mécanique céleste. Elle devint une discipline académique florissante de plus en plus abstraite
et « scientifique » dont la rationalité, à la faveur d’une logique de l’équilibre et d’une conception
circulaire et isolée du processus économique, est d’inspiration explicitement newtonienne.
La science économique usuelle est donc pré-thermodynamique, pré-évolutive et pré-
écologique. Pré-thermodynamique, cela veut dire sans entropie, croissante, sans
irréversibilité, sans durée, sans devenir, sans complexité, sans destruction-créatrice et donc
aussi sans possibilité de vie, de nouveauté et d’évolution ! D’où son anachronisme et son
manque de pertinence pour la nouvelle problématique bien mal nommée du développement et
de l’environnement (thème du « rapport Brundland » de 1987 et de la conférence des Nations
Unies à Rio en juin 1992), alors qu’il s’agit, dans une vision écologique globale, de l’histoire
humaine de la Biosphère, du développement humain dans la Biosphère !
Les propositions pour une autre approche de l’économie (et de la technologie), tenant compte
des lois de la circulation et de la transformation de l’énergie et de la matière à la surface du globe, furent nombreuses à l’aube de notre siècle, lorsque la révolution thermodynamique,
avec sa double découverte de l’énergie (premier principe) et de l’entropie (deuxième principe,
le principe de Carnot) conduisit les « énergétistes » à proclamer la faillite du dogme mécaniste
pré-thermodynamique.
L’incompréhension historique des économistes (ils ne furent pas isolés), pourtant épris de
physique, vis-à-vis de ce que nous pouvons appeler la révolution carnotienne, est une erreur
de base gigantesque dont les conséquences sont aujourd’hui immenses (2). La transformation
du monde par le feu des machines thermiques de la révolution industrielle est lourde de
conséquences théoriques et pratiques: elle concerne nos rapports avec la Biosphère et nos
conceptions du développement économique.
Dans les années 60, aux Etats-Unis surtout, le concept d’écosystème et la perspective
holistique (observer le monde comme un tout) de l’écologie théorique commencèrent à
transformer la pensée scientifique dans le sens d’une approche moins réductionniste et plus
soucieuse des interactions dans leur ensemble (systémique). Joël de Rosnay a très clairement
expliqué cela dans Le macroscope (Ed. Seuil, 1975). Les sciences économiques, de plus en
plus indifférentes à l’évolution des sciences de la nature et même des autres sciences sociales,
restèrent à l’écart de cette métamorphose de la vision scientifique de l’économie de la nature !
Malgré tout, la nécessité de réconcilier la société et la nature, I’économie et I’écologie, devint
l’un des thèmes majeurs de la « contre-culture » américaine.
En 1966, Kenneth Boulding publia The Economics of the Coming Spaceship Earth
(L’économie du futur vaisseau spatial Terre). Ce petit texte révolutionnaire, qui fit le tour du
monde en quelques années, annonçait – à la suite de Paul Valéry – le temps du monde fini pour
les économistes ! Malheureusement, comme le releva Georgescu-Roegen, ce texte-phare
contenait une erreur à propos de la loi de I’entropie qui en fit l’un des véhicules de la nouvelle
mythologie éco-énergétiste. Boulding affirmait qu’heureusement il n’y avait pas de loi
d’entropie pour la matière ! En 1968, Herman Daly, élève de Georgescu-Roegen, publiait son
premier article hérétique: On economics as life science (L’économie comme science du
vivant). Il est aujourd’hui l’un des rares défenseurs de la perspective bioéconomique de son
ancien professeur.
La littérature écologique spécialisée abonde depuis longtemps en métaphores économiques,
au point que l’une des premières définitions de l’écologie n’est autre que « l’économie de la
nature » (3). La circulation des métaphores joue cependant dans les deux sens: dès les années
60, plusieurs écologistes attirèrent l’attention sur l’étymologie commune qui relie économie et
écologie, mais aussi sur la hiérarchie entre écologie et économie: la Noosphère (la sphère
humaine) n’est pas au-dessus, mais dans la Biosphère. Comme on le redécouvre de nos jours,
cette problématique planétaire avait été esquissée dés les annces 1920 par Vladimir
Vernadsky (4) (d’une manière très différente de celle, plus idéaliste, développée par Edouard
Le Roy et Pierre Teilhard de Chardin).
Depuis 1970, une littérature importante traite des interactions entre l’environnement naturel et le développement économique. Mais il y a souvent plus de chaleur (polémique) que de
lumière (théorique) ! Il convient de revenir aux sources, en l’occurrence aux travaux
fondamentaux de Nicolas Georgescu-Roegen.
Le paradigme bioéconomique
Parmi les grands économistes (récompensés ou candidats au prix Nobel), trés rares sont ceux qui proposèrent une réforme radicale de ladite science économique. Cette corporation compte
de brillants esprits peu orthodoxes, mais guère de dissidents du modèle de l’Occident ! Depuis
ses débuts, I’économie politique ne manqua jamais de critiques, mais, contrairement à d’autres
sciences, elle n’a jamais changé de paradigme fondamental. Ce constat se retrouve au coeur de
la critique développée par Georgescu-Roegen dès l’introduction de son premier grand ouvrage
Analytical Economics: Issues and Problems (1966), traduit en France sous le titre La Science
économique: ses problèmes et ses difficultés (Dunod, 1970).
Nicholas Georgescu-Roegen (né en Roumanie en 1906, docteur en statistique de l’Université
de Paris en 1930, émigré aux USA en 1948, où il fit une brillante carrière de professeur
d’économie) approfondit sa critique des fondements de l’analyse économique occidentale et
reformula, dans une perspective thermodynamique et biologique évolutionniste, la description
du processus économique et de ses relations avec l’environnement dans un ouvrage
encyclopédique très savant, The Entropy Law and the Economic Process (La loi de l’entropie
et le processus économique), publié en 1971 (Harvard University Press). Il s’agit d’une oeuvre
capitale et pour la science occidentale en général et pour la science économique en particulier.
Georgescu-Roegen a lui-même résumé sa thèse essentielle dans le texte d’une conférence de
1970 intitulée « La loi de l’entropie et le problème économique » (publiée sous le titre
« Economics and Entropy » dans The Ecologist, juillet 1972). Herman Daly a beaucoup fait
pour assurer à ce message subversif une certaine diffusion dans le monde anglophone. En
langue française, ce texte n’a pas eu la même fortune. On peut toutefois le trouver, avec deux
autres textes, dans un petit livre intitulé Demain la décroissance: entropie, écologie, économie
(5). Dans ce livre, Georgescu-Roegen expose avec une concision et une clarté remarquable
l’erreur fondamentale de la pensée économique occidentale: la science économique a été
construite dans le cadre du paradigme mécaniste (Newton-Laplace), autrement dit sur le
modèle de la science classique, au moment même où les bouleversantes découvertes de
l’évolution biologique (Darwin) et de la révolution thermodynamique (Carnot) avec sa
fameuse loi de l’entropie (Clausius, 1865), introduisent un autre paradigme, celui du devenir
de la nature, du temps irréversible, de l’évolution cosmique. Le XIXème siècle ne l’a pas
compris. Ce faisant, nous vivons encore, en économie, au XIXème siècle !
C’est fondamentalement le dogme mécaniste de la société industrielle occidentale qui est
I’erreur fatale dont les conséquences technologiques et économiques sont à la source de la
crise qui attend l’humanité lancée dans l’impasse écologique et sociale de la croissance
illimitée. Ce qu’il nous faut entreprendre, au niveau intellectuel, n’est donc pas une simple
réforme qui substituerait, par exemple, une comptabilité énergétique à la comptabilité
monétaire en vigueur, mais une refonte radicale de notre vision du processus économique.
Ceci afin d’intégrer le métabolisme global de l’humanité – avec ses extensions techniques –
dans l’environnement biosphérique limité de la planète Terre, « nature » issue de plusieurs
milliards d’années de coévolution de la Vie et de la Terre, en un mot de la Biosphère, dont
l’espèce humaine est momentanément l’héritière. En raison même de notre puissance, nous
nous retrouvons coresponsable de son évolution, c’est-à-dire du destin de la Terre.
A la suite de The Entropy Law and the Economic Process, Georgescu-Roegen publia un
troisième recueil où se mêlent discussions théoriques et applications pratiques: Energy and
Economic Myths (L’énergie et les mythes économiques) (New York, Pergamon Press, 1976),
ouvrage qui contient une importante préface autobiographique retracant les origines et
l’évolution de sa dissidence vis-à-vis du modèle de l’Occident. Dans le premier chapitre, sont esquissées concrètement les implications bouleversantes de son
nouveau paradigme qu’il nomme désormais bioéconomique (6). Son franc-parler, sa
persévérance et sa critique implacable des sophismes soutenus par ses collègues de
l’establishment, rivés au dogme de la croissance illimitée, lui ont valu une fâcheuse réputation.
En 1985,Georgescu-Roegen a même fini par claquer la porte de la prestigieuse American
Economic Association.
Ne pas confondre analyse éco-énergétique et bioéconomie
S’il est vrai que la théorie thermodynamique et la pensée biologique évolutionniste et
écologique jouent un rôle majeur dans la pensée bioéconomique de Georgescu-Roegen, il faut
toutefois prendre garde de ne pas assimiler purement et simplement Georgescu-Roegen à
certains courants de l’écologie politique (comme Barry Commoner, L’Encerclement, Seuil,
1972) ou de l’analyse éco-énergétique. Cette dernière approche, bien développée aujourd’hui,
ne dérive pas tant de The EntropyLaw and the Economic Press (1971), que peu d’écologistes
ont vraiment lu, que d’un autre livre fondamental remarquable de 1971: Environment, Power
and Society (L’environnement, l’énergie et la société), de l’écologiste américain Howard
Odum (le frère d’Eugène Odum, auteur de très importants ouvrages d’écologie fondamentale
et appliquée), père de l’ingénierie écologique, ou écotechnologie.
Le message d’Howard Odum a été repris et développé de diverses manières. En France, cette
approche a été présentée d’une manière originale par Joël de Rosnay dans Le Macroscope
(Seuil). L’Economique et le vivant (Payot, 1979) du professeur René Passet, tout en
introduisant aussi le terme de « bioéconomie »` semble plus proche de H. Odum que de
Georgescu-Roegen. On peut s’initier (en français) à l’approche éco-énergétique avec
Gonzague Pillet et Howard Odum, Energie, Ecologie, Economie (Genève, Georg, 1987), un
manuel qui dit (p.183) que « Georgescu Roegen semble avoir tort pour ce qui est de la matière
(qui, pour lui, se dissipe) et qui, en réalité, n’est perdue que localement car elle est recyclable
par les grands systèmes naturels. » Cette critique, assez dérisoire et maladroite, illustre bien
l’incompréhension qui accueille la bioéconomie de Georgescu-Roegen ! Celui-ci ne parle pas
en l’occurrence des éléments chimiques de la Biosphère, mais de la matière utilisable par
l’économie humaine ! On n’a pas encore assez médité, tant du côté des écologistes que du côté
des économistes, sur les problèmes d’échelle dans les rapports entre le « métabolisme
industriel » du développement économique de l’humanité et les grands cycles biogéochimiques
de la Biosphère.
Une lecture approfondie des travaux de Georgescu-Roegen reste encore à faire, surtout en
France : on mesurera alors l’écart et le malentendu qui séparent (au-delà d’une certaine
orientation environnementaliste commune) ce que Georgescu-Roegen appelle « le nouveau
dogme énergétique » et la révolution bioéconomique qu’il préconise et qui me semble
autrement plus radicale que l’ingénierie écologique ou la « gestion de l’environnement »
actuellement à la mode.
La discussion entre Odum et Georgescu-Roegen peut sans doute se retrouver dans la récente
naissance de deux sociétés savantes dont l’une, l‘International Society for Ecological
Economics (ISEE) entend promouvoir l’ « économie écologique », mais se trouve en fait
présidée et dominée pour l’instant par les représentants de l’analyse éco-énergétique, tandis
que l’autre, l’European Association for Bioeconomic Studies (EABS), plus récente, entend
promouvoir la pensée de Georgescu-Roegen (voir encadré). L’EABS a organisé sa première
conférence internationale sur le thème « Entropie et Bioéconomie » les 28-30 novembre 1991 à
Rome. On y célébra aussi le 85ème anniversaire de Georgescu-Roegen qui, affaibli par l’âge, n’a malheureusement pas pu se déplacer. L’absence des Français, à l’exception du jeune
économiste Frank-Dominique Vivien, de l’école de René Passet à l’Université de Paris I, était
regrettable.
Trente-cinq communications ont été présentées sur les « nouvelles approches à l’épistémologie
des sciences », sur les « relations interdisciplinaires entre les sciences sociales et les sciences
naturelles », sur « l’impact de la technologie sur la vie écologique et socio-économique », sur « la
bioéconomie et l’économie écologique ». Les actes de cette première conférence sont
actuellement sous presse. Il n’existe pas, pour l’instant, de liens formels entre l’E.A.B.S. et
l’I.S.E.E., même si plusieurs chercheurs, à titre personnel, font le pont entre ces deux
nouvelles sociétés savantes qui visent à réconcilier économie et écologie.
A première vue, l’ambition peut-être démesurée – de cette réunion d »‘experts » sur le
vaste et redoutable thème « Entropie et Bioéconomie » était à l’image de l’ampleur de la crise
que traverse la pensée économique contemporaine, et bien entendu l’économie tout court. Ce
qu’on peut aisément retenir au premier abord, c’est l’impression que l’aspect thermodynamique
du nouveau paradigme proposé par Georgescu-Roegen est relativement bien assimilé,
notamment par une nouvelle génération de chercheurs formés par l’écologie systémique, mais
que les aspects proprement « bio » (pas seulement bioénergétiques mais aussi évolutifs,
écologiques, biogéochimiques et biosphériques) restent encore relativement peu développés,
voire souvent mal compris.
Ce qui dérange sans doute le plus dans l’approche bioéconomique de Georgescu-Roegen,
comme d’ailleurs dans la fameuse théorie Gaïa, tout aussi controversée, c’est essentiellement,
je crois, la rupture avec le traditionnel point de vue anthropocentrique à courte vue qui
caractérise notre société. La découverte des « aspects bio-économiques de l’entropie »
représente sans doute, selon Georgescu-Roegen, une nouvelle humiliation pour notre orgueil,
une nouvelle blessure narcissique infligée à l’amour-propre de l’humanité par l’évolution de la
pensée scientifique.
Pour la nouvelle génération des bioéconomistes, Georgescu-Roegen représente le premier
économiste professionnel et pratiquement le seul (depuis Malthus) à poser sérieusement le
problème de l’économie de l’espèce humaine dans son contexte écologique global, c’est-à-dire
à l’échelle planétaire de la vie sur Terre. Kenneth Boulding a aussi proposé une semblable
réforme théorique pour « l’économie du nouveau vaisseau spatial Terre », mais, comme
Georgescu-Roegen l’a signalé, son application des principes de la thermodynamique à la
science économique laisse à désirer et contient en fait une grave illusion sur le recyclage,
hélas partagée par de nombreux écologistes qui croient pouvoir assimiler le rôle de la matière
dans le processus économique et le cycle des éléments chimiques dans la nature. La
bioéconomie de Georgescu-Roegen se situe dans une « problématique de l’évolution » (au sens
de François Meyer) qui tient compte de la spécificité de l’évolution technique de l’espèce
humaine.
Pour tenter de saisir la signification de cette première conférence internationale, il convient de
reconnaître que, d’une manière générale, la visibilité de l’oeuvre de Georgescu-Roegen
(souvent maladroitement interprétée ou vulgarisée) reste encore très faible, non seulement
dans le grand public et les milieux politiques et économiques, cela va sans dire, mais
également dans les milieux scientifiques et académiques. Cependant, et précisément parce
qu’elle est occultée, pour ne pas dire censurée par « les multinationales de la pensée » (Michel
Serres), l’oeuvre révolutionnaire de Georgescu-Roegen intéresse et interpelle de plus en plus tous les « dissidents » du modèle dominant de l’Occident. La conférence de Rome a démontré
que l’audience de ses thèses s’étend désormais à tous les continents, tous représentés à Rome.
Inachevée, dispersée, immense, encyclopédique, son oeuvre n’est pas d’un accès facile. Il faut
un certain temps pour la repérer dans son ensemble, la lire attentivement la comprendre et
l’assimiler. Il ne faut sans doute pas trop s’étonner si cette révolution bioéconomique, en tant
que nouvelle vision planétaire du développement économique de l’humanité, n’est pas encore
une référence des grands débats politiques sur l’environnement et le développement. Pourtant,
Georgescu-Roegen était à la conférence de Stockholm sur l’environnement en juin 1972.
A propos de Rio 92 et du fameux « rapport Brundtland », la conférence de Rome a pris
connaissance d’un texte de Georgescu-Roegen dans lequel on trouve une critique virulente de
la nouvelle doctrine internationale du sustainable development: une « charmante berceuse »,
écrit Georgescu-Roegen ! Il est clair que la plupart des gens, à commencer par les politiciens
et les économistes orthodoxes, y compris de nombreux « experts de l’environnement »,
interprètent le sustainable development comme la nouvelle formule magique non seulement
du « développement écologiquement soutenable » mais encore – alors que c’est très différent –
de la « croissance durable ». Plusieurs communications présentées à Rome furent consacrées à
ce concept de « soutenabilité », qui préoccupe depuis longtemps Georgescu-Roegen et qui est
loin d’être purement académique.
Sur ce point, l’économiste américain Herman Daly (né en 1938), ancien élève de GeorgescuRoegen, critiqué par son maître au début des années 70 pour son plaidoyer en faveur de « l’état stationnaire » comme alternative à la croissance, représente aujourd’hui un point de vue bioéconomique d’autant plus remarquable qu’il est devenu un conseiller de la Banque
mondiale, membre de son nouveau département « Environnement ». Daly a le mérite
aujourd’hui de dire très clairement, en suivant l’enseignement de Georgescu-Roegen, qu’il ne
faut pas confondre croissance et développement, et qu’il ne peut plus y avoir, à l’échelle
écologique globale du « monde fini » de la Biosphère, de croissance mondiale durable (7).
Herman Daly, dont le dernier livre est écrit en collaboration avec le théologien John B. Cobb
(8), est sans doute l’économiste qui contribue le plus efficacement à la diffusion du nouveau
« modèle économique » reliant l’approche bioéconomique de Georgescu-Roegen avec l’essor
récent de la conscience et de la science du système Terre comme Biosphère (9).
Il faut se rappeler que la distinction entre croissance et développement avait été établie par
Joseph A. Schumpeter (1883-1950), le maître de Georgescu-Roegen à Harvard (en 1934-36).
La croissance, c’est produire plus ; le développement, c’est produire autrement. La pensée de
Schumpeter, longtemps négligée, retrouve de nos jours un spectaculaire regain de faveur.
Georgescu-Roegen s’est toujours voulu le seul authentique disciple de Schumpeter ! Dans sa
perspective bioéconomique, la croissance économique (et démographique) mondiale doit non
seulement être stabilisée, mais inversée, autrement dit « Demain la décroissance », si l’humanité veut sauvegarder durablement l’habitabilité de la Biosphère du Quaternaire qui a vu
l’apparition et l’expansion du « phénomène humain » sur le globe.
Dans cette perspective, il est clair que l’économie mondiale doit nécessairement respecter
certaines limites écologiques globales liées à la capacité de charge des écosystèmes, à la
productivité primaire qui dépend de la photosynthèse de la végétation, à l’intégrité de la
biodiversité, à la stabilité des cycles biogéochimiques, à l’équilibre du système climatique du
globe, en somme respecter la santé, la stabilité dynamique (l’homéostasie) du très complexe
système géophysiologique de la Biosphère (au sens de Vernadsky) que James Lovelock et Lynn Margulis nomment Gaïa. Le dernier livre de Lovelock s’intitule (en anglais) La science
pratique de la médecine planétaire (paru en français sous le titre Gaïa, comment soigner une
Terre malade ?, Ed. Robert Laffont, 1992). D’une manière similaire et convergente, on
pourrait dire que la bioéconomie est la science pratique de l’économie planétaire. Ajoutons
que les similitudes de pensée entre Lovelock et Georgescu-Roegen à propos de la vie et de
l’entropie, de la coévolution entre le vivant et l’environnement, qui puisent en fait aux mêmes
sources scientifiques, sont tout à fait remarquables.
Pour l’école bioéconomique, la pensée économique doit retrouver son inspiration première,
qui se situait historiquement au voisinage des sciences de la vie, de la physiologie et de
l’agronomie, notamment. Quesnay, le père de la découverte du « circuit économique », était
médecin et les physiocrates (qui considéraient, au 18ème siècle, l’agriculture comme la seule
source de la richesse) utilisèrent explicitement l’analogie de la circulation du sang dans le
microcosme animal, associée dans la cosmologie baroque à la circulation de l’eau dans le
macrocosme terrestre. Au siècle des Lumières, « le système de la Terre » du docteur James
Hutton illustre bien cette vision organique, cyclique et stable, de la « machine du monde ». Le
mot machine signifiant en l’occurrence tout aussi bien l’organisme. Significativement, James
Lovelock, le père spirituel de la théorie Gaïa, qui possède aussi une formation médicale
comme le géologue Hutton, réactive de nos jours cette tradition en parlant de
« géophysiologie » (10).
Rappelons que le processus économique, surtout avec l’industrialisation, n’est pas seulement
métabolique, au sens physiologique et biochimique du terme, il est aussi entropique,
dissipatif, évolutif et historique, précisément à cause de la Loi de l’Entropie, c’est-à-dire de la
dégradation (11) inhérente aux transformations thermodynamiques irréversibles qui s’opèrent
entre le système productif de la société et la géochimie de l’environnement, en l’occurrence les
ressources naturelles extraites de la lithosphère, c’est-à-dire l’énergie (les combustibles
fossiles surtout) et la matière utilisable (les minéraux utiles), transformées, utilisées, usées et
finalement rejetées dans notre environnement terrestre limité. L’épuisement irrévocable des
ressources minéralogiques, la pollution et la dégradation de la Biosphère, s’éclairent d’une
manière frappante à la lumière du deuxième principe de la thermodynamique. Il nous reste à
comprendre que l’extraordinaire développement économique de l’Occident a provoqué une
véritable rupture socio-écologique, ce que j’ai proposé d’appeler la révolution thermoindustrielle (dont Sadi Carnot est, en avance sur son temps, le prophète incompris). Nous n’en sommes pas encore sortis. Nous ne l’avons pas encore bien compris.
De l’économie politique à l’écologie politique.
Il s’agit de rompre avec cette « envie de la physique » qui forma l’imagination scientifique des
fondateurs de l’économie comme discipline scientifique, car le modèle classique de la
physique envié et imité servilement par les économistes (surtout les néoclassiques) n’est, à la
lumière de la révolution carnotienne, qu’un paradigme mécaniste qui occulte la dimension
proprement biophysique et écologique du développement économique. La science
économique, en tant que science humaine (et non cette idéologie scientifique
institutionnellement bien établie de nos jours), doit donc se situer non du côté de la physique
mais de la biologie, entendue au sens le plus large du terme, dans la perspective globale de
l’écologie. Comme l’écrivait d’une manière prophétique dans un article de 1957 I’économiste
et philosophe français Bertrand de Jouvenel (1903-1987), il nous faut passer désormais (à
présent que nous voyons la Terre comme une petite planète ronde, vivante et fragile, protégée
de l’espace cosmique par sa fine membrane atmosphérique) « de l’économie politique à
l’écologie politique » (12). La science économique moderne, typique de la civilisation urbano-industrielle de l’Occident,est à la fois trop peu matérialiste, puisqu’elle ignore la nature (la Terre, l’environnement, les ressources naturelles, la pollution), et trop matérialiste, car elle ne comprend pas que le véritable « produit » du processus économique ne peut être un flux matériel entropique (des ressources de basse entropie transformées en déchets de haute entropie !). Comme GeorgescuRoegen l’a mis en évidence dès son premier grand livre de 1966, la finalité proprement humaine – et à vrai dire aussi biologique – du processus économique est essentiellement immatérielle, spirituelle si l’on veut parler comme Bergson, et c’est la jouissance de la vie ellemême, ce que notre auteur nomme en français la « joie de vivre ». En somme, la bioéconomie est une science nouvelle qui renoue avec une sagesse immémoriale: « Il n’y a de richesse que la vie », comme l’écrivait John Ruskin (1819-1900), le grand critique de l’industrialisme de l’Angleterre victorienne.
La bioéconomie n’est pas du tout une réduction du social au biologique et encore moins à la
thermodynamique, parce que la technique, tout en étant une extension « exosomatique » (à
l’extérieur du corps) de l’évolution biologique de l’homme, est un phénomène culturel, lié aux
capacités cognitives et inventives d’Homo sapiens faber (I’Homme qui pense et fabrique).
Interface entre la société et la nature, l’économie et l’environnement, la technique façonne le
développement économique tout en transformant la face de la Terre. En cela l’humanité,
spécialement depuis la révolution thermo-industrielle, est devenue une véritable force
géologique, ce que disait Vemadsky dans les annces vingt ! Comme l’évolution biologique
(13), 1’évolution technologique (culturelle) est imprévisible et ponctuée de discontinuités: les
inventions majeures de la technique (et donc de la culture) sont l’équivalent des mutations
biologiques dans l’évolution sociale de l’espèce humaine. D’où l’inégalité sociale, à l’intérieur
des sociétés comme entre les sociétés – que notre idéologie industrielle appelle développées
(modemes) ou sous-développées (traditionnelles ou primitives). La science économique
dominante est également aveugle sur les relations interculturelles de l’Occident avec le reste
du monde ! La bioéconomie, au sens où l’entend Georgescu-Roegen, considère le
développement techno-économique de l’espèce humaine dans l’unité de son enracinement
biophysique comme dans la diversité de son évolution culturelle et institutionnelle, sans
jamais perdre de vue les contraintes et les limites de la planète Terre et de sa Biosphère. Cette
affirrnation des limites est sans doute l’aspect le plus écologique du message de GeorgescuRoegen (14). C’est évidemment cette réintégration de l’humain dans la nature qui semble le plus difficilement acceptable pour l’anthropocentrisme modeme essentiellement issu de la tradition religieuse judéo-chrétienne de l’Occident médiéval (15).
Il nous reste, et la tâche est urgente, à repenser complètement le développement (économique
bien entendu, mais aussi scientifique, technologique, social, culturel et spirituel) de l’ensemble
de l’humanité, avec toute sa diversité culturelle, dans le cadre biogéographique,
biogéochimique, écologique, énergétique et cosmique limité de la Biosphère. Cela ne peut se
faire, au niveau intellectuel et institutionnel, qu’en établissant une étroite coopération inter- et
transdisciplinaire entre les sciences économiques et sociales et les sciences de la vie sur Terre.
Cette coopération doit se faire dans le cadre d’une véritable écologie globale (globale dans le
sens de planétaire), une science interdisciplinaire et holistique – sans oublier la conscience
humaine qui fait elle aussi partie de la Biosphère de la planète Terre et de son aventure
extraordinaire dans l’évolution cosmique.
Jacques GRINEVALD Université de Genève,
Institut universitaire d’études du développement, 24 rue Rothschild, CH-1202 Genève. Le deuxième principe de la thermodynamique
La thermodynamique s’est développée à partir d’un mémoire sur la puissance motrice des machines à feu dû à l’ingénieur français Sadi Carnot (1824). Elle a mis en lumière, entre autres choses, tout d’abord le fait que l’homme ne peut utiliser qu’une forme particulière d’énergie. Dès lors, l’énergie se divise en énergie utilisable ou libre, qui peut être transformée en travail mécanique, et en énergie inutilisable ou liée, qui ne peut pas être ainsi transformée. Il est clair que la division de l’énergie selon ce critère est une distinction anthropomorphique à nulle autre pareille en science.
Cette distinction est étroitement lice à un autre concept spécifiquement thermodynamique, celui d’entropie. Ce concept est si complexe qu’un spécialiste a été jusqu’à dire qu »‘ il n’est pas facilement compris par les physiciens eux-mêmes ». Cependant, pour notre propos immédiat, nous pouvons nous satisfaire de la simple définition de l’entropie comme un indice de la quantité d’énergie inutilisable contenue dans un système thermodynamique donné à un moment donné de son évolution.
L’énergie, indépendamment de sa qualité, est gouvernée par une loi stricte de conservation, le
premier principe de la thermodynamique, qui est formellement identique à la conservation de
l’énergie mécanique. Et puisque le travail est l’une des multiples formes de l’énergie, cette loi
démasque le mythe du mouvement perpétuel de première espèce. Elle ne tient cependant pas
compte de la distinction entre énergie utilisable et énergie inutilisable; en soi, cette loi n’exclut pas la possibilité qu’une quantité de travail puisse être transformée en chaleur ni que cette chaleur soit reconvertie dans la quantité initiale de travail. Le premier principe de la thermodynamique suppose donc que tout processus puisse avoir lieu dans un sens ou dans un autre, de telle sorte que le système revienne à son état initial, sans laisser aucune trace de ce qui est advenu. Avec cette seule loi, nous sommes toujours dans la mécanique, non dans le domaine des phénomènes réels qui, sans aucun doute, comprennent le processus économique.
L’opposition irréductible entre la mécanique et la thermodynamique provient du deuxième principe, la loi de l’entropie. La plus ancienne de ses multiples formulations est aussi la plus limpide pour le profane: « La chaleur ne s’écoule d’elle-même que du corps le plus chaud vers le corps le plus froid, jamais en sens inverse » . Une formulation plus complexe mais équivalente dit que l’entropie d’un système clos augmente continuellement (et irrévocablement) vers un maximum ; c’est à dire que l’énergie utilisable est continuellement transformée en énergie inutilisable jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement.
En gros, il s’agit de quelque chose de relativement simple: toutes les formes d’énergie sont
graduellement transformées en chaleur et la chaleur en fin de compte devient si diffuse que
l’homme ne peut plus l’utiliser. En effet, une découverte qui remonte à Camot est qu’aucune
machine à vapeur ne peut fournir de travail si la même température, aussi élevée soit-elle, règne dans la chaudière et le condenseur. Pour être utilisable, l’énergie doit être répartie de façon inégale : l’énergie qui est complètement dissipée n’est plus utilisable. L’illustration classique est la grande quantité de chaleur dissipée dans l’eau de l’océan, qu’aucun navire ne peut utiliser. Bien que les bateaux naviguent à sa surface, ils ont besoin d’une énergie utilisable, soit l’énergie cinétique contenue dans le vent, soit l’énergie chimique ou nucléaire concentrée dans les combustibles. Nous pouvons voir pourquoi l’entropie a fini par être considérée aussi comme une mesure de désordre (de la dissipation) non seulement de l’énergie mais encore de la matière, et pourquoi la loi de l’entropie, sous sa forme actuelle, stipule que la matière également est soumise à une dissipation irrévocable.
(Extraits du livre Demain la décroissance de N. Georgescu-Roegen)
De la thermodynamique à la bioéconomie
De nos jours, rares sont ceux qui professeraient ouvertement une croyance en l’immortalité de
l’humanité. Néanmoins, beaucoup d’entre nous préfèrent ne pas exclure cette possibilité. Pour
cela, nous nous efforçons de contester tout facteur qui pourrait limiter la vie de l’humanité.
L’idée qui rencontre naturellement la plus grande adhésion est celle du caractère virtuellement
inépuisable de la dot entropique de l’humanité en raison surtout de la puissance intrinsèque de
l’homme à vaincre d’une manière ou d’une autre la loi de l’entropie.
Il y a (…) l’argument simpliste qui prétend que les lois sur lesquelles nous fondons la finitude
des ressources accessibles seront réfutées à leur tour, comme cela est arrivé à plusieurs lois
naturelles. La difficulté de cet argument historique, c’est que l’histoire prouve, avec même une
plus grande force, d’une part que, dans un espace fini, il ne peut y avoir qu’une quantité finie
de basse entropie et, d’autre part, que la basse entropie dégénère continuellement et
irrévocablement.(… )
Le processus économique, comme tout autre processus du vivant, est irréversible et l’est
irrévocablement ; par conséquent, on ne peut en rendre compte en termes mécaniques
seulement. C’est la thermodynamique, avec sa loi de l’entropie, qui reconnaît la distinction
qualitative, que les économistes auraient dû faire dès le début, entre les inputs des ressources
de valeur (basse entropie) et les déchets sans valeur (haute entropie). Le paradoxe soulevé par
cette réflexion, à savoir que tout le processus économique consiste à transformer de la matière
et de l’énergie utilisables en déchets, est ainsi résolu, facilement et de façon instructive. Cela
nous force à reconnaître que le produit réel du processus économique (ou même, sous cet
angle, celui de tout processus vivant) n’est pas le flux matériel de déchets, mais le flux
immatériel toujours mystérieux de la joie de vivre. Faute de cela, on s’interdit la
compréhension des phénomènes du vivant.(… )
Pour les économistes, il est essentiel de reconnaître que la loi de l’entropie est la racine de la
rareté économique. Si cette loi n’existait pas, nous pourrions réutiliser l’énergie d’un morceau
de charbon à volonté, en le transformant en chaleur, cette chaleur en travail, et ce travail à
nouveau en chaleur. Les moteurs, les habitations et même les organismes (si tant est qu’ils
puissent alors exister) ne s’épuiseraient jamais non plus.(…) Dans un tel monde imaginaire,
purement mécanique, il n’y aurait pas de véritable rareté de I’énergie et des matières
premières. Une population aussi vaste que le permettrait l’étendue de notre globe pourrait en
effet vivre éternellement.(…) La véritable défense de l’environnement doit être centrée sur le
taux global d’épuisement des ressources et sur le taux de pollution qui en découle.(…)
L’activité économique de n’importe quelle génération n’est pas sans influer sur celle des
générations à venir: les ressources terrestres en énergie et en matériaux sont irrévocablement
dégradées et les effets nocifs de la pollution sur l’environnement s’accumulent. Par
conséquent, l’un des principaux problèmes écologiques posés à l’humanité est celui des
rapports entre la qualité de la vie d’une génération à l’autre et plus particulièrement celui de la
dot de l’humanité entre toutes les générations. La science économique ne peut même pas
songer à traiter ce problème. Son objet, comme cela a souvent été expliqué, est l’administration des ressources rares ; mais, pour être plus exact, nous devrions ajouter que cette administration ne concerne qu’une seule génération .
(Extraits du livre Demain la décroissance de N. Georgescu-Roegen)
——————————————————————————-– Les sources d’énergie
Le globe terrestre auquel l’espèce humaine est attachée flotte, pour ainsi dire, dans un
réservoir cosmique libre qui pourrait bien être infini. Mais l’homme ne peut avoir accès à
toute cette fantastique réserve d’énergie libre non plus qu’à toutes les formes possibles de cette
dernière. L’homme ne peut, par exemple, puiser directement dans l’immense énergie
thermonucléaire du soleil. Le plus grave obstacle (valable aussi pour l’usage industriel de la
bombe à hydrogène) réside dans le fait qu’aucun récipient matériel ne peut résister à la
température de réactions thermonucléaires massives. De telles réactions ne peuvent avoir lieu
que dans un espace libre.
L’énergie libre à laquelle l’homme peut avoir accès vient de deux sources distinctes. La
première d’entre elles est un stock, le stock d’énergie libre des dépôts minéraux situés dans les
entrailles de la terre. La seconde est un flux, le flux du rayonnement solaire intercepté par la
terre. Il convient de bien relever plusieurs différences entre ces deux sources. L’homme a une
maîtrise presque complète de la dot terrestre: il serait même concevable qu’il l’épuisât en une
seule année. Mais l’homme n’a pas le contrôle du flux du rayonnement solaire pour aucune fin
pratique. Il ne peut pas davantage utiliser maintenant le flux à venir. Une autre asymétrie entre
les deux sources réside dans leurs rôles spécifiques. Seule la source terrestre nous fournit les
matériaux de basse entropie avec lesquels nous fabriquons nos biens les plus importants. En
revanche, le rayonnement solaire est source première de toute vie sur terre qui dépend de la
photosynthèse chlorophyllienne. Enfin, le stock terrestre est une piètre source au regard de
celle constituée par le soleil. Selon toute probabilité, la vie active du soleil, -c’est-à-dire la
période pendant laquelle la terre recevra un flux d’énergie solaire d’une intensité appréciable-
durera encore quelque cinq milliards d’années. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître,
le stock d’énergie terrestre tout entier ne pourrait fournir que quelques jours de lumière
solaire.
(Extraits du livre Demain la décroissance de N. Georgescu-Roegen)
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Un programme bioéconomique
Aucun système économique ne peut survivre sans un apport continu d’énergie et de matière…
Même si tous les rejets pouvaient être recyclés, la dissipation de la matière empêcherait le
fonds du capital de demeurer constant.
Une société industrielle se heurte à une accessibilité décroissante de la matière-énergie dont
elle a besoin. Si cette circonstance n’est pas contrebalancée par des innovations
technologiques, le capital doit nécessairement être accru et les gens doivent travailler
davantage pour autant que la population doive demeurer constante. Dans cette perspective, il
y a une limite à la capacité de travailler ainsi qu’aux besoins de nourriture et de confort. Si les
innovations compensent l’accessibilité décroissante, le capital ne peut rester constant en un
sens tant soit peu défini. La difficulté majeure réside alors dans l’impossibilité des innovations
à se poursuivre indéfiniment.
Les progrès technologiques trop vantés et vendus à notre propre époque ne devraient pas nous
aveugler. Du point de vue de l’économie des ressources terrestres – base du mode de vie
industriel de l’humanité – la plupart des innovations représentent un gaspillage de basse entropie. A cet égard, que les rasoirs soient jetés tout entiers lorsque leur lame s’est émoussée
ou que des montagnes de photocopies soient mises au rebut sans même avoir été honorées
d’un regard, c’est peu de chose au regard de la mécanisation de l’agriculture et du recours à la
« révolution verte ». Des automobiles, des voitures de golf, des tondeuses à gazon, etc., « plus
grandes et meilleures » signifient forcément un épuisement des ressources et une pollution
« plus grands et meilleurs ».
C’est cette manie de la croissance que John Stuart Mill et les tenants modernes de l’état stable
veulent arrêter. Mais ils ont raisonné un peu comme si la négation de la croissance devait
déboucher sur un état stable. Probablement, étaient-ils empéchés, en tant qu’économistes, de
penser aussi à un état de décroissance. Or, il vaut la peine de relever que la plupart des
arguments en faveur de l’état stable militent mieux encore en faveur de cet autre état.
Comme Daly lui-même le reconnaît, la thèse de l’état stable ne nous apprend rien ni sur
l’importance de la population ni sur le niveau de vie. En revanche, une analyse
thermodynamique fait encore ressortir que la grandeur souhaitable de la population est celle
que pourrait nourrir une agriculture exclusivement organique.
Néanmoins, la thèse de John Stuart Mill nous donne une grande leçon: « La lutte pour la
réussite… le piétinement, l’écrasement, le coudoiement et l’encombrement qui caractérisent la
vie sociale actuelle », pour reprendre ses propres termes, devraient prendre fin.
Pour réaliser ce rêve, nous pourrions commencer avec un programme bioéconomique minimal
qui devrait prendre en considération non seulement le sort de nos contemporains, mais encore
celui des générations à venir. Trop longtemps les économistes ont prêché en faveur de la
maximisation de nos propres profits. Il est grand temps que l’on sache que la conduite la plus
rationnelle consiste à minimiser les rejets. Toute pièce d’armement comme toute grosse
voiture signifie moins de nourriture pour ceux qui aujourd’hui ont faim et moins de charrues
pour certaines générations à venir (quelque éloignées qu’elles soient) d’êtres humains
semblables à nous-mêmes.
Ce dont le monde a le plus besoin, c’est d’une nouvelle éthique. Si nos valeurs sont justes, tout
le reste – prix, production, distribution et même pollution – doit être juste. Au commencement,
l’homme s’est efforcé (du moins dans une certaine mesure) d’observer le commandement: « Tu
ne tueras point« ; plus tard, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Voici le
commandement de cette ère-ci: « Tu aimeras ton espèce comme toi-même ».
Malgré tout, ce commandement lui-même ne saurait mettre fin à la lutte que l’humanité mène
contre l’environnement et contre elle-même. Le devoir des universitaires est de contribuer à
atténuer cette lutte et non de tromper les autres avec des idées qui échappent au pouvoir de la
science des hommes. Avec humilité, telle est la responsabilité qu’enseigne la bioéthique de
Van Reusselaer-Potter.
(Extraits du livre Demain la décroissance de N. Georgescu-Roegen)
Le texte de La Décroissance au format PDF (Acrobat Reader) à télécharger (Un fichier de 222 pages et de 1,2 Mo.) (origine : classiques.uqac.ca)
European Society for Ecological Economics
Merci la publication de ces extraits et de l’entrevue de J Grinevald, sur l’économiste hétérodoxe Nicholas Georgescu-Roegen, premier à avoir pris en compte les lois de l’entropie et du vivant. Je recommande de lire les extraits après avoir vu la vidéo, car ceux-ci ajoutent encore un aspect insuffisamment développé dans l’entretien : les aspects propres aux cycles du vivant sur notre Biosphère et à son évolution, en complément de lois de la thermodynamique.
Remarquons que nous sommes loin, très loin, de la bioéconomie telle que définie par l’Union Européenne, qui a dévoyé le concept, comme simple économie de la biomasse et relai de croissance.
Enfin, après recherche, j’ai découvert que malheureusement l’European Association for Bioeconomic Studies avait disparu vers 2013. Mais il reste les publications de Georgescu-Roegen. Il faut remercier J Grinevald pour avoir fait revivre sa vie et sa pensée. Aux contemporains de prolonger cette dernière.