les ONG

Action humanitaire, ONG, développement, société civile, bénéficiaires, de quoi parlons-nous ?

vu sur http://daniele-chabrier.icietailleurs.net/?q=node/53

Pour Johanna Siméant et Pascal Dauvin1,

L’image d’Epinal, que des campagnes d’affichage ont largement contribué à diffuser, du médecin blanc soignant un enfant noir n’est pas pour rien dans la perception publique de l’ « humanitaire » : celle d’un engagement bénévole et non-gouvernemental de professionnels, notamment médicaux, au contact direct de populations souffrantes […] ce sont ces images qui participent à la double valorisation de l’humanitaire comme sensibilité à la souffrance et de celle des ONG comme acteurs légitimes de formes toujours plus variées de l’action publique nationale et internationale.

Les ONGs, acteurs reconnus, légitimés, mais par qui, sur quels critères et sous quelle forme?

La société civile : une catégorie créée de toute pièce par ses représentants ?

ONG une définition par auto-proclamation ?

Le travail des ONG : de la décision d’intervention aux effets sur les populations locales.

 






MOBILISER LES GENS, MOBILISER L’ARGENT :
LES ONG AU PRISME DU MODELE ENTREPRENEURIAL

UNIVERSITE DE LILLE 2 – DROIT ET SANTE
École doctorale nº 74
Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales
THESE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR en Science Politique
Discipline : Science Politique
Présentée et soutenue publiquement par
SYLVAIN LEFEVRE
Le 10 novembre 2008


Conclusion générale

Notre démarche d’enquête au sein des ONG suivait deux principes : s’attacher
aux « coulisses » de la mobilisation des ressources et analyser principalement « par le
bas » les processus de managérialisation à l’œuvre. Il s’agissait à la fois de sortir des
voies balisées des débats scolastiques sur « la fin et les moyens » et de pallier les
difficultés liées à l’usage de données, essentiellement produites par nos enquêtés. Ces
deux difficultés risquaient en effet de nous mener à adopter une posture normative en
nous enrôlant dans des jeux internes au secteur.
Cette manière d’appréhender le terrain et de construire notre objet de
recherche nous a permis non seulement d’étudier comment un certain nombre de
problèmes « se posent » mais également comment, au quotidien, ils « se résolvent »
(ou non). Car l’enquête a suivi à la trace un fil rouge (par-delà la diversité des ONG,
des échelons hiérarchiques et des statuts des engagés) qui noue deux éléments :
l’enchantement militant et le « sale boulot » lié à la mobilisation des soutiens. Nous
avons exploré l’articulation inextricable de ces deux processus qui parcourt l’univers
des ONG, non pas en rejetant comme une prénotion indigène (et donc négligeable) les
discours croisés sur leur présumé antagonisme ou la nécessité de leur harmonieuse
« réconciliation », mais en en faisant une question de recherche.
Nous voudrions revenir ici sur le résultat central de notre recherche : la mise
en lumière des ressorts paradoxaux de l’institutionnalisation du répertoire de
mobilisation managerialisé au sein des ONG. Puis nous articulerons ce processus à la
reconfiguration plus générale des modalités contemporaines de représentation
politique.
1. Les ressorts paradoxaux de l’institutionnalisation du répertoire de mobilisation managerialisé
Toutes nos observations attestent de l’institutionnalisation de ce que nous
avons appelé « un répertoire de mobilisation managerialisé ». On a souligné
l’importation, au sein des ONG, de schèmes et d’instruments managériaux, mais
également la promotion d’individus tirant leur compétence de la maitrise de ceux-ci.
Ainsi, les professionnels du fundraising sont devenus de personnages importants dans
le secteur et ils sont consacrés aujourd’hui dans différentes arènes, non seulement
associatives et professionnelles, mais également universitaires. La mobilisation des
soutiens obéit désormais à des règles managériales qui s’imposent à tous, du salarié au
bénévole, du siège au groupe local.
Dans le même temps, les stigmates liés au « dirty work » conservent toute leur
vigueur. Le rôle des spécialistes qui prennent en charge cette tâche doit être légitimé
en permanence, que ce soit par la théorisation collective de principes déontologiques,
par l’affichage individuel de « preuves de militantisme » et, plus généralement, par un
« blanchiment symbolique » des pratiques. Comme on l’a souligné à propos des
spécialistes du publipostage ou de la sollicitation de rue, la dynamique hétéronome de
cette légitimation ne va pas sans difficulté.
On pourrait même dire que le toilettage symbolique du « sale boulot » tient à
une « magie sociale » nécessitant des conditions de félicité exigeantes. La première
condition renvoie à un travail institutionnel délicat de justification de la
managerialisation, en jouant sur le registre de légitimité militante (le fundraising
permet de réaliser des campagnes plus importantes, d’être indépendant des États et
des entreprises, etc.) mais également en naturalisant un certain nombre de mises en
équivalence (collecter tel montant ici permet de sauver tant de vies là-bas). Ce travail
institutionnel de transfiguration du marketing direct en « générosité » permet dans le
même temps d’effacer les rouages de la sollicitation des soutiens, en conformité avec
la logique oblative.

Le second ingrédient est lié à l’alchimie de dispositions individuelles complexes, permettant des transferts de compétences entre la sphère professionnelle et militante. Notons que les engagés les plus proches du « sale boulot » (notamment les fundraisers et streetfundraisers) tirent souvent leurs compétences managériales d’expériences dans un univers marchand contre lequel ils se dressent aujourd’hui. Enfin, le troisième ingrédient tient au maniement d’instruments managériaux réappropriés par les institutions et les individus. Ainsi, en liant ces trois ingrédients, le programme de streetfundraising mis en place par l’agence étudiée peut être vécu par les engagés (et acheté par les ONG) comme un outil de collecte « propre », authentique, réintroduisant le contact entre l’ONG et sa base en descendant « dans la rue », et permettant un engagement sur la durée (grâce au prélèvement automatique). Si c’est bien la rentabilité du programme qui assure in fine sa pérennité, nous avons souligné à quel point l’activation de ses rouages sur le mode d’un dévouement militant est nécessaire, que ce soit à travers le thème de la « belle rencontre » entre le recruteur et le passant, ou par la régulation des rapports hiérarchiques autour du « management charismatique ».

A ce titre, l’univers des ONG semble fournir des ressources importantes pour
cette légitimation. Si l’institution sait à l’occasion les accentuer, le plus souvent il
suffit de « laisser jouer » les représentations enchantées qu’en ont les profanes. On a
vu comment le « roman de l’ONG », avec ses personnages idéalisés (expatriés,
activistes), pouvait devenir un pivot de l’enrôlement des engagés, que ce soit pour les
bénévoles des groupes locaux, cantonnés à un rôle secondaire, ou même pour les
recruteurs salariés du streetfundraising, qui n’ont même pas besoin de faire partie de
l’ONG pour s’identifier à celle-ci. Afin de rejoindre la « grande famille de l’ONG » –
parfois fort ingrate à l’égard de ses « pièces rapportées » –, les responsables de la
collecte ont souvent accepté une division de leur salaire importante, voire une
réorientation professionnelle et sociale coûteuse, pour effectuer au siège d’une
association les mêmes opérations concrètes (travailler sur une base de données,
calculer un taux d’attrition, coordonner une campagne de publipostage) que dans
l’entreprise privée à laquelle ils appartenaient auparavant.
Mais le revers de cet enchantement militant est le risque d’intensification des
dissonances entre l’image projetée et la réalité du travail militant. On a croisé dans
notre parcours, à tous les échelons, des individus qui, après s’être fortement engagés
au sein du répertoire de mobilisation managérialisé, le rejettent aujourd’hui avec force
et crient à la trahison. C’est là toute la spécificité du milieu sur lequel nous avons
enquêté : l’exacerbation des appétences et des tensions, des investissements
professionnels et moraux, qui peuvent déboucher par séquence sur des formes
d’enchantement très puissantes, et à d’autres sur des désenchantements brutaux. Entre
les deux, le travail sur soi et les rétributions (plus ou moins scotomisées) fournies par
l’institution (y compris l’octroi de marges de manœuvre ou de niches de « déviance »
délimitées) permettent l’inconfortable et ambivalente « loyauté ». S’y joue en
permanence l’aménagement des relations contrastées à l’institution, à la cause et aux
formes de la mobilisation, souvent sous la forme transfigurée de la fidélité à soi ; on
s’y retrouve « jusqu’à un certain point ».
Même s’il est attentif à ces oscillations, notre travail risque, comme toute
enquête centrée sur « les engagés », de masquer tout ce que le dispositif produit en
creux ; on pense ici aux désengagés mais surtout à tous ceux qui, toute chose égale par
ailleurs, auraient pu s’enrôler dans un autre répertoire de mobilisation mais ne se
« retrouvent pas » dans cette forme managériale. Quid de cette invisible multitude qui
n’a « rien à offrir » (ou du moins le perçoit ainsi) dans la division de travail militant
telle qu’elle prévaut dans les ONG ?
2. Ce(ux) que ne mobilise pas ce répertoire
managérialisé
On tient ici un paradoxe lourd de conséquence dans la mesure où les ONG,
notamment au niveau international, sont régulièrement invoquées, non seulement pour
leur expertise ou la pertinence des problèmes qu’elles mettent à l’agenda, mais aussi
pour ce qu’elles représentent : la « société civile ». Dans des arènes transnationales où
les décideurs ne tirent leur légitimité d’aucune forme de représentation élective,
l’enrôlement des ONG dans les négociations est assimilé à un ressourcement
démocratique. Les ONG elles-mêmes, on l’a vu avec les groupes locaux de
bénévoles, sont prompts à se mettre en scène sur ce mode, y compris en jouant pour
l’occasion sur les registres de la « proximité », de la « bonne volonté » et du
« dévouement anonyme ». On observe alors un décalage saisissant entre le modus
operandi (parachutage de campagnes séquentialisées et scénarisées, mobilisation
technicisée et apolitique, nourrissant très peu la sociabilité militante et suscitant de puissants mécanismes informels d’éviction de la plupart des postulants) et l’opus operatum (la force du nombre démocratique : des millions de dons, d’adhérents et de signatures de pétitions). Ce n’est pas tant « l’authenticité » du collectif produit qui doit être mise en question (car il s’agit là d’un problème consubstantiel à toute  opération de représentation politique). Davantage que la « texture » des artefacts que les instruments de mobilisation produisent, ce sont les usages sociaux et politiques en jeu qui sont problématiques. A l’image des sondages d’opinion, qui produisent l’artefact de « l’opinion publique », circulant sur un mode naturalisé dans le champ politique et médiatique, la mobilisation des soutiens par les ONG produit desagrégats virtuels qui circulent dans le champ politique : « la société civile », « les réseaux grassroots », « les citoyens en marche », « la voix de la rue », « le tiers-secteur », « les mouvements sociaux »… Ces effets d’oracle peuvent d’ailleurs être instrumentalisés par des groupes d’acteurs qui trouvent dans ces structures les portevoix idoines pour « se grandir » et « désingulariser » leur combat. Mais ils peuvent surtout fournir aux élites dirigeantes de commodes outils pour invoquer et réactiver une « base », à distance, sans même besoin d’ « y toucher ». Tout se passe d’ailleurs comme si la « mobilisation », grâce aux outils managériaux, d’une « base » dont ils s’autorisent devenait plus nécessaire à mesure que les représentants deviennent distants socialement des représentés. C’est l’une des conclusions de Theda Skocpol,

dans son ouvrage, Diminished Democracy: From Membership to Management in
American Civic Life, qui assimile la reconfiguration de l’espace public américain à  l’avènement d’un « top-down civic world». Contre les conclusions de Robert Putnam, elle met l’accent, non pas sur la montée de l’individualisme ou sur un déclin de l’esprit civique, mais sur la transformation des structures de représentation et de mobilisation que sont les associations, les syndicats et les partis. En somme, elle lie les transformations de la « demande d’engagement » aux modifications de l’« offre » fournie par ces structures. Si nous partageons nombre de ses observations, l’observation de l’implication des engagés en pratiques nous a prémuni contre la tentation de conclure soit à leur atonie, soit à leur enrôlement corps et âme dans le schème managérial. A ce titre, rien ne dit que les double bind et les conflits de légitimité, dont on a montré la consubstantialité au répertoire de mobilisation managérialisé, ne puissent déboucher sur des évolutions institutionnelles inattendues, à l’image de la prise de pouvoir de réseaux locaux dans certaines ONG environnementales suite à des séquences de centralisation et de managérialisation pourtant importantes. Après tout, pour que l’isomorphisme entre les ONG et les entreprises privées se prolonge, ne peut-on imaginer que les donateurs des premières s’organisent collectivement, comme les actionnaires des secondes le font parfois?

 

Pour lire la thèse 







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