Le Monde.fr | Mis à jour le Par Hervé Morin
Histoire de la levure de boulanger
Une alliée multimillénaire
3 000 avant J.C.: dans l’Egypte antique, la levure Saccharomyces cerevisiae est utilisée empiriquement dans la panification. Elle est aussi employée dans la fermentation des boissons alcoolisées.
1857: Louis Pasteur démontre son rôle dans la fermentation.
1992: le chromosome 3 de Saccharomyces cerevisiae est entièrement séquencé.
1996: le génome de la levure de bière est entièrement séquencé.
2004: Ronald Davis (Stanford University) suggère de créer des chromosomes artificiels de levure.
2006: l’équipe de Jay Keasling (Berkeley) annonce avoir fait produire par une levure un précurseur de l’artémisinine, un médicament anti-paludéen.
2008: l’équipe de Craig Venter produit une version synthétique du génome de la bactérie Mycoplasma genitalium.
2010: le groupe de Venter synthétise le génome d’une bactérie et le fait s’exprimer dans l’enveloppe d’une autre. Une levure a été utilisée dans ce processus.
Mars 2014: description dans Science de la création d’une levure « Sc2.0 » dotée d’un chromosome artificiel.
Création d’une levure Sc2.0
le projet Sc2.0 ( en)
La biologie synthétique progresse dans son projet d’artificialiser la vie : pour la première fois, un chromosome appartenant à une cellule eucaryote, c’est-à-dire dotée d’un noyau renfermant son patrimoine génétique – comme celles qui nous constituent -, a été entièrement synthétisé et a pu s’exprimer dans celle-ci. En l’occurrence, il s’agit du chromosome III de la levure de boulanger, Saccharomyces cerevisiae.
La revue Science a mis en ligne, jeudi 27 mars, un article décrivant l’expérience qui a permis de doter ce micro-organisme d’un long fragment d’ADN dont la séquence a été « réinventée » par une équipe dirigée par Jef Boeke (New York University).
Pour la biologie synthétique, il s’agit d’une étape importante. Jusqu’alors, seuls les patrimoines génétiques de virus ou de bactéries avaient étés entièrement reconstitués artificiellement. L’équipe de l’Américain Craig Venter a ainsi synthétisé en 2003 le génome d’un virus fonctionnel, PhiX174. En 2008, elle avait produit une version synthétique du génome de la bactérie Mycoplasma genitalium. Mais ce n’est qu’en 2010 que Venter avait réellement atteint son but: assembler de toute pièce le génome circulaire d’une bactérie et le faire s’exprimer dans l’enveloppe d’une autre bactérie dont le propre génome avait été extirpé, pour en prendre les commandes génétiques.
6 275 GÈNES DANS 16 CHROMOSOMES
Mais avec la levure, les biologistes s’attaquent à un domaine du vivant bien plus complexe : là où le génome des mycoplasmes ne compte qu’un million de paires de base (l’enchaînement des « lettres » A, T, C et G qui constituent l’alphabet de l’ADN), le patrimoine génétique de la levure de boulanger totalise 12 156 677 paires de bases pour 6 275 gènes répartis dans 16 chromosome. L’ADN artificiel doit en outre traverser diverses membranes avant d’atteindre son but.
Ce n’est pas entièrement une surprise si c’est sur cette levure que les biologistes ont concentré leur efforts. L’homme l’utilise depuis des millénaires, pour fabriquer la bière ou le pain, et plus récemment pour produire des molécules d’intérêt industriel ou pharmaceutique. Dès 1992, son chromosome III était entièrement séquencé, suivi en 1996 par l’ensemble de son génome.
Mais reconstituer celui-ci, une idée lancée il y a dix ans par Ronald Davis (Stanford University), a longtemps été considéré comme une vue de l’esprit. Jef Boeke a été le premier à y croire vraiment. « Il avait présenté ce projet lors d’une conférence en 2006, raconte Héloïse Muller (Institut Pasteur Paris – CNRS), co-première auteur(e) de l’article publié dans Science.J’étais en thèse, je lui ai écrit pour lui proposer de participer à cette construction. A l’époque, ce projet n’était ni très connu ni très bien financé. »
« JALON SYMBOLIQUE »
Les choses ont bien changé : c’est aujourd’hui tout un consortium international qui ambitionne d’aboutir d’ici trois à cinq ans à une levure de boulanger totalement artificielle.
« Ce chromosome artificiel constitue un jalon symbolique, commente le généticien et chantre de la biologie synthétique Philippe Marlière. On se situe entre deux techniques pionnières, celle de Craig Venter qui a fabriqué un chromosome entier pour l’introduire in vivo dans une cellule et celle de George Church [Harvard], qui vise plus des changements pointillistes du génome grâce à des mécanismes de recombinaison génétique. »
De fait, Héloïse Muller et ses collègues n’ont pas inséré en une fois le chromosome III dans une levure receveuse. Les choses ont été bien plus complexes, mobilisant une petite armée d’étudiants de la Johns Hopkins University (Baltimore), où enseigne Jef Boeke. « Ces étudiants ont d’abord synthétisé 367 briques (« Building blocks ») de 750 paires de bases, explique Héloïse Muller, qui les a encadrés. Puis nous les avons assemblées quatre par quatre pour aboutir à 127 fragments, que nous avons introduits dix par dix dans la levure pour remplacer le chromosme natif. Il a fallu douze transformations successives. » Les biologistes ont en effet profité d’une faculté particulière de la levure, qui peut intégrer facilement de l’ADN étranger dans son propre génome, pour peu que certaines lettres génétiques soient soigneusement choisies.
ACCÉLÉRER L’ÉVOLUTION
L’idée de Jef Boeke et ses collègues n’était pas seulement de refaire un chromosome eucaryote. Ils voulaient que celui-ci soit un outil capable d’accélérer l’évolution de la levure. Le chromosome artificiel a donc été simplifié par rapport à la version naturelle et entrelardé de petits segments d’ADN conçus pour faciliter les recombinaisons génétiques. L’intérêt de ce système, baptisé SCRaMbLE (« mélanger », en anglais)? Donner plus de souplesse à l’ADN artificiel pour étudier des questions fondamentales sur la génomique des eucaryotes. « Mais aussi aboutir in fine à une sorte de chassis très simple de cellule eucaryote pour faire de la biotechnologie », indique Héloïse Muller. Avant cela, l’enjeu sera de s’assurer qu’à mesure qu’on lui adjoindra des chromosomes artificiels, la levure restera fonctionnelle.
Il n’est pas certain cependant que l’artificialisation massive constitue la voie la plus efficace pour faire produire à la levure des molécules dites d’« intérêt ». Des méthodes plus classiques de génie génétique ont déjà permis de lui faire synthétiser, désormais par dizaines de tonnes, un précurseur de l’artémisinine, un médicament antipaludéen. Et une équipe française (INRA-AgroParisTech-Iterg) a décrit dans la revue PLoS One du 24 mars être parvenue à faire produire des lipides par une levure en lui adjoignant un gène tiré d’une plante.
ENJEUX ÉTHIQUES
Fondamental et appliqué, le projet Sc2.0, dans la compétition mondiale, comporte aussi une composante quasi « sportive ». La revue Scienceévoque à son propos un « Everest » de la biologie synthétique. Et cite Jef Boeke: « quand nous aurons fini, nous pourrons réellement planter un drapeau dessus. »
Les scientifiques mesurent-ils les enjeux éthiques, mais aussi de bio-sécurité liés à ces percées? Comme celle de Craig Venter avant elles, les équipes du projet Sc2.0 se sont étoffées de philosophes, de juristes et de spécialistes des questions de sécurité. « Même si la levure n’est pas considérée comme un organisme risqué, indique Romain Koszul (Institut Pasteur-CNRS), co-signataire de l’article de Science, une charte de bonne conduite a été conçue pour encadrer ces travaux et signée par tous les participants. »
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Deux nouvelles lettres dans l’alphabet de la vie
Le Monde.fr | • Mis à jour le |Par Hervé Morin
Le code de la vie transmis par l’ADN tient depuis des milliards d’années en quatre lettres, quatre bases azotées, les fameuses ATCG. Une équipe américaine vient d’ajouter deux nouvelles lettres à cet alphabet fondamental, et elle est parvenue à les faire répliquer au sein de plusieurs générations de bactéries, une performance longtemps considérée comme irréalisable. La revue Nature met en ligne, jeudi 8 mai, l’étude qui marque une nouvelle étape dans cette quête commencée il y a plusieurs décennies.
Pour mesurer la portée de ces travaux, rappelons d’abord que l’alphabet biologique fonctionne par paires : dans l’ADN, AT (adénine-thymine) et CG (cytosine-guanine), bases complémentaires, constituent chacunes les barreaux de la double hélice. Précisons aussi que dans l’ARN, autre molécule porteuse d’information génétique, la base T est remplacée par U (pour uracile). La suite de ces lettres (AATTCGTAGC, par exemple) constitue des gènes, selon un code qui commande la fabrication de protéines nécessaires au fonctionnement de tous les organismes vivants.
Représentation de la double-hélice d’ADN. | MesserWoland/CC BY-SA 3.0
L’équipe dirigée par Floyd Romesberg (Scripps Research Institute, La Jolla, Californie) est donc parvenue à intégrer dans le génome d’une bactérie,Escherichia coli, une nouvelle paire de bases nucléiques, d5SICS et dNaM, dont la présence a été tolérée par la machinerie de réplication du micro-organisme : cette paire de bases non naturelles se retrouvait dans 99,4 % des descendants de la bactérie. Ces bases inédites ne figuraient pas dans les chromosomes de la cellule, mais dans un plasmide, un anneau d’ADN capable lui aussi de se répliquer au fil des générations, mais non essentiel à la survie de la bactérie.
Les propositions de nouvelles paires de bases s’était multipliées ces dernières années. Mais leur réplication avait eu lieu seulement in vitro. La percée de Floyd Romesberg et de ses collègues a consisté à faire accepter à un organisme façonné par des milliards d’années d’évolution des éléments totalement « orthogonaux », comme le disent les scientifiques. Une prouesse en plusieurs étapes.
UNE GREFFE VENUE D’UNE ALGUE
Les travaux ont d’abord consisté à modifier la bactérie E. coli afin qu’elle incorpore dans son enveloppe externe des protéines de transfert, c’est-à-dire des sortes de portes sélectives, qui permettaient le passage depuis le milieu de culture de triphosphates particuliers, précurseurs des deux bases d5SICS et dNaM. Il a fallu greffer à la bactérie ces portes provenant d’une algue. Cette première opération avait pour but de « nourrir » la bactérie avec les triphosphates, nécessaires à la réplication du plasmide où la nouvelle paire de base avait préalablement été intégrée.
Autre défi : faire accepter les lettres intruses par la mécanique génétique, prompte à s’enrayer. La réplication des plasmides est assurée par des polymérases, des enzymes capables de contrôler la bonne synthèse de brins d’ADN ou d’ARN. In vitro, il avait été démontré qu’une polymérase particulière pouvait répliquer efficacement la paire d5SICS-dNaM. Les chercheurs ont donc eu l’idée de placer précisément la nouvelle paire de base dans une région du plasmide dont ils présupposaient qu’elle était sous le contrôle de cette polymérase.
UNE LEXIQUE DE PROTÉINES PLUS RICHE
Pari réussi, puisqu’au fil des générations le plasmide a bien conservé les nouvelles lettres. Pour l’heure, il ne s’agit que de tolérance. Dans un article de commentaire lui aussi publié dans Nature, Ross Thyer et Jared Ellefson (université du Texas, Austin) décrivent ce qui pourrait suivre : faire en sorte que ces bases soient définitivement adoptées par l’organisme qui les réplique ; démontrer qu’elles peuvent être transcrites en ARN in vivo, c’est-à-dire qu’elles servent à coder des messages génétiques pris en charge par l’organisme d’accueil, pour contrôler l’expression des gènes par exemple.
Ce ne serait là qu’un avant goût d’une biologie renouvelée, avec un répertoire plus étendu de paires de bases, et un lexique de protéines infiniment plus riche. Les applications, encore hypothétiques, pourraient concerner la médecine, l’énergie, etc.
Mais Steven Benner (Foundation for Applied Molecular Evolution, Gainesville, Floride) estime que, sous sa forme actuelle, la percée de ses confrères, qu’il salue, offre peu de perspectives d’applications commerciales. Selon lui, un enjeu essentiel concerne la capacité de l’organisme hôte à fabriquer lui-même les constituants du nouvel alphabet, et non plus d’être nourri de l’extérieur. C’est l’objectif de son équipe : « Cela évitera d’ajouter des triphosphates dans la nourriture de ces organismes, dit-il. Nous pensons que cela constituera un exemple technologiquement utile de biologie artificielle. »
DES ORGANISMES « PARANATURELS »
D’autres équipes considèrent au contraire que l’obtention de lignées de tels organismes « paranaturels » constitue un avantage : elle offre une garantie de sécurité, ces OGM d’un genre nouveau ne pouvant trouver de nutriments hors des laboratoires. « Nos nouvelles bases ne peuvent pénétrer dans la cellule que si l’on “allume” la protéine membranaire venue de l’algue, souligne ainsi Denis Malyshev, premier auteur de l’étude publiée dans Nature. Sans ce transporteur, mais aussi quand on ne fournira plus les nouvelles bases, la cellule reviendra aux bases ATGC, et d5SICS et dNaM disparaîtront de son génome. » De quoi assurer selon lui le « contrôle du système ».
Il s’agit là d’un élément-clé d’une discipline en émergence, qui comme d’autres pans avancés des sciences (nanotechnologies par exemple), suscitent des critiques concernant l’éthique et la sécurité. Ces questions étaient au cœur de la première conférence sur la xénobiologie organisée du 6 au 8 mai à… Gênes par le Français Philippe Marlière. La xénobiologie vise à mettre au point des formes de vie étrangères à celles connues sur Terre, du point de vue chimique et du codage informationnel, pour émanciper le vivant de ses substrats naturels. Philippe Marlière avait lui-même annoncé en 2010 être parvenu à faire évoluer E. coli dans un milieu enrichi en chlorouracile, qui avait fini par se substituer partiellement à la base T. Mais cette intégration était réversible.
Pour lui, les travaux de Malyshev et de ses collègues constituent le franchissement d’un « cap symbolique historique : une troisième paire de bases entièrement artificielle a pu être répliquée in vivo. Il ne s’agit que de quelques générations dans une bactérie, mais le Rubicon est franchi. » Il estime cette avancée « dix fois plus significative » que l’annonce récente de l’expression d’un chromosome synthétique dans une levure.