conférence de Laurent Fourquet le 17 septembre 2018- cercle Aristote– : Pourquoi le christianisme n’est pas un humanisme ?
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note introductive à la présentation du résumé de cet ouvrage
Voici un résumé qui est, pour l’essentiel, constitué d’extraits du livre « le Christianisme n’est pas un humanisme ». Son analyse et sa critique de l’humanisme, en première partie du livre, constitue un pilier central pour la vision du Temple des Consciences. Il est aussi un élément important du regard posé par un chrétien sur le christianisme lui-même. Dans la seconde partie du livre, Laurent Fourquet , dans les pas de Léon Chestov – cf son livre Athènes et Jérusalem-, montre en quoi, le christianisme est fondamentalement et irrémédiablement opposé à l’idéologie humaniste qui a organisé d’abord le monde occidental et aujourd’hui l’essentiel de la planète au plan économique avec le néolibéralisme . Non, la défense de la Vie par les chrétiens n’a rien à voir avec cette idéologie.
En effet, ce livre est à mes yeux le premier qui dresse un constat d’une critique aussi profonde du monde occidental et dresse ainsi une analyse fondamentale de son idéologie, l’humanisme et de sa théologie. Il dit en quoi cette dernière sacralise l’homme futur – l’homme en devenir, l’homme avec un grand « H »- L’humanisme est aussi une idéologie, celle du progrès qui conduit au monde dans lequel nous sommes aujourd’hui, celui du consommateur. Cette société construite par l’humanisme est dominée par le tout technique, le tout économique, et le tout juridique. Cette idéologie nous emporte, avec et au-delà des problèmes majeurs pour la planète et l’humain que sont le réchauffement climatique et l’extinction de la biodiversité, vers la destruction de l’homme. Il s’agit d’une détermination totale de celui-ci dans une volonté de marchandisation folle, aujourd’hui étendue au corps humain, dans la perspective, à présent, d’aller ver le transhumanisme. Cette vision se diffuse dans la société en même temps qu’elle prend corps dans une multitude de laboratoires dans le monde. Le transhumanisme est l’aboutissement de l’humanisme avec sa propre logique de détermination de tout, du pouvoir de l’humain sur tout, y compris paradoxalement sur lui-même. De déterminant l’homme devient de plus en plus déterminé.
C’est donc au nom de la Vie – qui contient tout le vivant mais qui dépasse celui-ci par la relation particulière et personnelle de l’homme à Dieu que Laurent Fourquet, ce chrétien, dénonce la pensée humaniste et les sociétés occidentales construites autour de celle-ci. L’humanisme, c’est la détermination de tout, l’arrachement et l’appropriation de tout, la recherche effrénée du pouvoir, la soumission à tous les désirs au nom de la liberté individuelle, l’intérêt omniprésent mais toujours invisible, la personne humaine réduite à un consommateur de tout. L’humanisme c’est aussi l’idéologie du progrès avec la mise en avant de ses prêtres, les intellectuels et les experts.
Ce combat de David contre Goliath auquel appelle Laurent Fourquet, s’avère périlleux et l’auteur n’élude pas les risques, y compris physiques, qu’ils représentent pour les chrétiens sincères engagés dans celui-ci, en référence historique au combat que menèrent les premiers chrétiens aux premiers siècles de notre ère.
Le Temple des Consciences se place dans le sillon ouvert par cette pensée si profonde et revendique aussi la nécessité de résister sur tous les fronts possibles en s’affirmant défenseur de la Vie et du vivant, tourné vers l’Absolu et il se dresse, de ce fait, face à la théologie et idéologie humaniste mortifère à la fois pour le vivant et pour l’homme lui-même. Le Temple des Consciences, au nom de toutes les spiritualités sincères, invite celles et ceux qui s’en réclament, à s’unir pour sortir la société des travers multiples engendrés par la théologie et l’idéologie humaniste.
C’est dans cet esprit qu’a été réalisé ce résumé qui invitera le lecteur, je l’espère, à lire ce livre dans son intégralité et ainsi parvenir à l’origine de cette pensée. Pour éviter tout conflit lié à la propriété intellectuelle, j’ai contacté l’éditeur afin de l’aviser de mon projet, de lui demander son autorisation pour cette publication et, pour le même motif, de transmettre ce message à l’auteur.
je publie donc ce résumé en m’engageant bien sûr à en supprimer l’accès public sur demande de l’éditeur ou de l’auteur .
avec la contribution de Laurent Fourquet
- Editeur : PG DE ROUX (26 avril 2018)
- Collection : PGDR EDITION
- 318 pages
Biographie de l’auteur
aux éditions du Cerf, L’Ère du consommateur et, en 2014, aux éditions François Bourin,
Le Moment M4.
Table des matières
Première partie : Le discours philosophique et sa limite. 1
chapitre 1 : Le besoin de construire. 1
chapitre 2 : Discours de la limite. 3
chapitre 3 : Du côté de la vie. 4
chapitre 4 : Logique du pari 6
chapitre 5 : Sous le signe du déconcertant 7
Seconde partie : L’Humanisme, idéologie de la pensée occidentale. 8
chapitre 6 : Un savoir moral 8
chapitre 7 : La pensée et son double. 8
chapitre 8 : De la pensée de l’homme à l’humanisme. 9
chapitre 9 : Le mouvement du progrès et son prêtre. 11
chapitre 10 : La capture des choses. 12
chapitre 11 : Le goût des formes. 13
chapitre 12 : L’empire du droit 14
chapitre 13 : Du contrat au pouvoir. 15
Troisième partie : l’âge du formalisme. 16
chapitre 14 : L’intérêt omniprésent et invisible. 16
chapitre 15 : Le consommateur, moment second de l’humanisme. 17
chapitre 16 : Du pouvoir au néant 19
chapitre 17 : Lé désastre et son impossible dépassement 21
chapitre 18 : Au théâtre ce soir. 22
chapitre 19 : Les meilleurs ennemis du monde. 23
Quatrième partie : Sous le soleil de l’absolu. 24
chapitre 20 : Dans le sous-terrain. 24
chapitre 21 : Sous le signe de l’effacement 26
chapitre 22 : Incendier le relatif. 27
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chapitre 23 : Le Dieu qui excède. 29
chapitre 24 : Le Dieu-homme et l’homme-Dieu. 30
Cinqième partie : Un christianisme affirmatif 32
chapitre 25 : Essai de théologie négative. 32
chapitre 26 : Vie, don et Amour. 34
27 : Un christianisme du vivant 35
chapitre 28 : Le temps du vivant 37
chapitre 29 : La fin du sujet 38
chapitre 30 : Sortir de la condition imposée aux choses. 39
chapitre 31 : L’habitation du domaine. 40
Sixième partie : Chemins critiques 42
chapitre 32 : De quel droit 42
chapitre 33 : Politiques de la technique. 45
chapitre 34 : L’usine à désirs. 46
« Dans le souffle éternel, tout instant est gloire de la donation totale ». François Cheng, La vraie gloire est ici
L’un des arguments les plus fréquemment avancés par les défenseurs du christianisme, à notre époque, repose sur le caractère « humaniste » inhérent, nous dit-on, au christianisme et fondant la valeur morale de celui-ci. Tantôt on nous présente cet humanisme comme un voisin, presque un frère, de l’humanisme laïc issu des « Lumières » ; tantôt qu’il est le géniteur réel de l’humanisme des Lumières…
Le présent ouvrage prend le contre-pied radical de cette thèse… la logique fondamentale du christianisme et de l’humanisme s’opposent. A travers la perception du vide, en effet, l’âme ne se dissout pas mais participe à une rencontre avec une autre personne qui n’est ni le cosmos spiritualisé, ni la nature ou telle autre entité vague et générale. Ce tout donner ne se réalise qu’avec l’imitation consciente ou inconsciente de Jésus-Christ.
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Ainsi se dessine une théologie du vide, à rebours de ce que nous enseigne la théologie traditionnelle qui veut que Dieu se définisse par ce qu’il a en plus. C’est la voie du dessaisissement personnel.
Première partie : Le discours philosophique et sa limite
chapitre 1 : Le besoin de construire
L’une des assertions les plus souvent répétées de la philosophie occidentale depuis Platon réside dans l’existence de la vérité et dans le caractère bon en soi de la vérité. Le contenu de cette « vérité » est une autre question qui est l’objet même du tournoi que se livrent les grands philosophes de l’Occident depuis plus de deux millénaires.
Aucun ne remet en cause l’existence d’une « vérité » car elle rend sage et heureux. C’est l’erreur qui est la cause des maux de l’humanité.
La confiance dans la vérité et son pouvoir libérateur est sans doute la conviction la mieux partagée de la pensée occidentale. La vérité apparaît comme la seule lumière qui puisse éclairer l’homme.
Le pouvoir libérateur de la vérité (conduit) au « progrès », à la »libération »…et triomphe des ténèbres de l’erreur et du préjugé. Relisons tous les grands discours de Descartes. Ceux-ci se présentent tous comme des réfutations de ce qui tenait lieu avant eux et comme avènement d’une vérité nouvelle davantage véridique. Ce processus ne se limite pas à Hegel et Marx qui construisent leur pensée comme un mode dialectique.
Un philosophe comme Nietzsche, qui abhorre la dialectique, nous présente sa philosophie comme dévoilement de ce qui, avant lui, était caché, comme « renversement » des valeurs, c’est à dire comme une vérité nouvelle.
Ce n’est pas un hasard si le terme de « déconstruction » connaît, à notre époque, un tel succès. La vérité à notre époque c’est aller toujours plus loin dans la déconstruction qui se présente comme fin de la philosophie occidentale mais elle était, nous dit-on, dès l’origine dans son aurore grecque, comme une pensée qui produit la vérité vraie à l’inverse de la « vérité » qui est produit du préjugé, de la superstition, donc de l’erreur.
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Rappelons-nous cette époque déjà lointaine où « l’école de Paris » illustrée par les noms de Michel Foucault et Jacques Derrida se présentait comme une rupture radicale avec toute vérité « métaphysique », idéaliste », « autoritaire », hiérarchique ».
Le vrai ne s’est jamais si bien porté qu’à l’heure actuelle…dans la grande vague du politiquement correct qui balaie les universités occidentales.
Confrontés à la puissance intimidante du dogme nous pourrions accepter tout ce qui nous est dit sur la vérité comme une parole effectivement véridique.
Nous allons essayer de montrer que loin de parler pour la vérité le discours philosophique habituel parle très généralement pour le mensonge.
Il existe une solidarité invisible depuis les commencements grecs de la philosophie jusqu’aux existentialistes unissant les philosophes dans une dévotion sincère à la vérité.
Si les philosophes se présentent comme des dévots de la vérité, certains ayant préféré la folie, c’est pour eux une nécessité.
En comparaison d’autres traditions philosophiques, orientales notamment, la philosophie occidentale donne fréquemment l’impression d’un discours assuré, certain de sa vérité et du bon droit de celle-ci. Mais cette assurance traduit simplement l’interrogation, muette, lancinante, angoissée, sur la solidité effective de la vérité qu’il énonce. Au fond et contrairement aux apparences, c’est plutôt le doute, vécu négativement comme terreur du doute qui constitue la « banque centrale » de la pensée occidentale.
La vérité du philosophe est du même ordre que la vérité du savant : par essence elle isole et elle fige. Cette représentation de la vérité fonde la nature du rapport entre d’une part le philosophe qui pense et d’autre part le monde tel qu’il est pensé par le philosophe. C’est le philosophe qui dit la vérité du monde.
Parler de la vérité du monde, ce n’est pas débuter par une parole sur la vérité du monde, c’est commencer par forcer les choses à être conformes à notre vouloir, à être dociles.
La dysharmonie est fondamentale et au coeur du rapport entre la philosophie et la vérité. Penser la vérité c’est penser l’imposture consistant à confondre la chose avec l’opération de reconstruction de celle-ci indispensable pour pouvoir dire qu’elle est conforme à ce que l’on dit.
Ce discours occidental se contredit en permanence, il est par essence contradiction. Le discours philosophique ne se borne pas à nous dire ce qu’est la vérité, il veut que celle-ci soit la condition nécessaire et suffisante de la sagesse. L’imposture peut-elle être la condition de la sagesse ? Si c’est le cas c’est en se trompant que l’homme devient sage et donc heureux ?
La mise en cause radicale de la relation privilégiée avec la vérité dont la philosophie se prévaut est donc vertigineuse.
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chapitre 2 : Discours de la limite
Nous avons dit que le discours philosophique occidental intime au monde l’ordre d’être conforme à l’idée que le discours se fait de ce monde, de sorte que le monde n’est là que comme prétexte.
Comment parvient-on à écouter le monde ? Il faut, pour cela recourir à un mot qui n’a pas bonne presse chez les philosophes : le mot de vie.
Qu’est ce que la vie ? Il existe une définition marquée au coin notamment de la biologie et de la génétique , du terme de vie. Bien que cette définition possède toute sa légitimité du point de vue scientifique ce n’est pas cette définition de la vie que nous allons invoquer. Nous appelons vie la force de cheminement , la force qui dans le monde et dans les choses qui font le monde résiste au discours philosophique pour la comprendre.
Il nous faut nous demander – hors des philosophies vitalistes- si l’on peut penser la vie hors la voie du concept. Se représenter la vie comme une force c’est déjà être dans ce que nous voulons contourner.
Nous allons donc adopter une autre méthode et chercher ce qui à l’intérieur du champ du concept dévitalise la vie. Nous recherchons ce qui va contre l’être de la vie, ce qui veut le néantiser. En soi, cet être contre la vie, nous le nommerons néant comme antithèse exacte de la vie.
Le discours occidental sur la vérité évoqué en ouverture de notre propos est ce qui est le mieux en adéquation avec cette exigence de notre recherche. La singularité du discours philosophique sur le monde est ainsi de poser, d’entrée, sa capacité à concilier une triple exigence : universalité du propos, maîtrise de la chaîne des déterminations, connaissance de l’essence des choses.
A travers sa capacité universelle d’absorption et d’intégration, le discours occidental sur la vérité acquiert une force infinie mais cette force est négative. Elle se réalise pleinement non pas dans l’affirmation mais dans le penser contre.
Quelle est cette négation ? Le discours nie la possibilité que toute activité sérieuse de l’esprit puisse s’effectuer en dehors de lui. Il refuse tout autre discours. C’est donc ce discours qui décide ce qui est et ce qui n’est pas. Pour que les choses soient il faut qu’elles aient une essence et que celle-ci soit intelligible.
Ce discours dominant est dans son essence négation car il est dans une traque des choses pour substituer à celle-ci leur « connaissance ». La somme des actions conduites pour mieux déterminer les choses reçoit le nom de progrès.
Qui dit progrès dit en principe commencement, sens et direction. Le commencement est l’âge des ténèbres où les choses ne sont pas déterminées ou déterminées faussement. Le sens est celui d’un combat contre les choses pour les déterminer. La direction est celle d’un monde où plus rien ne subsistera de la chose que sa détermination absolue.
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Mais il existe encore et encore un quelque chose qui se refuse à céder à cette contrainte et ce résidu c’est la vie. Nous ne savons pas pourquoi mais ce qui s’oppose à la contrainte a habituellement pour nom liberté.
Ce qui nous intéresse c’est la liberté en tant que non concept. La liberté parce qu’elle est du côté de la vie est indéterminable. C’est ce que nous pouvons dire de plus juste.
Il va falloir désormais passer de l’autre côté du discours et consentir à écouter la vie et inverser l’ordre de l’échange : c’est la vie qui parle et c’est nous qui devons avoir l’humilité d’être ses auditeurs.
chapitre 3 : Du côté de la vie
Il existe des langages qui peuvent nous aider dans notre quête. Le premier de ces langages est aujourd’hui en Occident une langue morte : il s’agit du langage de la mythologie.
Loin d’être un mode primitif d’accès au savoir, comme le croit un progressisme naïf, le mythe constitue une alternative effective au discours de la détermination, dans le dialogue que l’homme entretient avec les choses.
Le récit est essentiel, puisque sans récit il n’y a pas de mythe, mais le récit s’ouvre vers ce qui n’est jamais explicitement désigné, une Parole sur l’homme qui ne se clôt pas et qui répercute son écho d’âge en âge.
Désormais, en Occident, le langage mythologique s’est tu. C’est parce que nous attendons d’un récit sa vraisemblance, autrement dit la conformité à ce que nous savons déjà être le vrai, que nous ne pouvons plus entendre le mythe.
Deux autres langages ont pris la suite du langage mythologique et conservent encore aujourd’hui un peu de leur pouvoir, il s’agit du langage poétique et du langage mystique.
Alors que la poésie part de la chose dans sa matérialité la plus évidente pour déceler la part de mystère, la mystique part de ce qui est supposé le plus lointain, le plus « transcendant » et amène celui-ci, par la qualité de son écoute, sur les berges du quotidien ( qui n’a rien à voir avec le familier). Elle fait du sacré l’hôte de l’ici et du maintenant, au rebours de tout ce que l’on nous enseigne sur la nécessité de localiser le sacré toujours plus haut dans le ciel.
La parole poétique et la parole mystique sont aujourd’hui les deux possibilités ultimes qui nous restent d’aller vers la vie en passant par la parole.
On connaît l’aphorisme de Angélus Silésius sur « la rose (qui) est sans pourquoi » . Le pourquoi est le premier barreau sur l’échelle conduisant à l’assujettissement de la rose par le déterminant qui la détermine ou croit la déterminer.
Dans la pensée mystique, la question de la pauvreté du sujet est centrale. C’est sans doute maître Eckart qui l’a formulée avec le plus de profondeur. Pour lui, la pauvreté est renoncement volontaire à posséder les choses, non pas par le moyen de l’argent, mais aussi par la puissance des sens et au dessus, par la force de l’intellection.
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Mais l’altérité radicale de la parole mystique et de la parole poétique procède également de leur mode de relation aux choses. Pour reprendre une expression de Claudel, pour elles, connaître, c’est co-naître. La co-naissance est circulaire et pour être plus précis, ascension en spirale.
La parole mystique et la parole poétique ne sont pas les seuls chemins d’accès à la vie. Mais pour trouver un autre chemin il faut méditer sur la singularité de l’homme par rapport à l’ensemble des autres choses. L’homme est en effet, entre toutes les choses, la seule qui ait la faculté de discerner qu’il y a de la vie et cette faculté se nomme conscience. Cette conscience n’est pas la vie mais est ou peut être pressentiment de la vie. Cette distinction a été opérée par tous les penseurs du courant que l’on nomme « existentialisme« . L’existence n’est pas la vie. L’existence est une donnée qui ne se discute pas, un fait. C’est coller à la réalité biologique et ignorer ce qui prétend s’en émanciper.
Tout autre est la vie qui est l’existence travaillée par le dard de la conscience. L’existence est le milieu où la vie peut s’expérimenter. L’expérience ne parle pas, elle s’éprouve : « il faut l’avoir vécue… »
Après avoir découvert la possibilité du n’être pas, la conscience expérimente sa finitude et découvre, en particulier, la présence de la mort. Mais la finitude ne se réduit pas à la mort car avec elle vient tout ce qui est négatif : la souffrance, la maladie, l’injustice, les limites.
La présence du négatif au sein du positif et qui ne se résorbe jamais, porte un nom : le tragique. C’est parce qu’elle organise la confrontation entre ce qu’il y a de plus positif, par exemple « élan vital » et ce qu’il y a de plus négatif , la mort et le mal, que la vie est tragique et qu’il ne nous est pas possible d’y échapper. La réduction de la vie conduit simplement à délaisser la vie pour ses simulacres, le rêve et le fantasme, ou bien encore les paradis artificiels.
Nous sommes seuls, non par accident mais par destination, confrontés sans cesse à l’absolue singularité de notre être au monde qui ne parviendra jamais à se dissoudre dans la communauté du nous.
chapitre 4 : Logique du pari
Il faut le dire à nouveau : nous discuterons de la vie mais ce n’est pas celle-ci qui parle.
Si nous maintenons malgré tout notre propos, en dépit de ses limites, c’est qu’il doit nous permettre d’entrevoir le profil de la vie. Ce profil n’est pas seulement tragique il est questionnement. D’où vient ce questionnement ? Il procède, tout à la fois du don énigmatique revêtu par la vie, de son affrontement avec la finitude et de la solitude ontologique à laquelle elle nous renvoie. Ce questionnement décisif est celui du sens. Il ne s’agit pas seulement du pourquoi des choses. C’est seulement lorsque nous entrons dans la question du pourquoi du pourquoi que l’interrogation sur le sens advient. Martin Heidegger dit que la question fondamentale est « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
Pourquoi le passage de l’existence à la vie nous confronte -t-il à la question du sens ? Pour ouvrir sur la vie, l’interrogation sur le sens doit demeurer interrogation. Evitons un contresens.
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Cette permanence de l’interrogation ne saurait se confondre avec un scepticisme médiocre du type « on n’est sûr de rien », « il n’y a pas d’absolu » etc…Le questionnement est tout entier tendu vers la vérité. Nous avons l’habitude que la vérité soit dans la réponse et non dans la question, dans l’immobilité et non dans le mouvement. La philosophie occidentale se fonde précisément sur la capacité de la pensée à saisir.
Lorsque l’existence s’ouvre sur la vie, nous nous engageons dans un mouvement de l’esprit radicalement différent. Ce mouvement consiste à laisser à la vérité toute liberté de venir à nous et cette conviction a une conséquence immédiate : l’homme qui est le plus dans la vérité est dans un certain sens celui qui en « sait le moins »au regard des critères qui servent au philosophe pour mesurer le savoir. Comme le dit Heidegger, la vérité demeure toujours voilée dans son dévoilement.
C’est ici que l’écart entre le discours de la philosophie et la vie, telle qu’elle s’expérimente, est le plus grand car la philosophie établit sa légitimité à partir de la vérité en répétant qu’elle est le moyen pour y parvenir. La parole poétique et la parole mystique contestent ce monopole et se satisfont de dire qu’elles ouvrent, elles aussi, un chemin vers la vérité. Cette vérité n’est pas dans l’arraisonnement du monde, elle est autre, dans un ailleurs radical.
Nous ne pouvons pas nommer cet ailleurs radical mais nous pouvons peut-être pressentir le chemin qui y mène. Le penseur en Occident qui est sans doute allé le plus loin dans la recherche d’une pensée alternative est Blaise Pascal. Pascal nous met en garde contre deux tentations également dangereuses, celle du dogmatisme et celle du doute et du scepticisme élevé à la dignité d’essence.
Pascal convoque un autre guide qui est le pari. Il est d’abord assez aisé de considérer le pari comme l’antithèse du rationalisme qui à partir de Descartes commence son immense déploiement pour devenir le seul mode disponible à penser le monde. Le pari est du côté du jeu, c’est à dire de la chance et du hasard. Le pari est une mise sur un résultat qu’on ne maîtrise pas ou pas parfaitement.
Loin de présenter la foi au Christ comme ce qui est le plus certain, Pascal opte pour la position inverse en nous présentant la foi comme un pari. Une certaine lecture de Pascal voit ainsi l’auteur des Pensées comme un chevalier héroïque de la foi, engagé dans un combat contre l’impérialisme de la raison, mais c’est verser dans un fidéisme assez simpliste.
Il faut donc creuser plus profond et voir le pari comme le moment où la raison atteint son altitude la plus haute. Parier, c’est entrer dans l’univers de la probabilité. Pascal n’abandonne pas son costume de mathématicien pour revêtir la défroque du moine comme ont voulu le croire Nietzsche, Valérie et quelques autres. Pour Pascal, nous sommes livrés à la question du sens : il faut parier, c’est à dire que nous ne sommes pas libre de ne pas parier.
La pari n’a rien à voir avec le simple hasard et il est régi par une raison supérieure à la raison des philosophes. Une lecture correcte de la mathématique des probabilités rend rationnellement logique de parier sur l’existence de Dieu. Mais certains ne veulent pas être contraints et choisissent la liberté contre cette logique, sans savoir pourquoi ils choisissent cette liberté.
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chapitre 5 : Sous le signe du déconcertant
Le monde du déconcertant est un monde où les contraintes de la logique n’ont plus cours.
Rappelons-nous les Carnets du sous-sol de Dostoïevski. La vie se moque de perdre ou de gagner, puisque, s’outre-passant sans cesse, elle est à elle-même sa propre absence de fin.
La logique n’est pas seule à être perturbée et il y a quelque chose qui doit être encore plus bousculé, c’est le temps et Leon Chestov a osé s’opposer à la dictature du temps. Celle-ci est double : en premier lieu le temps passé prétend imposer à la conscience son inertie. Chestov a bien compris qu’un tel vouloir est précisément là où vit ce qui vit le plus car ce passé se reconfigure autrement que ce qu’il fut, la mémoire n’est pas le temps retrouvé mais le temps recréé.
La sacralisation du récit des origines est un délire organisé qui prend sérieusement le récit pour l’histoire du récit et fait de ce récit un passé intangible et sacralisé de la conscience laquelle s’enferme dans une répétition de plus en plus frénétique de ce passé.
Il existe une autre forme de dictature du temps : la causalité. Chestov nous ouvre la route de remise en cause de la causalité où selon lui les conséquences pourraient susciter les causes minant la lecture linéaire du temps. (cf sur ce site la théorie, en physique, de la « double causalité » de Philippe Guillemand qui théorise l’influence du passé mais aussi du futur sur le présent)
Entrevue ainsi, la vie devient ce phénomène déconcertant où deux événements identiques peuvent avoir des conséquences radicalement antagonistes, ou bien identiques ou bien qui s’indifférent mutuellement.
Un autre domaine où l’existence s’ouvre sur la vie : celui des affects. Lorsqu’il prend la forme de la passion la plus profonde, non simulée, ils déstabilisent dans des proportions parfois inouïes. « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point, on le sait en mille choses. » – Les Pensées, Pascal –
Qu’elle se vive sous toute forme d’expérience déconcertante, la vie amène l’homme aux frontières de lui-même.
Seconde partie : L’Humanisme, idéologie de la pensée occidentale
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chapitre 6 : Un savoir moral
Nous pouvons pointer la dissymétrie entre le discours philosophique et la vie. Tandis que le premier, mû par sa logique interne que nous avons dénommé progrès veut convertir la vie. La philosophie veut déterminer le vivant comme elle veut déterminer toute chose. La philosophie va vers le vivant pour qu’il cesse d’être vivant.
Le mouvement du vivant est imprévisible et rien de certain ne peut être fondé sur lui. Le mouvement de la philosophie se déploie dans deux directions, l’un est d’ordre cognitif et vise à comprendre le monde dans sa totalité. Cette dilatation s’appelle progrès de la connaissance. Ce processus de connaissance du monde se ferme sur lui-même. Il est incapable de produire une critique lucide de lui-même car il recycle toute critique pour la conformer à sa logique.
Le processus de connaissance a besoin de commencer par une opposition à la détermination passée et donc dépassée, pour pouvoir se déployer, ainsi se présente-t-il comme ce qui est contre, ce qui remet en cause.
La seconde direction est d’ordre éthique. Elle réside dans la conviction que le processus de détermination est non seulement un bien mais le mode absolu du bien. En conséquence, le « progrès » n’est pas seulement un progrès de la connaissance mais un progrès moral.
Faire passer la nature du côté de la détermination est l’un des deux modes essentiels du progrès. La nature est une fatalité. Pour le discours philosophique toute fatalité est un scandale. Amener une meilleure détermination des choses c’est faire le bien et la prévisibilité est ainsi l’essence du progrès.
chapitre 7 : La pensée et son double
Le processus explicatif conduit au savoir et le processus éthique nous parle du bien. La connaissance c’est le bien et le bien c’est la connaissance.
Le principe d’équivalence global entre le « progrès », l’acheminement vers le savoir absolu et l’élévation vers le bien suprême, achève le processus de construction de la forteresse.
Le système que je décris est exceptionnellement enfermant, un cercle que l’on nomme idéologie et cette idéologie nous l’appelons humanisme. L’extérieur à soi de l’idéologie est la pensée. La pensée a deux caractéristiques : le mouvement et le risque. Elle préfère le doute et l’interrogation aux certitudes. L’idéologie a besoin de la pensée, elle vénère l’esprit et c’est là que réside son drame. Pour l’idéologie, l’esprit est quelque chose de sacré. La pensée n’est jamais dans la simplification. La simplification conduit au stéréotype qui est toujours un phénomène de masse conçu pour la masse. L’utilité concrète est une caractéristique du stéréotype et le slogan est la fin du stéréotype.
L’idéologie est de produire une pensée opérée de tout mouvement et de tout risque. Ses deux signes sont l‘immobilité et la totalité. On n’échappe pas à l’idéologie et l’idéologie de la pensée occidentale est une triple égalité entre progrès, savoir, éthique.
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chapitre 8 : De la pensée de l’homme à l’humanisme
Venons-en maintenant à la dénomination que nous avons attribuée à l’idéologie du discours philosophique que nous avons appelé idéologie humaniste. Cette idéologie installe l’homme sur un site où il est à la fois l’origine et le pourvoyeur de sens des choses et des êtres. Il lui est dévolu la tâche de déterminer. Il est le déterminant. Pour l’humanisme, l’essence de l’homme est de déterminer et l’homme n’est jamais plus humain que lorsqu’il détermine.
Il y a plusieurs conséquences. La première est l’universalité de l’homme. Lorsque la philosophie antique, Platon, Aristote, parle de l’homme c’est un certain type d’homme : citoyen libre, de sexe masculin, d’une cité libre. Avec l’humanisme c’est l’espèce humaine en général. L’humanisme est une idéologie de l’éducation. L’homme doit être éduqué de façon à devenir effectivement ce qu’il est. Il doit être éclairé. La métaphore de l’humanisme est celle de l’éclairage, de la lumière. En France, le siècle des Lumières est l’âge où l’humanisme est devenu idéologie dominante.
L’éducation de l’homme est le projet fondamental de l’humanisme. L’humanisme ne peut se concilier avec le respect de la tradition. La société doit être refondée. L’humanisme est donc une idéologie par essence politique qui veut organiser la cité.
L’homme doit déterminer le monde, ce n’est pas une faculté qui s’offre à lui. Tant qu’il ne détermine pas le monde il ne se connait pas vraiment et reste inférieur à lui-même. Quel est le moyen pour réaliser sa mission ? Pour l’humanisme, la raison est le seul pont qui mène au dire véridique. La raison est un calque d’un certain type de méthodologie qui s’est construit avec la science moderne, plus exactement celle qui commence avec les temps modernes. Cette méthodologie repose d’abord sur l’expérimentation et ensuite sur la déduction qui procède de l’expérimentation. Pour que ça fonctionne, la déduction a besoin d’un certain nombre d’invariants logiques qui sont pour elle des postulats : le principe de causalité, le principe de non-contradiction qui veut que la même cause ait toujours le même effet, le principe d’antécédence qui veut que ce qui arrive avant ne puisse être influencé par ce qui arrive après. ( cf sur ce site « les 10 dogmes de la science » dans : « réenchanter la science »de Rupert Sheldrake)
Ces invariants fondent la déduction qui se nomme depuis le XIXième siècle, esprit scientifique. En fait, cet esprit scientifique correspond à un certain état historique de représentation de la science que l’on dénomme positivisme.
Or, en réalité, ces axiomes n’ont rien d’intangible et sont le produit d’un processus de sacralisation. Nietzsche d’abord , Dilthey et le criticisme moderne ensuite, ont démonté ce rapport de sacralisation qui oublie que le fait observé ne peut jamais se dissocier de l’observateur. Le positivisme dont on admet généralement qu’il est périmé comme méthode et pratique, demeure pourtant le modèle de la raison selon l’humanisme. Au fond, la raison ne sert qu’à identifier la rationnel qui lui préexistait. Mais comment le rationnel peut-il préexister à la raison qui le détermine ? Il faut que, dès l’origine, l’objet soit la projection inconsciente de la raison. C’est donc la détermination à priori de l’objet, son image rationnelle préconçue, qui aplanit le chemin de la raison. La raison est déterminée parce qu’elle croit déterminer.
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L’âge de l’humanisme est donc l’âge classique des sciences de l’homme ou des sciences humaines. Leur processus favori est l’arrachement de l’homme à ce qui a prétendu le circonscrire.
Mais ce qui subsiste alors de l’homme n’est pas l’homme, il n’accède pas à son essence. Du statut de plus grand déterminant il passe à celui de plus grand déterminé.
Pour l’humanisme et conformément au cogito cartésien, il existe un sujet abstrait, impavide comme un dieu, libéré de tout affect, qui pense naturellement la raison. Mais on ne rencontre jamais de cogito dans la rue mais des hommes.
Pour se sortir d’affaire, l’humanisme doit encore imaginer un neutre fondamental, c’est « l’Homme » des différentes déclarations des droits de l’homme, celles des Etats-Unis et de la France en premier lieu. Toutefois, Joseph de Maistre, ce penseur profond, l’avait immédiatement compris qui disait avoir rencontré des Anglais, des Français mais jamais un tel homme idéal.
C’est ici qu’intervient l’intellectuel. Dans l’idéologie humaniste, l’intellectuel joue le rôle du prêtre dans les religions ou plutôt il est le prêtre de l’humanisme à travers duquel l’Homme idéal parle en lui. C’est l’humanisme qui a créé l’intellectuel. Il se présente comme une figure critique qui révèle la vérité rationnelle des choses, là où la totalité des autres hommes subissent l’apparence des choses. Il valorise fortement la mise en accusation des apparences, pour parler moderne, la « déconstruction des choses ».
Mais il est aussi le plus crédule des hommes, puisque le mécanisme de l’idéologie humaniste n’est pas un acte de foi mais une évidence dont la mise en cause n’est pas envisageable.
Constituent pour lui des évidences :
- la position de l’homme comme grand déterminant,
- l’identité entre l’essence des choses et leur intelligibilité rationnelle,
- la Raison comme seul chemin.
C’est le circuit structuré de ces rouages que l’on peut qualifier justement « d’humanisme ».
chapitre 9 : Le mouvement du progrès et son prêtre
Qu’en est-il de l’idéologie du progrès ? Comment peut-elle être conservation alors qu’elle est éloge permanent de ce qui va contre la conservation ? Pour comprendre ce paradoxe il faut distinguer mouvement et intensité. Dans son mouvement, l’humanisme reste immobile. Tel il était quand il s’est imposé au XVII ième siècle, au siècle des Lumières, tel il est aujourd’hui. L’idéologie occidentale ne bouge pas : qu’il s’agisse de la représentation de l’Homme idéal comme neutre fondamental, de la croyance en une raison universelle et absolue, du parti pris de confondre les choses avec leur visage intelligible.
Nous rencontrons une caractéristique de l’humanisme qui est le contraste entre la forme et le fond. Ce hiatus essentiel se retrouve dans l’idéologie de la pensée occidentale. Il existe une
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tension aigüe et permanente entre ce qui est le plus profond, le plus exigeant des activités de l’esprit, la pensée philosophique et sa représentation idéologique sous forme de stéréotype.
Nous avons vu que le mouvement de la pensée en Occident consiste en une appropriation toujours plus grande des choses par la pensée qui s’arroge le droit de les déterminer. La pensée, par son seul travail, l’amène vers une autre pensée. L’idéologie veut ce mouvement qu’elle nomme progrès. Elle le veut de plus en plus vite, dans un labeur astreignant. Cet activisme se développe dans les trois axes déjà énoncés : toujours plus loin dans la neutralisation de l’homme afin qu’il se rapproche du type idéal d’humanité, être de moins en moins critique vis-à vis de la raison critique, arraisonner toujours davantage les choses en les obligeant à se conformer à ce que, selon la raison, ces choses doivent être.
- toujours plus loin dans la neutralisation de l’homme : arracher à l’ensemble des hommes leurs particularités non rationnelles afin qu’ils ressemblent de plus en plus à cet homme idéal. Cet arrachement commence par l’éradication des convictions religieuses, grosso modo à l’époque des Lumières. Il se poursuit pas l’élimination des particularismes culturels qui empêche l’homme d’être universel. Il se prolonge par le triomphe de l’humanisme sur les lois de la nature, en particulier quand elles concernent le corps et la sexualité. C’est ici que nous en sommes aujourd’hui, à travers l’idéologie du genre et ses divers avatars, un des grands marqueurs « progressistes » de notre époque. Il nous faudra revenir aussi sur la figure du Consommateur et les liens qu’elle entretient avec l’humanisme. Les termes de ce processus, que j’ai nommé neutralité fondamentale, sont appelés par d’autres le « dernier homme » par exemple chez Nietzsche. Son expression la plus systématique dans les sciences humaines est l’homo oeconomicus qui est gouverné par la seule raison de ses intérêts. A ce stade, ne reste que le neutre fondamental qui n’est rien, un être sans passion ni passé, une simple puissance d’arraisonnement au nom de la « raison » ou si l’on est moins optimiste, de « l’intérêt ».
- Vénérer toujours davantage la raison critique : Dans un chapitre précédent, nous avons vu que la raison ne peut être dissociée du locuteur. Il n’y a pas de raison en soi. Max Weber a largement développé cette affirmation. Il existe donc des rationalités et non pas une rationalité. L’humanisme ne croit qu’en une raison transcendante que l’intellectuel pose comme un absolu, son combat est celui de la raison et non de sa raison. Il est un croisé de l’égalité parce que la raison transcendante est égalitaire. Mais dans la réalité, il fonde son rapport aux autres hommes sur un principe de domination car il prétend parler au nom de la raison. A contrario, l’homme qui veut véritablement penser doit mettre en cause ce pouvoir que l’humanisme attribue à l’intellectuel. Penser, c’est casser, pour commencer, le pouvoir que l’on s’arroge au nom de la pensée.
chapitre 10 : La capture des choses
Troisième composante de l’idéologie : arraisonner toujours davantage les choses pour les obliger à se conformer à ce que la « raison » dit de ces choses.
L’humanisme ne s’intéresse jamais à la chose en tant que telle. L’âge de l’humanisme est aussi celui où l’homme abandonne les choses et où se perd le souvenir du dialogue possible avec les choses, c’est à dire de la parole poétique. L’âge des « Lumières », grosso modo moitié
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du XVIII ième siècle, est aussi celui de la disparition de la poésie malgré les milliers d’écrits à prétention poétique enfantés durant cette période.
Ce silence de la poésie n’est pas dû au hasard. L’humanisme écrase, non consciemment, mais par ce qu’il est. Seule compte l’intelligibilité des choses, l’utilité par la raison. Une chose vaut par l’utilité rationnelle que l’homme en retire.
Il existe plusieurs formes d’utilité par la raison. La première de ces formes se nomme « technique ». La spécificité de l’humanisme, c’est le caractère hégémonique de la détermination technique de la chose qui éclipse ce que la chose est pour elle-même et dont elle nous fait le don. Ce qui compte ce n’est plus l’oranger pour ce qu’il nous donne mais l’oranger pour ce qu’il produit. Comment peut-on le forcer pour que sa production s’accroisse ? L’oranger est dépossédé de ce qu’il est car plus personne ne s’intéresse au don qu’il nous fait. Ce don est considéré comme allant de soi, sans intérêt et indigne de retenir notre attention. La technique est l’un de nos modes préférés de capture des choses mais elle n’est pas le seul. La principale forme de détermination utilitaire de la raison est la forme marchandise : « la marchandisation du monde » à laquelle se réfère le discours commun.
Le premier tournant historique dans le développement du capital advient avec la recherche de la maximisation du capital de l’individu ou de celui du groupe. Ce que le monde moderne apporte est moins dans la nature du phénomène que dans sa systémisation. Cette orientation vers l’économique est donc, comme la technique, une conséquence directe du regard de l’humanisme sur le monde.
L’harmonie essentielle entre les choses qui, pour une nature mythologique ou simplement religieuse fait le monde, est incompréhensible pour une conscience humaniste. L’égalisation généralisée des choses en tant qu’objets permet toutefois une différenciation d’ordre strictement quantitatif, entre elles. Il faut donc que les choses ne se distinguent plus vraiment, sauf sous l’apparence du nombre et de la quantité.-cf, Quand le monde s’est fait nombre, Olivier Rey, 2016- Et si l’on ne parle plus de chiffres, cet état d’impossible distinction se nomme le nihilisme. Nous reviendrons plus loin sur cette présence du nihilisme à l’horizon de l’humanisme.
chapitre 11 : Le goût des formes
Notre réflexion sur l’humanisme à partir de ses trois axes majeurs, la neutralisation de l’homme, la vénération de la raison critique, l’arraisonnement des choses pour les soumettre à ce que la raison en dit, nous a, à plusieurs reprises, renvoyé vers le concept de forme. L’homme, au sens de l’humanisme, est la forme supposée universelle de l’homme concret.
Le concept de forme constitue un carrefour vers lequel se dirige et à partir duquel rayonnent tous les chemins de l’humanisme. Le formalisme est la caractéristique déterminante de l’humanisme.
Il faut d’abord éclairer la signification des termes de forme et de formalisme. La forme est le mouvement quand celui-ci s’interrompt. Le mouvement est le champ du vivant, il n’est pas le vivant mais le champ où le vivant s’arrache à la destinée de la chose « chosifiée ». Pour le discours dominant en Occident, penser c’est déterminer. Or, on ne détermine jamais si bien que lorsque les choses demeurent sagement dans l’immobilité.
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Il arrive que la vie cesse de bouger. Libre de bouger, la vie veut aussi être libre de ne pas bouger. Au cours d’une telle halte, la vie prend forme. Cette forme n’est pas la vie mais n’est qu’un moment de la vie au cours duquel sa forme fugitive se donne à voir.
Le sacré, à travers le langage du rituel, ouvre sur la vie, à condition que le rituel ne soit pas fétichisé. Si la forme se prend pour l’être, il y a régression vers les ombres douteuses de la superstition et de la magie. La menace qui pèse sur la forme est de devenir fétiche.
Le propre de l’humanisme est d’être engagé dans un processus de fétichisation de la forme que nous nommons formalisme.
Le formalisme prend la forme pour la vie et voue une dévotion à la forme, par répétition d’un nombre important de gestes et de paroles consacrées, destinées à attester la présence en eux de la certitude. Par cette exigence, ces esprits passent du rituel au ritualisme c’est à dire au besoin du rite.
Sans se l’avouer, ces consciences voient désormais l’absolu non plus dans l’absolu mais dans la possession de l’absolu. Or l’absolu ne se possède pas, il demande un coeur suffisamment ouvert et désintéressé qu’il puisse combler gratuitement.
Cette logique de possession de l’absolu impose une loi : répétition jusqu’à l’obsession de la forme et maîtrise absolue de cette dernière. La conscience formaliste se ramène toujours à la casuistique, cet usage judicieux de la forme au regard des circonstances. Elle prend la forme pour le fond, la lettre pour l’esprit et la loi pour la grâce.
Faire taire l’absolu devient son idée fixe et pour y parvenir elle fétichise la forme. Sans ce travail, la vie nous demeurerait définitivement voilée. Toute idéologie se fonde sur le formalisme et veut pétrifier la pensée.
En matière de religion par exemple, l’idéologie valorise exclusivement le rituel de sorte que pour elle, accomplir son devoir religieux, c’est sacraliser la forme ritualisée intangible et vouloir l’imposer à tous.
Le pharisaïsme est sur le plan moral, la conséquence logique du formalisme. Celui-ci permet une mesure objective de la vertu qui s’apprécie au niveau de fidélité à la forme dont on témoigne.
chapitre 12 : L’empire du droit
Maintenant que nous y voyons un peu plus clair entre forme, formalisme et idéologie, nous pouvons comprendre la rapport qui se crée entre humanisme et formalisme. L’humanisme est l’idéologie de la pensée occidentale, une pensée de la détermination. Pour déterminer, elle s’appuie d’abord sur des concepts et d’autre part sur un circuit qui organise les relations entre concepts à partir de la raison.
La valeur de la philosophie était proportionnelle à sa capacité à déterminer cette abstraction. Pendant des siècles, bâtir son système aura été le but des philosophes, comme d’autres ailleurs, celui de bâtir un empire. Il n’y avait pas de philosophe sans système.
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L’humanisme est l’idéologie de la pensée occidentale qui pense par concepts et par systèmes et déteste tout ce qui n’est pas la forme. Pour l’humanisme, le concept est une fois pour toute une donnée. Il n’y a plus qu’à l’employer comme un capital que l’on fait fructifier. Cette forme est sans vie.
La proclamation de la liberté formelle peut tout aussi aller de pair avec un conditionnement total des citoyens, théoriquement libres de tout faire mais à condition qu’ils fassent toujours ce que l’on veut qu’ils fassent.
Cette idéalisation de la forme a une conséquence directe : la représentation du droit comme seule médiation possible et souhaitable entre les hommes.
Le droit est la science des formes appliquées aux relations entre les humains, il établit les règles de ce qui est légal et illégal. Par essence, le droit est du côté de la généralité. Le juriste n’est pas intéressé par l’arrière-pensée des différents acteurs. La qualification n’est jamais morale. L’opinion morale du juriste n’intéresse que lui. Dans Crime et châtiment Dostoïevski illustre la faille insurmontable qui sépare le droit de la morale et ce qui va avec, par exemple, la conscience. Le droit n’est pas du côté de la vie, il est seulement du côté de la trace objective et observable qui résulte de nos actions.
Le droit est science des formes. Ce qu’il met en oeuvre, c’est un traitement logique et systématique des formes de la vie sociale qui permet de les ordonner et les réguler. Ce positionnement explique sa rencontre avec l’humanisme. On se trompe presque toujours au sujet de ce dernier qu’on associe au régime politique de la démocratie libérale. L’originalité profonde de l’humanisme réside dans la judiciarisation des rapports entre l’ensemble des hommes.
Quelles sont les caractéristiques de cette judiciarisation ? Le droit pose enfin une définition générale et positive sur l’homme. Pour être un sujet il faut être un sujet juridique et donc détenir des droits.
Qu’appelle -t-on détenir des droits ? Pour le sujet c’est faire reculer le champ du « non légal », de « l’illégal ». Etre un homme c’est détenir des droits. L’humanisme trouve dans l’idéologie du droit le contenu qui lui faisait défaut pour définir l’homme. Ce n’est pas pour rien que la révolution américaine et la révolution française ont commencé par une Déclaration des droits de l’homme.
Le programme politique de l’idéologie humaniste depuis deux siècles est de passer de l’état latent à l’état conscient des droits. Les droits fondamentaux créent la demande de droits nouveaux inscrits en germe dans les droits fondamentaux. Le droit crée le droit. La liberté, elle -même matrice d’une quantité d’autres droits, s’entend d’être propriétaire d’un certain espace, notamment d’un espace spirituel, à l’intérieur duquel je peux exercer mes prérogatives de propriétaire et faire ce que je veux.
Si les droits de l’homme semblent écraser les choses et le monde du poids de leur appropriation, cet écrasement n’est lui-même que formel. Dans la logique humaniste des droits de l’homme il est impossible de parler en termes non juridiques de la liberté. L’humanisme à travers la judiciarisation du monde étreint la forme de la liberté. Toutefois il n’est pas capable de penser la différence entre l’espace juridique formel qui circonscrit le domaine des droits et l’habitation effective de cet espace.
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Cette incapacité fonde le pouvoir des tyrannies modernes. L’humanisme ne veut pas voir que le plus grand formalisme en matière de liberté peut s’accompagner du plus grand arbitraire et que celui-ci a besoin de ce grand formalisme. Pensons par exemple à la constitution soviétique de 1936. C’est aussi le cas en occident à travers les divers conditionnements et en particulier le conditionnement à la consommation.
chapitre 13 : Du contrat au pouvoir
Il faut également définir juridiquement la nature des relations entre les hommes. C’est ici qu’intervient le contrat. Celui-ci présuppose une rencontre entre deux sujets investis de droits légitimes.
Il introduit un principe de modération qui repose sur l’intérêt bien compris, c’est à dire le souci de maximiser son capital de droits et, depuis plus de deux siècles dans le monde de l’humanisme, nous avons désormais du mal à saisir la singularité d’une organisation fondée sur le contrat. Jusqu’aux temps modernes, les sociétés ont été régies par des principes radicalement différents du contrat, celui du culte de l’honneur par exemple. Dans ces sociétés le contrat était un mode marginal de relation entre les hommes, limité à l’échange marchand et qui était méprisé. Le renversement est complet puisque toutes les utopies politiques humanistes débutent par le moment du contrat social. Aujourd’hui, le contrat est devenu l’état naturel de la vie en société, il nous régit. Il illustre la domination juridique de la forme et il met chaque fois en rapport des hommes idéaux, des sujets abstraits.
La position sociale de chacune des parties a évidemment des conséquences sur « l’équilibre » du contrat. Il est toujours un rapport de force entre les parties et l’asymétrie est la règle fondatrice du contrat.
L’apologie humaniste du contrat se prolonge par une apologie de l’échange. Cette quête peut porter sur ce que nous nommons l’économie et dans ce cas, elle fait l’éloge du libre échange.
Cette utopie échangiste va bien au-delà des frontières de l’économie. Elle vaut pour l’échange des idées et pour l’échange des corps. Dans chacun des cas, ces échanges nous sont vendus comme à la fois ce qui libère et ce qui égalise. Le contrat est d’abord un acte moral, se fondant sur la théologie du contrat si chers à Adam Smith et Jürgen Habermas.
Le formalisme permet d’oublier le fond face à la forme. Ainsi, l’énoncé de droits de l’homme de plus en plus nombreux, permet de ne jamais évoquer la réalité effective de ces droits. Plutôt que de céder aux bruits de fond de l’époque, nous pourrions nous interroger sur l’hyperinflation des droits et si celle-ci n’a pas pour but de masquer tout ce qui régresse et fait que, pour beaucoup, la vie est plus « dure. » Mais puisque le contrat est valide juridiquement, le rapport de domination qu’il sanctionne est donc justifié. L’intérêt est là où la forme trouve son utilité. Il est le coeur du sujet. La relation entre la forme et l’intérêt est ainsi une relation dialectique et c’est l’interpénétration entre intérêt et forme qui crée le mouvement.
Dans l’humanisme, la relation entre l’homme déterminant et l’objet déterminé est une relation intéressée dont les configurations les plus fréquentes sont la technicisation, l’économisation et la judiciarisation. Dans chacune de celles-ci l’intérêt est le maître réel du processus.
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Troisième partie : l’âge du formalisme
chapitre 14 : L’intérêt omniprésent et invisible
Dans ce que nous venons de décrire, qui prend le pouvoir sur quoi ? Cette figure est celle du bourgeois. Le bourgeois est une figure qui se caractérise par un regard exclusivement intéressé sur les choses. Cet intérêt est une passion triste c’est à dire une passion non assumée, avec un sentiment plus ou moins conscient de honte.
L’humanisme est donc l’idéologie de la bourgeoisie. Le rapport de la bourgeoisie à l’humanisme est très différent de celui entretenu par l’intellectuel. Ce dernier est un bourgeois maître du culte humaniste alors que le simple bourgeois n’en est qu’un fidèle.
Contrairement à la présentation qu’en a fait le marxisme, le trait marquant du bourgeois n’est pas la propriété privée des moyens de production mais la relation exclusivement intéressée qu’elle entretient avec le monde.
L’arraisonnement bourgeois du monde n’est pas seulement un arraisonnement économique. Il est la première figure de l’histoire à saisir le monde tout entier comme enjeu de pouvoir. Certes, dans l’histoire, d’autres figures ont été occupées par la recherche de la domination, comme les grands conquérants, mais cette domination était un moyen et non une fin, elle devait permettre d’acquérir la gloire du héros. Le bourgeois se moque de la renommée et il n’est attaché à l’argent qu’en raison du rôle majeur dévolu à celui-ci. C’est le pouvoir qui est l’occupation exclusive du bourgeois. Le pouvoir est donc la destinée du bourgeois.
C’est dans cette recherche qu’il rencontre le formalisme et le culte de la forme. Il vit dans l’enchantement de son système économique de concurrence « pure et parfaite » mû par des acteurs formellement libres et formellement indépendants. Il produit de la forme politique et vit dans l’enchantement des déclarations des droits de l’homme : liberté formelle, égalité formelle, fraternité formelle.
L’utilisation de la forme au service de l’intérêt n’est encore qu’un premier moment dans le développement de la société moderne. Dans un second temps, c’est la production de formes elles-mêmes qui devient génératrice de profit. Ainsi en est -il de l’art contemporain qui est aujourd’hui un des vecteurs les plus sûrs du profit. C’est dans l’hyper formalisme que se réalise l’hyper profit.
La formalisation du monde par l’humanisme est un leurre ne servant qu’à masquer le pouvoir généralisé de l’intérêt qui est exact mais indicible. Nous pouvons observer la réactivation de cette relation avec l’exemple de la « bourgeoise bohème » contemporaine. Celle-ci s’échine à démontrer qu’elle est anti-bourgeoise à travers son travail
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sur les formes. Ce travail s’exerce d’abord négativement en accolant à l’image de la bourgeoisie un certain nombre de formes comportementales : répression sexuelle et austérité vestimentaire par exemple. Elle s’exerce ensuite positivement, en manifestant sa « liberté sexuelle », son relâchement vestimentaire.
Comme je l’ai montré dans un ouvrage précédent, Le Moment 4, la bourgeoise bohème est une hyper-bourgeoisie, gouvernée en permanence par l’intérêt. Par exemple, quand les Rolling Stones donnent un concert privé pour un financier et ses invités, ils accomplissent plusieurs fonctions de l’économie moderne. La première est d’ordre symbolique : convaincre que ce financier et ses invités ne sont décidément pas des bourgeois en assistant à un tel concert. Le cachet royal versé à cette occasion ne récompense pas principalement la prestation mais sert surtout à rémunérer la marque, c’est à dire la déclinaison commerciale d’une forme : une image à tort ou à raison de rébellion, d’insolence envers l’ordre établi, d’intensité de la jouissance, sexuelle en particulier. Cette commercialisation de la forme génère de la valeur économique qui profite au groupe et à ceux qui en vivent. Elle permet à la société occidentale de se convaincre qu’elle n’est pas gouvernée par l’intérêt mais son apparente anti-thèse que représente ce groupe de musique.
Cette facticité, nous y croyons « dur comme fer ». Elle s’exprime dans nos existences individuelles, confrontées à la double expérience d’une liberté formelle absolue en matière de moeurs, notamment, et de conditionnements de plus en plus sophistiqués et efficaces de nos désirs qui font que plus nous sommes formellement libres, moins nous le sommes pratiquement.
chapitre 15 : Le consommateur, moment second de l’humanisme
Dans mes deux précédents ouvrages j’ai traité du phénomène de la consommation, un phénomène anthropologique global et non pas seulement économique. J’ai notamment analysé la figure du Consommateur en affirmant que celui-ci constitue la figure dominante de notre époque.
L’âge du Consommateur constitue le moment le plus récent de l’humanisme. Pour mieux comprendre, il faut appréhender les étapes du développement de l’humanisme.
Ce processus peut se comprendre comme le refus du donné. Le donné est ce qui échappe par nature à la détermination puisque sa force de donné lui suffit.
L’indéterminé dont le donné constitue l’expression principale ne peut donc être qu’une illusion, un voile déformant des choses que le « progrès » peut et doit dissiper.
La présence du donné menace gravement, en effet, la représentation humaniste du monde. Le combat pour arracher les choses au domaine du donné en les faisant basculer du côté du déterminé, constitue pour l’humanisme, le combat « progressiste » par excellence. C’est ce combat qui s’exprime, par exemple , dans la formule de Simone de Beauvoir , « on ne naît pas femme, on le devient. »
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Le combat humaniste contre le donné ne saurait épargner l’homme où il est à la fois le déterminant et l’objet de détermination. Mais l’idéalisation de l’homme empêche l’humanisme d’accomplir tout ce programme. Il existe des choses qui résistent et qui résistent légitimement.
Ce dilemme a occupé philosophiquement une bonne part des deux siècles qui ont suivi l’avènement de l’humanisme. Si l’homme n’est que déterminant alors il est un idéal devant lequel nous devons nous agenouiller. Notre liberté s’arrête là où commence l’espace du nouveau dieu. Le Déterminant Homme, sans doute sublime, – Liberté, Egalité, Fraternité et autres grandes valeurs – n’hésite pas à exercer sur les individus concrets une contrainte impitoyable responsable de quelques dizaine de millions de morts sacrifiés à l’Homme, en particulier à son commandement d’Egalité.
Dans un livre classique Ernst Kantorowicz – les deux corps du roi ,Gallimard 2000- a démontré que la représentation de l’Etat moderne en Occident a commencé par la dissociation entre les deux corps du roi : le corps physique éphémère et de l’autre côté son corps sacré, éternel.
Le second moment de l’humanisme qui suit la phase épique d’exaltation de l’homme procède de façon identique en dissociant les deux corps de l’homme.
Aujourd’hui, après le travail idéologique considérable dont j’ai essayé de décrire la genèse dans l’Ere du Consommateur et qui trouve son origine en Nietzsche et en des penseurs comme Michel Foucault, son plein déploiement , l’homme ne peut plus être qu’un sujet.
Le sujet moderne est une individualité irrémédiablement singulière, c’est pourquoi la société actuelle n’est plus qu’une somme d’individualités. Au premier moment de l’humanisme une chose est bonne si elle est bonne pour l’humanité en général et en second temps si elle bonne pour le sujet singulier que je suis.
La dissociation entre l’Homme abstrait qui n’est qu’un référent et la singularité irréductible du sujet caractérise notre modernité. Nous sommes régis par l’idéologie de l’humanisme.
La référence abstraite à l’humanité abstraite est dépourvue de toute effectivité. L’unique réalité effective est celle du sujet singulier à travers lequel la conscience d’être homme se réalise à notre époque.
L’Homme abstrait n’est plus qu’un référent théorique, il n’exerce plus sur nous son idéal actif et exigeant comme au temps de Robespierre et Saint-Just ou comme au temps de Lénine et Staline.
Mais, même dévitalisé, le concept d’homme n’en est pas quitte de l’exigence de la détermination. Déterminer le sujet c’est chercher le à quoi bon du sujet. C’est ici qu’intervient le phénomène que j’ai nommé dans mes précédents ouvrages consommation constituant un principe général d’appropriation intéressée du monde aux fins de jouissance.
Dans l’Ere du Consommateur j’ai essayé d’expliquer comment le phénomène de la consommation est devenu dominant au point de constituer aujourd’hui l’unique pont d’accès aux êtres et aux choses pour la conscience individuelle : plus le sujet consomme, plus le sujet est.
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Le Consommateur est inclus dans l’humanisme parce que c’est au nom de l’homme et de ses droits qu’il se déploie. Il est le moment second de l’humanisme alors qu’Humanité et Raison constituaient ses premiers éléments notamment mis en valeur par un de ses plus brillant doctrinaire, Emmanuel Kant.
Comme je l’ai écrit dans le Moment M4 le règne du Consommateur marque l’avènement d’une bourgeoisie d’un type nouveau que j’ai qualifié d’hyper-bourgeoisie. La consommation généralisée du monde qui la caractérise est gouvernée par la recherche obsessionnelle de la possession, donc du pouvoir. Pour y parvenir, l’hyper-bourgeoisie dissimule sa recherche obsessionnelle sous les apparences formelles de son contraire : l’éloge de la liberté du sujet, de la pluralité d’opinions, la recherche des marques supposées incarner la rébellion, la gratuité, le jeu, le « refus du système », dans un monde où il n’y a aucune rébellion sérieuse.
L’écart entre le triomphe de l’humanisme et son désastre n’est pas encore mesuré mais il est déjà pressenti. Ce pressentiment prend la forme d’une anxiété vague, d’une perplexité douloureuse sur la destination exacte du chemin que nous empruntons. Nous ne sommes plus sûrs mais le doute n’est pas notre seul compagnon et avec lui vient le désenchantement généralisé qui est la teinte dominante de notre époque. Le désenchantement n’est pas encore du désespoir mais il le deviendra et peut-être plus tôt qu’on ne le pense.
chapitre 16 : Du pouvoir au néant
La domestication du monde devient une réalité effective. Le sujet n’éprouve plus aucun scrupule à remodeler le monde dans le sens qui lui convient : la reproduction d’une part et la mort de l’autre en dissociant toujours davantage, à l’aide de la technique, la sexualité, la fécondation, la paternité et la maternité. Le Consommateur promeut un monde où la reproduction devient une pure opération technique à la portée de tous et un droit à avoir des enfants à condition de disposer d’un capital suffisant.
La technicisation du monde franchit un palier décisif. C’est désormais l’existence biologique et non plus le charbon ou l’électricité qui devient le matériau technique principal du sujet dans son projet de domestication du monde.
L’intérêt gouverne la société et requiert le sortilège du droit. La victoire de celui-ci passe d’abord par la victoire du contrat sur le sacrement. Ainsi, par exemple, le mariage, cet engagement pour la vie, cède le pas au simple contrat entre partenaires sexuels, constamment révocable en fonction de l’évolution des désirs et opportunités.
L’autre aspect de la judiciarisation est l’efflorescence permanente de nouveaux droits : droits des minorités sexuelles puis droits des minorités au sein de ces minorités -cf « féminisme et mouvement LGBT, le divorce est-il prononcé ? » publié 9 juin 2014-. La fonction essentielle de ces nouveaux droits est faciale c’est à dire qu’elle ne vaut que pour le signifiant. Notre époque induit une facticité qui en est la principale caractéristique. Mais l’intérêt reste l’obsession du pouvoir. C’est le cas dans la relation moderne entre l’homme et la femme, dans les communautés ethniques ou culturelles où, sous le dehors de la reconnaissance de droits égaux, l’objectif est là encore le pouvoir et rien d’autre.
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Cette obsession du pouvoir fonde le nihilisme de l’époque. Dans nihilisme il y a néant. Le nihilisme veut le néant, il fait du néant la valeur des valeurs, comme l’humanisme fait de la détermination la valeur des valeurs.
Mais qu’est ce que le néant ? Le néant est ce qui par principe nie la vie, travaille pour effacer la vie. Ce n’est pas la mort, car celle-ci fait partie de la vie, elle est dans la vie même si elle est un défi lancé à la vie. le néant n’interroge pas la vie, il veut que celle-ci se taise à tout jamais. Pourquoi ? Parce que la vie est tragique car elle nous oblige à poser la question du sens, en particulier du sens de la vie. La vie n’est pas dans la réponse à cette question du sens comme le croient les idéologies vitalistes et notamment un nitzschéisme abâtardi et « onfrayisé ». La vie est dans la question elle-même. Qu’est ce qu’il y a de vivant dans l’homme ?
Le néant ne veut pas ce questionnement car il introduit « l’insatisfaction » autrement dit le désir qu »aucune jouissance ne peut apaiser. Le néant perçoit la vie comme souffrance et son abolition devient son idée fixe. Pour cela, la stratégie la plus efficace est d’occuper l’homme, c’est dire après Pascal, divertir l’homme. Le nihilisme est à la fois un discours justifiant le divertissement et un processus de production de ce divertissement. Le culte du divertissement, sous son vernis innocent, est une idéologie de pouvoir.
A la différence de la vie qui est une ouverture en permanence sur le sens, le divertissement enferme l’homme dans la clôture du fini. Notre époque est aussi l’âge du divertissement –cf Guy Debord, la société du spectacle, Gallimard 1996-. L’Occidental actuel se flatte de sa liberté et de sa lucidité ne voyant pas qu’il est lui aussi le produit de la machine dont il se flatte être l’ingénieur omniscient.
Au bout du compte, l’homme se retrouve à l’opposé exacte du pouvoir général de détermination que lui promettait l’humanisme. Il cesse d’être le grand déterminant pour devenir le grand déterminé.
Au terme de la route que nous pouvons déjà entrevoir, advient le « dernier homme » figure que Nietzsche avait prédite, la venue à la fois pathétique et insipide, sans histoire ni destinée. Il apparaît que le néant est l’illusion absolue, c’est à dire le lieu où les choses revêtent la forme de leur contraire : la volonté de puissance se transmue en fatalité où rien n’est réel et tout est reflet.
chapitre 17 : Le désastre et son impossible dépassement
Il semble que le chemin parcouru par l’humanisme l’ait conduit dans une direction opposée à celle qu’il croyait suivre. A travers la figure du Consommateur il nous mène à une déshumanisation généralisée du monde. Au moment où il croit avoir cueilli le monde il est arraisonné par des forces de détermination greffées sur ses désirs.
Par le triple processus de technicisation, d’économisation et de judiciarisation, l’homme est de plus en plus configuré par ces processus. Il constate que voter est de moins en moins décider. En définitive, plus le pouvoir de l’homme sur les choses paraît, en apparence, s’exercer, moins il s’exerce effectivement.
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Ce renversement n’est pas dû au hasard, il résulte des principes originels du projet humaniste qui, comme on l’a vu, prétendent réfuter la vie au profit du pouvoir de la détermination.
Le triomphe de l’humanisme est évident et en Occident aujourd’hui, il est hégémonique. Nous pouvons constater que l’homme est perçu par tous comme le déterminant légitime et exclusif des choses et que la technicisation, l’économisation et la judiciarisation quadrillent notre monde.
Pourtant, le triomphe de l’humanisme s’accompagne d’un désastre. Le monde de l’humanisme est aux antipodes exacts des promesses de l’humanisme. L’homme ne détermine plus rien de sérieux et au contraire il est constamment déterminé. « Le désert grandit ; malheur à celui qui recèle le désert » disait Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra–
L’écart entre le triomphe de l’humanisme et son désastre n’est pas encore mesuré mais il est déjà pressenti. Aujourd’hui nous ne sommes plus sûrs du chemin qualifié de « progrès » même si on l’invoque encore par habitude. Mais le doute qui s’installe n’est pas notre seul compagnon. Avec lui vient le désenchantement généralisé qui est la teinte dominante de notre époque, en Occident.
Le désenchantement n’est pas encore du désespoir mais il le deviendra et peut-être plus tôt qu’on ne pense.
Nous sommes ici confrontés au plus grand défi. Il n’y a rien de plus hardi que de s’affronter à l’humanisme, devenu l’idéologie de l’Occident qui s’enorgueillit d’être la patrie de l’humanisme.
Critiquer l’humanisme c’est donc critiquer l’Occident tout entier pour ce qu’il est devenu et ce qu’il devient chaque jour un peu plus. En dépit de son caractère de défi déraisonnable, une telle critique est pourtant nécessaire car sinon plus rien ne surviendra que l’enfoncement dans le nihilisme.
La destinée historique du marxisme témoigne de cette virtuosité dans l’appropriation. La réflexion sur le caractère humaniste ou pas du marxisme a suscité des débats importants dans les années 60. Selon la thèse de Louis Althusser, le marxisme a d’abord été un humanisme ( idéologie bourgeoise) jusqu’à 1844, date à laquelle il a basculé de l’idéologie à la science. –Pour Marx, L . Althusser –
Examinons ce qu’il est. Dès l’origine, Marx s’est présenté comme un critique radical de la bourgeoisie, même s’il reconnaît qu’elle a fait avancer le monde et même à un rythme inouï. Au regard de cette fin, elle constitue un immense progrès dans l’histoire du monde.
En quoi la bourgeoise est-elle progressiste ? Elle est progressiste parce qu’elle prépare le terrain au prolétariat en organisant rationnellement la domestication du monde au service de l’homme. La bourgeoisie est progressiste et proclame des principes de liberté et d’égalité. Le marxisme ne reproche donc nullement à la bourgeoisie sa pensée du monde mais ce qu’elle fait ensuite de cette pensée c’est à dire pour son usage égoïste.
Marx et ses successeurs pensent donc selon l’humanisme et donc selon les catégories de la bourgeoisie. Leur critique ne porte jamais sur les valeurs humanistes et le but de la société
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sans classe est précisément de s’approprier l’intégrité des valeurs humanistes. Il redevient ce qu’il était à l’origine, la critique bourgeoise la plus radicale de la bourgeoisie.
Parce qu’il demeure dans le champ de l’humanisme, sa critique ne peut-être que partielle et ne porte pas sur les valeurs de la bourgeoisie. Elle se focalise sur la forme juridique par laquelle la bourgeoisie s’approprie les choses, c’est à dire la propriété privée des moyens de production.
De ce fait, ceci explique pourquoi les expériences historiques ont substitué à la classe bourgeoise celle de la nomenklatura qui s’est arrogée la propriété effective des moyens de production alors que le peuple en détenait la propriété théorique.
chapitre 18 : Au théâtre ce soir
Les mésaventures du marxisme et la déchéance de l’idée communiste qui en est la conséquence, démontrent que l’humanisme , et le nihilisme du Consommateur, qui est sa fin, ne pourront être sérieusement affrontés que si l’on se risque à un double effort : comprendre l’humanisme dans son essence , comprendre l’humanisme en tant que système.
La critique du prosaïsme bourgeois, à quoi se résume au fond une grande part de la critique esthétique depuis le romantisme, reste en général à la simple satire. Nous réagissons par exemple à la détérioration de l’environnement, induite par l’appropriation technique du monde ou bien aux phénomènes d’exploitation sociale résultant de l’appropriation économique mais nous voulons absolument préserver la judiciarisation des rapports sociaux qui nous paraît essentielle pour préserver notre dignité et notre sécurité de sujet. Nous voulons garder le « positif » de l’humanisme et jeter le « négatif » avec pour chacun de nous une perception différente du positif et négatif. Mais dans notre monde tout se tient et nous ne pouvons sortir de l’ensemble du complexe.
Prenons l’exemple de la France qui produit à jet quasi continu des intellectuels auto-étiquetés « critiques » et qui passent leur temps à déplorer l’état du monde sans vouloir que les choses changent sérieusement, pour garder le beau rôle de la critique sans jamais se mouiller dans le ruisseau souillé du réel. Une telle attitude s’appelle un jeu, au sens du jeu d’un acteur. Guy Debord a été sensible avec raison à cette dimension spectaculaire de notre société.
Si la révolte n’a aucune efficacité critique en tant que critique formelle et forme marchande la révolte elle, se vend très bien.
Nous devrions pourtant être convaincus que rien n’est plus conformiste que la manie d’agiter l’étendard de la « révolte » soit par le sujet en cause, en particulier le sexe, présenté comme sulfureux, dangereux, alors que rien n’est plus machinal et calculé que la sexualité moderne comme le démontrent les romans de Michel Houellebecq, soit par le style affiché toujours « furieusement moderne et en rupture », soit par les opinions toujours « transgressives ».
De façon générale, tout ce qui nous est vendu comme allant à l’encontre du système est infailliblement ce qui travaille le mieux et le plus au bénéfice de celui-ci. Le rap en constitue peut-être actuellement le meilleur exemple. Musique des « ghettos » comme on dit, glorifiant la puissance des armes à feux et celle du sexe, le rap est en fait tout entier du côté du système. Il fait l’éloge dithyrambique de la marchandise et exalte le règne de l’individualisme bourgeois et ne remet pas en cause le pouvoir de la consommation. Le seul message critique est formulé à son corps défendant : il montre le vide abyssal de la course effrénée à l’appropriation et à la violence.
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chapitre 19 : Les meilleurs ennemis du monde
Avec ou sans aval de sa pseudo-opposition, la machine avance : dévaluation du sacré, individualisme, construction de rapports fondés sur la logique du contrat plutôt que sur les anciennes solidarités, valorisation de l’argent et du profit au dépens des considérations de lignée et de prestige…En Occident, ce mouvement est ce que l’on nomme « progrès » et il faut le redire, dans l’ensemble que constitue le complexe, tout doit être pris ou tout doit être laissé.
Parce que cette violence existe et qu’elle est ressentie comme un véritable viol par certains de ceux qui la subissent, elle génère à son tour une violence réactive qui va chez certains jusqu’à préférer la mort. Lorsque la modernité pénètre quelque part on ne peut plus la congédier. Ceci résulte de l’asymétrie fondamentale entre la modernité qui est pensée et la tradition qui est vécue.
Quand la tradition est éclairée par la modernité, la tradition meurt. La lutte n’est donc pas égale. Mais c’est un conflit qui est tout entier dans le champ de la modernité. Au nom de la tradition, on défend une représentation médiatisée de la tradition qui n’est plus un flux s’écoulant naturellement. Elle est une alternative moderne à la modernité.
Cette métamorphose de la tradition durcit la lutte car la tradition est transformée en idéologie concurrente de la modernité et le conflit se radicalise, l’Occident en fait l’expérience avec l’Islamisme armé. Au fond de lui, l’idéologue de la tradition méprise la tradition authentique et notamment son indifférence au pouvoir technique sur les choses.
J’ai proposé dans l‘Ere du Consommateur de nommer » réactionnaire révolutionnaire » ce type de figure, j’aurais pu le nommer « fasciste » mais ce terme a une connotation trop occidentale.
Tant qu’elles s’ignorent, modernité et tradition peuvent coexister mais quand elles se côtoient la tradition meurt.
Tradition et nostalgie de la tradition sont très différentes. Cette dernière est une passion éminemment moderne car la tradition vit, alors que la nostalgie de la tradition en fait un idéal du passé dont on fait un absolu politique. La réaction révolutionnaire qui donne forme politique à cette nostalgie appartient donc au complexe qu’elle déteste et la guerre qu’elles se livrent et qui a commencé avec la Révolution française évolue vers la « montée aux extrêmes », caractéristique des guerres modernes comme Clausewitz l’a bien compris – De la guerre, Clausewitz, 1999-
Dans cette guerre, les arsenaux ne sont pas identiques. L’arme de l’humanisme est d’abord la violence symbolique discréditant, notamment par la dérision, tout ce qui revendique encore un statut transcendant. Cette violence, pour être majoritairement symbolique, est une violence radicale qui en réaction suscite une rage qui à son tour engendre la violence. L’humanisme n’a à son tour pas d’autre choix que l’usage d’une violence technicisée, organisée et méthodique, gouvernée par la rationalité.
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Humanisme et réaction révolutionnaire se livrent une lutte à mort.
En dépit des apparences, l’humanisme n’est pas indemne de contradictions et les « Lumières » en viennent inéluctablement à se questionner elles-mêmes engendrant ainsi un schisme entre les intellectuels « progressistes, » par exemple entre les intellectuels critiques des religions au nom de la raison et ceux qui voient dans ce processus de détermination appliqué à l’Islam, le visage masqué du colonialisme.
Quatrième partie : Sous le soleil de l’absolu
chapitre 20 : Dans le sous-terrain
Partout, un doute fondamental sur les vertus effectivement universelles du modèle occidental se répand. Plus en profondeur, les valeurs de l’Occident en général sont remises en cause et pas seulement ses valeurs politiques.
Ce quelque chose, nous savons ce que c’est et l’avons rencontré à plusieurs reprises dans les pages précédentes : c’est le nihilisme auquel l’humanisme aboutit à travers cet état final que constitue le monde du Consommateur.
Les choses ne vivent plus. Mais nous-mêmes, vivons-nous encore ? Nous le croyons, mais hélas ce sont précisément nos désirs et notre pouvoir de détermination qui plaident contre nous. Nous sommes désormais les objets privilégiés de l’arraisonnement général du monde dont nous nous flattons.
Le système écrase la personnalité au profit du clone mais en prenant soin de n’être ni raciste, ni sexiste, ni homophobe. Il pulvérise à haute dose l’acide de l’intérêt sur notre quotidien. Il exerce une violence silencieuse mais il le fait dans le respect des formes. Nous avons inventé le totalitarisme cool.
Le moralisme du système n’est pas la principale raison de le détester mais la plus évidente. Tous nos révoltés successifs, surréalistes, angry young men, beatnicks, rockers, situationnistes, punks, rappers, … à peine sont-ils apparus sur l’écran de nos consciences qu’ils étaient déjà poussés du coude par leurs successeurs. Il n’y a donc à priori rien de plus suspect que le sentiment de révolte.
Pourtant, il serait irréfléchi de jeter la révolte avec l’eau du bain. Nous devons chercher une révolte suffisamment profonde pour qu’elle ne soit pas comestible. Il n’y en qu’une, c’est la révolte métaphysique. J’appelle révolte métaphysique celle qui s’attaque au système de
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forces qui nous empêche de vivre. Rappelons-le, nous ne savons pas ce qu’est la vie. La vie n’est pas « révolte », pas plus qu’elle n’est « intuition », »élan vital », « liberté ». Ces mots étant toujours du côté de la détermination sont incapables de signifier la vie. La vie laisse des traces au contact de ce qui s’obstine à vouloir la nier.
L’affrontement entre les forces de néantisation et la vie est probablement aussi vieux que la conscience humaine elle-même qui se caractérise par sa capacité à produire des représentations intellectuelles des choses. Toutefois, si l’homme fonde son humanité sur sa capacité de représentation c’est aussi par la représentation qu’il s’aliène.
Une vie sans représentation n’est pas la vie, elle n’est qu’une existence. L’animal existe mais il y a loin de l’existence à la vie. L’existence est ce qui se pose là et la vie est ce qui ne se pose jamais là. Pour autant, cette puissance de représentation l’éloigne de la vie. L’humanisme confère une dimension inédite à ce conflit en confondant l’essence de l’homme avec le processus de détermination rationnelle de nos représentations. Une telle idéologie considère que son devoir moral est de protéger les acquis du travail de détermination de la raison.
J’ai analysé les conséquences de cette évolution en montrant notamment comment s’organise cette société de consommation à travers la triade du néant, du divertissement et du pouvoir.
Comme je l’ai montré dans le Moment M4, la consommation génère de la frustration en quantité industrielle car le manque et non la satiété, est la conséquence de la consommation. La société de consommation constitue du point de vue de l’occident la fin de l’histoire. C’est fini, l’Occident n’a plus rien à dire. Le processus de néantisation de la vie atteint une puissance et une efficacité sans précédent. C’est pourquoi il requiert une puissance de révolte inédite qui s’élève à la hauteur de la métaphysique. Mais même une critique métaphysique de la consommation ne suffit pas. Elle doit se prolonger par une critique de l’idéologie à l’origine de la consommation, c’est à dire de l’humanisme. L’esprit de révolte doit remettre en cause l’humanisme tout entier.
Mais un homme qui vit dans le confort spirituel est inapte à la révolte authentique. Pour atteindre celle-ci il faut avoir senti, au plus profond de soi, l’imposture de ce monde, surtout quand il se présente sous les formes les plus impeccablement morales, il faut avoir traversé le mur de la solitude, il faut s’être exclu de toutes les fêtes, avoir entendu le cri des âmes en détresse que nul n’entend plus, il faut haïr nos vices mais aussi nos vertus. La révolte authentique n’est pas celle d’un révolté professionnel mais celle d’une puissance presque invisible qui commence par le rêve d’un impossible ailleurs, le romantisme et son dépassement, la soif des passions immenses et silencieuses et la connaissance de la vanité des passions, le goût de l’impitoyable logique et le plaisir de se contredire jusqu’au moment où on peut affirmer, comme Nietzsche à Flaubert, « je te tiens là nihiliste » ! – Le crépuscule des idoles , Nietzsche-
chapitre 21 : Sous le signe de l’effacement
Admettons que cette éducation préalable à la révolte métaphysique ait été menée à bien. Nous n’aurons encore obtenu qu’une puissance de révolte. Comment peut-elle devenir effective ? La révolte métaphysique souvenons-nous, depuis que Byron et Baudelaire lui ont donné forme,
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commence par une révolte contre Dieu. La conscience se révolte contre la Création car celui qui fait les choses telles qu’elles sont est le premier responsable.
En dépit de certaines apparences, le propre de notre modernité n’est pas l’athéisme. Comme l’avait parfaitement compris Dostoïevski, un athé sérieux est toujours un homme religieux car il a pris au sérieux la question de Dieu. Tout autre est la position de l’homme moyen, courtois, cultivé , parfaite incarnation de l’esprit de notre temps. Il ne dit pas que Dieu est ou n’est pas, cette question n’a pour lui pas d’intérêt. Le monde tel qu’il se le représente se passe fort bien de Dieu. En conséquence, c’est l’effacement de Dieu qui, en Occident, a pris la suite du Dieu des chrétiens. Jadis Dieu était le fondateur et le garant ultime du monde puis certains avec Nietzsche ont voulu l’inexistence de Dieu c’est à dire l’athéisme et aujourd’hui c’est l‘effacement de Dieu qui organise le monde.
Interrogeons le vocable effacement car celui-ci est déjà beaucoup. Il dit, à lui seul, un monde, le nôtre, qui trouve son identité dans l’indifférence à la transcendance, à toute forme de transcendance. Ce monde ne brûle pas les Eglises, n’organise pas des fêtes de la déesse Raison. Pourtant, il est beaucoup plus radical car son projet est d’effacer la transcendance en général. Effacer la transcendance signifie d’abord qu’il n’y a plus de Vérité en soi parce qu’Elle est et que l’homme ne peut rien sur ce est. A la place de cette Vérité, foisonnent un tas de petites vérités qui ne se distinguent plus des autres choses qui font notre monde, une marchandise parmi d’autres marchandises. Plus personne ne songe à mourir pour cette marchandise.
Demeure toutefois dans ce monde d’effacement de la transcendance une valeur ultime devant laquelle l’homme s’agenouille, il s’agit de l’argent. Je renvoie ici aux analyses que j’ai développées dans le Moment M4 sur la fétichisation moderne de l’argent. Ce que l’homme vénère à travers l’argent c’est uniquement la marchandisation que l’argent va lui permettre d’acquérir.
La révolte à l’âge moderne ne saurait être une révolte opposant « modernité » et « réaction révolutionnaire » décrite précédemment. Elle doit concentrer d’abord ses feux sur l’effacement et ce qui oeuvre pour cet effacement. Ce qui s’oppose le plus à l’effacement est l’Absolu. L’Absolu est une passion qui cherche partout sur terre, avec une obstination désespérée, des traces de la Vérité vraie. Elle se met constamment en danger, elle est passion de l’illimité. C’est pourquoi l’Absolu est le mode primordial de révolte du monde, il exige que nous nous élevions vers lui et donc pour l’approcher il exige un travail sur nous-même, obstiné, rigoureux, que l’on nomme « ascèse » et qui consiste à sacrifier notre confort de consommateur pour quelque chose, l’Absolu.
L’Absolu requiert de notre part une disposition d’esprit probablement la plus antipathique à notre modernité : le consentement au sacrifice. Celui-ci peut aller jusqu’au sacrifice absolu, c’est à dire la perte de la vie. Une telle privation désintéressée est pour notre système, inconvenance, folie et même blasphème.
Or, rien aujourd’hui n’encourage à l’Absolu. Notre monde est bourré de normes implicites qui visent à nous convaincre que seul le relatif est raisonnable.
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chapitre 22 : Incendier le relatif
Prenons deux exemples de discours normatifs nous imposant la loi du relatif : la relation amoureuse d’abord ; le pouvoir de l’opinion ensuite. Nous verrons dans les deux cas comment le dynamitage par l’Absolu peut s’opérer.
Le discours officiel sur la sexualité s’enorgueillit de la liberté dont nous jouissons en matière de choix de nos partenaires et de nos pratiques sexuelles. Mais cette affirmation générale reste muette sur le bon usage de la sexualité auquel notre société nous éduque. Ce bon usage consiste d’abord à faire usage, précisément, de sa sexualité. L’idéologie dominante considère comme un objet de scandale le choix volontaire de ne pas avoir une sexualité « active ». La gouvernance moderne des consciences va donc imposer l’idée qu’être normal c’est avoir une sexualité active et qu’en conséquence l’absence de désirs sexuels ou la sublimation de ces désirs constituent des comportements pathologiques.
Les moins aptes à la guerre économique appliquée au sexe se retrouvent en faillite existentielle comme d’autres se retrouvent en faillite économique. On pourrait prendre le problème autrement et se convaincre que l’absence de partenaire sexuel ne manifeste aucune infirmité, aucun échec et que nous vivons cette expérience comme bien d’autres expériences sans en faire un drame. Allons plus loin : la solitude sexuelle peut aussi être vécue comme une chance ( je crains de choquer en énonçant un tel paradoxe), une faculté de sublimation, dans le domaine de la création artistique par exemple…
Le discours contemporain sur la sexualité nous enjoint non seulement d’avoir une sexualité mais que celle-ci doit être performante, c’est à dire une sexualité dont le ratio entre le travail et la jouissance qu’on en retire est élevé. En réalité, il n’y a rien de plus conformiste aujourd’hui que le sexe. Là comme ailleurs, notre « liberté » n’est que l’habillage pudique du conditionnement qui s’exerce sur nous. Abandonner sans état d’âme le partenaire sexuel dès lors que la jouissance apportée par celui-ci décroît, devient une preuve de lucidité et de courage.
Ces mécanismes s’accompagnent d’une dérégulation généralisée du marché du sexe. La lutte « progressiste » contre le mariage est celle d’un engagement civique sur la base d’un contrat qui n’engage jamais au-delà de l’instant où on le formule. Cette dérégulation est à la fois cause et conséquence de l’organisation moderne du sexe. Or, la passion de l’Absolu appliquée à l’amour dynamite toute logique de calcul. Elle commence par ne plus avoir peur d’être seul. La quête de l’Absolu dans l’amour débute par l‘amour de la solitude, opportunité de développer des qualités et expériences que la vie moderne écrase presque toujours. C’est seulement si on ne le cherche pas que l’amour absolu qui foudroie la vie d’un ineffable éclair se laisse apprivoiser. Le passionné de l’amour, lui, saura dès la première rencontre que tout est déjà décidé.
Il fut un temps où des esprits qui se croyaient audacieux se livraient à une lecture érotique des mystiques chrétiens. Loin d’être scandaleuse, cette interprétation est au contraire d’une banale évidence car à un certain niveau d’incandescence, les mots et les images de la passion charnelle parlent de l’Absolu et de rien d’autre.
Si nous remontons un peu dans le temps, l’amour courtois est à la fois explicitement mystique et érotique. L’amour courtois est en effet, dans la négation radicale de l’utile. Cet amour courtois se situe aux antipodes de l’amour moderne. L’érotique de l’amour courtois
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trouve, dans le désir, le moment de sa plus haute flamme. Cet amour n’est pas loin derrière nous et l’un des charmes de Stendhal est de l’avoir réinventé. Il est conseillé à ceux qui veulent la passion majuscule de commencer par la lecture de Lucien Leuwen et celle de La Princesse de Clèves.
Nous avons parlé de la passion amoureuse parce qu’il est aisé d’en mesurer les conditions dégradées et par contraste, ce que l’Absolu doit être. Prenons un autre exemple, essentiel il est vrai : le poids de l’opinion.
Vivre en société implique nous dit-on de se persuader que nul n’a la vérité absolue et que chacun détient une petite parcelle de vérité. La défense de l’Absolu heurte directement cette modestie, elle invite l’homme à faire élection d’une idée et à considérer que celle-ci qui se nomme vérité, exige qu’on lui sacrifie tout confort physique ou intellectuel. Comme dans la passion amoureuse, l’Absolu croise le fer avec ce qui lui est le plus étranger et dans cette lutte s‘affrontent les deux principes radicalement opposés de l’opinion et de la vérité. Les « faiseurs d’opinion » imposent leur opinion personnelle comme « l’Opinion » en général.
Lorsque les hommes révèrent une vérité transcendante, ils sont à priori égaux devant cette vérité puisque celle-ci , immobile et intangible est insensible à l’argent et au statut. Elle est, pour tous, partout et tout le temps , ou bien elle n’est pas.
S’agissant de l’opinion générale et de la liberté d’opinion, allons un peu plus loin et au-delà des apparences : derrière la pulvérisation des opinions individuelles, tout un tas d’intervenants divers, sondeurs, journalistes, philosophes mondains, vont fabriquer une opinion majoritaire. L’opinion majoritaire est très intimidante, surtout parce que, celui qui ne la partage pas, doit en permanence se justifier de ne pas la partager. Le « majoritaire » impose les prémices de son opinion et le « minoritaire » est d’entrée sur la défensive.
Contrairement à ce que croient les idéalistes de la « raison discursive » à la Habermas ou de l’Open Society à la Popper, l’échange d’idée n’est jamais égalitaire. Rien n’est plus facile au « majoritaire » d’imposer les termes de la discussion en aval du point controversé, le ça qui est non discutable. L’homme qui absolutise une idée engage par là-même un duel à mort contre la puissance de l’opinion.
L’opinion est l’une des puissances décisives de notre modernité et ce qui la qualifie pour ce rôle est sa dimension bonasse et policée qu’on lui reconnaît, ce mélange de tolérance et de civilité blasée qui pour les Occidentaux d’aujourd’hui constitue le signe distinctif de l’intelligence.
Celui qui a vu l’Absolu dans une idée doit commencer par démonter l’opinion et son pouvoir. Pour cela il lui faut d’abord proclamer les droits imprescriptibles de la vérité. On renversera cette pseudo-sagesse pateline en affirmant que la Vérité est en soi accessible à l’homme non pas en dépit de la diversité d’opinion mais à cause de cette diversité qui appelle l’unité.
L’homme possédé par l’Idée, dédié totalement à celle-ci, se moque de l’opinion, à cause de ses procédés sournois mais aussi par ce qu’elle est, c’est à dire un dispositif de refoulement de la vérité.
Si aujourd’hui la lutte entre l’idée et l’opinion a atteint un degré supplémentaire de virulence, c’est qu’en Occident, le relatif n’a jamais autant étendu son emprise traquant sans relâche l’Absolu pour le faire taire.
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chapitre 23 : Le Dieu qui excède
S’il est plus que jamais nécessaire de commencer en proclamant les droits de l’Absolu contre le relatif faut-il aussi finir par là ? Il est permis d’en douter.
Notons d’abord que le choix de l’Absolu s’effectue sans aucune condition de moralité. Il ne fait aucun doute qu’on peut trouver l’Absolu dans le crime, pourvu qu’il se déleste de toute considération prosaïque et qu’il devienne à lui-même sa propre fin.
L’Absolu qui refuse toute considération de moralité jugées superflues est une notion dangereuse.
Certains affectent d’être au-delà des considérations moralisantes. Ainsi Stendhal et sa vénération de l’énergie, expression psychologique de l’Absolu. Ainsi Nietzsche qui se contente de donner forme philosophique au culte stendhalien de l’énergie.
L’Absolu doit continuer d’être pensé comme quelque chose de dangereux mais au nom de quoi ?
Avant de répondre, il faut mentionner une seconde insuffisance de la révolte métaphysique contre l’effacement. Cette seconde limite porte moins sur l’Absolu que sur l’idée de révolte. En fait, la révolte finit par souhaiter, sans oser se l’avouer, le maintien de l’ordre auquel elle s’oppose ca il est devenu sa justification.
Dépasser le stade de la révolte qu’est la défense de l’Absolu n’est donc trahir ni l’Absolu ni la révolte. Elle est un moment nécessaire dans la sortie hors du « complexe » que nous avons décrit. Demeure la redoutable question de savoir comment aller au-delà de la révolte par l’Absolu.
Pour mener à bien cette tâche, il nous faut revenir au point de départ de notre révolte contre le monde de la consommation. Nous avons dit qu’elle doit porter contre le statut de l‘effacement de Dieu par un monde qui se croit « libéré » de Dieu.
Le concept de Dieu est l’une des notions philosophiques les plus fournies de chausse-trappes. La question de Dieu alimente une controverse sur laquelle des milliers de livres ont été écrits.
Pourquoi y-a-t-il de l’évidence dans le concept de Dieu ? Pour le savoir il faut refouler quelques préjugés instinctifs. Le premier est que la question est derrière nous : c’est le Dieu est mort de Nietzsche qui fonde l’athéisme moderne.
Dieu se définit comme l’être qui est plus que nous. Il est un au-dessus de l’homme. Chez les philosophes et les théologiens, il prend souvent le nom de transcendance. La transcendance délimite l’écart entre l’homme et Dieu.
Vues sous cet angle, les différences entre les religions des hommes se ramènent à une question de degrés. Premier exemple : ce que nous nommons « paganisme gréco-romain » est un degré de transcendance minimal qui se caractérise essentiellement par l’immortalité et l’éternelle jeunesse. Ils ont aussi le don d’ubiquité et sont généralement plus grands et plus beaux que les hommes.
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Prenons un second exemple, l’islam : l’islam nous apparaît comme la religion de la plus grande transcendance, celle où l’écart entre Dieu et l’homme est le plus élevé. Cette exigence interne à l’Islam explique pourquoi la question des images y est aussi centrale et sensible alors que les occidentaux la considère comme une méditation. Pour le musulman, elle est un risque que l’image capte la vénération due à Dieu et à Dieu seul.
Revenons à l’idée de Dieu dont le point de départ est la relation entre l’homme et Dieu. Cette relation est une relation d’identité à partir de laquelle se construisent toutes sortes de systèmes religieux.
Cette identité s’appréhende à partir de l’homme. Cette part commune à Dieu et à l’homme, c’est précisément la capacité à déterminer le monde, à saisir le monde à partir de la raison. C’est le penser rationnel. Puisqu’il excède l’homme, il faut donc que cette qualité de raison soit davantage effective en Dieu.
L’idée de Dieu s’exprime donc en Occident non seulement par l’identité d’essence mais sa capacité à déterminer le monde.
chapitre 24 : Le Dieu-homme et l’homme-Dieu
Au chapitre précédent nous avons montré que dans la représentation commune de Dieu, la différence entre les religions s’apprécie exclusivement à partir de la distance relative entre l’homme et Dieu que nous avons apprécié à partir des exemples du paganisme greco-romain et de l’islam.
Ici, la réflexion se complique un peu pour le christianisme qui ne se positionne pas de façon unique. Il y a en effet deux approches pertinentes. La première consiste à voir le Dieu chrétien comme simple déclinaison locale d’un tronc central que l’on appelle « monothéisme » et auquel se greffe le judaïsme et l’islam et pour reprendre une terminologie de l’Islam, il s’agit, pour les trois, des « religions du livre ».
Il existe toutefois une seconde approche du christianisme. Dans cette seconde acception, la priorité est donnée à l’incarnation du Christ qui institue une singularité radicale par rapport aux deux autres religions. La singularité du christianisme est qu’il tend à la fois vers la transcendance et simultanément vers l’immanence. Ce positionnement double du christianisme a des conséquences considérables sur la représentation occidentale de Dieu. Si l’on considère que Dieu est ce qui dépasse l’homme on va se trouver investi d’une figure proche du Dieu des musulmans. A partir de l’image de Jésus on est dans le Dieu le moins transcendant.
Cette représentation alternative du Dieu chrétien traverse sous forme de tension de force l’histoire religieuse de l’Occident. L’humanité de Dieu et non la dimension transcendante de Celui-ci est le mode d’expression le plus véridique du Dieu chrétien. Il se réalise le plus parfaitement dans l’homme qui, à l’image du Christ, aime tous les hommes. Ainsi peu à peu, « l’homme » se substitue au Dieu fait homme. Or, cet homme est un homme générique, une abstraction. Ainsi insensiblement, l’idée de l’homme apprend à se passer du substrat théologique et récupère la place du Dieu chrétien dans la version transcendante de Celui-ci.
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Si cette analyse est exacte, elle explique pourquoi l’humanisme s’est d’abord déployé en Occident. C’est parce que Dieu, déterminant du monde, s’accomplit dans l’homme que l’homme peut se faire Dieu, c’est à dire devenir le déterminant essentiel. L’humanisme, cette idéologie de l’arraisonnement du monde par la pensée, dérive du christianisme.
Plutôt qu’une épopée de la raison, l’humanisme est une forme nouvelle de religion et la science qui l’explique est donc la théologie et non la philosophie. C’est l’humanité qui prend la place de Dieu et devient l’Être suprême. L’humanisme est une religion de l’homme.
Que devient le christianisme occidental dans ce processus d’éradication ? Il impose au christianisme de dire de moins en moins de choses sur de moins en moins de sujets. Le christianisme est devenu de plus en plus marginal dans le paysage spirituel des Occidentaux. Mais le refoulement n’est pas seulement cartographique. Il agit aussi de l’intérieur. Il lui est demandé d’adhérer à un christianisme doux hérité en droite ligne du protestantisme du XIX ième siècle.
La Déclaration des droits de l’homme a définitivement triomphé des dix Commandements et au « Tu dois/Tu ne dois pas » de jadis se substitue : « sens-toi libre de faire tout ce que tu veux, pourvu que tu n’imposes rien de formellement contraint ».
S’il y a encore des chrétiens en Occident, il n’y a plus de christianisme occidental au sens d’une spiritualité chrétienne organisée et indépendante de l’idéologie dominante.
Le christianisme occidental ayant cessé d’être chrétien, il devient la plus morte de toutes les religions. Il n’a pour lui ni l’ivresse de la transcendance qu’offre l’Islam, ni l’empathie sereine propre aux sagesses orientales, ni la sensation païenne de communion avec les forces naturelles.
C’est devenu une religion avec des rites plats et vides, une phraséologie morale sans morale, ayant perdu le sens du mystère et celui du familier, une religion de vieux pour des vieux, autrement dit une mécanique routinière où l’on éprouve ce sentiment d’agacement vague, ressenti aux obsèques de quelqu’un. Tel est aujourd’hui le christianisme occidental.
Cinquième partie : Un christianisme affirmatif
chapitre 25 : Essai de théologie négative
Toute révolte sérieuse contre notre monde doit être une révolte contre le processus d’effacement de Dieu au sein de ce monde. Mais tant que l’idée de Dieu renverra à la
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représentation du Dieu chrétien selon les catégories de l’humanisme, la révolte demeurera une opération vide de sens.
La « solution » serait-elle donc, comme le crient les « fondamentalistes », majoritairement mais pas exclusivement musulmans, dans un « retour » vers une conception explicitement « anti-humaniste » de la divinité, réhabilitant la figure d’un Dieu tout-puissant et dominateur ?
Le fondamentalisme n’est jamais qu’une réaction ; or, une réaction est toujours dans la dépendance de ce contre quoi elle affirme réagir. Aussi le fondamentalisme loin de dépasser le nihilisme moderne ne constitue -t-il en réalité que l’une des manifestations les plus caractéristiques de celui-ci.
Si nous ne voulons pas que notre quête s’achève sur un échec, nous devons en revenir au présupposé initial de notre représentation de Dieu : Dieu est ce qui excède l’homme. C’est parce qu’il y a, à l’origine, un quelque chose de commun entre Dieu et l’homme qu’une différence de puissance entre l’un et l’autre est d’abord concevable et ensuite mesurable.
Pour tous croyants ou incroyants, Dieu est ce qui transcende l’homme et ce dépassement fonde l’idée de Dieu. Nous croyons rendre pleine justice à l’idée de Dieu en ramenant celle-ci au concept de dépassement. C’est ce que manifeste , entre bien d’autres exemples, l’oeuvre de Nietzsche. Dès lors que Dieu est mort selon cet auteur, Sa place va être occupée par le surhomme qui se définit par sa capacité à surpasser l’homme.
Pour le discours philosophique et théologique dominant, ce qu’il y a de commun entre Dieu et l’homme, c’est l’appartenance au royaume de l’être. Il ne s’agit pas d’une question « d’existence » biologique mais du fait que l’on pense Dieu et l’être à partir du même point de départ qui est l’être.
Pourquoi percevons-nous l’être, une évidence qui n’a pas besoin d’être rappelée ? Parce que nous sommes obnubilés par ce qui vient immédiatement après l’être, quelque chose de précis et définissable. Nous confondons ainsi l’évidence et la nécessité. Il est nécessaire pour qualifier la chose de postuler au préalable qu’il y a de l’être dans la chose.
En termes métaphysiques certaines choses seront plus proches de la vérité parce qu’elles contiennent un degré de vérité supérieur. Comme ailleurs pour être plus précis, il s’agit toujours de l’attribut et de la quantité dans l’attribut.
L’être de la chose n’est donc en soi qu’un creux une potentialité encore vide mais dont nous avons absolument besoin pour que l’attribut vienne s’y nicher. Retenons à ce stade deux conséquences essentielles :
- Deux objets quels qu’ils soient ne peuvent se différencier qu’au delà de leur appartenance commune.
- Il n’y a pas de différence d’essence entre le monde en apparence le plus « concret », celui de la physique et les mondes en apparence « abstraits » de la morale, de l’esthétique ou de la métaphysique puisque dans tous les cas c’est le degré quantitatif d’attribution d’une qualité qui fonde la différence. A chaque fois il faut passer sous la toise du mesureur.
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Dans une telle physique du monde, Dieu ne se distingue pas véritablement de ce qui lui est réputé le plus opposé que l’on nomme cet opposé « néant, immanence, « sensible », termes employés le plus fréquemment par la métaphysique occidentale.
Cette métaphysique ne peut effacer qu’il y a un moment, une « soupe primitive » du concept ou Dieu et par exemple le « néant » se confondaient sous la forme d’un radical commun attendant qu’on le dote d’attributs. Philosophes et théologiens seront généralement d’accord pour définir Dieu comme l’Être suprême. Mais ce Dieu n’est n’est rien d’autre, par rapport à l’homme, qu’un Plus-Haut.
Dans une logique de type Nietzschéen, Dieu devient le « néant ». Cette inversion n‘est donc qu’une inversion et elle pense toujours à Dieu à partir de son appartenance à l’être.
Mais peut-on penser Dieu autrement qu’à partir de l’être ? Il existe dans le christianisme une école, toujours minoritaire, mais dont le souvenir ne s’est jamais tout à fait perdu et qui revit de loin en loin. Cette école commence avec les grands théologiens cappadociens du IV ième siècle, saint Grégoire de Nysse et saint Grégoire de Naziance, en particulier. Elle se prolonge en Orient et en Occident dans certaines expérience mystiques, en particulier celle qui procède de Maître Eckart et, après lui, ce que l’on nomme habituellement « la mystique rhénane« . Pour cette école, Dieu ne peut jamais être pensé à partir de l’appartenance à l’être et insiste sur le caractère inconcevable de Dieu. Cette école, qualifiée d’apophatique, ne veut surtout pas définir la part qui en Dieu échappe à l’homme. Pour elle, la pensée doit être une pensée vers Dieu et non sur Dieu. La pensée vers Dieu pense la différence dont elle sait qu’elle ne parviendra pas à la déterminer.
Considérons ceux qui, avec la meilleure volonté du monde, dise que Dieu se définit par son caractère transcendant. Ce caractère ne nomme pas Dieu car Dieu est aussi et concomitamment le plus immanent, le plus proche de l’homme, tout en étant le plus éloigné, le plus sensible au coeur tout en étant le plus impassible…
On comprend mieux pourquoi la théologie négative est demeurée une théologie minoritaire. Il est plus facile de rechercher dans un travail épuisant les soixante-douze dénominations de Dieu que d’admettre le caractère insuffisant de chacune d’elle.
la théologie négative se refuse, pour son compte, de se laisser intimider par le discours occidental de la raison et de son prisme. Mais s’efforcer de penser hors de la détermination ne signifie pas refuser de penser. La théologie négative pense ce qu’elle pense, mais ce qu’elle pense, c’est précisément la critique du discours philosophique et théologique dominant sur Dieu. Elle procède ainsi à une déconstruction qui, quand à elle, est authentique, car ne s’effectuant pas au nom d’une détermination supposée « supérieure ».
La seconde objection portée contre la théologie négative est relative au risque de confusionnisme que celle-ci introduirait. Cette théologie nous conduirait vers un fourre-tout conceptuel et Dieu en deviendrait illisible. Il convient ici, conformément aux principes de la théologie négative, de distinguer les attributs de Dieu d’avec Dieu : séparer Dieu, l’inconnaissable, et la somme de ses attributs connaissables que l’on qualifie souvent dans l’orthodoxie, d’énergie du Nom divin. Ces formes sensibles sont accessibles à l’homme par les voies de la prière et d’une Exégèse rigoureuse des Ecritures. On peut dire Dieu sous la forme de la Toute-puissance à la condition de reconnaître que cette forme n’est pas la Toute-puissance de Dieu. La pensée négative est donc un travail pour penser Dieu sans le
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secours du déterminé et, d’autre part, un travail de réflexion sur les énergies divines effectives, c’est à dire les incarnations du divin.
chapitre 26 : Vie, don et Amour
Le coeur battant de la théologie négative est l’effort pour préserver l’écart entre Dieu et la pensée qui pense vers Dieu. D’abord il ne faut pas confondre Dieu avec l’écart qui Le sépare des hommes et des choses. Pour y parvenir il faut appliquer « l’intuition » propre à la théologie négative ; l’écart par lequel Dieu échappe à l’homme est une force qui refuse la détermination. Cette force n’est pas Dieu et ne nous dit pas qui est Dieu. La force de refus de la détermination est la trace du passage de Dieu.
Au début de cet ouvrage, j’ai analysé longuement la structuration de « l’idéologie occidentale » c’est à dire l’humanisme. J’ai mentionné l’obstacle auquel se confronte cette idéologie que j’ai nommé « vie ». On peut dire que cette trace de Dieu coïncide avec la trace laissée par la vie. Dieu est le Vivant. La vie n’est pas un concept et nous ne savons rien d’elle. Eprouver la présence de Dieu à partir de la vie c’est faire son deuil de l’ensemble des représentations valorisantes de Dieu comme Toute-Puissance, vérité absolue …La vie n’est pas cela et pourtant ce que nous dit la vie n’est pas rien.
La vie est ce qui résiste à la détermination, elle est comme la rose d’Angelius Silesius, mystique chrétien. Comme nous l’avons indiqué, la parole mystique est, avec la poésie, ce qui parle le mieux de la vie. Le mystique chrétien ne connaît qu’une voie pour aller vers l’ineffable, c’est l’imitation du Christ. C’est vouloir effectivement le commandement d’amour qui est le commencement et la fin des Evangiles. Ce commandement ne peut s’accomplir qu’à travers le mouvement du don. Le Christ est le Seigneur du don.
Comment se relie l’amour, le don et la vie ? Pour le sage, adepte du raisonnable que nous sommes tous à un moment ou à un autre, la dépense vitale est une pure perte, donc un gaspillage. La vie est dépense mais ce n’est jamais en vue d’acquérir quelque chose. La vie est dépense pour la dépense parce que la dépense pour elle-même est le mouvement de la vie.
La vie ne peut dialoguer qu’avec ce qui ne s’épargne pas. C’est ici qu’elle rencontre le don. Il faut clarifier ce que nous entendons par don. Dans le don des sociétés primitives, le potlatch, le don est tout sauf gratuit. C’est le premier calcul économique. Le don sans contrepartie peut donc intégrer une logique de calcul. Même le sacrifice dans de nombreuses religions, pourtant don absolu, recouvre en fait aussi un marchandage avec Dieu.
Toute réflexion sur le don doit commencer par liquider la forme faciale intéressée du don. Il est un don partout et toujours sans espérance de retour.
Le terme amour est aujourd’hui galvaudé. Oublions et tentons de penser l’amour à partir du don. Nous le percevons comme une énergie. L’éros est l’énergie amoureuse qui donne à l’amant toute les audaces.
Si l’on s’élève de l’éros à l’agapé, l’amour donne la force passionnée du don complet de soi à un Absolu et sans espérance de retour. Si l’on s’élève encore, on atteint l’amour pour aimer tous les autres, même la petite araignée qui court sur le mur.
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Dans la figure du Christ nous trouvons un telle capacité d’amour, pour que chaque instant de son existence terrestre ait été don total à tous. Parce que, par l’amour, il est don total de soi, Christ exprime ce que nous avons nommé » vie. »
C’est en effet, dans « l’appauvrissement » apparent du don de soi, dans la dépense joyeuse du don, que la vie se vit, en contradiction directe avec la pensée humaniste occidentale pour laquelle c’est au contraire la capacité à déterminer le monde, à exercer sur celui-ci la puissance de sa domination qui permet de « réussir » sa vie, d’accomplir son destin.
27 : Un christianisme du vivant
Nous étions parti dans notre refus du monde actuel, du constat de l’effacement de Dieu au sein de ce monde et de la nécessité de se révolter contre cet effacement. Nous avons longuement recherché le Dieu dont parle l’expression effacement de Dieu.
Nous avons encore beaucoup à apprendre sur Lui. Il faut affirmer sans jamais se lasser que le Dieu vivant n’est pas le Dieu dont on parle partout, fut-ce pour le rejeter. Dieu se tient dans son retrait, mais par l’imitation du Christ, c’est à dire par un appauvrissement de notre âme, de toutes Ses fausses représentations, nous pouvons participer à la vie divine.
De ce point de vue, le Dieu dont nous parlons n’exclut pas une part athée dès lors que celle-ci est une critique de l’idolâtrie des formes divines.
Le christianisme vers lequel nous cheminons doit donc être un christianisme critique et ne doit pas s’entendre au sens médiocre donné à cette expression dans les années 1970. Un christianisme critique est un christianisme qui critique d’abord l’idéologie religieuse, c’est à dire qui confond l’être de Dieu avec ses attributs.
La spécificité du Dieu divin dont nous parlons pourrait conduire à l’appellation « Père » qui vit, avec des émotions personnelles, très éloignée de l’imperturbable impassibilité du dieu des philosophes. On ne connaît le Père qu’en vivant Sa vie. Dans le christianisme du vivant le Père n’excède plus l’homme parce qu’il ne le gouverne plus de l’extérieur. ( en résumant, je rajoute cette référence biblique : Paul , Galate 2:20 : « si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi »; )
La logique nouvelle qui doit être la nôtre est celle du don par l’appauvrissement. Cet appauvrissement consiste à nous défaire joyeusement de toutes les puissances de détermination qui nous ont occupé depuis notre enfance et qui nous confère l’illusion de dominer le monde.
Ces puissances sont de trois ordre. Elles concernent le savoir, le pouvoir et le vouloir.
le savoir d’abord : parce que nous croyons savoir ce que sont les choses, nous passons à côté d’elles ; notre savoir fait obstacle au dialogue possible avec les choses.
le pouvoir, ensuite : parce que nous avons un statut dans la société, parce que nous détenons des richesses, matérielles mais aussi spirituelles, nous croyons que ce pouvoir authentifie notre présence au monde. Mais il n’en est rien. Quand on lit les Pensées de Pascal on voit que ces beaux hochets ne sont que des illusions utiles peut-être pour la comédie sociale.
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le vouloir, enfin : nous croyons que notre volonté agit, un peu, beaucoup, sur le monde.
L’appauvrissement requis consiste à sacrifier cette triple illusion du savoir, du pouvoir et du vouloir : « en vérité, je vous le dis : quiconque n’accueille pas le royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas ». –Lc18,17- L’esprit d’enfance conduit à n’être rien. Celui qui est habité de l’esprit d’enfance est dépourvu d’être. Parce qu’il accomplit ce lâche tout, l’esprit d’enfance se retrouve sous l’auspice du don.
Un tel esprit est vide : il s’est vidé de soi-même ou plus exactement, de ce qu’on l’a habitué à considérer comme soi-même. Dans ce vide qu’il se donne, il peut se rencontrer avec la vie divine. L’esprit qui a fait le vide en soi laisse Dieu être en lui.
J’ai dit que la rencontre n’est pas dilution. C’est ici que l’expérience spirituelle que nous décrivons se dissocie des expériences de dépossession que l’on rencontre dans nombre de « sagesses » venues d’Orient. A travers la perception du vide, l’âme ne se dissout pas mais participe à une rencontre avec une autre personne.
Ainsi se dessine une théologie du vide. Celle-ci nous propose la voie du dessaisissement personnel. Dieu et moi pouvons faire un sans cesser d’être distincts.
Mais avons-nous vraiment la faculté de faire advenir cette rencontre ? Dans un de ses plus beaux sermons, Maître Eckart nous rassure en nous disant que nous pouvons tous travailler pour aller vers cet appauvrissement généralisé du savoir, du pouvoir et du vouloir. Par ce processus généralisé nous imitons le Christ.
Parce qu’il est tout à tous, l’homme du don pourra s’engager, en particulier dans les luttes de la cité ; il s’y engagera même violemment, parce que loin d’être l’opposé de la violence, l’amour, comme toute énergie, est une violence spirituelle. Il ne combattra pas pour des « droits » formels » mais parce qu’il y a dans son coeur un feu vivant où s’alimente sa haine de l’injustice.
Se fondant sur une formule de saint Augustin mal comprise, on veut nous persuader, notamment, qu’il nous suffit « d’aimer et faire tout ce qui nous chante ». Nous retrouvons ici la trace de vieilles hérésies, dont le protestantisme libéral est la forme la plus récente, pour lesquelles le christianisme authentique consiste à s’épurer de toute « loi » pour le réduire à une petite méthode d’épanouissement personnel.
La recherche du Vivant par le don n’a rien à voir avec ce bricolage médiocre. Deux raisons à cela : d’abord la recherche du seul Vivant ébranle la croyance en un sujet autonome capable de se fabriquer tout seul ses conditions du Salut. Il suffit de se rappeler que, dans le débat entre la Loi et la Grâce, qui traverse comme une tension toute l’histoire du christianisme, l’orthodoxie n’est ni d’un côté ni de l’autre, attendu que la Loi sans la grâce aboutit au formalisme et que la Grâce sans la Loi aboutit à ce célèbre couteau qui était sans manche ni lame.
Le christianisme critique, oeuvre, quant à lui, à une subversion continue de la Loi par la Grâce ne s’achevant jamais et telle que la Loi demeure mais qu’elle soit en permanence provoquée par la Grâce.
Parce que, pour un tel christianisme, la Loi et la Grâce demeurent la présence d’une médiation qui est l’Eglise entre le Vivant et celui qui se donne à Lui. Le mystique chrétien ne
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s’est jamais confondu avec l’anarchiste en révolte contre tout ce qui s’oppose aux caprices de son moi. Cette humilité le préserve de croire qu’il peut se sauver seul et d’abord seul contre l’Eglise. L’Eglise n’est, doctrinalement parlant, qu’une tradition se réactualisant en permanence sous forme d’un recommencement. Un christianisme critique n’est donc pas là pour apprendre à se passer de la médiation de l’Eglise.
En raison du déracinement radical opéré par la modernité, l’esprit commun de notre temps, en Occident, voit dans la préservation des « racines » et de la « culture » les seuls garde-fous contre la montée du Consommateur.
Le christianisme critique, qu’on qualifiera également de christianisme du vivant ( par opposition au christianisme de la détermination de l’être divin qui domine toute la théologie ) n’ a rien à voir avec les questions des »racines », de « culture ». Le fétichisme des racines présente un inconvénient majeur car il lie le christianisme à sa destinée historique qui a fait de lui la religion des Européens puis celle des Occidentaux… à l’heure où l’Occident est devenu « a-chrétien » mais surtout « antichrétien », l’idéologie humaniste étant violemment antichrétienne. Le rapport d’appropriation intéressé au monde, qu’elle exprime, est l’antithèse exacte de la religion du don.
Une tâche véritablement révolutionnaire pour un chrétien d’aujourd’hui, y compris et surtout en Occident, consiste à rompre définitivement les amarres entre l’Occident et le christianisme. Un chrétien est un citoyen de l’univers ou n’est pas.
chapitre 28 : Le temps du vivant
Ces préalables et ambiguïtés désormais clarifiés, nous pouvons nous occuper de ce que le christianisme du vivant peut nous apporter alors que nous subissons de plus en plus la domination despotique du Consommateur.
Qu’il y ait conflit entre l’humanisme et le christianisme du vivant est une évidence. Nous nous appuierons sur la pensée d’un illustre prédécesseur Henri Bergson pour comprendre en quoi et pourquoi la réflexion sur le temps gouverne le conflit entre humanisme et christianisme critique. Nous avons la sensation que quelque chose s’écoule en nous qui va du déjà plus au pas encore puis au déjà plus …Bergson a nommée cette coulée la durée. Cette fluidité qui fait passer de chacun de ces moments au suivant ne peut jamais être nommé par les philosophes occidentaux.
C’est pourquoi le discours qui détermine et la vie qui refuse la détermination, s’affrontent nécessairement à partir du temps, le premier s’efforçant de tuer le temps. Pour nous autre Occidentaux le temps compris comme durée n’existe plus. Sur le plan collectif et sans avoir lu nécessairement Fukuyama, on peut être convaincu que la démocratie libérale et le capitalisme de marché constituent les bornes finales, indépassables de l’histoire. L’Occidental est convaincu qu’il n’y a plus que du présent mais en pratique le temps comme durée résiste. Notre double perception du temps, niant à la fois qu’il y ait du passé et du futur et que le passage de l’un à l’autre soit continu constitue la forme la plus aboutie de néantisation du temps. La dévalorisation du temps vient de loin, dès les commencements grecs qui ont éprouvé le temps comme une sombre fatalité pesant sur les hommes.
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Contre la dévalorisation du temps, un christianisme orienté vers la vie doit au contraire vouloir le temps, éprouver le temps comme une bénédiction car Dieu se donne dans le temps. Donner son consentement au temps c’est accepter que le temps passe. Il se peut que l’avenir soit sombre. Qui le sait ? Mais nous devons consentir à cet avenir.
Le grief classique adressé à ceux qui croient au Ciel est de se désintéresser de l’ici maintenant de notre terre et donc de refuser la « vie ». Au contraire, le « Ciel » est déjà là tout au long de notre chemin.
Nous ne sommes pas libres de considérer le cosmos ou la civilisation comme un jouet que nous pouvons, à notre gré, abîmer ou casser.
chapitre 29 : La fin du sujet
Dans la représentation occidentale du monde, le sujet n’est pas un concept parmi d’autres. Il est la Banque centrale idéologique de l’humanisme, nécessaire pour que le restant du système puisse croître et prospérer.
Pour l’humanisme, la légitimité du sujet se fonde sur sa capacité à déterminer le monde, y compris lui-même au sein de ce monde. Plus la puissance de détermination est générale et effective plus le sujet exprime son essence. Elle exerce une pression sur les objets du monde, fruit du travail de la raison, autrement dit d’une méthode logico-déductive propre à la science et tout particulièrement à la science mathématique. Dans sa logique, le monde est effectivement passif et immobile mais pas au point de nier le temps qu’elle se représente comme progrès. Celui-ci est à la fois une opération discontinue et prévisible, orienté continûment dans la même direction. Le concept de progrès est le moyen par lequel l’humanisme détermine le temps et procède à sa liquidation et ainsi liquide la vie puisque le flux du temps est la trace sensible de la vie.
C’est ici qu’un christianisme effectivement critique, c’est à dire en tout et pour tout du côté du vivant, devrait porter son effort principal, mettant directement en cause le sujet humaniste. Il ne s’agit pas seulement de critiquer la notion de progrès, il faut creuser plus profond et surtout remettre en cause la notion même de sujet, immobile et intangible. Pour une conscience au contact du temps, il n’y a plus de place pour un sujet pétrifié dans sa représentation immobile de lui-même qui n’est qu’une illusion.
A la place du sujet, il faut plutôt concevoir un faisceau de forces qui passent à travers moi à chaque instant et se composent et se recomposent indéfiniment. C’est l’interaction de ces forces qui, à un moment donné, définit mon « moi ». Ce flux n’est pas un facteur de déresponsabilisation. Il existe une histoire de mon « moi » à travers la trajectoire des « mois » successifs, pensons à la phrase de Mauriac : « la vie est un combat que, jusqu’à la fin, nous sommes libres de perdre ou de gagner ».
Il y a un conflit absolu entre l’essence du sujet humaniste et le « moi » vivant. Le sujet humaniste pointe vers l’appropriation, au contraire du moi vivant qui est libre « don » au monde donc désappropriation continue. Le « moi » vivant se perd en se donnant alors que la « sagesse » consiste à gagner le monde en faisant de celui-ci une chose.
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Le conflit s’aggrave avec le « moi » qui se place sous le signe du Christ car celui-ci veut toujours davantage, le don à tous et se perd ainsi pour rien puisque c’est le don son unique récompense. Alors que le sujet moderne est dans le chacun pour soi, le « moi » vivant chrétien est dans le tout pour tous. Il y a un sens du négatif dans la naissance du christianisme lors de l’agonie de Gethsémani et du supplice de la Croix. Le christianisme est fondamentalement une religion sacrificielle … qui se retrouve aussi dans d’autres religions. Comme l’a souligné René Girard, c’est une inversion du rituel sacrificiel car c’est le dieu qui se sacrifie pour l’homme. Le Christ et sa victoire sur la mort et la souffrance, simple passage, est une victoire vers un au-delà du négatif.
Ceci explique pourquoi la dialectique Hégelienne est le mouvement par essence chrétien qui renvoie souvent aux Evangiles –cf Phénoménologie de l’Esprit– Le négatif participe de la vie. Il doit être accepté pour être dépassé, alors que l’idéologie dominante s’épuise à en effacer les signes.
Pour le « moi » vivant, c’est le choix à chaque instant entre des possibles offerts qui crée à titre rétrospectif un sujet. A chaque instant nous jouons notre vie. Le tragique provient de cette absolue liberté qui fait que jusqu’au bout tout est possible. Mais Vivre de la vie divine c’est sentir au plus profond, le double abîme du bien et du mal entre lequel il faut choisir. La vie porte avec elle le risque de tout perdre avec l’espérance de tout gagner. Comme l’ont expérimentés nombre de mystiques, le « moi » vivant qui vit la vie divine atteint cette altitude spirituelle ou plus rien de grave ne peut advenir.
chapitre 30 : Sortir de la condition imposée aux choses
Il faut maintenant faire porter notre critique sur le concept d’objet puisque l’humanisme exige, tout autant qu’un sujet souverain, une détermination de l’ensemble des objets. Il faut sectionner sans état d’âme ce lien de détermination par la marchandise. Une telle coupure s’appelle une ascèse. Seule l’ascèse, c’est à dire la privation, parvient à rompre le lien de subordination qui nous asservit aux objets de notre consommation. Il faut une privation généralisée du monde des objets.
Une ascèse porte avec elle la solitude. Un des signes les plus sûrs de progrès spirituel est de ne plus ressentir la solitude comme un châtiment. Car il y a un bonheur de la solitude. Parvenue à un certain degré de dépouillement, l’âme en vient à ressentir l’univers entier comme un don. C’est dans cet état qu’elle peut trouver Dieu, pas celui des philosophes et savants perdus dans la contemplation de Sa majesté. C’est un Dieu sensible au coeur, entrevu dans le mouvement infini de Sa vie. Ce Dieu qui engendre en permanence le Cosmos et qui nous fait à chaque instant le don de cet univers à nous personnellement. Le flux qui circule alors, disent les mystiques, va de la personne à la personne. L’âme « revient » en Dieu comme dit Eckart accomplissant ainsi une percée inverse de celle qu’elle a accompli pour s’individualiser. Le témoignage des mystiques est ici concordant. Sur les cimes les plus élevées du don, Dieu et l’âme sont ensemble. Je parle ici du don absolu, accompli par ceux que l’Eglise catholique appelle des saints. Nous autres, nous pouvons nous élever à cet état, mais seulement le temps d’un éclair.
L’ascèse n’est pourtant toutefois qu’un commencement. Elle a pour fonction de nous désintoxiquer de la dépendance des choses. Il faut d’abord recevoir les choses comme un don.
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Il faut aussi parler aux choses. Il se peut que l’objet ait une histoire. Actuellement ce que nous voyons n’est pas du tout l’objet mais la formalisation conceptuelle de celui-ci.
Pour l’humanisme l’objet ne se saisit que par la mesure de la quantité seule capable de le différencier des autres objets.
chapitre 31 : L’habitation du domaine
Mesurant mieux, désormais, la dégradation que notre monde impose aux choses, il nous est plus facile de percevoir en quoi le christianisme du vivant relève celles-ci. Pour qui veut penser la chose, à partir du temps, c’est à dire à partir de la vie, il faut éprouver la chose à partir du mouvement qui la fait advenir c’est à dire à partir de sa provenance. Le terme de provenance désigne ce qui surgit éternellement. C’est l’énergie divine qui s’infuse dans les choses et les fait jaillir du brouillard du non-être.
La provenance n’est pas un concept qui se laisse maîtriser. Celle-ci est en effet, un flux, qui circule indéfiniment de la créature vers le Créateur et du Créateur vers la créature. La provenance est échange gratuit permanent. Voir la chose à partir de ce qui provient en elle c’est s’opposer à la fois au dessèchement du monde, que porte en elle la modernité occidentale et, tout autant, à l’intimidation par la transcendance, qui assigne à la chose une place et lui interdit d’en bouger. C’est goûter à la succulence concrète des choses mais sans être pris à l’idolâtrie des choses. C’est aimer les choses de façon désintéressée.
Vu à partir du progrès, la chose n’est qu’un prétexte à partir duquel s’accomplit ce qui est vraiment le progrès, c’est à dire l’effort prométhéen du sujet pour forcer la chose. Dans sa course au progrès, le sujet maîtrise tout, sauf le progrès, qui l’emmène toujours plus loin qu’il ne l’imaginait.
Au progrès, nous substituons la destination. A l’instar de la provenance dont elle est symétrique, elle ne doit pas s’entendre comme une trajectoire finie et prévisible. Elle va vers un quelque part. Nous croyons que l’histoire du monde est aimantée vers un but que nous pouvons seulement entrapercevoir : le cosmos fait retour vers Dieu pour une renaissance infiniment enrichie par le passage des choses au travers du temps. ( cf sur ce site : je suis une pensée de Dieu qui joue dans l’univers)
En dépit de précédents fâcheux, de Cagliostro à tel ou tel mage actuel, nous persistons à penser qu’il y a une place pour une lecture non frelatée de l’univers comme langage des signes.
Arthur Rimbaud voyait des minarets dans des cheminées d’usines. Qu’il nous soit permis de rechercher à sa suite les correspondances entre les différents plans de l’univers.
Penser l’univers comme langage de signes et de correspondances à l’exemple de Baudelaire permet de liquider le processus de stérilisation et d’isolement de l’objet. Nous affirmons que la chose en soi n’existe pas car elle accède à l’être qu’à partir du lien qui l’unit aux autres choses, de sorte que le cosmos est, au rebours de toute sensibilité moderne , unité et non dispersion des mondes. La chose est dans ce lien. La vérité pensée à partir du lien cherche à ouvrir et non clôturer.
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Ce mode de connaissance n’a plus rien à voir avec la représentation humaniste. Il substitue à l’obsession de la connaissance et certitude celle du pari. Le pari au sens de Pascal n’a rien « d’irrationnel » et toute une branche des mathématiques, celle du calcul des probabilités, s’est construite autour de ces situations de pari.
Ce savoir sans certitude s’applique à toute la réflexion que nous menons dans cet ouvrage. Il est possible que dans l’univers rien n’échappe au pouvoir de la détermination. Nous ne pouvons jamais l’écarter.
Le pari a évidemment partie liée avec la foi. La plupart des défenseurs modernes du christianisme en Occident ont voulu fonder Dieu en raison. Mais le Dieu des philosophes n’a rien à voir avec celui des chrétiens. La foi est la garantie de ce qu’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas. –St Paul, Epitre aux Hébreux, 11,1– La foi n’est pas scepticisme, elle est savoir mais ce dernier ne passe pas par le chemin de la certitude.
Le rationalisme occidental s’imagine que la foi est une affaire d’âmes faibles. Tout particulièrement à notre époque, la foi est au contraire une affaire d’âmes fortes.
La représentation du monde sous les doubles auspices du lien et de l’unité n’est pas seulement éthique, elle est aussi esthétique. Nous croyons en accord avec la théologie de Joseph de Maistre et la parole poétique de Charles Baudelaire que l’élévation et la chute sont les deux mouvements fondamentaux du cosmos.
Dans ce paysage, la tâche de l’homme est d’être un « berger » des choses ou un intendant du cosmos. Son devoir est de préserver ce qui lui a été confié et de le faire fructifier c’est à dire de l’accroître par l’embellissement.
Il est une oeuvre qui , plus que toute autre, exprime cet état ensoleillé de l’âme et constitue un christianisme affirmatif , c’est le soulier de satin de Paul Claudel. Là, plus qu’ailleurs, nous trouvons le sentiment d’unité et de la solidarité cosmiques ordonnés par la Grâce, conférant à chaque chose sa provenance et sa destination, l’enivrante certitude qu’à chaque instant tout redevient possible et par en dessus, la double sensation d’élévation et de communion qui naît de la conscience que l’on ne se sauve qu’en sauvant l’univers avec soi...
Sixième partie : Chemins critiques
chapitre 32 : De quel droit
Munis d’un viatique plus conséquent sur le sens des choses, nous pouvons faire retour vers la réalité concrète du monde qui est le nôtre. Mais nous devons effectuer ce retour, non plus
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dans un état de résignation, mais comme des guerriers. Rien ne serait plus faux que d’imaginer la relation aux choses et au monde sous la forme d’un quiétisme, d’un bouddhisme occidental, retirés du monde et de ses conflits.
Pour une âme passionnée par la vie, la distinction entre morale et action n’a pas de sens : une morale qui ne vit pas n’est rien. Seule est respectable la morale passée au crible de l’action et qui a résisté à ce crible. Le prêtre parvient par sa dévotion aux réalités spirituelles par le don de soi à Dieu et à l’univers, à sculpter sa vie pour faire de celle-ci une action de la nature la plus noble. Il donne naturellement figure humaine au juste et au véridique par la pureté et la grandeur solitaire de son action.
Celui qui passe par le chemin du christianisme vivant est nécessairement un guerrier car entre ce que cette âme vit et le monde contemporain qui se construit en refoulant la vie, aucun accommodement n’est concevable : il ne peut y avoir qu’un état continu de guerre spirituelle. Il faut en revenir à ce que j’ai nommé dans cet ouvrage le « complexe » c’est à dire un ensemble de forces et de structures agencées comme un ouvrage de fortifications. Dans ce complexe, voici les principaux fortins et redoutes : l’essor, à un degré inouï, de la technique, rendant possible une manipulation psychique et biologique de l’humain, d’une ampleur telle que l’homme pourrait bientôt franchir les bornes de son espèce ; la judiciarisation généralisée des rapports entre les hommes ; l’économie de la consommation qui produit une gestion économique du désir, un capitalisme hédoniste qui offre aux maîtres du système des possibilités fabuleuses d’enrichissement.
Le complexe conduit un projet de détermination totale de l’espèce humaine. Ce projet est porté par une classe dirigeante et fabriqué par les techniciens au service de cette classe dirigeante. Ce projet signe l’achèvement de l’humanisme occidental, la détermination totale de l’espèce humaine que l’on peut qualifier de domestication de l’espèce. L’humanisme occidental qui se flattait d’arracher l’homme aux fatalités produit exactement le contraire de cet affranchissement : l’homme se dirige vers sa plus impitoyable sujétion.
Cette domestication de l’espèce passe par le gouvernement, à la fois discret et impitoyable des désirs humains, alors que l’Occidental voit dans l’expression de son désir la manifestation la plus certaine de sa liberté.
Le couplage du data mining avec la stimulation psychique aboutit au formatage de nos désirs individuels, perpétuellement travaillés pour les rendre les plus prévisibles possible et bâtir sur cette prévisibilité l’économie de la consommation.
Le formatage du désir n’est toutefois que l’un des aspects du processus de domestication. Il s’accompagne d’une action de sape des institutions ou pratiques considérées jadis comme sacrées ou au moins supérieures au caprices humains. Cette sécularisation généralisée du monde abolit les inhibitions et les scrupules moraux au nom de l’absolue liberté de nos désirs.
Simultanément, il y a un recours exclusif au contrat comme mode de régulation de la société qui associe des individus formellement consentants tandis que la réduction systématique de la valeur d’une chose à son prix rend économiquement possible l’achat et la vente de n’importe quoi pourvu que l’on y mette le prix.
Listons la part d’ombre de notre modernité :
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- est-il souhaitable de déterminer totalement le processus biologique qui amène l’être humain à l’existence ? Par exemple le droit d’exiger un enfant aux yeux bleus ?
- Mes partenaires et moi-même sommes-nous véritablement libres des contrats que nous passons ensemble ou bien subissons-nous, pour les uns, la dure nécessité de se vendre pour survivre et pour tous, le conditionnement à des besoins sciemment conçus et fabriqués pour prendre la forme de nos désirs ?
Le projet de domestication de l’humain peut s’analyser comme un effort pour arrêter l’histoire là où elle se trouve aujourd’hui. La domestication de l’homme est un projet qui ramène l’homme à l’immobilité dont ses ancêtres ont hardiment décidé de se défaire en inventant le mouvement pour sortir des mêmes cycles. Nietzsche a entrevu ce qui allait advenir de l’humanité occidentale au travers de sa description du « dernier homme » qui est l’insignifiance fait homme.
Le dernier homme est l’insignifiance faite homme : être sans passions ni aspérités, éminemment prévisible en raison des conditionnements qu’il subit et dont il s’accommode, bête de troupeau pour vivre en troupeau. L’homme, que sont en train de configurer ensemble les tycoons de la silicon valley, les théoriciens de la déconstruction, les apôtres du capitalisme hédoniste, les spécialistes de la communication et de la manipulation de masse est proche du dernier homme nieztzschéen.
L’adhésion passive et généralisée au complexe occidental explique pourquoi la critique de celui-ci ne peut plus passer sous nos contrées par la « politique ». Il faut diriger le feu de ses canons non pas sur la politique mais sur ce que l’on nomme la « société civile ». Nul parti à inventer, pas davantage de « programme » et surtout pas de « théocratie » venue d’en haut. Laissons cette tentation aux islamistes.
Pas de recette de cuisine, donc. A la place, une série d’axes critiques portant sur les principaux dispositifs du complexe, sans oublier que ces axes ne sont que des champs de bataille locaux d’un combat beaucoup plus large. Sans cette perception d’une action locale dans une guerre globale il n’est plus de critique effective.
Le militant qui lutte pour la « famille » mais prône avec enthousiasme « l’ultra-libéralisme » n’est pas seulement inconséquent, il est inutile.
Quels sont ces axes critiques à développer ? Avant cela, il est nécessaire d’opérer une clarification utile pour éviter toute caricature facile : nous ne nous opposons ni au droit, ni à la technique, ni à l’échange marchand en tant que tels, ni aux avancées utiles de la technique, notamment pour réduire les souffrances des hommes ou l’efficacité globale de l’économie marchande. Notre critique porte sur son usage idéologique qui en est fait par notre société. Utiles pour l’homme tant qu’il sait qu’il ne s’agit que d’outils, ils deviennent des bouches sacrées d’où sortent des oracles sur notre monde dans notre société.
Cette clarification étant faite, nous pouvons aborder le premier de ces axes :
la critique de l’idéologie du droit : L’idéologie du droit constitue un vecteur essentiel du processus de néantisation du monde. Le droit occidental sacralise le contrat or nous avons vu qu’il est le plus souvent la sanction juridique d’une inégalité préexistante entre les parties. Il faut ne plus être dupe du contrat. Loin d’être neutre, le droit occidental ne peut que ramener les questions métaphysiques sur la vie, la conception, la naissance et la mort à un problème de « droits de l’homme. »
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Cette traduction rend potentiellement licite, par exemple, l’élimination physique du sujet qui n’est plus capable de formuler ses droits. Nous proscrivons donc toute prétention des juges à nommer l’existence et la mort et le moment où l’on passe de la première à la seconde.
Nous ne revendiquons pas pour nous-mêmes le statut juridique de sujet doté de droits. Nous ne voulons pas de cette machine à fabriquer des droits jusqu’à l’absurde. Si d’aventure on nous fait du tort nous n’invoquons pas le respect pointilleux de nos droits, nous exigeons justice, ni plus ni moins.
Une critique sévère doit être conduite de l’enfermement du contrat. La critique doit aller plus loin, elle doit affirmer que dans certaines matières le contrat est illégitime par principe. La gestation pour autrui est l’exemple type où une force supérieure que nous chrétiens appelons « vie » se refuse à s’aliéner par contrat.
Il faut ensuite s’attaquer au caractère formaliste du droit occidental et son caractère à la fois phénoménal et impersonnel qui ne s’attache qu’aux manifestations extérieures de la conscience et jamais à la vie intérieure. Une critique cohérente du droit privilégiera à l’inverse le fond singulier et les circonstances particulières. Dès lors que l’on modifie le regard dans ce sens on réalise que l’acte juridique n’a au fond aucune importance.
Il existe d’autres façons de penser le droit, sur la foi personnelle, c’est à dire une exigence d’intégrité, de fidélité , de respect de la parole donnée, qui ne requiert aucune formalisation.
Le christianisme médiéval a tenté un tel droit informel fondé sur la communauté d’intention et de foi avant le retour offensif du droit romain au XIII ième siècle. Si nous poussons le modèle de la foi jurée nous rencontrons le sacrement qui transcende le contrat dans la théologie catholique.
Le sacrement ruine la notion de contrat en opposant à la relativité du calcul, la transcendance du don absolu.
Vouloir ardemment un monde de netteté et de probité réelles où le oui sera oui et le non sera non, en faisant prévaloir la relation personnelle sur l’impersonnalité du contrat ; privilégier, pour les causes majeures, le sacrement, cet engagement inconditionnel et irrévocable.
chapitre 33 : Politiques de la technique
Après le droit, le second axe critique concerne la technique. Il existe dans la philosophie une tradition de réflexion critique sur la technique en tant que telle. Une telle réflexion irrigue, par exemple, l’oeuvre de Heidegger. Pour notre part nous allons concentrer notre propos sur la forme privilégiée que le progrès technique revêt à notre époque.
Deux modes de la technique l’emportent toutefois sur tous les autres par l’ampleur de la percée réalisée et l’application généralisée que l’on en peut tirer : la biotechnique et la communication.
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La biotechnique regroupe l’ensemble des techniques d’organisation du vivant à des fins d’exploitation. J’emploie ici le terme « vivant » avec précaution car le « vivant » n’est pas la vie au sens où nous l’avons employé dans cet ouvrage.
Lorsqu’on parle de biotechnique on se réfère à des techniques d’organisation du « vivant »qui est l’existence biologique.
Cette biotechnique vise à organiser l’existant biologique et à l‘exploiter, ces deux actions sont mêlée et la seconde est déjà dans la première. Elle vise en premier lieu une exploitation commerciale. Les rêveries sur le transhumanisme, le solutionnisme visent à faire basculer le processus d’engendrement de tous les existants dans la sphère de l’exploitation c’est à dire de l’appropriation par l’intérêt. La seule question est « quel profit vais-je en tirer ? » L’objectif de la biotechnique est de rendre l’existant biologique plus rentable qu’il ne l’est actuellement. Elle est ainsi un processus permanent de surdétermination de l’existant.
Parce que l’existence naturelle n’est jamais totalement déterminée, elle porte en elle la possibilité de la vie au sens de cet ouvrage car elle porte en elle l’ouverture du monde à l’indétermination.
Un christianisme qui parle pour le vivant doit donc dénoncer sans se lasser cette machine à refouler la vie hors de l’existence et l’idéologie qui la légitime. Il doit dévoiler sans peur le dessous des cartes et montrer que derrière les grands mots creux sur le « progrès », l’inéluctabilité des avancées techniques, « l’amélioration du bien-être », le but est toujours la recherche d’une rentabilité généralisée de l’existence tarissant peu à peu dans celle-ci tout ce qui veut la vie. Nous devons dénoncer non pas la recherche biotechnique mais le moment où celle-ci se reconfigure en idéologie, oubliant son objectif de soulagement de la souffrance pour devenir une gestion organisée de l’humain avec la perspective finale de la création d’un type d’hominidé voué à supplanter l’homme.
A côté de la biotechnique nous avons évoqué la communication. Ce sont souvent les mêmes firmes de la Silicon Valley qui ont inventé la communication électronique qui financent les recherches les plus pointues de la biotechnique.
Il y a longtemps en Occident que la communication a cessé d’être une simple réponse à un besoin objectif. Il faut désormais pouvoir communiquer avec tous car la communication est le bien : opinion mieux éclairée, libérée des institutions et la communication nourrirait le débat public.
Nous devons contester ce pseudo-bien en soi, des techniques modernes de communication. Il suffit d’aller sur un forum, même un journal de référence, pour voir que les intervenants sont moins intéressés par l’échange que par l’affirmation exclusive de leur position. Mais le système communicationnel ne se borne pas à construire de l’identité, il est en outre le grand fabricant de consensus autour de l’idéologie dominante. Il faut d’abord un accord sur un socle fondamental de croyances communes pour pouvoir débattre. Pour être efficace, ce consensus doit être implicite.
L’organisation de l’hyper-information dépend du tri initial opéré par une classe de technicien, les journalistes, qui décident à chaque instant, dans le flot des signaux, ce qui est information et ce qui ne l’est pas. Pour le journaliste, est information ce qui bouge et plus cela bouge plus il y a événement.
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Il privilégie l’anecdotique et l’inattendu par opposition à la cohérence et à la continuité.
L’analyse rapide de notre système communicationnel montre que loin d’informer, il constitue plutôt un anesthésique, individuel et collectif, participant du processus de néantisation des choses et des hommes.
Une pratique critique du système communicationnel refusera de se laisser intimider par la déferlante de l’information et opposera un mépris de fer à tout ce qui est anecdotique et dont tout le monde parle et aura une considération constante pour tout ce dont on ne parle pas.
Le système communicationnel a pour fonction, non pas d’informer, mais de conformer.
chapitre 34 : L’usine à désirs
Après le droit et la technique, le troisième axe critique porte sur l‘économie c’est à dire à la fois sur le système économique de notre époque et la façon dont celle-ci se représente l’économie. Mon précédent ouvrage, Le Moment M4, est précisément consacré à l’analyse de notre modèle économique.
Le point essentiel pour une critique de ce système est de résister à ce que j’ai appelé dans mon ouvrage précédent le « fétichisme de l’argent ». Compte tenu de la puissance écrasante de l’argent dans notre monde et du caractère stratégique de la finance, la tentation est forte de vivre dans l’obsession de l’argent.
Nous devons résister à l’obsession de l’argent. En se focalisant contre les « banques », « les marchés financiers », « Wall Street », la critique de l’argent cible le seul monde de la « finance » jugé responsable des aberrations de notre système. Mais on peut être responsable de ce système en tant que simple employé sans être le premier responsable de ce dispositif. Comme je l’ai écrit dans Le Moment M4, il faut aller au-delà des apparences et voir la finance comme un outil permettant de différer, sans l’empêcher, la crise inévitable de l’économie de la consommation.
Fustiger exclusivement l’argent et la finance a un coût : c’est celui de l’inefficacité d’une critique qui devient peu à peu une simple déploration morale sans autre effet qu’une réputation de belle âme. Car l’argent n’est pas le but en soi, il n’a d’importance qu’en raison de la contrepartie qu’il valorise et qu’il nous permet de valoriser que j’ai appelé la valeur ajoutée de consommation commandée (VACC), c’est à dire le niveau de jouissance consommatrice que j’accolle à un bien quelconque.
Pour fonder une critique cohérente de notre système économique il faut donc en revenir à la consommation qui est la véritable pierre angulaire de ce système. Pour chacun d’entre nous qui consomme, c’est un processus beaucoup plus subtil qu’il n’y paraît.
En premier lieu, la consommation ne doit pas se confondre avec l’acquisition officielle d’une marchandise contre une certaine somme d’argent. La consommation n’est pas dans ce processus. Elle est en amont de cet acte, dans ma rencontre avec la marchandise et la façon d’accoller un certain niveau de jouissance à cet acte d’acquisition et qui peut varier dans le temps.
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La consommation est donc la variable économique la plus subjective de toutes et le degré de jouissance que j’attribue à cet acte peut varier de zéro à l’infini.
Ce qui fait la véritable singularité de notre époque, c’est que plus rien ou presque rien n’est désormais protégé contre cet appétit de consommer. Affirmer que notre système est gouverné par la consommation ne suffit donc pas. Il faut saisir la consommation dans toute sa profondeur, à travers la subjectivité vertigineuse du sujet qui a chaque instant redéfinit ses envies de consommation. Cet effort de l’esprit requiert de se confronter au processus de production des désirs individuels que les Occidentaux, dans leur ultime croyance sérieuse, tiennent pour sacré.
Car pour les Occidentaux, il n’y a rien de plus véridique que nos désirs. Comme dit Lacan, « aucun compromis sur nos désirs n’est recevable ». En clair tous nos désirs sont à priori légitimes.
Pour comprendre notre système économique, il faut mettre en cause cette relation idéalisée que nous entretenons avec nos désirs. Elle repose sur deux axiomes : nos désirs sont nécessairement nôtre et ils sont légitimes. Il nous semble que nous ne sommes jamais mieux nous-même qu’en réalisant nos désirs. La répression du désir est considérée comme la mesure despotique par excellence et en second lieu tout ce qui stimule le désir en nous est en soi un gain, donc un progrès, c’est le champ du « bien » . Ce qui freine le désir ou le prohibe est au contraire le champ du « mal ».
Au sein de la machine désirante, il y a un travail industriel sous forme de lignes de production qui fabriquent du désir neuf ou rajeunissent ou revigorent du désir existant. Le désir sexuel qui traverse presque toute l’existence, est l’une des catégories de désir les plus rentables, c’est pourquoi il occupe tellement notre société. L’objet du désir est donc employé au service de la machine désirante.
On peut bien sûr fabriquer du désir au travail, en particulier du désir pour son travail et tous les directeurs de ressources humaines sont là pour nous en convaincre.
Le désir n’est pas une donnée immuable, il mute. Tout comme le sujet en soi n’existe pas à proprement parler puisqu’il se réinvente à chaque instant, le désir n’est pas une donnée immuable du sujet. Dans ce domaine, l’illusion contemporaine voit dans le désir sexuel une donnée intangible qui s’impose sans discussion à notre psychisme. Le processus qui nous enjoint de « déconstruire » s’efface curieusement dès lors qu’il est question de sexualité. Il importe au plus haut point de fracturer cette illusion du caractère acquis du désir sexuel. C’est peut-être dans le champ de la sexualité que la machine fonctionne de la façon la plus efficace.
Le plaisir résultant de l’assouvissement d’un désir n’a rien de naturel et résulte d’un conditionnement psychique inconscient. Rien ne dit que le couple désir/plaisir ainsi construit nous procure la jouissance maximale à laquelle, dans l’absolu, nous pourrions prétendre.
Notre système économique n’est rien d’autre qu’un effort continu d’universalisation de la machine afin que dans un avenir proche elle régisse effectivement tous les hommes et les femmes de cette terre à chaque instant et partout. Certains ont qualifié ce modèle de « capitalisme de la séduction. » – Michel Clouscard, le capitalisme de la séduction , critique de la social-démocratie libertaire, Delga 2009–
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Une critique du système requiert donc, pour commencer, une mise en cause radicale de la loi économique du désir, c’est à dire de la fonction du désir dans notre société et du processus de production par lequel celui-ci nous aliène. Cette démystification généralisée du désir suppose, d’abord, un refus d’être réduit à nos désirs, ensuite un refus de subir « l’évidence » de nos désirs et enfin un refus de la marchandisation de nos désirs.
J’ai exploré dans Le Moment M4 une des voies de cette critique sociale à travers l’identification d’une classe dirigeante nouvelle spécialisée dans le pilotage du processus de production du désir que j’ai nommé « hyper-bourgeoisie » qui intensifie le programme propre à la bourgeoisie de saisie du monde à partir de l’intérêt. Elle correspond grosso modo à ce que l’on nomme en termes journalistiques la « bourgeoisie bohème. »
Conclusion
Il faut toujours se méfier des analogie mais on ne peut nier ici les profondes similitudes entre le climat spirituel de l’Occident contemporain et celui de l’Empire romain des deux premiers siècles après Jésus Christ.
Comme aujourd’hui, une classe dirigeante, solidaire par l’intérêt et l’idéologie, régissait les peuples, était convaincue d’incarner le nec plus ultra de la culture et de la modération.
Pline le Jeune constituait sans doute le modèle le plus achevé de l’aristocratie romaine. Pline n’a pas seulement brillamment réussi sa vie professionnelle, il se veut aussi un honnête homme qui se flatte d’aborder les autres hommes avec bienveillance, un progressiste sans excès, un conservateur à l’écoute de la modernité, l’ami de tout ce qui est bon et bien, le chantre du convenable.
Pourtant ce bel esprit, partisan déclaré de la tolérance, n’hésite pas un instant à faire torturer, très probablement à mort, deux servantes qui passaient pour pratiquer le culte chrétien. Et pourtant Pline n’est pas un monstre, c’est un sénateur bienveillant qui respecte tous les cultes, bien trop subtile et raffiné pour prendre au sérieux les histoires de dieux. Pline est un véritable humaniste avant l’heure.
Nous autres Occidentaux sommes convaincus que, à la différence de celui de Pline, notre humanisme est réel.
Nous pensons pourtant et tout cet ouvrage s’est construit autour de cette conviction que, après tant de siècles, c’est une scène identique, ou à peu près identique , qui se joue. Si l’on oublie les circonstances historiques, secondaires, c’est la même confrontation entre l’humanisme et le christianisme, qui se répète et qui continuera de se répéter puisque ces deux forces sont antagonistes.
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Pourquoi l’humanisme dans sa forme antique ou actuelle s’en prend-il nécessairement au christianisme ? Parce que l’humanisme clôture tandis que le christianisme ouvre. Le monde de Pline est un monde de mesure et de modération, de « tolérance » et « d’ouverture d’esprit ». Le monde chrétien dont parle Pline est le lieu de cet étrange fanatisme dont il parle. On doit comprendre, le monde de la force ouvert à l’absolu.
L’humanisme, qu’il chemine avec un rouleau de papyrus ou une déclaration des droits à la main, est toujours ce qui borne, comme la sagesse, alors que le christianisme est toujours ce qui va au-delà, comme l’amour.
De fait, il arrive que les notions paraissent se ressembler, au point que pour nombre de contemporains, la morale des droits de l’homme et la morale évangélique sont voisines. En réalité, leur foyer central et leur mouvement demeurent continûment et absolument étrangers.
Plus peut-être qu’à toute autre époque dans toute l’histoire du christianisme, les chrétiens sont constamment sommés de se réconcilier avec la longue liste des notions raisonnables : la modernité, le progrès, l’évolution des moeurs, la relativité des cultures, etc…Aussi, plus que jamais, il nous faut nous inspirer de l’exemple de nos grands ancêtres et répondre comme eux : Non possumus.
Si nous faisons un bond de presque deux millénaires, il est évident, pour tout observateur un peu perspicace, que l’Occident a commencé son déclin.
Parce qu’il décline, l’Occident se voit contraint de jeter toutes ses forces dans la bataille pour universaliser son modèle, le Consommateur, ultime héritier de l’humanisme. L’Occident veut donc le Consommateur pour le monde entier et parce que la survie de son modèle est à ce prix, il ne transigera pas sur cette volonté.
Parallèlement, en Europe et en Amérique, la « société » c’est à dire la classe dirigeante, sera de moins en moins tolérante vis à vis des formes sérieuses de contestation. Les chrétiens seront donc toujours davantage des dissidents, peut-être surveillés et punis dans un avenir moins lointain qu’on ne l’imagine. Ils retrouveront cette fonction de sel de la terre dont parle l’Evangile. -en résumant je rajoute cette référence biblique : Matthieu 5, 13-16 : « Comme les disciples s’étaient rassemblés autour de Jésus, sur la montagne, il leur disait : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel se dénature, comment redeviendra-t-il du sel ? Il n’est plus bon à rien : on le jette dehors et les gens le piétinent.
« Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même, que votre lumière brille devant les hommes : alors, en voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux. » –
Le camp progressiste, la « gauche » culturelle et institutionnelle en Occident, est au minimum co-responsable de tous les mouvements de « dérégulation » des institutions, de la famille en particulier, exigés par la figure du Consommateur. Si le « gauchisme culturel » a pavé et continue à paver les voies du Consommateur, c’est parce qu’il appartient à celui-ci. Comme le Consommateur, il croit que la liberté se résume à la faculté de consommer l’ensemble de ses désirs, que l’individu se ramène à une somme de droits, qu’il faut « libérer » définitivement l’homme de la transcendance. Les prétendus « super-contestataires » font l’offrande au système de leur « contre-culture » qui depuis longtemps est devenue la culture officielle de l’Occident. Ce camp progressiste ouvre un boulevard aux différents fondamentalismes, l’islamisme en premier, qui veulent revenir en arrière du Consommateur en utilisant leur dynamique négative.
Si rien n’est fait pour susciter et organiser une opposition effective au monde du Consommateur, allant vers la vie et non vers le néant, nous laisserons alors en face à face deux barbaries : la barbarie du système qui efface l’homme au profit de sa détermination et celle du fondamentalisme qui par réaction deviendra toujours plus destructrice.
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Il est peut-être encore possible d’échapper à la catastrophe en réapprenant le chemin de dissidence. Il faut que les chrétiens réapprennent le chemin de la dissidence et il faut que ceux qui luttent sincèrement pour la sortie du monde du Consommateur par le haut comprennent que le christianisme, seul, offre les ressources spirituelles permettant d’édifier la sortie.
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