https://sniadecki.wordpress.com/2013/06/07/louart-vmh/ : Et vous n’avez encore rien vu …Bertrand Louard à la lecture d’André Pichot – 7 juin 2013
Les êtres vivants ne sont pas des machines : Notes et morceaux choisis n°13 – 14 février 2018
présentation de l’auteur sur la cheminée
A la suite des luttes contre l’introduction des OGM en France, auxquelles il avait participé autour de l’an 2000, Bertrand Louart – menuisier de son état et ancien étudiant en biologie – a décidé d’examiner de plus près la conception de l’être vivant comme machine qui sous-tend l’ingénierie génétique. Il en est sorti cet ouvrage ambitieux, histoire critique d’une discipline profondément conditionnée, à chaque époque, par les idéologies politiques et les intérêts économiques.
Dans le sillage des travaux d’André Pichot, Bertrand Louart dévoile les fondements idéologiques des notions de « sélection naturelle » et de « programme génétique » ; et il met en évidence le poids des représentations eugénistes dans cette communauté scientifique. Critiquant le darwinisme d’un point de vue athée et égalitaire, il oppose au paradigme de la machine une vision de l’autonomie des êtres vivants.
La vie n’existe pas !
Depuis les années 1990, André Pichot a écrit une douzaine d’ouvrages sur l’histoire des sciences et plus particulièrement sur l’histoire de la biologie, son domaine de prédilection.
L’histoire qu’il nous raconte n’est pas celle d’un long fleuve tranquille menant aussi paisiblement qu’inéluctablement au triomphe des théories actuelles sur le vivant.
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C’est surtout le récit du triomphe, envers et contre toutes les évidences du contraire, d’une conception fondamentalement erronée : celle de l’être vivant comme machine.
Autrement dit, Pichot retrace une histoire de la biologie qui est avant tout critique. Ce point de vue original repose d’une part sur une solide documentation, un retour vers les textes originels qui permet de démonter les nombreux mythes et légendes qui encombrent cette histoire, et d’autre part sur une “théorie de la biologie”, une théorie sur ce qu’est un être vivant, aux antipodes de l’être vivant comme machine et qui constitue en quelque sorte la pierre de touche qui lui permet d’analyser de manière critique l’ensemble de cette histoire.
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En effet, plus de deux siècles après son invention par Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) en France et Gottfried Reinhold Tréviranus (1776-1837) en Allemagne (aux alentours de 1802), la biologie – la science qui étudie les êtres vivants – n’a toujours pas de définition de son “objet”. C’est en partie cette absence de définition claire, précise et unanime chez les scientifiques qui explique la succession plus ou moins chaotique des théories. Et c’est surtout la difficulté à en élaborer une – toujours repoussée, jamais affrontée – qui explique le triomphe, par défaut et faute de mieux, de la conception de l’être vivant comme machine.
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Le premier à soutenir une telle position a probablement été le biochimiste hongrois Albert Szent-Györgyi (1893-1986), découvreur de la vitamine C et prix Nobel de médecine en 1937. Dans un ouvrage traitant de La nature de la vie, il n’a pas hésité à écrire :
« La vie en tant que telle n’existe pas, personne ne l’a jamais vue… Le nom de “vie” n’a pas de sens, car une telle chose n’existe pas. »
En 1970, le biologiste François Jacob (1920-2013) renchérissait :
« On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. On s’efforce seulement d’analyser les systèmes vivants, leur structure, leur fonctionnement, leur histoire […]. C’est aux algorithmes du monde vivant que s’intéresse aujourd’hui la biologie. »
François Jacob, La logique du vivant, éd. Gallimard, 1970
Plus proche de nous encore, Henri Atlan, prolonge ces déclarations :
« Ce qui a disparu, c’est la distinction entre la vie comme objet de recherche et l’inanimé, l’inerte. »
H. Atlan, Question de vie, entre le savoir et l’opinion, p. 48-49.
Le déni de la spécificité du vivant
Pichot dénonce l’erreur des scientifiques qui prétendent que « la vie n’existe pas ! » : en fait, la biologie moléculaire n’étudie pas les êtres vivants en tant que tels, mais seulement la matière des êtres vivants. Cette matière, constituée de molécules (protéines, enzymes, ARN, ADN, etc.), n’est en effet pas vivante en elle-même, elle n’est pas animée par une “force vitale”, elle est semblable à celle des objets inanimés – quoique de nombreuses macromolécules soient propres aux seuls êtres vivants. C’est au-delà de l’échelle moléculaire que se situe la vie, dans l’organisation dynamique des cycles biochimiques du métabolisme cellulaire pris en son ensemble…
Lamarck avait déjà compris cela lorsqu’il a fondé la biologie : la vie était pour lui le produit d’une organisation particulière de la matière spécifique aux êtres vivants, et la “force vitale” – l’activité autonome des êtres vivants que tout un chacun peut observer – était pour lui la conséquence de cette organisation et non sa cause, contrairement à ce que pensaient les vitalistes, auxquels il s’opposait.
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A la suite du clonage de mammifères ou du séquençage du génome humain, Pichot a dénoncé le fait que ces grands projets de biotechnologie, loin d’aider à mieux comprendre ce qu’est un être vivant – sans parler de l’être humain –, servaient en fait à dissimuler le vide théorique dans lequel est tombée la biologie moderne et le désarroi des biologistes devant un “objet” qui n’a eu de cesse de démentir les théories qu’ils avaient échafaudées à son propos.
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Qu’est-ce qui distingue fondamentalement les êtres vivants des objets et des machines ? Bien souvent ce qui nous permet de les reconnaître au premier coup d’œil, aussi étranges soient-ils parfois, c’est avant tout le fait qu’ils sont dotés d’une activité autonome. L’activité de la flamme de la bougie est éphémère, elle ne durera que le temps de consumer toute la cire de la bougie. Par contre, l’être vivant est capable de puiser dans l’environnement de quoi renouveler son organisation interne et donc sa propre activité ; il est une auto-organisation de la matière qui est elle-même auto-catalytique, qui se génère elle-même. C’est ce qui distingue radicalement et irréductiblement les êtres vivants des machines.
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Comprendre cette spécificité des êtres vivants par comparaison avec ce qu’ils ne sont pas est une approche que l’on peut qualifier de philosophique, épistémologique ou encore théorique, mais c’est un point qui est central pour Pichot, puisque de la réponse à cette question aurait dû résulter, selon lui, une compréhension toute différente des êtres vivants : une méthode d’étude qui soit adaptée à cette spécificité et qui, par là, révèle toute l’originalité de la logique du vivant.
Or, il n’en a rien été : les biologistes ont préféré s’obstiner à appliquer aux êtres vivants la logique de l’ingénieur, du constructeur de machines.
L’être vivant comme machine
Les raisons qui ont amené les biologistes à soutenir la conception de l’être vivant comme machine sont multiples. La première d’entre elles, et probablement la plus puissante, est liée à la forme même de la méthode des sciences.
Cette méthode, développée à partir du XVIIe siècle pour l’étude des objets physiques, demande un certain nombre de conditions pour pouvoir être appliquée : l’objet doit être isolé, ses mouvements ou ses transformations sont étudiées indépendamment de toutes forces et influences étrangères à celles qu’exerce de manière contrôlée l’expérimentateur ; l’objet doit être simple, on étudie ses « qualités primaires », celles qui peuvent aisément être mesurées et quantifiées ; enfin, la connaissance issue de ces études doit être « universelle », en ce sens que l’application d’un protocole expérimental partout ailleurs avec les mêmes objets doit permettre de reproduire des résultats identiques et aboutir à l’énoncé des mêmes « lois de la nature ».
Comme le souligne le chercheur en physiologie végétale Gérard Nissim Amzallag, l’application de la méthode scientifique à l’étude du vivant engendre « l’inadéquation chronique de l’être vivant à son cadre d’investigation » [9]. Autrement dit, la méthode des sciences, qui a été développée par et pour la physique, l’étude des objets considérés comme inertes et morts, atteint ici ses limites. L’être vivant est trop complexe et turbulent dans toutes ses innombrables formes et manifestations pour une méthode qui réclame l’isolement et la stabilité de l’objet, reproductibilité des expériences, quantification et mathématisation des résultats comme condition d’étude et de connaissance.
Or, à partir du XIXe siècle, sous l’effet de l’expansion de la société capitaliste et industrielle, et grâce aux succès des sciences et techniques dans la maîtrise de la matière brute, un certain scientisme a imposé l’idée que la méthode scientifique expérimentale était suffisante et seule valable pour appréhender la totalité des phénomènes. La spécificité, et donc les limites, de la méthode des sciences ont été occultées. Et la physique a été érigée en modèle de scientificité pour toutes les sciences, de la biologie à la sociologie.
Idéologies scientifiques
La biologie moderne repose actuellement sur trois piliers, en réalité trois idéologies scientifiques, qui sont apparues successivement et se sont complétées pour former une théorie unifiée ayant sa cohérence propre, mais ne faisant qu’accommoder à diverses sauces l’être vivant comme machine.
Il y a d’abord le darwinisme.
Le mérite de Charles Darwin (1809-1883)c’est avant tout d’avoir arraché à la théologie naturelle l’idée de l’être vivant comme machine. Darwin s’oppose en permanence aux « créations spéciales », à l’idée que Dieu aurait lui-même créé les différentes espèces.
Vient ensuite la génétique.
Au début du XXe siècle, des biologistes « redécouvrent » les travaux sur l’hybridation des plantes que le moine Gregor Mendel (1822-1884) avait publiés en 1865. Les lois de Mendel répondent alors à l’idée que l’on se fait de l’hérédité : des particules isolables (les gènes) qui déterminent des caractères héritables (la couleur, l’aspect, etc.) ; le génotype détermine le phénotype, l’invisible détermine le visible par de savants calculs.
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En effet, face au développement rapide de l’industrie, à l’émergence de la classe ouvrière comme force sociale et à tous les bouleversements que cela induisait, diverses idéologies se constituent, élaborées et partagées par de nombreux médecins et biologistes, à droite comme à gauche, qui cherchent dans la nouvelle science de l’hérédité des solutions techniques à ces problèmes politiques et sociaux.
Enfin la biologie moléculaire.
Les progrès de la physique et de la chimie effectués durant la guerre permettent une analyse beaucoup plus avancée de la matière des êtres vivants. Les physiciens importent donc en biologie leurs techniques expérimentales (cristallographie, radioactivité, accélérateurs de particules, etc.) et aussi leur manière propre d’aborder le vivant.
S’inspirant de la « théorie de l’information » (plus exactement la théorie de la transmission du signal dans les télécommunications) de Claude Shannon (1916-2001) et de la cybernétique (la théorie du « contrôle et de la communication chez l’animal et la machine »), de Norbert Wiener (1894-1964) apparues toutes deux dans les années 1940, les biologistes moléculaires adoptent l’idée que les êtres vivants seraient dirigés par un « programme génétique » sur le modèle des programmes d’ordinateurs.
Le mythe du « programme génétique » est donc né dans les années 1960, et un demi-siècle plus tard, il est encore très populaire chez nombre de biologistes. Les raisons en sont diverses : il y a d’abord l’analogie avec les machines les plus perfectionnées développées à l’époque, les ordinateurs (que l’on qualifiait alors de « cerveaux électroniques ») ; analogie et qui recelait la promesse de très nombreuses applications pour le « génie génétique ».
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Contrairement à ce que prétend François Jacob, ce n’est donc pas la nature qui « bricole » les êtres vivants, mais bien les biologistes qui construisent leurs théories de bric et de broc, et sur ces bases branlantes bidouillent les êtres vivants, sans réellement savoir ce qu’ils font.
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Le problème n’est donc pas que ces théories soient fausses, mais bien que, sur la petite part de vérité et de réalité qu’elles recouvrent, on en a fait des explications générales et exclusives des phénomènes du vivant. Les êtres vivants sont en effet si complexes qu’il est toujours possible d’accumuler « un grand nombre de faits » (comme le fit Darwin) en faveur d’une thèse et de croire ainsi avoir enfin percé les « secrets de la vie » : pour celui qui ne sait se servir que d’un marteau, le monde n’est qu’une immense accumulation de clous à enfoncer… Et la spécialisation scientifique croissante fait aisément perdre de vue la totalité organique que constitue n’importe quel être vivant.
Ces trois idéologies scientifiques ont en commun d’exclure le métabolisme cellulaire et la physiologie des organismes comme déterminants actifs au profit d’éléments matériels ayant le rôle de systèmes de commande. L’activité du métabolisme est négligée, réduite au rôle de simple exécutant .
Dans son dernier ouvrage [25], Pichot analyse l’impasse dans laquelle s’enfonce la biologie moderne : en se voulant strictement mécaniste – au sens où seuls interviennent des rapports entre éléments matériels – elle s’est en réalité fourvoyée dans une conception machiniste du vivant. Si, bien sûr, il y a des mécanismes à l’œuvre dans le vivant, ce n’est pas pour autant que l’être vivant, en tant que totalité organique, est une machine. Car dans une machine, les rapports entre ses différents rouages sont fixes et déterminés une fois pour toutes de manière à transformer les flux de matière qui la traversent. Par contre, l’être vivant est une organisation matérielle capable, en incorporant les flux de matière qui la traversent, de se composer par elle-même : les rapports entre ses différents éléments sont dynamiques, ils peuvent se modifier et se recomposer pour former une nouvelle organisation. Cela est particulièrement évident lors du développement embryonnaire et de l’évolution.
C’est incontestablement René Descartes (1596-1650) qui a popularisé la thèse de l’être vivant comme machine.
En 1802, Jean-Baptiste Lamarck crée la biologie en tant que science autonome, c’est-à-dire distincte non seulement de la physique et de la chimie, mais aussi de la taxonomie, de l’anatomie, de la physiologie, et de la médecine. Cette biologie a pour but d’étudier les caractères communs aux animaux et aux végétaux, caractères par lesquels ils se distinguent radicalement des objets inanimés que la physique étudie. Pour lui, la spécificité de l’être vivant par rapport aux objets inanimés réside dans un certain « ordre de choses », une organisation particulière de la matière, propre aux êtres vivants et à eux seuls, qui oriente le jeu des lois physiques vers la production de l’être vivant lui-même. Il s’oppose ainsi aux vitalistes, car pour lui, la « force vitale » est une conséquence de cette organisation – que sa biologie a pour but d’étudier et de comprendre – et non ce qui produit, de manière mystérieuse et inconnue, cette organisation.
Pichot définit ainsi le vivant :
Le vivant se définit donc par la capacité de sa matière à se constituer en une entité distincte de ce qui devient ainsi son milieu extérieur, milieu avec lequel il effectue divers échanges (matière, énergie, information) régis de manière stricte par l’organisation physico-chimique de part et d’autre de la frontière les séparant (frontière qui, dans le cas de la cellule, est concrétisée par la membrane cellulaire, la cellule étant l’élément matériel le plus simple satisfaisant à cette définition).
Tout se passe comme si une partie de la matière prenait son indépendance vis-à-vis du reste de celle-ci ; indépendance relative puisqu’elle doit en tenir compte à tout moment, mais indépendance tout de même puisque, si elle en tient compte, c’est pour en rester distincte.
[Cette définition montre] combien est particulier le statut de la biologie non réductionniste que nous proposons. Ce statut curieux provient bien évidemment de ce que la définition du vivant, sur laquelle elle se fonde, est la définition du vivant par lui-même. En se définissant lui-même, le vivant fait irruption dans la théorie biologique, qui ne le définit pas autrement que lui-même ne le fait (et qui donc ne définit pas le milieu extérieur autrement que le vivant lui-même ne le fait dans le mouvement même de son autodéfinition).
A. Pichot, Éléments pour une théorie de la biologie, 1980, pp. 28-29.