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origine : conférence de Gerard Fomerand sur l’Orient intérieur -Isabelle Fomerand -26-04-2016
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Gerard Formerand -2012
Gérard Fomerand est historien du christianisme et conférencier. Il analyse, depuis ses premiers travaux, les mutations du christianisme notamment dans son rapport à l’Etat. Il a publié en 2012 un livre aux éditions de l’Harmattan, La mémoire vive des mystiques chrétiens, et auparavant, Crise des valeurs et mutations de l’Etat aux éditions Loysel. En 2013, il a publié chez Fidélité Renaissance du christianisme, le retour aux origines.
des conférences de Gerard Formerand sur Youtube
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Préface polyphonique
Parler de l’expérience mystique était une entreprise aussi hasardeuse que de parler du silence…Une « mémoire vive » car la parole des mystiques trouve encore un écho en nous, comme un appel à la vie, à la liberté et à l’amour.
Ce livre nous présente ces précurseurs, non pas comme des modèles car chacun vit un mystère unique, mais des exemples d’hommes et de femmes debout en marche : Dieu peut se dire dans une personne humaine et c’est ici maintenant.
Une poétesse contemporaine qui signait ses poèmes d’un pseudonyme « celle qui écoute » disait « qu’à l’écoute de soi il est une musique » qu’elle appelait « le chant de la conscience« .
L’auteur nous fait rencontrer ses amis de l’âme. Il rappelle avec vigueur que le sacré et le profane sont des réalités transfigurées et transfigurantes , au sein desquelles « tout devient sacré mais peut être profané« .
Les mystiques illuminent cette « re-naissance à la présence »
Ils sont bienheureux ? « en marche » selon la traduction biblique d’André Chouraqui, « en marge » aussi car ils savent prendre les risques de l’amour inconditionnel et absolu et de sa grâce enivrante.
Père Daniel René Myard
Mikaela Lagarde, une carmélite
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Aux sources de ce livre
Ce livre a des sources multiples ramifiées dans le temps et l’espace mais un seul coeur-esprit qui vibre de résonances immémoriales.
Le « christianisme » sans « isme » car il se réduirait alors à une idéologie , est d’abord une expérience intérieure dépassant l’histoire, les modes et les églises car il est relation.
Ces lignes sont un hommage aux voyageurs des labyrinthes où nous attendons ici et maintenant le Tout- Autre. Nous y entrons sans savoir pourquoi ni comment, poussés par je ne sais quoi qui nous entraîne.
Ce livre n’est en aucun cas un livre d’érudit .
Il est en premier lieu le fruit d’échanges multiples. Ceux-ci ont mis en évidence une source commune et transversale jaillissant du plus profond de la vie de ces personnes … Cela va même au-delà des frontières dogmatiques du christianisme historique. La personne Christ est en effet honorée par d’autres traditions de l’Orient et de l’Occident et souvent par des athées. Ce livre décrit les héritages propres mais surtout l’identité de l’origine.
Les personnes rencontrées ont été directement ou indirectement marquées ou influencées par les mystiques.
La mystique des bords du Rhin (cf mystique rhénane)et des pays flamands ( cf ici mystique rhéno-flamande), autour des treizième et quatorzième siècles, appelés depuis « mystique rhéno-flamande » a un illustre maitre, Eckart, lui-même père de nombreux disciples se transmettant le flambeau jusqu’à nos jours et surnommé le Maître du zen chrétien.
Comment une telle sagesse , présente dès le départ, a-t-elle pu être ensevelie par des structures en charge de la gestion des rites ? C’est le paradoxe des mystiques et des Eglises, à la fois très proches et très lointains.
L’une des premières mystiques est sans doute Marie, la mère de Jésus qui résume toutes leurs dimensions spirituelles : « Oui, qu’il en soit ainsi « . Ce « oui » des profondeurs est la marque des mystiques.
Dans une seconde perspective, les analyses ou réflexions développées sont un travail d’Eglise dans la complète acception du terme.
La catholicité n’est pas la propriété de l’Eglise romaine mais de tous ceux qui se reconnaissent dans la personne Christ. Les contributions de cette nature s’inscrivent dans l’horizon plus large d’une mutation radicale du christianisme historique. L’Eglise est en passe de redevenir « catholique » en intégrant toutes ses arborescences.
Pour l’opinion occidentale sécularisée, les Eglises agonisent. Ce n’est pas vraiment faux mais la perspective se retourne immédiatement si l’on regarde à l’endroit. Non, le christianisme n’est pas mort car il n’a pas encore vraiment commencé.
Comme dans toutes les histoires de long terme il y eu des pics de sainteté avec beaucoup de sombres vallées, des crépuscules puis des aurores.
Des hommes et des femmes avec leurs faiblesses et leurs limites sont toujours et encore des sources de paix dans des contextes d’extrême violence. Les moines de Tibhirine ( cf assassinat des moines de Tibhirine)sont allés librement à une mort programmée. Leur courage s’alimentait à une personne-amour située au centre de leur être profond.
Le prince de la paix Sidna Aïssa pour les musulmans ( Jésus) a des adeptes toujours nombreux. ( cf par exemple là)
L’Europe a gardé de son passé une propension a donner des leçons au monde entier au titre de l’esprit des Lumières. Elle oublie que partout ailleurs, en Afrique, en Amérique, en Asie, le christianisme dans toutes ses obédiences, se répand à très grande vitesse avec parfois des allures contestables.
En troisième lieu, ce livre a été écrit pour un public le plus large possible, croyant ou non croyant. les mystiques chrétiens sont bien là, mais dans la plus absolue des discrétions. L’anonymat est une de leur règle de vie favorite. Certains peuvent avoir des dons extraordinaires et d’autres rester parfaitement banals.
N’oublions pas la remarque colorée d’ironie de Maitre Eckart (1260-vers 1328) aux théologiens : « Arrêtez de jacasser ! ». Le divin n’est pas une science mais une expérience.
Ce texte n’est pas une anthologie des mystiques mais il apporte leur témoignage souvent occulté ou incompris par notre société.
Construit à partir de rencontres avec des mystiques, ce livre indique l’une des ouvertures possibles, entre bien d’autres, à la crise actuelle des sociétés et à leurs mutations. Il est un rappel du symbolisme fécond et très ancien d’ailleurs bien antérieur au christianisme, celui de la croix, carrefour de verticalité et horizontalité.
La plupart des religions se sont structurées sur des normes et des obligations à connotation morale touchant notamment la sexualité. Ces tabous sont en train de s’effondrer. Le mythe d’un progrès sans fin est remis en question avec les destructions environnementales. Arrive un des grands passages collectifs douloureux et fécond celui de la transition de l’horizontalité à la verticalité de l’homme. Les mystiques sont les annonciateurs de cette bascule. En reprenant l’idée de la phrase célèbre attribuée à Malraux nous dirions que le XXI ième siècle sera mystique ou ne sera pas car les religions ont souvent déformé l’expérience du Tout Autre par leur ritualisme et leur dogmatisme.
L’appel du grand large passe par le départ au désert intérieur. Ceci n’est pas l’apanage des moines mais cette pulsion appartient à tous les humains. Descendre dans notre soi profond enrichit nos jachères et nous met en rapport, dans une relation humaine, avec une autre présence qui l’illumine.
Notre époque est donc passionnante. Un nouveau printemps fleurit sur les décombres et les terreaux des formes anciennes du christianisme. Le christianisme est la voie de l’incarnation du divin dans notre humanité.
La chair et l’esprit ne sont pas deux entités séparées mais les deux composantes d’une unité à travers la rencontre, d’abord entre l’homme et la femme, puis entre soi-même et le grand Soi. Comment ne pas se rappeler que l’un des symboles du Christ est celui de l’Eros- le Dieu de l’amour- mis sous le boisseau par tant de siècles de moralisme puritain. L’amour est le principal marqueur du christianisme, son essence première. Le mot est omniprésent dans les évangiles.
Le souvenir des mystiques chrétiens est là pour nous lancer un signal ; sans une remise en cause radicale de l’approche mercantile ou économique des relations interpersonnelles, sans référence au sacré, sans redécouverte de sa propre intériorité l’homme s’ampute de ses propres jambes.
L’histoire des mystiques est très longue. Elle est une sorte d’arabesque du divin. Un élément pourra surprendre en parcourant ces lignes, c’est la mention au fil des mots, de textes poétiques d’origines variées, soit de mystiques eux-mêmes, soit de poètes connus ou inconnus. L’expérience mystique est par nature incommunicable. L’une des ses approximations la plus proche est la langue des troubadours et des trouvères, c’est à dire celle de la poésie. Jean de la Croix ( 1542-1591) est le plus grand poète du XVI ième siècle de langue castillane.
Un dernier aspect risque d’étonner le lecteur, c’est celui de la place des rêves et des songes dans le déroulement de ces propos. Des messages sont envoyés et reçus à des moments charnière de nos existences. A travers l’image des symboles oniriques des prises de conscience ont lieu qui amènent le rêveur à réviser sa vie. Le royaume des rêves entremêle le conscient et l’inconscient, le naturel et le surnaturel.
Les mystiques ont rendez-vous avec l’unité dépassant la dualité. L’Evangile de Jean – verset 15,5- nous rappelle la parole du Christ : « Moi je suis la vigne ; vous les sarments« .
Dans notre époque de désespérance générationnelle, de paradis artificiels – alcool, drogue, fumée de blogs d internet, schémas intellectualisés- la mémoire des mystiques est l’une des réponses possibles.
L’attitude culturelle dominante est un mélange détonnant de fuite dans l’illusion narcissique de la société du spectacle tout en cultivant des repères sécuritaires sur fond de bonne conscience collective. Il convient d’être le plus normal possible en acceptant les étiquetages imposés.
Les mystiques nous indiquent au contraire la voie libertaire de la fin des certitudes et des sécurités. La mystique est l’affaire de tous et surtout de ceux qui désespèrent des formes instituées du christianisme. A l’ère des Eglises succède le temps des mystiques sans frontière, sans peur ni haine pour un passé qui ne les concerne pas. Joachim de Flore (1130-1202) annonçait la venue d’une Eglise de l’Esprit qui ne serait plus seulement le temple des formes et des rites.
L’effritement des Eglises est au contraire un signal d’espérance d’un prochain renouveau. L’oecuménisme véritable est porté par les mystiques plus que par les institutions religieuses. Dans notre monde normalisé, la tentation est d’aller piocher au supermarché des religions pour faire son petit marché des croyances bien à soi. L’enjeu pour le mystique est de se limiter pour devenir illimité. Ouvert à tous, il est d’ici mais surtout d’ailleurs, d’où sa bienveillance et son amitié pour des spiritualités qui ne sont pas la sienne.
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1. Arpège
Les mystiques s’habillent de secret et de silence.
Dans le vide, le rien, ne subsiste que l’écoute du silence . Cette étrange mélodie est le chant des mystiques.
2. Vertige
Jaillissant d’un abîme sans fond, un flot d’incandescences explose. C’est le cataclysme primordial… qui déverse des torrents d’énergie. Apparaît un espace-temps infiniment rétracté mais porteur de milliers de soleils, galaxies, comètes.
Arrive le temps de la manifestation, allégoriquement les sept jours de la Genèse. Les anciens auteurs vont employer alternativement les termes de parole et de lumière. De ce chaos, est venu bien plus tard le premier atome de carbone. Puis des milliards d’années après cet abîme, le vivant est apparu.
Les scientifiques, philosophes et théologiens conviennent tous qu’il y a un mystère de l’avant-temps ou de l’avant-espace.
Les mystiques ont une attitude parallèle mais alternative à savoir se taire et faire le vide pour mieux écouter l’ultime réalité. Elie, cher aux spirituels juifs et chrétiens, nous en donne un bon exemple.
Le vide sème un germe de vie par son retrait et il a toujours attiré les mystiques de toutes les traditions.
Le retrait fécond ou tsimtsoum dans la tradition hébraïque permet au divin de laisser la place à la création animée et inanimée. En résonnance à la mystique juive, il existe chez les chrétiens ce petit livre de l »Anonyme de Francfort » qui s’intitule « Le Petit Livre de la Vie Parfaite » probablement daté des années 1350. Comment ne pas constater l’identité de l’intuition mystique de l’Anonyme, du Tao-Té-King et de la symbolique hébraïque sur le néant et le créateur ?
Dans la prairie mystique notre vocation est de nous élargir à l’ensemble de la création. Le mystique est quelqu’un qui s’émerveille devant les vertigineux gouffres, les insondables incertitudes de l’univers. Mystique et mystère sont liés.
La Genèse nous relate : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1,27)
Maître Eckart rappelle notre vraie nature : « votre nature humaine et celle du Verbe divin ne sont pas différentes. […] La graine divine est en nous. […] De même que le pépin de poire devient poirier, que la noisette devient noisetier, de même la graine de Dieu devient Dieu. »
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3.Engendrement
Depuis l’aube des temps l’homme essaie de deviner le visage de son dieu ou de ses dieux. Cet effort continu se traduit, par exemple dans la statuaire égyptienne ou hindoue qui fascine encore l’admirateur.
Les figurations peintes ou sculptées remontent à 30 000 ans au moins, voire plus. Dès le début de l’histoire des formes esthétiques, les graphismes sont surréels ou évocateurs de transes extatiques, qu’il s’agisse de danseurs aux masques animaux ou de déesses de fécondité ventrues, aux hanches énormes évoquant des cultes de fertilité.
Le mot de « crainte » devant Dieu souvent utilisé dans la Bible néglige l’essentiel. En hébreux, il signifie le sentiment d’effarement, un respect sans borne des volcanismes créateurs. Ce malentendu a provoqué des siècles de terreurs collectives avec des prêches terrifiant de prédicateurs.
Les grottes de Lascaux ou d’Altamira en Espagne sont extrêmement parlantes sur le moment où l’homme devient un être religieux. Dans d’autres aires culturelles, les visages des dieux éléphant ou singe de la culture hindouiste renvoient aux statues zoomorphes égyptiennes, mayas, hellénistiques.
Monothéisme – un seul Dieu- panthéisme – tout est Dieu- polythéisme – plusieurs Dieux, athéisme -pas de Dieu- débattent sans fin depuis l’aurore de la pensée écrite. Jusqu’à nos jours on ne connaît aucune culture ou civilisation sans référence religieuse. Il a fallu attendre 1917 pour observer la constitution de sociétés clairement athéistes. Le cas le plus extrême est celui des khmers rouges au Cambodge qui se livrent à un génocide humain entre 1975 et 1978.
Jusqu’à ces années sanglantes la relation au divin demeure un repère permanent et jusqu’à une date emblématique, autour de 1815, ont été retenues les dernières mentions de « la Sainte Trinité » chrétienne dans les préambules des traités internationaux européens de l’époque.
Le propos de la Gnose et des gnostiques -courant philosophique et religieux contemporain des débuts du christianisme – le mot gnôsis signifie « connaissance » – se situe proche d’un vrai jeu intellectuel auquel se livrent bien souvent les exégètes du divin.
Cette attitude de vie n’est absolument pas celle des personnes qui ont réellement rencontré la présence de Dieu dans leurs vies. L’irruption du sacré est toujours irrésistible, un jet d’incandescence dont le jaillissement tellurique est d’une violence insoupçonnée.
Comme le disait Didier Decoin, dans un entretien radiophonique le 27 février 2010 sur Radio Classique, Dieu est une évidence et en aucun cas une connaissance. Il confiait également que les religions instituées ne contiennent pas ou ne provoquent pas ce genre de basculement mystique même si parfois il leur arrive d’en être le lieu. Il nous rappelle que la seule approche possible de Dieu est l’entrée dans la « voie » ou la « porte » qu’est la personne Christ. D’autres traditions spirituelles parlent aussi de cet éveil dont le christianisme n’est en aucun cas propriétaire car comme le disent les Evangiles : « Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures ». ( Jn 14,2)
Evoquons seulement quelques grands noms de la mystique : Hildegarde de Bingen ( 1098-1179) Joachim de Flore ( 1130-1202), François d’Assise ( 1182-1226), Maître Eckart (1260-1328) Marguerite Porète (1260-1308), Grégoire Palamas ( 1296-1359) l’Anonyme de Francfort ( XIV ième), Jean de la Croix ( 1542-1591) Angélus Silesius (1624-1677), Jeanne Guyon (1648-1717) Séraphim de Sarov (1770 -1833) (cf les pages de Séraphim de Sarov ) Nicolas Berdaiaef( 1874-1947) (livre de Nicolas Berdaief : de la destination de l’homme )
La mise en forme institutionnelle d’une spiritualité se traduit souvent par un appareil religieux plus ou moins oppressif, voire répressif. A chaque déclin ou décadence des Eglises apparaissent des mystiques, par exemple Saint François d’Assise pour les meurs dissolues du XII ième siècle, Luther pour la papauté romaine en 1517.
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4.rETOURNEMENT
Dans l’ombre claire du point du jour autour de l’an 30, un homme marche sous le soleil de Galilée. C’est un prophète juif, un inspiré, un nabi en hébreu. Comme bon nombre de ses prédécesseurs en Palestine, le pouvoir le redoute, le persécute mais aussi l’admire en secret. Nicodème, un détenteur du pouvoir sacerdotal au temple de Jérusalem, membre éminent du Sanhédrin s’en va à la rencontre de Yeshoua, l’envoyé. Des foules suivent Yeshoua car comme le diront la majorité des mystiques il est à la fois dans le temps, hors du temps et au-delà du temps.
Tout avait commencé par un retournement de Saül de Tarse, plus tard l’apôtre Paul, le seul parmi ceux-ci qui n’a jamais été en contact avec le Christ incarné. Pharisien, fils de pharisien, c’est lui qui va se séparer de la caste sacerdotale pour annoncer la bonne nouvelle : la mort-résurrection du prophète de Nazareth. Nous sommes autour de l’an 35, trois ans après le Golgotha, et Saül persécute les premiers « chrétiens » qui d’ailleurs n’en portent pas encore le nom. Ils auront alors le qualificatif « d’adeptes de la Voie ». L’appellation « chrétiens » n’apparaîtra que plus tard à Antioche-cf incident à Antioche-autour de l’an 50. Saül participe d’ailleurs à la lapidation du premier diacre, Etienne. Mandaté à nouveau par le Sanhédrin, il accourt à Damas avec la ferme intention d’anéantir les tenants de la Voie. ( Ac 9,1-2)
Sur le chemin de Damas, il entendit une voix : « Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? ». « Je suis Jésus que tu persécutes ». Mis à terre, il entendit Jésus lui dire : « Relève-toi, entre dans la ville et l’on te dira ce que tu dois faire« . Devenu aveugle et conduit par ses compagnons, il va chez Ananie, chrétien de Damas ( cf Ananie de Damas). Des écailles tombent de ses yeux et il voit à nouveau. IL est baptisé sur le champ et ses forces reviennent -Ac 9,14-18- Toute la vie de Paul bascule : « le Christ parle en moi » ( II Ct 13,3) et il évoque un ravissement mystique : « jusqu’au troisième ciel » – Ct 12,2)
Pour lui, aucun apôtre ou institution de l’Eglise naissante n’est propriétaire de ce charisme car le sceau des apôtres réside en tous. Ce Un rassemble, malgré la multiplicité des visages : « Afin que tous soient un. Comme toi , Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous » (Jn 17,21)
La rationalité psychanalytique, surtout depuis Freud, ne comprend que difficilement les bouleversements existentiels où, dans un brusque inattendu, la personnalité change. L’état extatique est à priori suspecté de pathologie névrotique assortie de bouffées délirantes. Bien entendu, cela peut être et a été. Il est facile de rapprocher les ravissements mystiques et les états érotiques masculins ou féminins. Mais en réduisant son analyse à la sexualité, l’analyse freudienne amoindrit son incontestable richesse. L’innombrable lignage des mystiques témoigne d’autres voies d’accès. Par exemple en Orient, les termes d‘illumination ou de satori et la dimension de l’extase sont constitutifs du christianisme des origines et seront l’une de ses permanences jusqu’à nos jours. Ils se rencontrent en nombre, encore dans l’Europe d’aujourd’hui, comme par exemple ces retournements extraordinaires, comme dans l’étrange histoire d’Evelyne Holzapfel dans les années 1980. Ancienne moine bouddhiste, disciple de Maître Deshimaru, elle décrit son chemin de Damas lorsqu’elle porta la communion à sa mère mourante qui la lui avait demandée : « En traversant la place, je fus terrassée par je ne sais quelle force, assaillie, débordée par Cette Présence , inondée de larmes... » ( Feu et Lumière n°199 octobre 2001 citée par Dominique Lormier , Regards chrétiens sur le bouddhisme)
Carl Gustav Jung ouvre la psychanalyse à la notion d’archétypes et d’inconscient collectif. Pour le chercheur suisse, l’inconscient est constitué de plusieurs couches de plus en plus profondes, pour parvenir jusqu’à des « matériaux » primordiaux et transversaux. Là, réside le Divin, l’Esprit, le Souffle, le « Soi ».
En langage chrétien de ce début de XXI ième siècle, le « Christ intérieur »( cf Vivre le Christ intérieur ) sera mis en avant pour cerner ce contact ultime. Les anciens moines des déserts de Syrie et d’Egypte parlaient de retournement. Quel que soit le mot employé, il s’agit de façon permanente de brutalité, imprévisibilité, claire lumière et l’état extatique (cf extase) est la pierre d’angle du christianisme non pas de façon historique mais dans son coeur-esprit. L’aventure est individuelle mais aussi collective et la Pentecôte des apôtres nous le relate : « … Tous furent alors remplis de l’Esprit-Saint et commencèrent à parler en d’autres langues selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. » (Ac 2, &-4)
Cette manifestation extatique est hors de toute loi et Paul l’affirme dans l’épître aux Galates : la Loi ne procède pas de la Foi. Ces propos mettent Paul en conflit immédiat avec les partisans du légalisme du Temple. La dispute eu lieu, même si un compromis provisoire fut trouvé au premier concile de Jérusalem autour de l’an 50.
L’Apôtre indique la Voie qui dépasse toutes les autres. Nous voilà devant le diptyque chrétien : l’extase et l’amour. S’y contemplent la verticalité de l’amour divin et l’horizontalité de la diffusion de cet amour dans l’espace-temps. Se dessine alors l’axe de la croix des symbolistes chrétiens surtout où les quatre branches s’abreuvent au divin pour arroser l’univers. Nous sommes ramenés aux eaux primordiales du christianisme qui laisse place à l’intuition plénière alimentant un fleuve fécond, courant vers l’immensité océane. Au début des années 300, les déserts d’Egypte, de Palestine et de Syrie se remplissent d’hommes et de femmes de tous horizons dépouillés de ce qui avait été leur vie et qui ont pour point commun d’avoir connu l’expérience du chemin de Damas.
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Aux désert des origines
A la fin du III ième siècle, les grandes persécutions s’achèvent dont les dernières sont les plus sanglantes. Face à une angoisse sourde de la disparition prochaine de Rome, une foi chrétienne nouvelle émerge et les conversions se multiplient. De persécutés, les chrétiens deviennent persécuteurs et dans un mouvement opposé se produisit un exode vers des déserts inhospitaliers – les Pères du désert-. C’est alors qu’apparut le mouvement mystique chrétien. Les masses chrétiennes sont prises d’une folie destructrice du passé païen : temples, statues, lieux d’initiation aux mystères telluriques et au quatrième siècle et en quelques dizaines d’années, les traces millénaires des anciens cultes sont détruites.
la renaissance des déserts : un premier indice peut se mesurer dans les ouvrages en nombre croissant qui évoquent le phénomène – Désert, déserts de Jean Yves Leloup 1996 et le désert intérieur de Marie-Madeleine Davy 1985 .
L « époque moderne a connu des éveilleurs et des ouvreurs de pistes de ces déserts comme Simone Weil et surtout Henri Le Saux ou le Père Charles de Foucauld, officier à la vie dissolue, frappé par la grâce. Plus récemment Henri Quinson qui abandonne en 1989, à 28 ans, sa vie de gestionnaire de fonds spéculatifs et devient moine des cités difficiles de l’agglomération marseillaise.
Le retournement chez les mystiques rime avec nouvelle naissance.
5. Naissance à la présence
A l’écho du cantique des trois jeunes hébreux décrit dans la Bible par le prophète Daniel répond une spirale de feux extatique. Ce brasier dévoile une mystérieuse présence, celle de l’amour créateur. Il suffit de se taire au-dedans et au-dehors et d’écouter le silence. Comme le rapporte l’évangile de Jean : » Si quelqu’un m’aime il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui. (Jean 14,23).
Celui qui est proche des énergies divines sera toujours redouté, persécuté ou tenu à l’écart avec méfiance. Il surprend par son étrangeté. Contrairement à sa légende noire, il n’est pas quelqu’un de particulièrement extraordinaire mais plutôt banal, du moins en apparence. Une grande humilité l’habite mais pénétrée de bouffées d’infini. Le mystique suit son chemin à travers les violences du monde. Il y sème quelques graines de lumière qui germeront beaucoup plus tard, souvent après sa mort. Il est poussé à changer son monde. Il veut être ou réaliser pleinement son humanité. Ainsi le pasteur Luther King nous fait part de sa naissance à une profonde humanité. Vigueur et faiblesse des mystiques ! Sur le point d’abandonner, ils sont emportés par une force mystérieuse.
Pour une partie de l’école psychiatrique ou psychanalytique il est difficile de distinguer le mystique d’une personne risquant d’avoir des pulsions névrotiques. L’ analyse s’appuie pour l’essentiel sur les phénomènes anormaux qui accompagnent parfois l’état mystique : voler dans les airs, saigner comme le Christ par exemple. Dans sa correspondance avec Freud, vers 1920, l’écrivain Romain Rolland avançait le terme de sentiment ou d’état océanique de déperdition du moi que vivraient les mystiques.
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Ce que sont les mystiques
Un état leur est commun. Le terme a été inventé par Carl Jung dans les années 1930 : celui de transpersonnel (cf psychologie transpersonnelle) Il est le plus petit dénominateur commun des mystiques. Il est un et multiple. Des constantes reviennent : vécu de lumière, transcendance de l’espace-temps, soudaineté, unité du moi et de l’univers, joie , ineffabilité, perception de la présence de Dieu et de l’inexistence du moi.
- Un ancrage dans la parole biblique et évangélique : Pour un Jean de la Croix, ce sera le Cantique des Cantiques ou la montée au Carmel du prophète Elie ; pour un autre , ce sera une simple injonction évangélique à ses futurs apôtres : » Venez à ma suite et je vous ferez pêcheurs d’hommes. » (Mt 4,19)
Un des chemins que prennent certains mystiques chrétiens contemporains est de revenir à la source juive en se laissant porter par la symbolique des lettres propre à cette tradition. La langue hébraïque a cette particularité d’avoir un alphabet dont les lettres sont associées à des chiffres. Plus largement, le Christ est un rabbi, un maître spirituel juif. Le vieux clivage juif/chrétien serait-il en train de s’estomper ?
2. L’abandon de l’expérience
La voie mystique n’est pas une connaissance mais une expérience proposée à tous, lettrés ou illettrés. Peu leur importe la somme de savoir accumulé. Thérèse de Lisieux parlait de la « petite voie » pleine de banalités de sa vie transmutée par l’amour. Une autre mystique contemporaine, la française Marie Rouget connue en poésie sous le nom de Marie Noël ( 1883-1967) décrivait sa vie prosaïque, effacée, très ordinaire. Sur un certain plan elle n’est plus, seul subsiste le Tout.
4. Une empathie universelle
L’oreille interne s’ouvre. Elle est compassion et prise en compte de l’autre, quelque soit sa forme : homme ou femme, animal monts et montagnes, soleil et lune. François d’Assise ( 1181-1226) a traduit cette universelle sympathie dans l’un de ses plus célèbres poèmes où il part de la source originelle.
« Loué sois tu mon Seigneur avec toutes les créatures « …
François d’Assise fut à l’origine d’un des plus grands changements de l’Eglise catholique romaine durant près de deux siècles et celle-ci se réforme de tout au tout. Par la suite, les pesanteurs historiques réapparurent. François, lui le retiré, le détaché, l’éternel décalé, aura une grande influence sur le monde de son époque.
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5. L’absence ou le préalable de la Présence
Ce titre contradictoire porte en lui l’une des oppositions comportementales commune à la totalité des mystiques. Des étapes de doute parfois effrayant : le sujet sombre dans des douleurs intenses avec des pointes dépressives. Il se croit « damné ». Pas un seul mystique n’a échappé à cette épreuve. Puis soudainement ou pas, il entraperçoit une Présence qui auparavant le fuyait. Une invincible certitude apparaît, celle d’être parvenu au vrai monde. De ce tourment naîtra une sérénité, une paix sans pareille, qu’il répandra autour de lui.
Les mystiques chrétiens restent aussi des hommes et des femmes modestes et humbles. La nuit est partie prenante de leur itinéraire, comme l’a magnifiquement versifié Jean de la Croix :
Dans une nuit obscure ,
Anxieuse en flamme d’amour,
Oh, l’heureuse aventure !
…
Cette nuit de doute fut aussi celle de Dietrich Bonhoeffer ( 1906-1945) qui s’opposa dès 1933 à l’infamie nazie alors que l’ Eglise réformée collaborait au régime. Elle avait en effet exclu de ses pasteurs ceux qui étaient d’origine juive.
Sur ordre d’Hitler il fut pendu , nu pour mieux l’humilier, le 9 avril 1945 dans le camp de concentration de Flossenbürg .
6. L’écho du silence
Désordres intérieurs et extérieurs sont les premiers bagages à poser sur le bord de la route. L’horizon qui se dégage a alors un nom : le silence, point focal où se retrouvent les mystiques de toutes les traditions.
7. le don de prophétie
Dans sa compréhension moderne, le mot de « prophète » a pris un sens voisin de la dérision. Les textes de la Bible nous recentrent. Le prophète, le nabi ( cf Nevi’ Im), est un inspiré que le souffle divin pousse et force contre son gré à dévoiler les errements de ses contemporains. C’est un éveilleur au royaume et rien d’autre. Il ne dévoile pas, il nous montre seulement ce que nous cachons et ne voulons pas voir. Le Pasteur Bonheffer savait que le nazisme était une gangrène.
Il y en eut bien d’autres comme lui depuis l’antiquité, à commencer par le prophète Jérémie probablement assassiné. La liste remplirait ce livre. Chaque mystique l’a verbalisé à sa façon. Tous ont dit et vécu l’identique réalité d’un monde qui ne vient pas car il est déjà là. Reste à nous tous à les entendre.
La tâche est immensément difficile . Elle implique un renoncement à notre « prêt à croire ». Il suffit d ‘ accepter de partir vers l’inconnu et d’abandonner notre sécurité artificielle qui de toute façon disparaîtra un jour. Nus nous sommes nés et nus nous mourrons.
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8. Jusqu’à la mort
S’il y a une spécificité mystique, elle est là, dès les premiers jours. Cette voie mystique dont les maîtres mots étaient amour et paix fut immédiatement noyée dans le sang. Etienne, le premier diacre – ou serviteur en grec- était lapidé par une foule fanatisée. Puis les massacres continuèrent sans jamais vraiment cesser. Le « martyr » ou témoin, résume le christianisme. Ce n’est pas la source d’un dolorisme particulier mais la conséquence d’une foi assumée. Notre part d’ombre suscite la violence et les personnes ordinaires assurant vivre une autre dimension provoquent une marée violente. Sait-on que près de 100 000 prêtres et laïcs furent exécutés par le pouvoir soviétique entre 1920 et 1925 ? Pensons aussi à Monseigneur Romero assassiné dans la Basilique du Sacré-Cœur de San Salvador, Bonhoeffer pendu par les nazis, Thomas More décapité au XVI ième siècle en Angleterre par Henri VIII.
9. Solitude
Dès les premières années du christianisme, la solitude a été admise comme une nécessité absolue pour l’entrée dans le Royaume. La bienheureuse solitude évoquée par la Bible est plutôt une solitude intérieure, accompagnée de silence pour mieux entendre l’inaudible ou la subtile présence de l’Autre.
Henri le Saux (1910-1973), moine bénédictin pénétré par la Sagesse de l’hindouisme a été l’un des plus profonds mystiques à parler de la solitude, porte d’entrée du divin en nous.
10. Le moine intérieur
Une grand révolution est en cours. L’appel monastique n’est plus l’apanage des monastères ou des lieux retirés. Les moines en Occident ou Orient, pour la plupart se regroupent en communautés obéissant à des règles variées. L’obéissance au Supérieur est la pierre d’angle de leur vie. Le silence est la norme. Demeure une particularité soulignée par l’auteur sur la base de ses nombreux séjours dans ces lieux : le pardon y est plus facile qu’ailleurs. « Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. » (Jn 15,12)
Mais l’essentiel n’est pas là. Il y a un vrai défi adressé à notre monde laïcisé. Le témoignage monastique, celui du moine intérieur , part à travers le monde pour nous inciter à le rejoindre non pas dans sa forme mais dans son fond.
11. L’homme réunifié
Nous connaissons tous l’appel du Un, légué par les sages d’Israël, le chema Israël . N’oublions pas que l’homme , d’après le livre de la Genèse, est le miroir ou l’image de Dieu. Cet homme n’était ni un homme ni une femme. Adam ne devient deux qu’après avoir été plongé dans le sommeil, d’un de ses côtés -et non de sa côte- jailli la femme.
Cette unité a longuement été méditée par les mystiques chrétiens. Le problème pour eux est que nous sommes divisés par des centaines de contradictions internes projetées sur le plan extérieur. Cette part d’ombre est le fameux Satan ou Diable. Etymologiquement le Diable c’est le « diviseur »… du Un.
L’unité de soi, celle du monde et de l’univers est l’une des clés d’entrée dans la sphère mystique. Dans leur langage ils revivent le corps du Christ cosmique, le non -deux.
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12. Le mystique ou la fin des étiquettes
Le mot de religion a pris plutôt un contresens à savoir un corps doctrinal ou théologique assorti de codes moraux et de rites divers.
Dans cette optique, le mystique n’est pas un religieux du tout. Il ne croit ni aux formes, ni aux institutions, ni aux catéchismes des affiliations ecclésiastiques. Son coeur/Univers embrasse tous les hommes et les femmes dans une étreinte d’amour. A l’exemple du Christ, leur maître, ils n’auraient aucun mérite à aimer leurs amis. La parole de vie qui les anime est d’aimer sans condition, leurs ennemis en premier.
L’un des plus grands inspirés d’Israël, le prophète Isaïe tient des propos identiques trois mille ans plus tôt.
Dans les trous formés par les lettres des paroles divines, la tradition juive nous enseigne que passait le Verbe lumière.
Le refus de l’étiquetage est l’un des plus grands et plus actuels défis lancés par les mystiques.
La transversalité mystique
Le mystique est le témoin de l’absolu. L’appel du mystique est une invitation au silence solitude. La divinisation de l’homme est l’axe de la vie mystique. Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. La voie est ouverte à tous…
6. Le royaume
Le terme de « Royaume » revient souvent dans les Evangiles dont il constelle les versets comme une étoile fixe. Le Christ insiste en permanence sur ce symbole pour expliquer ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, comment y accéder, comment y vivre surtout. Il ne faut pas oublier qu’au moment où ces propos furent tenus vers 30 après la naissance de Jésus, l’empire romain dominait et le sens du mot Royaume était alors exclusivement temporel.
Pour des dizaines de générations juives depuis l’an 600 avant le Christ ce terme se comprenait d’une façon un peu différente. Il s’agissait pour eux d’une espérance nationale d’un royaume on ne peut plus temporel. Il était attendu par des juifs humiliés ayant perdu leur liberté politique, déportés par les Perses, puis occupés par des rois gréco-juifs impies à leurs yeux. Ils « étaient alors soumis à la puissance romaine.
Ils attendaient, contre toute espérance vu leur impuissance militaire, un royaume bien concret libéré d’une Rome détestée par l’envoyé de Dieu, le Messie. Israël restauré deviendrait la capitale des nations.
Une secte juive de la même époque, les Esséniens, séparée du Temple de Jérusalem, et qui s’était installée dans les déserts les plus hostiles, ajoutait à ce climat de peur collective. Pour cette secte juive, ancêtre du monachisme chrétien , l’arrivée du Messie serait précédée d’épouvantables malheurs qui accompagnerait la libération du peuple juif.
Les autres sociétés antiques non juives étaient encore plus décalées par rapport aux propos évangéliques,. soit la cité grecque à la démocratie naissante, s’opposait aux peuples « barbares », .soit la cité romaine globalisée et à sa façon déjà mondialisée avec son immense Empire qui s’étendait de la Grande Bretagne aux frontières de la Perse.
Ces deux cités possédaient un clergé fonctionnalisé, respectant des rituels précis et symbolisant l’ordre civil régnant dans l’Etat. L’Empereur romain était le grand pontife garant de la marche du monde. Ceci explique l’accusation d’impiété et d’athéisme dont les premiers chrétiens furent l’objet car ils ne reconnaissaient pas le culte de la cité. Durant près de trois siècles, la terreur se déchaîna avec des piques d’atrocité au cours du troisième siècle. La fusion du christianisme avec l’Empire agonisant ( en 312 sous Constantin) faussa la scène spirituelle. L’empire chrétien se mit en place. Nous avions alors tous les ingrédients d’un royaume de ce monde : un empereur chrétien, un clergé, des évêques, un système théocratique dont le maître mot n’était plus l’Evangile mais le gestion d’un pouvoir à deux têtes, le Pape et l’Empereur.
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7. Visages du Royaume
Ces mystiques évoluent de façon tout à fait naturelle dans un espace-temps bien spécifique se rattachant à des cultures changeantes mais avec un sceau unique, la personne du Christ.
L’arborescence des Orients chrétiens
Les Orients chrétiens sont aussi complexes que multiples, souvent regroupés en Orient « byzantin ».
La lumière transfigurante
Elle ruisselle en myriade de reflets dans l’imaginaire et la mystique orthodoxe. Les saints des Orients chrétiens évoquent une « lumière incrée » Ils sont très nombreux à l’avoir expérimentée. Elle n’a rien à voir avec la lumière physique. Elle n’appartient pas à l’ordre du sensible mais du subtil, à un partage des énergies divines. Elle irradie les coeurs, les visages, les regards dans une ouverture à d’autres réalités invisibles. La première figure allégorique ou symbolique est celle de Moïse. la chaîne ne s’interrompt pas, le russe Séraphim de Sarov au XIX ième est l’un de ces transfigurés.
Ces mystiques sont devenus des icônes, c’est à dire miroir d’une lumière immatérielle qui transfigure leur corporalité. Le moine grec Porphyre mort il y a une vingtaine d’années le suggère.
Sérénité et folie mystique dans les Orients
Ces deux mots sont accouplés dans une logique contradictoire et paradoxale. Le terme de sérénité est proposé car il correspond à la vérité de ces saints laïques, prêtres ou moines orthodoxes délivrés de leurs tourments.
Tout à côté d’eux se tient l’étrange cohorte des « fols en Christ« . Excentriques, marginaux, provocateurs, proches de la folie aux yeux des gens ordinaires, ils ou elles vagabondent sur les sentiers les plus étranges de l’Orient chrétien. Ils sont porteurs de pouvoirs étranges : clairvoyance, don de guérison et prophétie. Ils sont perdus en Christ. Deux films russes récents les évoques : L’île et Csar de Pavel Longuine
Compassion et don des larmes
Ce don des larmes a été reçu par la plupart des saints de l’Orient chrétien. Il est lié à une compassion profonde pour tous êtres de la création. Un texte relatant cette expérience nous est légué par Saint Isaac le Syrien.
Le don des larmes comme tous les autres dons mystiques, n’a pas d’âge. Aujourd’hui, nous disent ces mystiques, est toujours un beau jour. Trois visages, entre bien d’autres, illustrent cette trajectoire : Porphyre le Grec, Séraphim de Sarov le Russe et Mathieu le Pauvre , l’Egyptien.
2. Trois figures contemporaines
La voie contemplative et mystique n’est pas l’apanage de lointains ancêtres.
Porphyre, le moine grec illettré
Il est notre contemporain ( 1906-1991). Ces propos ont été enregistrés par ses auditeurs. ( cf Vie et paroles de l’ancien Porphyre )
Dans cette intériorité retrouvée l’homme animé par l’Esprit accède à d’autres réalités, un univers élargi où ne comptent plus l’espace et le temps.
Séraphin de Sarov , le russe des forêts
Le but de la vie chrétienne n’est pas un légalisme quelconque ou le respect d’une morale codifiée. La cible est sa propre transformation en énergie lumineuse de l’Esprit, comme Jésus se transfigura lui-même devant ses disciples.
Mathieu le pauvre, l’égyptien, ou le « christ cosmique »
L’Egypte est, avec le Liban, l’un des rares pays arabes à avoir gardé une forte communauté chrétienne. Depuis l’aube du christianisme, l’appel du désert a eu surtout lieu en Egypte. L’invasion arabe du VIII ième siècle a vidé peu à peu les monastères chrétiens de leurs occupants. Matta El Maskine a été le premier universitaire parti en 1948 dans le désert. A partir de 1969 il relève le monastère Saint Macaire qui compte de nos jours une centaine de moines. Comme tous les mystiques, il n’étale pas ses connaissances livresques. Il nous dit que chaque chrétien se forge une idée théologique en s’y enfermant pour mieux se protéger. Dans cette expérience, l’homme, miroir de Dieu, s’élargit aux dimensions de l’univers. Pour Matta El Maskine, l’homme nouveau ne peut-être que tout, il ne peut être que un.
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Les Occidentaux mystiques ou la nuit créatrice
Il nous faut évoquer cette longue chaîne qui part du Christ lui-même.
1 les dominantes du mysticisme occidental
Dès le départ – avec le Cantique des cantiques -ce joyau d’érotisme, il y a une recherche avec le Tout Autre, le Bien Aimé qui frappait à la porte et se dérobait. A travers dix mille péripéties, les retrouvailles, les noces se célébraient dans le creux de rochers cachés ou sur des sommets plantés d’aromates. Que de chutes et de désespoir dans cet itinéraire qui durait une seconde ou une vie ! D’ où l’importance du passage par la nuit, l’obscur, la pénombre, où l’âme débordante d’amour fuit à la recherche de l’objet de son désir.
Cette dimension nocturne propre à l’Occident est aux antipodes des transfigurations lumineuses, de ces ruissellements d’or céleste des icônes byzantines. Le mystique occidental passe par des nuits successives, de morts-renaissances où il se perd pour mieux se retrouver. Un autre marquage culturel les différencie, celui de la souffrance et du dolorisme, pouvant confiner à la pathologie. Le phénomène de la stigmatisation – saignements soudains aux mains et aux pieds- rappelle les plaies du Christ- est uniquement catholique. Quand la souffrance n’est pas pathologique, il y a une transmutation de cette souffrance, il la laissera de côté et l’abandonnera pour passer à autre chose. Il trouvera secours dans la poésie d’une nature où tout rappelle la beauté et la bonté du créateur. Le mystique occidental sera alors poète.
2. Quelques chaînages dans les lignages du mystique occidental
Hildegarde de Bingen (1098-1179) est l’une des plus grandes visionnaire et mystique de la chrétienté. Peintre, musicienne, herboriste, thérapeute, abbesse, conseillère de papes, sa vie est tumultueuse. Elle mourut excommuniée pour avoir accueilli dans les murs de son monastère un jeune révolutionnaire !
La figure de Maître Eckart (1260-1328) brille désormais après un long oubli. Le personnage est d’importance, dominicain et prêcheur renommé, grand théologien de surcroît, il poussa en Occident la mystique du sans forme. Il est l’un de ceux qui ont le plus développé l’intuition du Christ cosmique, élargi à l’ensemble de la création. Il affirmait que chaque créature est une parole de Dieu. Ce Verbe-grain s’implantait dans l’homme.
Il n’est pas étonnant qu’il fût condamné par les papes de l’époque, au curieux motif qu’il voulait trop en savoir. Il échappa au bûcher et déclaré hérétique mais seulement dans le diocèse de Cologne !
Notre propos est justement d’avancer l’actualité du témoignage des mystiques. Leur mémoire irrigue notre inconscient. Mais la plupart ont disparu de nos mémoires conscientes.
Et pourtant ils sont bien là ! Ils sont parfois célèbres comme la radieuse Soeur Emmanuelle ou Mère Théréza ou encore l’abbé Pierre qui se retirait plusieurs mois chaque année dans le désert.
3. Trois visages contemporains de la mystique catholique
(Nous avons retenu) trois trajectoires modernes : Marie Noël l’une de nos plus grande poétesse contemporaine, Teilhard de Chardin, le philosophe et scientifique et le Père Henri le Saux, passeur entre deux rives, l’Orient et l’Occident.
Ils illustrent que l’aventure de l’extrême n’est pas un exploit réservé à un lointain passé.
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4. L’esprit du protestantisme ou la mystique de la justice
Il est souvent admis que le protestantisme s’accommode mal de la mystique. La remarque est partiellement vraie si on le comprend dans un sens très restrictif. Il est néanmoins intéressant de souligner que Maître Eckart était dans la droite ligne de la mystique médiévale. Son livre préféré était l’anonyme de Francfort, un des sommets de la mystique chrétienne.
Il y a une vraie mystique de la justice dans la tradition protestante : la résistance aux situations injustes. Les zones à domination huguenote de France furent les lieux où furent cachés le plus de résistants, juifs et tsiganes, ainsi le village de Dieulefit dans la Drôme sauva des camps de la mort 2000 juifs entre 1941 et 1944.
Martin Luther King, assassiné pour la justice
Martin Luther King ((1929-1968) pasteur américain baptiste préconisant le baptême à l’âge adulte ou deuxième baptême- animait une « paroisse noire » dans le langage des années 1950. Au nom de l’Evangile il a lancé la lutte contre la discrimination. Comme chez tous les mystiques, l’amour était la seule force qui comptait pour lui.
La lecture de son livre « la force d’aimer « est un éblouissement car s’y retrouve les thèmes mystiques : la dimension cosmique du Christ, l’éveil à sa présence, le désarmement intérieur qui pacifie l’extérieur, la fraternité d’amour dans un Christ où n’existe ni nord ni sud ni est ni ouest ?
Les mystiques sont les plus grands réalistes. Martin Luther King passe sa vie à organiser des manifestations contre la ségrégation tout en faisant en sorte que blancs et noirs se pardonnent mutuellement. « I have a dream... ». Un jour de 1968 il reçu une balle en pleine gorge. L’image de Gandhi nous vient bien sur à l’esprit. C’était d’ailleurs un de ses repères, Gandhi mourant lui aussi sous le feu d’un fanatique.
Dietrich Bonhoeffer, pendu pour le Royaume
Bonhoeffer ( 1906- 1945) mourut très jeune à moins de 40 ans. La barbarie du système nazi l’amène à une résistance active. Il participe indirectement au complot qui faillit réussir en juillet 1944. Pour lui, comme pour Teilhard de Chardin, l’humanité était en passe de devenir majeure en abandonnant le Dieu des théologiens : « Dieu est au centre de nos vies tout en étant au-delà ». Il nous annonce la fin des religions instituées dans ce qu’elles ont de trop humain.
5. Ceux du dehors-dedans
Bons nombre d’hommes ou de femmes ne se reconnaissent dans aucune des Eglises historiques mais ils sont pénétrés par la parole de l’Evangile. Deux figures contemporaines sont proches de cette mouvance : Simone Weil et Etty Hillesum.
Simone Weil est un concentré de déchirements contradictoires. Juive de culture, elle s’ouvrira à d’autres perspectives spirituelles sans pour autant demander le baptême chrétien. Elle tiendra à rester en dehors des Eglises mais elle connut des moments extatiques propres à tous les mystiques. Simone Weil avait mis Dieu au centre de sa vie, pas un Dieu catholique, encore moins orthodoxe ou protestant ! Elle nous invite à dé-créer Dieu et nous déconstruire nous-mêmes.
Etty Hillesum ou une vie bouleversée
Etty Hillesum née en 1914 en Hollande est morte à Auschwitz en 1943. Juive d’origine mais absoluerment pas pratiquante. Un grand amour ensoleilla sa vie et cet amant de coeur est Julius Spier ( 1887-1942) lui aussi juif mais de sensibilité chrétienne, influencé par Carl Jung.
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La ronde des mystiques
Un mot unique les rassemble : le Oui à l’instant, au présent, ce « Oui » de la Vierge à l’archange Gabriel. Une ronde se noue autour de ce point source comme nous le dit Saint Jean de la Croix :
Je sais la source qui jaillit et fuit
malgré la nuit.
…
Ne sait son origine, car n’en a point,
mais je sais que d’elle toute origine vient,
Le Dieu des mystiques
Ce Dieu qui est tout et son contraire, attire comme un aimant les amoureux du grand large . A dire vrai, personne n’en revient car ils ont approché une terre sacrée. Ils ont ôté leurs sandales pour approcher, pieds nus, le Buisson Ardent.
Ecoutons l’étonnante expérience de l’écrivain français André Frossard :
C’est un cristal indestructible, d’une transparence infinie,
d’une luminosité presque insoutenable[…] Il est la réalité, il est la vérité […] Il y a un ordre dans l’univers, et à son sommet, par-delà ce voile de brume resplendissante, l’évidence de Dieu, l’évidence faite présence et l’évidence faite personne, de celui-là que j’aurais nié un instant auparavant.
Là est l’enclos sans clôture de nos mystiques. Mais que deviennent nos Eglises aux formes si rassurantes pour le commun des mortels ? Sont-elles les portes du Royaume ou des étouffoirs ?
8. L’assemblée du royaume
Une vague angoisse nous traverse, comme celle qui étreignait Paul Valéry quand il faisait part de ses craintes sur la fin possible de la société occidentale et sa disparition programmée. S’entrevoit aussi un recours paradoxal des mystiques que l’on croyait disparus. Leur témoignage sur le nécessaire retour à l’essentiel est un signal des temps.
Les Eglises, lieux théoriques de la spiritualité, sont clairsemées, avec une chute drastique de fréquentation. Et où situer les mystiques ? Dehors, dedans, ailleurs.
Les Eglises historiques et la tentation du temps
Ce corps vieillissant est atteint d’un mal primordial, entre bien d’autres maux, celui de la tentation continuelle d’intervenir dans la temporalité, dans les domaines de la morale et de la gestion politique. Constantin le Grand accorda une reconnaissance officielle à l’Eglise chrétienne. La spirale était lancée : interdiction des cultes païens, création d’une institution hiérarchisée (archevêchés, évêchés, paroisses) qui esquisse une cartographie administrative superposée et adossée à la puissance publique dans une légitimation croisée.
La tentation théologique
Bien entendu, aucune spiritualité ne peut échapper à son contexte historique et le christianisme est apparu à la fin du monde antique à la rencontre des cultures juives et helléniques.
Les remarques de Maître Eckhart sur les discours vains des théologiens parcourent ses homélies. madame Guyon, quelques siècles plus tard parle de « babil ». Elle évoque ces grands et doctes raisonneurs qui après dix ou vingt ans de cet exercice seront toujours les mêmes.
Or, la théologie est obligatoire dans la formation des personnes s’orientant vers le service liturgique des Eglises. La théologie a sa place mais pas toute la place car encore une fois nous le rappellent les versets des Evangiles : « Nul ne connaît Dieu « .
Un peu partout actuellement se fondent des communautés monastiques , para monastique ou purement laïques. Les mentalités issues du passé s’estompent. D’autres les remplacent. La mutation est radicale.
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Déconstruire les peurs du passé et les peurs ancestrales
Dans l’inconscient collectif des chrétiens des siècles passés, vibrait une angoisse native : la chute irrémédiable du jardin d’Eden. Le problème a été légué par Saint Augustin, un des Pères de l’Eglise du IV ième siècle. Augustin évoqua le premier la « préscience » une « prédestination à être sauvé ou damné ». Des sommes théologiques sans nombre aboutissent à une Réforme en 1517 puis une Contre-réforme, une dizaine d’années plus tard. Mais le luthéranisme et le calvinisme sont devenus à leur tour en très peu d’années des orthodoxies normées et institutionnelles.
La tentation identitaire ou communautaire
Les Eglises orthodoxes, disloquées par l’histoire, ont développé une conscience identitaire exacerbée, conduisant à une symbiose avec leur territoire de vie et des problématiques de « terre orthodoxe ».
Quelle Eglise ?
Le terme « Eglise » a pris presque dès le départ un sens juridique et l’organisme vivant, l’assemblée, s’est transformée en organisation pyramidale.
- Le Christ est-il le fondateur du christianisme ?
Dès le départ se pose la question de l’auteur réel de la fondation de ces Eglises. L’argument très orienté est axé sur des Eglises bâties sur une pierre d’angle reposant sur l’apôtre Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise » ( Matthieu 1 6, 15-18). La déformation historique trouve là sa source car le Christ se réfère à une parole de vie : » Qui suis-je ? » à laquelle Pierre répond : Tu es le Christ le fils du Dieu vivant ». Les exégètes romains ont construit sur ces paroles une structuration temporelle et codifiée dont l’aboutissement sera la proclamation de l‘infaillibilité pontificale lors du premier concile de Vatican en 1871.
Mais le Christ n’a créé qu’une communion de disciples et non une organisation humaine, fidèle reflet des formes agonisantes de l’Empire romain. Qui pouvait croire en 50 que s’établirait une administration temporelle dotée d’un « Evêque » qui plus est situé à Rome ? les Eglises protestantes et orthodoxes ont toujours nié cette interprétation légaliste, anachronique et surtout contestable des versets en question.
Plus largement, le Christ n’est pas le fondateur du christianisme dont le nom apparaîtra au milieu du siècle à Antioche. Les Eglises labellisées sont devenues des sortes de prêt à croire dans un espace social reconnu.
le Conseil Oecuménique des Eglises est à ce jour la seule plate forme des différentes obédiences des Eglises ( hors Eglise catholique) basé sur des accords dogmatiques et théologiques.
2. Les mouvements contemporains évangéliques, quelle réponse ?
Le phénomène massif de l’évangélisation d’origine nord américaine ne surprend pas vraiment. Elle maîtrise les technologies médiatiques et les télévangélistes nord-américain manient le verbe avec brio. En France, en peu d’année, deux mille lieux de culte évangélique se sont ouverts. En Amérique latine autrefois massivement catholique, près de la moitié de la population appartient à cette mouvance. Leur expansion est un signe des temps. les évangélistes sont là pour nous dire qu’un retour à l’Evangile est primordial.
3. Le nécessaire retour à l’Evangile
Les textes des Evangiles de Jean et de Luc nous rappellent des évidences : »Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu « . (Jn 18,36) et « Voici que le royaume de Dieu est au milieu de vous » (Lc 17,21)
Confrontons les au christianisme institué et à une morale invasive et puritaine qui contribue encore à remplir les cabinets de nos modernes psychiatres. Le verset de l’Evangile : « Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs » ( Mt 5,44) est là pour nous rappeler notre seule attitude de vie possible.
Cette histoire avait bien commencé, comme nous le rappelle l’historien des religions Mircea Eliade : « la société chrétienne n’avait pas d’égal : la communauté prenait en charge les veuves, les orphelins, les vieillards et rachetait les prisonniers et pirates… Très probablement aucune autre société n’a connu – ni avant, ni après – l’équivalent de cette égalité, de cette charité, de cet amour fraternel…
Il y a donc une « subversion du christianisme » en même temps qu’une confiscation de la « Personne Christ » par des superstructures ecclésiastiques comme le rappelle avec pertinence Jacques Ellul. La parole primordiale est pervertie, inversée, renversée, au profit d’une logique d’administration temporelle.
Mais en écho paradoxal, il y a le miracle chrétien d’avoir engendré des hommes et des femmes de lumière, dans toutes les arborescences de l’arbre chrétien. L’une des clés de 16 siècles de chrétienté se trouve dans l’opposition constante, affirmée ou cachée, entre les mystiques périphériques mais au coeur de l’Esprit et une organisation ecclésiastique fascinée et inquiète par ces personnages « étranges ». Certains de ces mystiques étaient intégrés ou tout simplement prudents prenant des assurances d’orthodoxie comme Saint Jean de la Croix. D’autres mystiques ont par contre été désintégrés physiquement comme Marguerite Porète brûlée vive en 1382 pour s’être opposée à la pensée dominante des clercs de son époque.
Ces vicissitudes historiques ont largement meurtri le message premier de l’Annonce évangélique. Au Moyen-âge encore, le terme d’Ecclesia était toujours une union-communion de personnes. Par glissements successifs, elle s’est adossée à la puissance temporelle. Dès lors le mystique représentait un danger potentiel. La logique d’exclusion a inexorablement joué au cours du temps.
Disparition/Renaissance, Mort/Résurrection, ces mots clés symbolisent le parcours du futur christianisme. La mort de ce juif pieux, Jésus de Nazareth, contient en germe les éléments d’une tragédie primordiale. Une extrême violence qui voua un juste à l’anéantissement physique d’où germera le christianisme quelques mois plus tard. D’autres crises et cataclysmes n’ont cessé d’agiter le corps historique du christianisme. Une perception décalée reviendrait à voir dans ces écroulements la fin d’un monde annonçant d’autres horizons colorés du souffle de l’Esprit.
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4. Les enjeux actuels du christianisme ou le réveil du Christ intérieur
Un défi est lancé de nos jours au christianisme historique : où conserver les conformismes identitaires anciens ou sauter dans l’inconnu des possibles déjà contenus dans la parole évangélique : Eglise-communion ou Eglise -répression ?
Les anciens nabis sont-ils de retour ? l’avenir nous le dira mais des éveilleurs contemporains comme Henri le Saux, Matta El Maskine et tant d’autres sont bien présents dans nos esprits.
Il serait réducteur de voir que les vallées ou précipices de ces Eglises sans en regarder aussi les pics vertigineux de sainteté. Le Pape Célestin V a été extirpé de son ermitage en 1294 alors qu’il était âgé de plus de 80 ans. Accablé par l’écart entre le propos évangélique et ce qu’il vivait il se vit obligé d’abdiquer cinq mois plus tard.
Aucune des contraintes temporelles ou pesanteurs culturelles de ce type n’existait dans les années 35-40 de l’ère chrétienne quand un pharisien du nom de Saül qui marchait sur le chemin de Damas, empli de colère et de violence, allait persécuter les adeptes de « la Voie » – appelés chrétiens par la suite-. C’est là, sur ce chemin, qu’il rencontra une lumière transfigurante.
De ce bouleversement allait naître une longue cohorte de saints et de mystiques, sommets de cette foi mais qui eurent des relations difficiles avec les superstructures ecclésiales. L’histoire commence à Jérusalem un jour de Pentecôte et se continue sur le chemin de Damas.
L’explosion de l’Esprit préfigure un long chemin fait de cimes et d’abîmes ou les tendances les plus contraires s’affrontèrent, se mêlèrent et d’abord la figure du moine et du chevalier, ces deux emblèmes opposés mais aussi complémentaires d’un même christianisme. Une autre figure complète ce couple c’est celle du clerc.
Nombreuses sont les graines semées qui germent. La réconciliation avec la parenté hébraïque, le retour de l’imaginaire symbolique créateur, l’entrée dans la psychologie des profondeurs et dans l’espace de la rencontre avec d’autres lignages spirituels sans fusion ni confusion sont des signaux forts et récents d’un renouveau du christianisme. Le Christ intérieur, au coeur du Soi profond réapparaît en maître de vie dans le souffle immémorial de l’inspir/expir de la mystique orthodoxe, porte intérieure de la sérénité. Les moines ne sont plus au désert mais dans le vide des cités et des villes en proie au mal être d’un monde épuisant peu à peu la vitalité humaine.
La désacralisation ambiante, la mort apparente du divin, le refus existentiel de l’incarnation se traduit par une mutilation et une amputation de l’homme dans ses constituants fondamentaux, à savoir sa dimension religieuse innée. Dieu naît en l’homme pour que l’homme naisse en Dieu. La négation de cette nativité primordiale alimente l’amnésie collective de l’homme sur ses propres sources et ressources vitales.
8. Mystiques et Eglises
Dès le départ, deux courants ont coexisté. Une Eglise intérieure a toujours été là sous des noms divers. Il lui arrivait d’être en relation avec des courants mystiques parfois opposés au pouvoir clérical mais parfois aussi d’en être proche. Ce fut le cas du Pape Sylvestre II de l’an mille : Gerbert d’Aurillac, alchimiste et et astrologue d’une grande érudition.
Les relations entre mystiques et Eglises ont toujours été problématiques, malgré les discours convenus des autorités. Durant quatorze siècles, les structures religieuses sont ambivalentes, sourcilleuses, et inquisitoriales mais récupérant les mystiques s’ils n’étaient pas dangereux et les mettant sur le devant de la scène et les canonisant. Quand l’état s’en mêle les contradictions s’amplifient. Le grand courant rhéno-flamand issu de maître Eckart remonte pratiquement au début de l’ère chrétienne avec une source bien connue : Denys l’Aréopagite autour du V ième siècle.
Tout recommença au XVIièmeet XVIII ième , apogée puis crépuscule des mystiques, car cette fois, l’Eglise et l’Etat unirent leurs forces pour les éradiquer. Le prêtre espagnol Molinos ( 1628-1696) qui fut à l’origine du courant quiétiste mourut dans les prisons de l’Inquisition.
En France Jeanne de Guyon (1648-1717)et Fénelon ( 1651-1715) furent condamnés pour quiétisme. le quiétisme est une doctrine mystique qui considère que la perfection chrétienne consiste en une quiétude passive de l’âme, confiante dans l’amour de Dieu. La mort de Jeanne de Guyon en 1717 marque la fin de la grande époque des mystiques. Un rétrécissement se produisit, une moralisation/normalisation avec la diffusion d’une piété puritaine bardée d’interdits. Après ce crépuscule une longue nuit commença et nous voyons seulement aujourd’hui les premiers rayons de l’aurore avec le renouveau mystique contemporain.
Il n’est pas toujours facile de tracer une frontière entre les expériences extatiques des mystiques et les dérives d’ordre psychiatrique.
Et si les mystiques avaient raison ? S’ils étaient encore là pour nous rappeler que l’existence humaine ne se ramène pas seulement à de la consommation horizontale ? Et s’ils étaient là pour nous montrer un autre chemin ?
L’indifférence des mystiques aux formes instituées leur a souvent posé problème. Quelle que soit sa tradition de rattachement, un mystique n’est jamais syncrétiste, il force les portes de l’universel.
C’est ce que disait Valentin Weigel, un mystique allemand, :
Dans toutes les Eglises, dans toutes les croyances, …partout il y a de vrais chrétiens. Et peu importe qu’ils n’aient jamais entendu parler de la vie et de la mort de Jésus, peu importe qu’ils croient ou ne croient pas à tel ou tel dogme.
Dans la tradition musulmane, se trouvent des propos analogues :
Que faire ô musulmans ?
… Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident , ni de la terre ni de la mer … Ma place est d’être sans place, ma trace est d’être sans trace ;
car j’appartiens à l’âme du Bien Aimé.
Ces textes issus de deux traditions différentes évoquent une même expérience qui replace dans un Vivant universel que les chrétiens qualifieraient de Christ cosmique.
Quelle assemblée pour le Royaume ? Il nous faut annoncer le terme de déconstruction des Eglises historiques pour entamer une autre reconstruction.
L’Eglise de l’esprit annoncée par Joachim de Flore pourra alors prospérer. La décrépitude occidentale est la face grise d’une rénovation déjà en cours. La communauté de Taizé, d’origine protestante nous montre ce chemin. Chrétiens orthodoxes, catholiques romains protestants ou sans église précise se réunissent dans une communion du Christ vivant.
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6. Vers une Eglise cosmique ?
Transhistorique, cosmique, à l’image du Christ, l’Eglise réelle ne saurait se rétrécir ou se limiter à des étiquettes identitaires, défendant de pieux rituels.
Car la première chose à revivre est une pratique élargie de l’intercommunion, déjà initiée par certains patriarcats orthodoxes, notamment celui d’Antioches. S’achèveront alors ces comportements dérisoires de certaines Eglises – plus nombreuses qu’on ne le croit- où l’on demande avant de communier si l’on est bien ceci ou cela. La nouvelle Jérusalem sera reconstruite sur les sédiments et les décombres des temples détruits.
7. L’Eglise ou le miroir de l’invisible
L’intuition des Eglises d’Orient, d’une Eglise « reflet » d’une autre réalité est très ancienne mais très actuelle. La forme ecclésiale n’a de sens que si elle renvoie à un univers inconcevable en le matérialisant par la compréhension des hommes. Par exemple les liturgies byzantines sont des chorégraphies évoquant la grande cérémonie cosmique de la ronde des étoiles chantant la gloire de la création. Chaque geste liturgique baigne dans un climat symbolique pour nous permettre de rejoindre l’ultime réalité.
Toute la gestuelle des croyants ou des célébrants des liturgies chrétiennes n’a de signification que symbolique. Les longues métanies ( protestations) orthodoxes, petites ( mains touchant la terre) ou grandes (front au sol) n’ont pas d’autres explication. C’est un enroulement sur soi ( rappel de l’intériorisation) et une inclination devant le sacré miroitant derrière les formes sacramentelles.
Le signe de croix, en usage surtout chez les catholiques et les orientaux ( parfois aussi quelques protestants) est un témoignage de la centralité de l’homme entre les quatre directions : verticalité ( éternité) et horizontalité (espace/temps). L’Eglise n’existe qu’à travers des symboles. Elle est communion d’amour. Sa vocation est l’univers des univers sans limite. Le destin des mystiques est d’opérer cet appel permanent au retour à notre véritable lieu de naissance, un continent sans forme ni origine mais qui nous réunit tous.
La démarche a bien sûr des limites culturelles et historiques. Le ritualisme est toujours aux aguets quand ce n’est pas tout simplement la mentalité magique. La nécessité première de l’Eglise est là et pas ailleurs : tracer des voies, figurer des mystères. L’Eglise n’existe qu’à travers des symboles et non en logique institutionnelle. Elle est communion d’amour, unité et diversité des visages , liturgie incessante traduisant en langage humain l’incommensurable des origines. Sa vocation est le silence des univers sans limite.
8. Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom
L’Evangile de Matthieu nous dessine dès le départ la figure de la communion fraternelle appelant la présence du Christ :
« Que deux ou trois , en effet, soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d’eux. » ( Matthieu 18:20).
L’Eglise n’existe que par la communion des frères en Christ qui disent « Notre Père« . Dans cette Eglise seule prime l’Amour, la justice et la liberté et elle est là dès aujourd’hui.
9. La paternité spirituelle en question
Elle s’est beaucoup pratiquée en Orient sous le nom de paternité ou maternité, ces guides étant parfois qualifiés d’Anciens et d’Anciennes et dans l’Occident catholique plutôt sous l’appellation de direction spirituelle.
Elle avait et a toujours ses avantages mais elle est lourde de dérives. L’auteur a pu rencontrer des hommes et des femmes devenus dépendants en se mettant sous influence.
L’Evangile mettait déjà en garde contre ces pratiques abusives :
Ne vous faites pas appeler « Rabbi » car vous n’avez qu’un maître et tous vous êtes des frères. N’appelez personne votre « Père » sur la terre car vous n’en avez qu’un le Père céleste. (Mt 23,8-10)
La solitude est la porte de l’intériorité. Ce n’est qu’au coeur de ce désert que l’on perçoit celui ou celle qui n’est pas soi. En réalité, pour les mystiques authentiques, il n’existe que deux grands maîtres : le « Maître éternel » inconnaissable par nature, aussi appelé le « Père » et le « Maître intérieur », la voie d’accès de l’homme à sa propre intériorité. Le maître physique n’est qu’un frère de passage.
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10. Nous viendrons chez lui faire notre demeure
Chacun d’entre nous est la demeure de la personne divine. Ce point a été médité par des générations de mystiques chrétiens à partir d’un des versets de l’Evangile de Jean :
Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure (Jn 14,23)
Elizabeth de la Trinité (1880-1906), une des plus grandes mystiques catholiques contemporaines est morte très jeune mais ses textes sont d’une extraordinaire richesse.
O mon Dieu, Trinité que j’adore, aidez-moi à m’oublier entièrement pour m’établir en vous[…]
9. Noces
Entre deux êtres, ce qui est indissoluble c’est l’Autre […] l’Amour qui est »entre nous » et qui […] n’est pas nous. Jean-Yves Leloup, présentation des Collations de Jean Cassien -1992
Il est significatif de noter qu’à l’inverse de leurs rejetons chrétiens, les juifs dans les synagogues, temples du sacré, lisent les versets, sommet de l’érotisme allégorique et physique, du plus beau des chants, au moment le plus solennel de la liturgie.
Au centre de la Bible et psalmodié régulièrement les jours de Shabbat, le samedi, le Cantique des Cantiques nous redonne les clés de l’union des sens , des corps et des âmes.
L’improbable couple
J’ai quelquefois croisé un ou plusieurs de ces couples improbables qui n’étaient jamais d’accord sur rien sauf sur l’essentiel, le projet de vivre ensemble le mystère de la rencontre des personnes et son insondable profondeur. de crise en crise ils arrivaient à une complicité étonnante.
Mort et amour sont souvent très proches surtout dans l’étreinte amoureuse qui transporte les corps, plus encore quand plane la menace de la disparition de l’un des deux amants.
Dans le mystère du mariage fécond du féminin et masculin, une alchimie pousse les deux éléments à se conjoindre dans une mystique de la conjugalité. Pour l’offrande de l’un à l’autre, dans le souffle du grand Troisième qui les inspire , ils reprennent le parcours originel des mystiques ; le chemin du dépassement.
Le couple ou la mystique de la conjugalité
Il est souvent entendu dans les cénacles littéraires ou philosophiques que le couple serait une invention de l’Occident. Cette approche nous renvoie à des modèles d’amour passion ou d’amour courtois dérivés des cours d’amour du Moyen-âge.
Mais l’amour est aussi bien autre chose, ni une passion, ni une émotion fusionnelle, mais une mystique de la relation, une alchimie préparatoire à une bascule dans l’intériorité. Il est l’un des itinéraires vers des sommets inconnus.
Pour nous repérer dans cette mystique de conjugalité, les premières références remontent très haut peut-être aux cultes archaïques des unions sacrées dont le souvenir partiel nous est parvenu : union du ciel et de la terre où l’humus est fécondé par des pluies célestes délivrant leurs ondées nourricières.
Plus près de nous, sans doute deux mille ans avant le Christ, éclatent les sonorités du Cantique des Cantiques. Ce poème est difficilement datable, probablement d’origine égyptienne repris par les hébreux esclaves au pays d’Egypte. Ce poème sur la flamboyance de l’amour nous le dépeint comme une émanation incandescente du brasier divin. » Fuis, mon amant, ressemble pour toi à la gazelle ou au faon des cerfs, sur les monts d’aromates » (Ct 8,14)
L’amour a vaincu les ego rétrécis. Il est devenu univers. Comme nous le dit Jean de la Croix à plusieurs reprises, il n’est plus que le rien, le vide, seulement « l’honneur de Dieu. »
La tradition chrétienne, comme d’autres lignages spirituels, a gommé cette vitalité de l’Eros divinisé. De nos jours elle est de retour comme un trésor oublié. Les orientaux chrétiens, eux, ne l’ont pas mis de côté et la présence de l’amour conjugal inspiré et nourri par le Cantique des cantiques est vivante dans leur liturgie et leur comportement.
Le message immémorial de l’Orient chrétien est aux antipodes des positions moralistes répandues en Europe occidentale. Pour l’Orient la chair est sacrée, la rencontre des sexes est divine car Dieu s’est incarné dans la personne Christ. Nous sommes très loin de l’amour jetable au moindre accroc du quotidien. Le mariage est un sacrement, un « esprit sacré » un serment d’engagement radical. Beaucoup le trahiront, se relèveront pour aller jusqu’au bout, jusqu’à la porte de soi.
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La mystique de l’érotique
L’Orient chrétien ou non chrétien a gardé comme un précieux héritage la richesse de la rencontre des corps et des sens. L’Occident a passé des siècles à se poser des questions qui n’en sont pas. Le couple est un mystère ternaire où se conjoignent un homme et une femme habités par l’infini.
Les frontières entre les orients, chrétiens ou non chrétiens, sont d’ailleurs poreuses. Comment ne pas rapprocher la maîtrise des cycles respiratoires pratiqués par les mystiques chrétiens orientaux de celle des moines bouddhistes ou taoïstes ?
10. La tapisserie
Je demandais un jour à une amie carmélite le pourquoi de ces divisions, scissions, déchirures entre les adeptes d’une religion quelle que soit son nom. Elle me donna une piste de réflexion. Sous la forme d’une parabole elle me parla d’une tapisserie qu’elle avait d’abord regardée à l’envers. Une multitude de fils se croisaient et le paysage représenté n’avait aucun sens.
Elle entreprit de la retourner. Alors elle comprit et vit un magnifique épure qui dessinait de vastes étendues. D’innombrables sentiers couraient à travers bois pour monter vers l’un ou l’autre de ces monts. Les chemins étaient parsemés d’embûches mais la plupart des marcheurs sur ces pistes arrivaient au sommet. Le magicien qui avait confectionné cette tapisserie extraordinaire était hors de vue car il était dans l’âme du textile.
Les commentateurs nombreux des états mystiques avancent le concept de sentiment océanique ou transpersonnel. Le temps et l’espace n’ont plus d’importance. A dire vrai ils n’existent plus.
Cette réalité visionnaire est partagée par l’ ensemble des mystiques, qu’ils soient chrétiens, musulmans, juifs, indous, bouddhistes adeptes des transes primordiales. Une trame les réunit, un lien inextricable.
Nous laisserons ici s’exprimer un mystique musulman Tierno Bokar mort en 1940. Les querelles religieuses ne veulent rien dire pour les tenants de la Voie, quelque soit le nom adopté. Il nous le rappelle dans son langage typiquement africain :
Je ne m’enthousiasme que pour la lutte qui a pour objet de vaincre en nous nos propres défauts. Cette lutte n’a rien à voir avec la guerre que se font les fils d’Adam au nom d’un Dieu qu’ils déclarent aimer beaucoup, mais qu’ils aiment mal puisqu’ils détruisent une partie de son oeuvre. ( Vie et enseignement de Tierno Bokar par Amadou Hampate Bâ, 1980)
La symbolique de l’aigle, planant haut dans les cieux, est commune à presque tous les mystiques. Elle revient souvent sous la plume de Jean de la Croix et bien d’autres. Elle reflète l’absolue liberté des mystiques mais aussi leur incarnation dans un lignage. Sous d’autres cieux, les expériences sont différentes et semblables. Maîtres de l’hindouisme, du zen, du Taoïsme ou d’autres chemins choisiront d’aller jusqu’au bout de leur périple initiatique.
Ceux qui se rattachent à la présence de la parole évangélique du Christ ont une particularité qui a différents visages : absence/présence, fini/infini, mais surtout incarnation. Le christianisme est la voie de la germination du divin dans notre humanité pour qu’elle soit dans sa plénitude. Un grand écart permanent colore les existences de ces mystiques. Ils sont consciemment ou non des projections du divin dans ce monde qu’ils vivent avec passion tout en étant complétement dehors. Un de nos contemporains Robert de Langeac ( ses livres) (1877-1947), un mystique catholique partage avec nous cette sorte de chute sans retour dans son ouvrage la vie cachée en Dieu :
L’âme s’élance vers vous, ô mon Dieu, avec une vue plus nette du but […] D’étape en étape de demeure en demeure, de centre en centre, l’âme arrive enfin jusqu’à vous. L’âme et Dieu … dans l’ordre de la connaissance et de l’amour ne font plus qu’un … c’est l’intimité profonde, c’est la communion parfaite… On est Lui et Lui est soi.
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11. Béatitudes
Il y a deux mille ans, un des prophètes inspirés d’Israël, se présente comme « fils de l’Homme » et fils de Dieu. Il enseigna du haut des montagnes de Palestine la voie des métamorphoses. les mots de ce jour nous sont restés sous le nom de « sermon sur la montagne »
Ces « béatitudes » ou voies de sainteté venaient du plus loin de la création quand n’existait qu’une terre vide et vague et que les ténèbres couvraient l’abîme. Pour l’auteur du Livre des la Sagesse (attribué à Salomon) il régnait dans la noirceur des espaces infinis « un silence paisible » et « du haut des cieux » la Parole toute puissante s’élança alors du trône royal » ( Sg 18, 14 et 15). L’évangéliste Jean dit :
Au commencement le Verbe était
et le Verbe était avec Dieu
et le Verbe était Dieu. (Jn 1,1)
Un autre évangéliste Matthieu rapporte que le Fils de l’homme parcourait la Galilée enseignant dans les synagogues la Bonne Nouvelle du Royaume. Puis il décida de gravir la montagne. Alors « la Parole toute puissante s’élança du trône royal » c’est à dire du point le plus haut de l’espace/temps. jésus eu alors ces mots :
Heureux les pauvres en esprit,
car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les affligés,
car ils seront consolés.
Heureux les doux,
car ils posséderont la terre.
[…]
Heureux les affamés et assoiffés de justice,
car ils seront rassasiés,
Heureux les miséricordieux,
car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les coeurs purs,
car ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix,
car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice,
car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux êtes vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on vous calomnie de toutes manières à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux : c’est bien ainsi qu’on a persécuté les prophètes vos devanciers. ( Mt 5,3-12)
Tous ces versets que nous citent les évangélistes sont de fenêtres de l’âme pour apercevoir si près, si loin un Royaume déjà là.
Les mystiques sont les premiers enfants de la Parole. Ils sont des références et non des modèles. Nous avons constaté leur identité mais aussi leur extrême différence. Ils sont partis, chacun sur leur chemin, vivre leurs vies. Certains ont dû aller jusqu’à la mort. Mais une étrange lumière les habitait, comme celle qui enveloppa la face transfigurée de Séraphim de Sarov.
Dans nos sociétés de compétition et d’écrasement de tous par tous, les paroles de la Montagne sont un guide pour aujourd’hui et surtout pas un vague propos moralisant.
Une amie très engagée dans les périples de l’intériorité me rappelait un autre verset de l’Evangile et insistait sur les mots clé, l’amour en premier lieu :
« Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » nous disait le Christ. Voici mon commandement, le seul commandement ». Le comme change tout ! Non pas comme un modèle que nous devrions imiter mais pour nous dire […] « Comme le Père m’aime je vous aime ». Cela est possible car Dieu peut se dire en humanité. C’est le don de l’Esprit saint en nous, cet amour là est plus grand que nous. […] L’amour vrai s’exprime dans le don et l’accueil. Le don est d’aimer sans rien attendre en retour, gratuitement, inconditionnellement.
Là encore le Christ nous ouvre la voie en nous demandant de nous décharger de nos soucis peines et surtout pensées polluantes. Il souhaite surtout que nous arrêtions de lui donner nos perfections, nos bonnes oeuvres, notre bondieuserie. Se désencombrer, là commence la vrai prière. Comme l’écrivait cette amie : « nous lui donnons nos pensées, Il nous donne sa Paix. »
En très peu de mots, cette homélie de la montagne déstabilise nos fragiles personnes, nous déconstruit pour nous reconstruire. Ces versets de l’Evangile nous permettent de tenir l’infini dans la paume de nos mains.
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12. Largo final
Maître Eckart concentre la quintessence de la mystique chrétienne. Ses mots ont un goût d’aujourd’hui doublé d’une saveur d’ailleurs. Il est une belle illustration de ces hommes ou femmes ayant connu la réprobation ou la condamnation de leur Eglise.
La mémoire vive des mystiques chrétiens est une fontaine de jouvence, l’une des richesses vivifiantes enfouies sous les crispations de nos conditionnements. Il suffit d’ouvrir les yeux du coeur pour que se devine une faille. Un flot bouillonnant s’écoulera à nouveau, symbole d’un christianisme abordant d’autres rivages.