par Christine Koehler et Christopher Schoch, conseils en stratégie et organisation
La pratique de l’émergence donne à l’entreprise une capacité permanente à se renouveler. Développée aux USA pour étudier les systèmes humains complexes, on lui doit le succès formidable de la Silicon Valley et des entreprises qui fonctionnent en système ouvert.
Que l’on soit agent, responsable, ou accompagnateur de changement en entreprise, l’émergence doit nous intéresser en premier chef. Car elle nous donne un moyen pour intégrer le changement de façon organique. Nous employons volontiers un terme issu de la biologie, car l’émergence ne peut fonctionner qu’à partir d’un nouveau paradigme fondé sur une conception de l’entreprise en tant que système humain, donc vivant.
La Théorie de l’Émergence
C’est aux USA, depuis les années cinquante, que l’Institut Santa Fé a développé la théorie de l’émergence. Cette théorie décrit le phénomène de transformation issu des interactions, sous certaines conditions, entre systèmes simples, ou agents indépendants. Ces interactions font apparaître des configurations nouvelles et complexes, difficiles à anticiper par l’analyse des systèmes pris individuellement. Ainsi, une structure est dite émergente si elle apparaît brutalement et est issue d’une dynamique : ses propriétés n’existaient pas préalablement dans les éléments qui l’ont composée.
Le phénomène de l’émergence a été observé dans les domaines physiques, biologiques, écologiques puis socio-économiques. On parle d’émergence de la vie, d’émergence de la matière, d’émergence de telle civilisation. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont analysés grâce à l’émergence.
La Silicon Valley : Une Culture de l’Émergence.
Un exemple classique de l’émergence n’est autre que la Silicon Valley. Comment expliquer qu’une région aussi circonscrite, qui abrite aujourd’hui deux millions d’habitants et plus de six mille entreprises, soit à l’origine de milliers de brevets qui ont changé le cours du monde ? C’est là où, à partir des années soixante-dix, dans les cafés du célèbre Sand Hill Road, des chercheurs, des entrepreneurs et des financiers, venant des quatre coins du monde, échangeaient librement leurs projets et passions. De ces échanges ont émergé les entreprises et les innovations qui constituent encore le foyer créatif le plus puissant du monde.
À leur tour ces entreprises ont pratiqué l’émergence en favorisant la libre circulation des informations et des agents. C’est ainsi qu’elles ont été capable d’anticiper et susciter de nouvelles générations de technologie et de garder une longueur d’avance sur leurs marchés. Ces entreprises ainsi non seulement pratiquaient l’émergence, mais elles en avaient fait un élément dynamique de leur culture organisationnelle.
L’Émergence et l’approche Collaborative
En plus de son intérêt scientifique, la théorie de l’émergence aide à comprendre la dynamique des approches collaboratives comme le Forum Ouvert, World Café, Future Search etc. Cette dynamique fait qu’un groupe important d’acteurs peut travailler utilement aussi bien de façon synchrone qu’asynchrone, sur un thème ou problème complexe, avec un minimum d’intervention et de structure. Plus important, elle explique comment ce genre de travail produit l’émergence d’énergie et d’idées transformatrices.
Trois niveaux de Transformation
Mais il existe des conditions pour qu’elle se manifeste : la densification des interactions entre les parties prenantes d’un système ; la présence d’un haut niveau de diversité ; le partage d’une enveloppe culturelle commune et l’existence d’une infrastructure capable de traiter la circulation d’un grand nombre d’informations. C’est alors que peuvent s’opérer des transformations à trois niveaux : la capacité d’innover de l’entreprise ; la compréhension de l’émergence ; la compétence des agents à fonctionner en système ouvert.
L’émergence d’idées et de nouvelles formes de travail devient possible dès le moment où un nombre suffisant d’acteurs ou de parties prenantes d’un système interagissent en même temps. Ils doivent être motivés par un objectif ou un objet de recherche ambitieux et complexe, qui ne peut être atteint que par la mobilisation de l’intelligence collective. Ceci implique la contribution de chaque agent d’un même système écologique. Cette intelligence émerge au fur et à mesure que les connections et interactions se démultiplient et que fonctionne le retour d’information des individus envers l’ensemble.
C’est alors que, au delà de telle ou telle idée ou initiative innovante, l’on peut observer trois niveaux de transformation :1) Une prise de conscience collective actualisée des capacités du système à créer de la valeur par la concertation et l’innovation.. 2) Une compréhension approfondie des conditions culturelles nécessaires pour atteindre ce niveau de création de valeur. 3) L’intégration de nouveaux comportements individuels dans une logique communautaire (communauté de pratique).
Conditions de l’Émergence
C’est en rassemblant un ensemble significatifs d’agents représentatifs de la diversité de son système écologique que l’entreprise remplit la première condition de l’émergence Ensuite les participants doivent adhérer à des principes et croyances qui forment une enveloppe culturelle commune. Cette enveloppe comprendra au minimum les principes de transparence, d’authenticité et d’interdépendance.
L’aspect dynamique de l’émergence est caractérisé par une densification des interactions entre agents et est rendue possible par une infrastructure capable de gérer un grand nombre d’échanges. Pour que ces échanges laissent des traces, il est utile de constituer une sorte de banque de données évolutive disponible pour tous. La dernière condition concerne le “feed back”- ou fonction de retour d’information. Il doit être possible pour n’importe quel agent d’envoyer à la communauté des observations sur ce qu’il vit. En ce sens, chacun informe l’ensemble du système. Autrement dit il n’y a pas de distinction entre ce qui émerge du centre et ce qui émerge de la périphérie. Durant la phase d’émergence c’est comme si le centre se déplaçait vers les marges.
La Fin du Paradigme Mécaniste
Jusque là les approches au changement étaient basés sur un paradigme plutôt mécaniste – l’entreprise en tant que machine. On attendait une crise pour imposer des changements nécessaires que ce soit par rapport à la stratégie, la structure, ou la culture. Si la « boîte » tournait bien, il fallait surtout ne toucher à rien. On comprend facilement que, dans ces circonstances, peu d’efforts de changement réussissent. Rendu nécessaire, le changement était associé à un échec de direction ou à une erreur stratégique. Dans le langage de l’entreprise parler de changement, ou d’autres euphémismes comme restructuration, reconfiguration, équivalait pour les salariés à amputation, intervention, et insécurité.
La situation en 2012
L’émergence répond aux exigences de changement qui s’exerce aujourd’hui sur l’entreprise sous de multiples formes. A l’opposé des méthodes traditionnelles et mécanistes, elle permet au changement de naître de façon organique. Elle favorise aussi les approches collaboratives et elle développe l’intelligence collective- ce qui n’est pas pour déplaire aux générations Y.
Comment alors aborder la notion de changement en 2012 alors que les mutations de l’environnement ne cessent de s’accroitre et s’accélérer ? Les marchés deviennent plus compétitifs, plus volatiles et plus interdépendants ; les sources de capitaux se dispersent, le recrutement dans les secteurs de pointe se mondialise. Les innovations technologiques modifient tous les six mois les façons de travailler. Dans ce contexte, l’entreprise qui fonctionne en système fermé, avec des services cloisonnés et un partage limité du pouvoir et des connaissances est condamnée à moyen sinon à court terme.
Intégrer ses clients et partenaires dans les processus d’innovation et de marketing, avoir des frontières assez perméables pour se laisser influencer par la diversité de l’environnement, y compris les jeunes et les « minorités » et mettre en place des infrastructures qui permettent la libre circulation des informations générés par des réseaux de contributeurs « responsables » représente une mutation démocratique, mais aussi répond à un impératif économique.L’émergence permet ainsi à l’entreprise de mieux s’adapter à l’environnement en devenant la source privilégiée du changement de sa culture organisationnelle.
sources :
Pascal Baudry , Français et Américains, l’autre rive, Pearson/Village Mondial; 2007