Extrait de LA PAROLE DU MONDE de Geneviève Calame-Griaule
Chez les Dogons du Mali, la parole est une production du corps : elle est fabriquée par le corps et par la personne toute entière, et elle est avec l’enfant l’une des plus hautes « productions » de l’humanité . Donc, la parole se fabrique dans le corps.
Cela commence par un processus intellectuel qui se déroule dans le cerveau, la pensée, l’idée première de la parole . Mais la parole proprement dite « se forge » d’abord dans les viscères.
Quatre éléments entrent dans la composition de la parole . ce sont les quatre éléments constitutifs de l’univers, une conception que l’on retrouve dans le monde entier : terre, eau, air, feu. Ils sont la matière première de notre corps comme de tout ce qui existe dans la création. Ils sont répartis dans les organes où la parole va les puiser. De la même manière que l’on dose les ingrédients en cuisine, la parole est fabriquée avec plus ou moins de ces éléments, comme un plat qui comporte plus ou moins de sel ou de piment. Leur dosage influe sur la nature de la parole et sur son effet sur l’auditeur.
D’autres ingrédients, outre ces éléments de base, entrent dans la composition de la parole. L’un des plus importants est ce que les Dogons appellent l’« huile du sang ». Il y a une partie lipide dans le sang et selon eux, cette substance se mêle à la parole et lui confère son charme, sa beauté, son caractère agréable. La bile donne de l’amertume mais est purificatrice. Il peut y avoir du sel, le sel de la parole, avec la même signification que chez nous. Quant au miel, au sucre, ils donnent une parole douce et très agréable, mais dont il faut se méfier, parce qu’en vous flattant elle vous endort….
Au niveau des viscères, où se fait le mélange, intervient une véritable forge. L’élément eau est essentiel à la parole parce qu’il lui donne la vie. Contenue dans le foie, comme dans une poterie posée sur le feu, l’eau de la parole est chauffée par le cœur qui est le foyer de la forge. Entrant en ébullition, elle devient de la vapeur d’eau qui va être propulsée par les poumons, soufflet de la forge, et monter vers le larynx et les organes de la phonation. Puis cette vapeur d’eau, contenant en substance et en puissance tout le discours, se sonorise.
Dans la bouche entre en jeu le tissage. Notre bouche en effet est un métier à tisser. La langue est la navette qui va et vient. Les dents sont le peigne, la poulie la luette…Comme une bande de coton, la parole va dans le monde …
Elle arrive ainsi chez l’auditeur. Car pour qu’il y ait parole, il faut un auditeur, il faut qu’il y ait dialogue. Elle entre dans l’oreille, redevenir liquide, se répandre dans le corps et provoquer des effets divers. Une parole qui contient trop de feu est une parole brûlante, une parole de colère, de dispute, donc l’auditeur va répondre agressivement. Une parole qui contient trop d’air flotte, inconsistante. Les propos sont sans importance…Le feu, même s’il n’en faut pas trop, reste essentiel, car une parole froide ne convainc pas…
Le dialogue essentiel pour la vie de la société, c’est celui de l’homme et de la femme. Son importance est primordiale car d’elle va dépendre la fécondité, la survie du groupe…Il faut que leur entente soit bonne…Les bonnes paroles contiennent de l’huile et de l’eau qui empêchent les disputes et les conflits, qui eux sont cause de stérilité .
La bonne parole qui contient de l’eau et de l’huile est fécondante, non seulement pour le couple, pour la société, l’humanité, mais elle agit aussi sur le cosmos : elle agit sur les plantes, sur les animaux , sur toute la fertilité du monde.