Ce poème m’est venu
comme la conclusion nécessaire d’un voyage
effectué récemment en Thaïlande ;
tant que je ne l’avais pas écrit,
je ne pouvais passer à autre chose.
Partir
un jour s’envoler sans prévenir
à bord d’un grand oiseau de métal
toutes ailes déployées
quitter sans regret ces trains de banlieues délabrées
transportant gémissants leurs blocs de solitude
sous le regard idiot des façades blêmes
murs sans fin taggés de colères et de haines
Délivrer son corps endolori par le froid hivernal
de ces villes emmurées de rancoeur
disparaître loin là-bas sans laisser de trace
en laissant derrière soi la coque des habitudes
laisser dans un grand soupir de soulagement
le tarmac de béton des aéroports glacés
Partir
s’enivrer soudain du lait transparent de l’azur
s’enfoncer toujours plus loin dans le velours des nuages
les oreillers duveteux de l’innocence
arriver quelque part loin là-bas aux antipodes
ouvrir la porte d’une passerelle légère
enjamber avec aisance le bastingage
se retrouver sans prévenir sous la caresse du soleil
réveillé par des geysers de lumières chaudes
être surpris émerveillé par le frémissement de l’instant
une joie nouvelle capable d’étreindre enfin le réel
une joie sans écran, sans mensonge, sans virtuel.
Partir
se diriger d’un pas sûr vers les plages de sable fin
retrouver le balancement sublime de la vague
les parfums d’algues et de coquillages rares
le baiser furtif du sable sur sa peau
retrouver l’insouciance
l’insouciance des jours sans lendemain
le présent éternel étalant sa beauté à la parade
face au bleu indécent de la mer
contempler paresseusement le Vide qui flotte sur l’horizon
dans un halo de vapeur
s’enfoncer plus profond encore
dans l’étreinte du sable.
Partir
emprunter ces barques qui vous attendent patiemment sur la plage
ces barques de bois précieux amoureusement sculptées
s’en aller visiter curieux cet espace plénier
là-bas de l’autre côté de l’horizon brumeux
parfois se retrouver piégé dans des culs de sac trop fréquentés
au milieu des foules en pagaille affalées sur le sable
promiscuité écoeurante des peaux dénudées
asphyxie des baumes et des crèmes lyophilisées
les corps flasques qui sommeillent en tas.
Partir
dans les temples en ruines parmi les décombres
retrouver le sourire des grands bouddhas immobiles
veillant éternellement dans leur nirvana
laisser les feuilles d’or tomber en tourbillonnant
au dessus d’un puits profond
dans le geste du lâcher-prise
méditer longuement à l’ombre d’un bouddha décapité
sur l’impermanence versatile des choses
revenir en taxi sur l’autoroute des désirs sans limite
le chauffeur est un bouddha ne sachant que sourire
s’endormir au ronflement assourdissant des moteurs
bercé par l’illusion d’avoir acheté sa part de bonheur.
Partir
à la fin du voyage : une mégapole vénéneuse
chaudron de fièvre humaine survoltée
partout en vrac sur le marché les objets étalés de la convoitise
des flashs de photos cruels crépitent dans la nuit
misère à fleur de peau obscènes tatouages érotiques
courir son dû de vie toujours plus vite
dans la spirale hypnotique des fumées mortelles
les gratte-ciels oscillent dangereusement de démesure
dans le ciel les feux de l’artifice explosent sans raison
des armées d’hommes affairés jubilent en futile célébration
acheter acheter toujours plus pour jeter dans les décharges
disparaître dans les cendres de l’obsolescence programmée
le monde partout pareil conscience obstinément muette d’opacité.
Partir
reprendre le grand oiseau aux ailes d’acier
impatient de répandre dans l’azur sa mortelle fumée
à l’horizon une dernière fois
saluer cette rencontre du Ciel et de la Mer
en transparence l’hologramme d’un bouddha
clin d’oeil furtif d’éternité
plus loin la misère sans remède sans espoir
ces déserts de poussières peuplés de taudis
la terre méthodiquement dépecée de sa sève
rêver d’un voyage sur place en expansion
dissolution patiente de toute forme
imperceptible souffle
le cosmos dans la nuit
replié sur lui-même.
Partir
sans partir
dans le chaos du monde
choisir sans regret le chemin du voyage
afin de réveiller ce voyage essentiel à l’intérieur de soi-même
parcourir encore et encore ce chantier inachevé de terre
afin d’établir la conscience en sa demeure
s’engouffrer dans le vacarme hystérique des mégapoles
pour s’ancrer dans le silence tout au fond à l’intérieur
ciseler patiemment le poème
et que les mots deviennent des phonèmes
pour mettre en musique la conscience chancelante
dans le Vide plénier de la lumière
unir inlassablement ce monde duel
recevoir réconcilié
la multitude colorée des formes
en leur sublime vacuité
leur abrupt mystère.
Gate gate paragate,
parasamgate bodhi svaha
va, va, va plus loin,
va toujours plus loin, au delà,
vers l’Autre Rive de l’Eveil.
Soutra du Coeur
(de la Perfection de la Grande Sagesse :
Maha Prajnaparamita Hrdaya Sûtra))