La matière est la seule réalité : telle est l’idée maîtresse de la doctrine matérialiste. Il en résulte que la conscience ne devrait pas exister. Or la conscience existe bel et bien. Une querelle entre dualisme -conscience et matière – dure depuis des siècles. Je suggère dans ce chapitre de la dépasser.
Historiquement, le matérialisme scientifique est né d’un rejet du dualisme mécaniste qui définissait la matière comme inconsciente et l’âme comme immatérielle. Le désir d’éliminer l’âme et Dieu fut un motif important de ce rejet.
Le philosophe matérialiste Daniel Dennett a publié en 1991 un livre intitulé la conscience expliquée où il expose que vue la façon dont le dualisme se vautre dans le mystère, accepter le dualisme c’est renoncer. Cette règle est tout à fait dogmatique.
Francis Crick a consacré des décennies à tenter d’expliquer mécaniquement la conscience. Comme Dennett il était un athée militant. Ils expliquait que vos souvenirs et vos ambitions etc… ne sont que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et de molécules qui y sont associées.
La science officielle n’a pas toujours été matérialiste et au XVII ième siècle les fondateurs de la science mécaniste étaient des dualistes chrétiens. En créant ce gouffre entre matière et esprit ils pensaient renforcer l’argument en faveur de l’âme humaine et de son immortalité. On appelle souvent ce dualisme le dualisme cartésien avec l’esprit humain essentiellement immatériel et désincarné et le corps comme une machine faite de matière inconsciente.
L’argument le plus fort en faveur du matérialisme repose sur l’incapacité du dualisme à expliquer comment l’esprit matériel fonctionne et interagit avec le cerveau. L’argument le plus fort en faveur du dualisme repose sur l’invraisemblance et les contradictions internes du matérialisme.
Un esprit niant sa propre réalité ( 188-192)
Matérialisme et physicalisme sont à peu près similaires mais alors que le premier affirme que toute réalité est matérielle, le second affirme qu’elle est physique et comprend donc l’énergie et les champs aussi bien que la matière. En pratique les matérialistes pensent de même. J’emploierai le terme le plus habituel de « matérialiste » pour désigner l’un comme l’autre.
Il y a plusieurs écoles de pensée dans la philosophie matérialiste. La position la plus extrême se nomme « matérialisme exclusif » . Le philosophe Paul Churchland affirme que l’esprit n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le cerveau. La conscience est seulement un aspect d’une activité cérébrale.
D’autres matérialistes sont « épiphénoménistes » : la conscience existe mais ils la considèrent comme un sous-produit inutile de l’activité du cerveau, un épiphénomène, une ombre.T.H. Huxley fut l’un des premiers défenseurs de cette thèse en 1874 : l’expérience consciente n’a aucun effet sur le monde réel : « nous sommes des automates conscients » concluait-il.
Forme de matérialisme plus récente, la « psychologie cognitive » a dominé la psychologie universitaire anglo-saxonne à la fin du XXième siècle. Elle voit dans le cerveau un ordinateur et dans l’activité mentale un traitement d’information.
Certains philosophes, John Searle par exemple, pensent que l’esprit peut émerger de la matière, celle-ci émergeant à différents niveaux de complexité chaque niveau supérieur présentant des propriétés ne figurant pas dans les niveaux inférieurs. Par exemple les molécules d’eau sont fondamentalement différentes des atomes d’hydrogène ou d’oxygène. De la même façon, la conscience est une propriété physique émergeant du cerveau.
Enfin certains matérialistes estiment que la théorie de l’évolution peut fournir la réponse. Si le cerveau a évolué jusqu’à la conscience, c’est que la sélection naturelle a favorisé les processus y conduisant et donc qu’elle doit servir à quelque chose : elle fait une différence. Beaucoup de non-matérialistes seront d’accord. En 2011, le psychologue matérialiste Nicholas Humphrey a tenté de dépasser le problème en suggérant que la conscience a émergé parce qu’elle aidait les humains à survivre et à se reproduire en les faisant se sentir « spéciaux et transcendants » . Humphrey n’accorde aucun pouvoir à l’esprit et celui-ci ne peut affecter nos actions.
Francis Crick admettait que la vision dualiste pourrait devenir de plus en plus plausible mais il y a une troisième voie.
La matière dotée d’un mental ( 193-195)
Le philosophe Galen Strawson en est venu à la conclusion qu’il n’y a qu’un moyen de sortir du matérialisme et dualisme c’est l’idée du panpsychisme ( pan : partout et psyche : âme ou esprit): les atomes et les molécules ont une forme primitive de mental. En 2006, le 0https://en.wikipedia.org/wiki/Journal_of_Consciousness_Studies a publié un numéro spécial intitulé : « Le matérialisme implique-t-il la panpsychisme ? »
Selon l’hypothèse de Strawson des formes plus complxes d’expérience émergent de formes moins complexes. Le panpsychisme n’est pas une idée neuve. Partout dans le monde les peuples traditionnels voyaient le monde comme vivant : planètes, étoiles, Terre avaient un esprit. La philosophie grecque s’est développée dans ce contexte. Dans l’Europe médiévale les philosophes et théologiens ne doutaient pas une seconde que le monde soit plein d’être animés et plantes et animaux avaient une âme.
Physique et subjectivité (196-200)
Pour le philosophe Spinoza (1632-1677) tout dans la nature possède à la fois un corps et un esprit.Ce sont les deux aspects d’une même réalité Deus sive natura, « Dieu ou nature » , et il disait : « Chaque chose , autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. … L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose. »
Leibnitz (1646-1716) était un mathématicien à l’esprit encyclopédique, il a inventé le calcul infinitésimal à peu près en même temps que Newton. Tous deux cultivaient une vision d’interconnexion holistique. Mais alors que Newton pensait que la matière était faite de particules inconscientes, Leibnitz estimait que les éléments ultimes de l’univers sont reliés par la conscience. Ces éléments ultimes, qu’il appelait « monades » sont à la fois des centres de forces physiques et des centres d’expériences mentales et ils reflètent l’univers.
Au XVIIIième siècle certains des plus importants défenseurs du matérialisme des Lumières ont combiné une théorie mécaniste de la vie avec la croyance que la matière a elle-même des sensations et des émotions. Julien de la Mettrie auteur d’un livre célèbre L’homme-machine (1748) niait toute existence à l’âme mais animait la matière du corps à la place la dotant de sentiments.
Denis Diderot étendit la subjectivité à toute la matière et pas seulement aux organismes vivants. Il parlait « de particules intelligentes ». Entre 1780 et 1880, le panpsychisme a particulièrement influencé l’Allemagne. Le philosophe John Herder (1744-1803) soutenait que la force-ou énergie- est le principe sous-jacent du réel et se manifeste à la fois par des propriétés mentales et physiques. Goethe, ami de Herder envisageait deux grandes forces motrices dans la nature. Il associait la polarité à la dimension matérielle comme « un état constant d’attraction et de répulsion » , et l’intensification donnait la dimension spirituelle, « état d’effort constant vers l’ascension ».
Le philosophe Schopenhauer défendait que les choses possèdent toutes une volonté qui s’exprime à travers les désirs, sentiments et émotions. Beaucoup d’autres philosophes ont exprimé le même genre d’idées dans les pays de culture allemande au XIX ième. Ainsi le philosophe des sciences Ernst Mach (1838-1916) qui influença Einstein, rejetait la conception mécaniste de la matière. Ernst Haeckel le plus important promoteur du Darwinisme en Allemagne écrivait qu’il considérait la matière comme animée et dotée de sensations (plaisir et douleur) et de mouvement.
Aux Etats-Unis le pionnier de la psychologie William James plaidait pour une forme de panpsychisme. Le philosophe Charles Sanders Peirce voyait le physique et le mental comme deux aspects différents d’une même réalité sous-jacente.
Bergson (1859-1941)a fait passer cette école de pensée à un autre niveau soulignant l’importance de la mémoire. Durée implique conscience.
Même certains des matérialistes contemporains les plus influents ne peuvent s’empêcher de doter les systèmes biochimiques de subjectivité. Le « gène égoïste » de Richard Dawkins (1941-)en est un exemple.
Mais le vitalisme moléculaire de Dawkins se présente comme un outil réthorique tandis que son collègue Daniel Dennett essaie, lui, d’ôter toute forme de conscience primitive aux gènes.
Evénements et durée (201-205)
Le philosophe panpsychiste le plus important dans le monde anglo-saxon fut Alfred North Whitehead (1861-1947), d’abord mathématicien anglais puis philosophe sans doute le premier à intégrer les implications radicales de la physique quantique. Selon la physique quantique chaque élément premier de la matière est « un système de flux vibratoire ». Il pensait que le monde physique n’est pas fait d’objets physiques mais d‘événements. « Un événement en se réalisant déploie une forme » disait-il. La physique arrive ainsi à la conclusion de Bergson : il n’y a pas de matière intemporelle, ce sont des processus qui ont une durée interne.
Là où il se montre le plus original c’est dans sa vision corps-esprit. On la conçoit habituellement comme spatiale. Même d’un point de vue matérialiste l’esprit est « au-dedans » du cerveau. Pour Whitehead l’esprit et la matière sont reliés comme les phases d’un processus. Le temps est la clé du processus. La réalité consiste en moments chacun de ceux-ci informant le suivant et chaque moment passé devient un objet passé. Whitehead ne prétendait pas que les atomes ont la m^me conscience que nous mais qu’ils ont des expériences et des sentiments. Chritian de Quincey, un de ces vulgarisateurs actuels dit que la réalité est faite de milliards de milliards de moments-bulles chacune étant un quantum d’énergie sensible qui éclate et compose le pôle physique du prochain moment-bulle. le temps est notre succession de ces bulles momentanées. Le futur n’existe pas , sinon comme potentiels du moment présent. La subjectivité (la conscience, l’attention) est « ce que ça fait » d’expérimenter ces possibilités.
Expérience consciente et activité cérébrale ( 205-208)
Les philosophes spéculent sur la relation entre l’esprit et le cerveau mais le neurologue Benjamin Libet ( 1916-2007) et son équipe à San Francisco l’ont abordé expérimentalement. Ils ont soumis leurs cobayes humains soit à des petits flashes lumineux ou des petits chocs électriques. Si le stimulus durait une moitié de seconde ils ne s’en rendaient pas compte. Au delà les sujets en prenaient conscience et alors le stimulus devenait cosncient non pas après 500 milli-secondes mais depuis le début.
Ensuite Libet s’est intéressé à ce qui arrive quand les gens font des choix conscients par exemple décider de fléchir un doigt ou d’appuyer sur un bouton. Il est apparu que la décision consciente avait généralement lieu environ 200 millisecondes avant le mouvement du doigt. le choix précédait donc logiquement l’action. Le problème c’est que les modifications électriques dans le cerveau commençaient 300 millisecondes avant la décision consciente. Pour certains neuroscientifiques et philosophes ceci prouvait une fois pour toute que le libre arbitre est une illusion. Libet a pris une position différente et selon lui ce retard offre à l’esprit conscient l’occasion de mettre son veto. Cette décision dépendrait de ce que Libet appelle « un champ mental conscient – le CMC- » qui émergerait de l’activité cérébrale peut- être en influençant à l’intérieur des cellules neuronales des événements qui autrement seraient aléatoires et indéterminés. La causalité mentale agirait du futur vers le présent.
Ainsi si la causalité mentale va du futur au présent la conscience ne pourrait-elle pas déclencher la préparation ? Au chapitre 9 d’autres expériences scientifiques tendent à prouver la remontée du temps d’influences venant d’états mentaux futurs.
Esprit conscient et inconscient (208-212)
Le mot « inconscient » a au moins deux sens. Il peut signifier vide de pensée, sentiment ou expérience , c’est le sens employé par les matérialiste quand ils disent que la matière est inconsciente. C’est le sens donné par les physiciens et chimistes. Mais « inconscient » prend un autre sens quand on parle de « pensée inconsciente ». La plupart de nos processus mentaux ou habitudes sont inconscients : nous pouvons tenir une discussion tout en conduisant une voiture.
Selon la physique quantique ls électrons ont devant eux plusieurs possibilités de futurs différents et le calcul de leur comportement par les physiciens demande de prendre en compte ces futurs possibles. Les électrons sont physiques car ils rejouent des éléments du passé mais ils ont aussi un pôle mental dans la mesure où ils relient cette répétition du passé à leurs potentialités futures. Peut-on dire que les électrons ont des expériences , des sentiments, des motivations ? Les matérialistes diront non mais certains physiciens tels que David Bohm (1917-1992), Freeman Dyson (1928-)le pensent.
La question est donc de savoir si la matière est plutôt grossière et mécanique ou devient de plus en plus subtile jusqu’à être indistincte de ce que les gens appellent l’esprit. Selon Freeman Dyson notre conscience est un agent actif forçant les ensembles moléculaires à faire un choix entre tel état quantique ou tel autre. Autrement dit , « l’esprit » est présent dans chaque électron.
Qu’est ce que cela change ? ( 212-213)
Derrière cette question il y a toute la différence entre se penser soi-même comme un zombie inconscient perdu dans un monde mécanique ou comme un être véritablement conscient vivant au milieu d’autres êtres dotés de sensations, d’expériences et de désirs.
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