Un bref résumé :
En janvier 2012, Monique Atlan publie avec Roger-Pol Droit : “Humain. Enquête sur ces révolutions qui changent nos vies “(Flammarion)
Cette révolution qui vient d’en bas
Ce n’est pas le ciel qui va nous tomber sur la tête. C’est bien du coeur des choses, de l’invisible, que commence à se dessiner un futur incroyable.
Californie 1959. Tout est en place
C’est le 29 décembre 1959 que Richard Feynman, futur prix Nobel a donné une conférence à l’institut technologique de Californie intitulée : “There is Plenty Of Room At the Bottom”, “il y a plein de place en bas”.
Quand on parviendra à intervenir dans ce “monde vertigineusement petit” s’ouvriront des perspectives non moins vertigineuses.
Etienne Klein a consacré un essai lumineux à la naissance du nouvel univers : le Small Bang des nanotechnologies- Odile Jacob, 2011. On y apprend qu’un tournant décisif se situe en 1981 avec l’invention par Gerd Binning et Heinrich Rohrer du microscope à effet tunnel (STM) qui permet pour la première fois de voir des atomes.
Les nanotechnologies ne sont qu’une partie d’un ensemble plus vaste. Certains parlent des “NBIC” pour nanotechnologies, biotechnologies, intelligence artificielle, et sciences cognitives.-, d’autres parlent de “Grande Convergence”.
Cette grande convergence n’est pas conçue de la même façon aux USA et en Europe.
Ainsi le rapport de Mihail Roco et William S. Bainbridge de 2002 établi à la demande de National Science Foundation se présente comme la Bible d’un nouveau projet pour l’humain mettant clairement l’accent sur l’amélioration, l’augmentation des capacités, l’obtention d’un individu renouvelé aux performances et capacités accrues.
Fortement teintée d’idéologie “transhumaniste” qui vise à construire une humanité nouvelle, la vision américaine n’hésite pas à fixer à la science et aux techniques une feuille de route évoquant les space opéra.
Les optiques européennes ou canadienne sont plus mesurées. Elles insistent plus pour mettre la Grande Convergence au service de la santé et de l’alimentation dans le monde, du renforcement de la sécurité et bien-être.
I. La fabrique du corps
Isabelle Queval est chercheuse au CNRS et auteur de S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain-Gallimard 2004-. Le corps aujourd’hui-Gallimard 2008-
L’apport essentiel de son travail est de montrer que le corps est aujourd’hui “produit par la raison”.
Le corps devient le lieu d’enjeux bien plus vastes que la bonne mine ou la bonne forme mais bien le lieu de la “vie bonne” avec toutes ses composantes métaphysiques et morales.
“ Dans la deuxième partie du XXè siècle on constate un affaiblissement des grandes transcendances, des idéologies politiques et religieuses. L’essor du matérialisme nous conduit à investir sur la vie “terrestre”. C’est pourquoi nous vivons dans l’attrait des biens matériels, des biens de consommation, y compris la consommation de soi !”
La quête de soi se transforme en une interminable amélioration d’un corps-Graal toujours à parfaire.
Pour la philosophe, l’idée d’une activité sportive intégralement naturelle et opposée à l’artificiel qu’est le dopage est un leurre. l’entraînement est lui même déjà artificiel.
Le sport contemporain est un grand spectacle, à l’avant-scène de la médiatisation. C’est aussi un laboratoire du dépassement de soi, un laboratoire de la performance.
On assiste à une “sportivisation” des moeurs qui excède le champ du sport.
Paris. Rencontre avec Joël de Rosnay “Inventer des formes de vie nouvelles”
Réparer, guérir, régénérer
Joël de Rosnay fut chercheur et enseignant au MIT, à Cambridge, dans le domaine de l’informatique et de la biologie puis directeur des applications de la recherche à l‘Institut Pasteur actuel Président de Biotics International
Joêl de Rosnay voit le XXI siècle comme celui du triomphe de la biologie comme celui du XX è fut le triomphe de l’informatique.
“Le nouveau pouvoir exorbitant dont nous allons disposer est d’intervenir dans l’écriture même de la vie, de pouvoir modifier les espèces. »
Ces manipulations sont déjà effectuées en Californie et autres lieux des USA par des centaines d’étudiants et amateurs appelés des “biohackers” qui, sans règles bricolent des morceaux d’ADN.”
Dans son livre écrit avec Papillon Et l’homme créa la vie. La folle aventure des architectes et des bricoleurs du vivant -les liens qui libèrent 2010-il expose qu’ils ne sont ni des hors-la-loi ni des clandestins.
Boston. Rencontre avec Douglas Melton.
“Nous pouvons certainement arrêter la mort”
Douglas Melton est professeur au département de biologie régénérative et d’étude des cellules souches ainsi que co-directeur du Harvard Stem Cell Institute
“ C’est ce que j’aime dans la science, elle réalise ce qu’on disait impossible !”
Le vieillissement n’est pas inévitable… Nous pouvons certainement arrêter la mort… “Habituellement, la reproduction nous convainc que les espèces sont à définir comme des unités. En réalité ce n’est pas le cas. Si on pouvait laisser de côté le comportement , on parviendrait à obtenir l’interfécondation de n’importe quelles espèces. je suis convaincu qu’en moins de 10 ans-si tel était notre objectif, si nous voulions des variantes nouvelles dans le monde du vivant-, on pourrait trouver les moyens d’interféconder les humains et les singes.”
Boston. Rencontre avec George Church. “Il n’y a pas de séparation entre la vie et la non vie”
George Church fut un des artisans du séquençage du génome humain et aujourd’hui un des promoteurs de la généralisation du décryptage du génome individuel mais aussi et surtout un des maîtres de la biologie de synthèse et un des rares scientifiques au monde capable d’envisager dans le détail la production d’une vie artificielle au niveau industriel.
« Depuis plusieurs années, nous savons exactement comment modifier des cellules humaines avec de l’ADN artificiel pour les rendre réellement différentes. Nous pouvons opérer des changements radicaux de manière très aisée, prendre une cellule humaine ayant une maladie génétique et la transformer en une cellule humaine n’ayant pas cette maladie.”
“Aujourd’hui, je crois que nous sommes dans une situation où l’on doit faire constamment travailler ensemble les scientifiques, les ingénieurs et les penseurs humanistes. Selon moi c’est un trio inséparable.
“Les ingénieurs sont devenus un élément essentiel car ce que les scientifiques imaginent et découvrent doit pouvoir être adapté et appliqué industriellement. Mais les penseurs humanistes sont également indispensables, parce qu’il est dangereux de faire de la science sans savoir ce que la société en fera…”
Jerusalem. rencontre avec Henri Atlan
“Une autre espèce humaine est une illusion”
Henri Atlan est d’abord un grand chercheur dans le domaine de la biologie médicale où il a créé sa théorie de l’”auto-organisation”. professeur à l’Hôtel-Dieu et directeur d’un centre de recherche au Hadassah Medical Center le plus important hôpital de Jerusalem. Il a été également directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
“L’invention de la roue, de l’agriculture, de l’élevage a t-elle modifié l’homme ? Evidemment oui mais seulement du point de vue des relations de l’homme avec son environnement. Les biotechnolgies vont probablement avoir des conséquences similaires, mais pas plus. Cette fois il s’agit de faire passer l’homme à une autre espèce, plus développée, plus évoluée ou moins évoluée. Je suis très sceptique envers ces possibilités. Ceux qui annoncent ces changements radicaux sont encore sous l’influence du “tout génétique” qui a dominé pendant les trente ou quarante dernière années. En un mot on croit que si on modifie les gênes on va modifier l’espèce humaine, l’essence de l’homme. or ce n’est pas vrai, les gènes ne sont pas l’essence de l’homme !”
“A mes yeux les biotechnologies vont vraissemblablement jouer le rôle de prothèses, parfois très spectaculaires , évidemment.
Non seulement les biotechnologies ne changeront pas grand chose, mais surtout il n’existe pas d’essence immuable de l’homme. L’idée d’homme avec un grand H, personne ne sait vraiment à quoi elle renvoie.”
Paris. Rencontre avec Jean-Claude Ameisen
“Copier le vivant, ce n’est pas vraiment créer.”
L’interface entre éthique et science, Jean Claude Ameisen, médecin et homme de réflexion, en est également familier. Il est immunologiste, a été président du comité d’éthique de l’Inserm, il est président du comité consultatif national d’éthique,par décret du 9 novembre 2012 du Président de la République. Il est professeur à l’université Paris-Diderot et à l’hôpital Bichat. Il a profondément renouvelé l’approche de la mort en biologie en étudiant les mécanismes de l’apoptose c’est à dire la “mort programmée des cellules”.
“ Que nous puissions modifier l’être humain c’est évident, que nous puissions modifier la nature c’est évident également, que nous souhaitions nous modifier profondément celà fait partie des possibles. A condition de ne pas appauvrir la vision que nous avons de l’humain dans cette volonté de transformation.”
II. La machine pensante
Que signifie pour nous une machine-être “intelligente”? Est-il possible qu’une machine pense ? Si des machines devenaient plus intelligentes que les humains, serait-ce pour eux une chance ou un désastre ? Les humains pourraient-ils fusionner avec cet univers de machines pensantes ? Ces humains pourraient-ils devenir “autre chose”, plus qu’humains, posthumains ? Ou inhumains ?
Préparons nous c’est pour bientôt . Grâce à la grande convergence, nos capacités mentales seront démultipliées. Nous serons débarassés des maladies, de la vieillesse et de la mort.
A première vue on songe à des annonces délirantes et pourtant il suffit d’ajouter “bien chers frères” pour obtenir une prédication millénariste standard, l’annonce d’une prochaine apocalypse, d’une transfiguration du monde. Cela s’appelle le “transhumanisme”.
Parmi les partenaires et sympathisants on compte une belle brochette de milliardaires en dollars, comme Larry Page et Sergey Brin les fondateurs de Google, Peter Thiel, cofondateur de Paypal, gérant de Hedge Fund,investisseur précoce dans Facebook, conseiller et soutien financier du Singularity Institute for Artificial Intelligence . Peter Thiel contribue aussi au financement de toutes les recherches et fondations d’Aubrey de Grey, ancien informaticien et développeur d’intelligence artificielle de l’université de Cambridge devenu biogérontologue. Il s’active à mettre en oeuvre son projet SENS ( Strategies for Engeneered Negligible Senescence) pour lutter pour ralentir voire inverser le vieillissement des cellules et parvenir à une régénération complète des tissus et donc de l’espérance humaine.
Dans ce cercle transhumaniste se croisent aussi Peter Diamandis qui a contribué à la privatisation et la commercialisation des voyages spatiaux, l’ingénieur Eric Drexler auteur des engins de création : l’avénement des nanotechnologies -2005 fondateur du Foresight Institute où se retrouvent encore la nomenclatura du transhumanisme tel que le futurologue Max More radical fondateur de l’Institute Extropy dont le but est d’explorer les technologies nouvelles de transformation de soi et d’accélérer avec la science le passage vers une condition post-humaine.
la galaxie “trans” et “post” :
Le mouvement transhumaniste n’est pas une école de pensée unifiée mais une nébuleuse. le sens exact de “transhumanisme” n’est pas rigoureusement fixe. Selon Julian Huxley, biologiste, frère d’Aldous Huxley romancier-auteur du meilleurs des mondes- qui forge le terme dans les années 1950, le terme insiste sur le dépassement de l’humanité actuelle dans une croyance démesurée dans les capacités bienfaitrices du progrès des sciences.
Selon d’autres, “trans” signifierait transitoire, indice de notre époque vers le “posthumain” capable de vivre des siècles, sans souffrance contrôlant ses humeurs comme ses pensées et capable de connaître des états de conscience dont nous n’avons même pas idée.
Ces idées circulent au sein du département de pointe de la Défense américaine , le DARPA– Defense Advanced Research Projects Agency-
Ray Kurzweil est consultant auprès de l’armée sur les initiatives technologiques. S Bainbridge est l’auteur du rapport sur les NBIC
Voilà donc une série de personnalités influentes.
Nick Bostrom s’est donné pour tâche de formuler la doctrine. Fondateur à Oxford en 1998 de l’Association transhumaniste mondiale. Il a cré à Oxford l’Institut du futur de l’Humanité qui vise à produire des analyses conceptuelles pour asseoir la pensée transhumaniste.
En 2002, le politologue Francis Fukuyama publie la Fin de l’homme et considère le transhumanisle comme “l’idée la plus dangereuse du monde.”
Princeton. Rencontre avec Freeman Dyson.
“Le résultat pourrait être une sale société de maîtres et d’esclaves.”
Freeman Dyson grand physicien britannique installé aux Etats Unis est une figure historique autant qu’un génie mathématique. Il a travaillé avec Richard Feynman, côtoyé Einstein et Niels Bohr. Depuis 50 ans il enseigne à l’Institut for Advanced Study de Princeton. Il se revendique comme hérétique et s’est opposé à Al Gore, James Hansen et autres tenants du réchauffement climatique. Sa thèse : le dioxyde de carbone, si décrié, peut favoriser la croissance des plantes.
Dans son livre Le soleil, le Génome et Internet -1999, il préconise une technologie verte qui conjuguerait l’énergie solaire, la génomique et les réseaux pour résoudre les problèmes d’énergie, de nourriture et d’éducation qui se posent à la planète.
New York. rencontre avec David Chalmers.
“Des créatures artificielles conscientes ou simplement intelligentes ?”
A 45 ans David Chalmers directeur du Centre pour la conscience établi à l’Université australienne de Canberra – a publié en 2010 l’esprit conscient
“Je pense que nous aurons un jour des créatures artificielles intelligentes, plus intelligentes, plus capables que les humains. Cela pose de nombreuses questions philosophiques, notamment celle de savoir si ces créatures seront conscientes ou simplement intelligentes.””
“ J’ai donné une conférence à l’Académie militaire de West Point et j’ai demandé aux militaires : “ Que feriez-vous si l’intelligence artificielle augmentait et que l’on finisse par la juger dangereuse, arrêteriez-vous le mouvement ? La réponse était claire si les Américains ne mettaient pas en oeuvre la Singularité, alors les Chinois le feront en premier, donc il est préférable que la Singularité américaine existe.
Pôle universitaire Léonard de Vinci, Paris-La Défense. Rencontre avec jean-Claude Heudin
“L’intelligence est loin de pouvoir se passer du biologique !”
La fiction joue donc un rôle majeur. Mais lequel ? Doit-on dire qu’elle nourrit la science ?
Pour y répondre nous rencontrons Jean -Claude Heudin l’informaticien spécialisé en intelligence artificielle directeur de recherches de l’Institut de l’internet et du multimedia au Pôle universitaire Leonard-de-Vinci.
“L’intelligence est loin de se passer du biologique ! On peut faire de la bonne simulation, on peut faire croire, donner l’impression qu’une créature virtuelle a de véritables émotions..L’humain qui regarde va s’y tromper… Par contre, qu’une créature artificielle ressente réellement une émotion, on n’y est absolument pas. On peut faire semblant mais cette créature ne ressent absolument rien.”
Mieux vaut envisager une complémentarité et une coexistence de formes d’intelligences différentes.
“On ne peut pas simuler une intelligence humaine -je ne dis même pas réaliser- sans comprendre à peu près comment le cerveau fonctionne. Il y a le corps qui va avec le cerveau, il est hyperconnecté avec le reste du corps qui est lui même immergé dans le social.”
Paris. Rencontre avec Jean-Pierre Dupuy.
“Humaniser la machine ou mécaniser l’humain.”
Professeur à Stanford , le philosophe Jean-Pierre Dupuy également polytechnicien et ingénieur des mines, a consacré une vie entière de recherches à l’élucidation de ces questions.
Il a notamment fondé en 1982 le CREA à l’Ecole Polytechnique ( Centre de recherche en épistémologie appliquée) avec Jean-Marie Domenach, principal centre en France de recherche et réflexion dans le domaine des sciences cognitives. Partagé entre France et US où il réside et travaille le plus souvent. Penseur toujours en éveil il peut naviguer dans les méandres qui relient les rêves, les intentions des scientifiques et leurs présupposés cachés.
Sur l’usage du mot “métaphysique” : c’est Karl Popper, philosophe des sciences, qui a le mieux montré cette part “sous-jacente de “programme métaphysique” inhérent à toute recherche scientifique et technique et d’ingénierie. Autrement dit, derrière sciences et techniques, il y a toujours une métaphysique- au sens de réponses rationnelles à des questions pour lesquelles on sait qu’il n’y a pas de réponse.
Pour ma part, j’ai essayé de dégager ce qu’était cette métaphysique rationnelle sous-jacente à ce vaste projet qu’on appelle aujourd’hui la “convergence”, les NBIC.Ce que j’ai compris, c’est que ce programme actuel des biotechnologies, des nanotechnologies est en fait issu du rêve de cybernétique des années 1950. C’est là que ce rêve nouveau et ces méthodes nouvelles se mettent en place.
Commençons par le rêve : Ma référence essentielle , c’est Hannah Arendt et son livre “La Condition de l’homme moderne” paru en 1958. Elle a déjà tout anticipé. Le point essentiel qu’elle met en lumière , que j’ai repris et développé à ma manière , c’est que tout se passe au niveau des rêves, tout commence par des rêves.
Hannah Arendt décrit justement ce rêve moderne : “Depuis quelques temps déjà, pas mal d’entreprises scientifiques ont eu pour but de rendre la vie artificielle, c’est à dire de couper le dernier lien à travers lequel l’homme appartient aux enfants de la nature. Cet homme futur, dont les savants me disent qu’ils vont le produire dans moins de cent ans, semble être habité par une rébellion contre l’existence humaine telle qu’elle nous a été donnée- un don gratuit venant de nulle part. L’homme désire l’échanger contre quelque chose qu’il aurait fabriqué lui-même. »
III. Le cerveau visible
New York. Rencontre avec Moran Cerf
Moran Cerf , 35 ans est né à Paris, a été élevé en Israël et travaille aujourd’hui aux US. Quand il ne s’occupe pas de ses recherches au Centre de neuroscience de l’Université de NY , au département de neurochirurgie de UCLA ou à l’institut de technologie de Californie de Pasadena , le célèbre CALTECH on peut le croiser sur scène comme poète, à Hollywood auteur néophyte de scénarios de science-fiction, enseignant de en écriture cinématographique, réalisateur de courts métrages ou designer
Qui commande à nos neurones ? Moran Cerf travaille actuellement sur ce sujet.
Ce qu’exprime Moran Cerf c’est que nous sommes de grands inventeurs d’histoires. Au lieu de constater les situations qui nous entourent et de reconnaître que nous ne comprenons pas toujours leur enchaînement, nous construisons constamment des scénarios pour boucher les trous, rétablir les continuités qui manquent.
Paris. Rencontre avec Jean-Didier Vincent.
“Le cerveau c’est le cri de la chair.”
Jean-Didier Vincent est endocrinologue , c’est à dire spécialiste des hormones et des glandes ce qui le conduit à soutenir volontiers que le cerveau est une glande. Il est ancien directeur de l’Institut de neurobiologie du CNRS. Il a centré son travail sur la biologie des passions.
“Après mes études de biologie je suis devenu neuropsychiatre, réfractaire à l’engouement pour la psychanalyse dont l’emprise en ce temps là était considérable.”
“J’en suis venu à étudier sur l’animal ces comportements fondamentaux que sont la sexualité, le boire, le sommeil, tout ce qui fait les activités de base du cerveau. En même temps les émotions ont été très vite pour moi une préoccupation majeure. J’ai cru très tôt, comme le psychologue William James, que les émotions viennent du corps.C’est ainsi que m’est venu l’idée d’écrire un livre sur les passions, sur la biologie des passions : c’est l’affect qui fonde l’action et non l’inverse.”
A l’iinverse de ce credo il y avait tout ce courant sur lequel se sont construites aujourd’hui les sciences cognitives, engendré par Norbert Wiener et cybernétique des années 1950. Le cerveau était sous le poids d’une métaphore d’ordinateur. Ce qui dominait était une approche mécaniste avec mathématiques et algorithmes.
“ Le cerveau c’est le cri de la chair ! Ce rôle de gouverneur est relativisé par ses échanges avec le corps. Ce sont les organes des sens qui forment,qui vont sculpter le cerveau.”
“ Le sujet est un reflet de l’autre. Il faut intérioriser l’autre pour acquérir la conscience de soi. Ce monde du reflet, ce monde de l’autre, est beaucoup plus développé chez l’homme que chez l’animal. L’homme va se comporter en fonction de l’autre, des autres.
Ce rôle central du rapport aux autres dans la construction de soit appelle bien des thèmes de philosophie en particulier chez les contemporains : par exemple l’intersubjectivité chez Husserl le philosophe de la conscience ou bien rapport à autrui chez Emmanuel Levinas qui a fait de l’existence de l’autre homme le fait fondateur de l’exigence morale.
“ J’essaie de mettre des barrières au scientisme. Je suis en désaccord avec ces néphrologues qui pensent qu’en photographiant l’intérieur on va connaître l’habitant de cet intérieur…. c’est faux !”
“Si j’utilise le concept d’âme, c’est parce que je trouve qu’il vous place en situation fluctuante parmi ce qui fait l’essentiel de la troupe de vos objets de souffrance : l’amour, la carrière, les hommes, le social…”
Los Angeles. Université de Californie du Sud (USC). Rencontre avec Antonio Damasio
“Les émotions sont à coup sûr nos indispensables briques de construction.”
Antonio Damasio , neuroscientifique de réputation mondiale ne compte plus les prix et marques de reconnaissance venus du monde entier qu’il partage avec son épouse Hanna autre spécialiste du même domaine.
Sa réputation mondiale est construite sur plusieurs best-sellers dont le dernier : “L’Autre Moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions”, Odile Jacob, 2003, 2010
Dénoncer “l’erreur de Descartes” ou proclamer que “Spinoza avait raison” permet tout de suite de voir comment la recherche de pointe peut se relier aux grands édifices de l’histoire.
Pour Antonio Damasio corps et cerveau sont liés indissociablement. Dans son livre cité plus haut, il dit que “les neurones assistent le corps, le cartographient, imitent même la structure du corps auxquelles ils appartiennent.”
“Je considère … qu’une marge de liberté existe pour les êtres humains, mais elle est toute petite, car nous sommes hautement déterminés par nos gènes, par notre développement, qui est probablement tout aussi important que nos gènes.
Cependant, jusqu’à un certain point, surtout quand on avance en âge, on a l’opportunité de dire : non je ne ferai pas cela. Il existe bien une liberté mais ce libre arbitre consiste simplement dans la possibilité de dire “non”. De même il existe selon moi un libre arbitre collectif : il nous est possible , en tant que culture, de dire non à l’esclavage, à la haine raciale. »
Ce que l’étude des émotions humaines a révélé à Damasio comme à d’autres scientifiques c’est bien ce fil conducteur permanent d’une continuité des espèces qui compose le vivant, animal ou homme : “ Il y a effectivement continuité. Elle existe au niveau des émotions. Puis il y a une énorme ouverture qui entraîne la mémoire, le raisonnement et éventuellement le langage.”
Paris. Institut Pasteur. Rencontre avec Pierre-Marie Lledo
“le cerveau adulte est en perpétuel chantier”
Pierre -Marie Lledo , est neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS et enseignant à Harvard. Il dirige l’unité Perception et mémoire à l’Institut Pasteur dont il est également vice -président.
“Pour un expert du fonctionnement cérébral et des fonctions cognitives, il n’y a pas du tout de rupture épistémologique entre l’homme et les autres animaux. On est en train de le découvrir même à propos de l’empathie et de toutes ces valeurs humaines. “
S’il y a singularité de l’homme c’est dans l’organisation. A un moment donné l’homme a été capable de se projeter et de réflèchir soit en tant qu’individu ou de collectif.
Une des caractèristique du fonctionnement humain, c’est toujours la projection, la projection dans le futur.
“On n’échappe pas à la philosophie.”
La philosophe Monique Canto-Sperber , fut directrice de l’Ecole Normale supérieure de la rue d’Ulm de 2005 à 2012.
“Quand une personne a des jambes artificielles, ou n’importe quel organe artificiel, personne ne peut considérer qu’elle n’est pas une personne humaine à part entière. En revanche , si son cerveau était remplacé par un ordinateur, il me semble évident qu’on ne jugerait pas de la même façon qu’elle est encore un être humain. Peut-être même, d’ailleurs, du point de vue subjectif, il est possible que celui ou celle qui possède un membre ou un organe artificiel finisse par l’oublier, par considérer que c’est une partie de lui-même. S le cerveau pouvait être remplacé par un ordinateur, il est probable que ce qui serait équivalent à une conscience de soi-même serait différent de ce dont nous avons l’expérience aujourd’hui.”
“Un être humain avec des dispositifs électroniques implantés dans le cerveau, si cela est possible, ne serait évidemment pas une personne artificielle. Nous aurions probablement là un cas de fonctionnement de l’humain, qui reste en grande partie comparable, sinon semblable, à ce que nous connaissons.En revanche, si toutes les fonctions cérébrales étaient assurées par une machine, alors nous serions face à une situation absolument différente, celle d’une réelle artificialisation.”
Paris, Ecole Normale supérieure. Rencontre avec Francis Wolff.
“Un modèle est toujours totalitaire.”
Nous rencontrons le philosophe Francis Wolff en raison de la récente et profonde réflexion qu’il a mené dans son livre Notre humanité. D’Aristote à l’homme neuronal. Il montre notamment comment s’est imposé , depuis l’Homme neuronal le livre-manifeste de Jean-Pierre Changeux, cette manière de voir les choses, ce nouveau paradigme des neurosciences et des sciences cognitives. L’”homme” que ces disciplines installent au coeur de leurs préoccupations n’est plus “l’animal parlant” d’Aristote ou “l’union d’une âme et d’un corps” de Descartes mais un “animal comme les autres.”
New York, Université de de NY. Rencontre 2 avec David Chalmers
“le défi réel est celui de la conscience”
La singularité de ce chercheur, comme Francis Wolff nous l’a rappelé, est de venir du cognitivisme et d’avoir rencontré, avec la conscience, un problème que ce paradigme, selon lui, ne parvient pas à résoudre.
“le défi réel est bien celui de l’expérience en première personne…. Le sentiment dominant dans la science est que nous ne sommes pas près de trouver des solutions au problème de la conscience. L’attitude dominante est plutôt de différer la question à plus tard.”
“ Le vrai défi de la conscience est celui du problème corps-esprit, celui des débuts même de la philosophie.”
“Ce ne sont pas des mesures objectives d’un système observé de l’extérieur dont nous avons besoin, mais de mesures subjectives de l’intérieur même du système de la conscience.”
J’espère que nous trouverons des lois simples pour expliquer au moins la connexion entre le cerveau et l’esprit, le cerveau et la conscience, comme des lois psycho-physiques qui pourraient en principe s’appliquer à tous les systèmes.”
“ Je ne pense pas que la conscience est ce qui nous singularise en tant qu’humains. Je suis enclin à penser que la conscience est présente non seulement chez les humains, mais aussi chez les singes, les chiens, les chats, les souris. En je suis prêt à argumenter qu’il en va même beaucoup plus profondément que cela dans l’ordre de la nature.
Prenez le sentiment de souffrance : il fait partie de la conscience tout comme la capacité de voir, or les animaux les possèdent. »
IV. La part psychique
Paris. rencontre avec André Green. “L’humain est un sujet joueur”
André Green, né au Caire en 1927 arrive à Paris en 1946. Il dirige à Paris depuis plusieurs décennies l’Institut de psychanalyse et assure la présidence de la Société psychanalytique de Paris.
“Le savoir scientifique n’est pas le savoir sur la réalité objective. C’est seulement le savoir de ce qui se prête au traitement par la méthode scientifique. An contraire, le savoir sur la psyché doit rendre compte de ce qui est traitable par la méthode scientifique, mais aussi de ce qui ne l’est pas. L’idéologie moderne a jeté son dévolu sur des sciences simplificatrices, avec l’illusion que les modèles mathématiques vont pouvoir tout résoudre. »
Retour aux affects :
André Green tout en reconnaissant l’apport lacanien prêtera attention au travail des pulsions, aux affects, à la voix dans toutes ses modulations, aux mouvements de la parole.
“Si la psychanalyse devait un jour appartenir au passé, cela voudrait dire que le mot “homme” aurait perdu son sens … Dans notre culture contemporaine, tout va contre le désir d’introspection, la réflexion, le désir d’analyse, ce qui finit par produire des effets psychiques…
Plus encore , ce qui est essentiel au concept d’homme, ce n’est pas l’homme lui-même, l’homme isolé, mais son rapport à l’autre, qui à son tour permet de passer à la relation de l’homme aux autres hommes. Tout cela repose, comme chez les Grecs, sur le sentiment de solidarité et sur la force indéracinable du mythe. Car si les mythes ont aujourd’hui changé, la part du mythe, elle, reste intacte.”
Paris. Rencontre avec Julia Kristeva.
“ Comprendre cette puissance toxique de l’image.”
Julia Kristeva – son site-ne doute pas une seconde de la nécessité de la psychanalyse dans un monde qui s’y dérobe :
“ L’héritage freudien n’a jamais été aussi actuel. Il faut certainement le réactualiser et l’affiner au regard aussi bien des progrès des, neurosciences que des nouveaux phénomènes que sont la libération des passions dans le cadre des familles recomposées ou décomposées, le nouveau rôle des femmes et de la maternité, la ruée des adolescents vers des idéaux impossibles”
De sa pratique clinique elle continue de recueillir, à l’instar d’André Green, les signaux de ce qu’elle décelait déjà en 1993 comme “nouvelles maladies de l’âme”.
L’homme moderne est un narcissique, peut-être douloureux mais sans remord. L’homme moderne est en train de perdre son âme.
Les patients présentent plus souvent une sorte de manque d’intériorité. On dirait que le temps leur manque pour réfléchir, dans cette “chambre obscure” à l’intérieur de soi-même”, à son mal de vivre, sa joie et sa liberté.
Paris. Rencontre avec René Frydman.
“Ces techniques ont un rôle important au niveau du fantasme.”
Nous sommes dans la toute nouvelle Fondation Maison des sciences de l’homme où le professeur René Frydman y est titulaire d’une “chaire de la naissance”.
En jetant un oeil dans le rétroviseur on mesure le chemin parcouru.
Ce n’est pas un hasard si René Frydman reprend en écho ce qu’annonçait Freud en 1898 :
“ Ce serait l’un des plus grands triomphes de l’humanité, l’une des libérations les plus tangibles à l’égard de la contrainte à laquelle est soumise notre espèce, si l’on pouvait élever l’acte de procréation au rang d’une action volontaire et intentionnelle et le dégager de son intrication avec la satisfaction d’un besoin naturel.”
V. Le temps digital
Un monde technique humain qui se fabrique
Nul ne sait la nature exacte des changements. De quelle manière allons nous lire, écrire, apprendre, penser ?
Car ce monde nouveau s’engendre lui-même à mesure , par le façonnement réciproque de la technique et de l’humain.Ce que nous cherchons à savoir ce n’est pas ce que sera l’état du monde dans “X” années mais comment les traits de l’humain, dans ce temps digital, se re-dessinent.
Le best -seller traduit en 40 langues de Nicholas Negroponte s’intitule Being Digital en version originale et l’ homme numérique dans sa traduction française.
Ce n’est pas un ingénieur ni un industriel bâtisseur d’empire. Pas non plus un utopiste coupé des réalités. On pourrait provisoirement le définir comme un administrateur visionnaire à mi-chemin de l’homme politique et de l’universitaire. Il fut professeur d’informatique au MIT.Il demeure passionné d’explications , de vulgarisations et d’applications concrètes.
Etre un homme numérique, c’est effectivement un style de vie. Les réseaux sociaux n’en sont qu’un exemple. Un autre, plus fondamental selon moi, est que les interstices de la vie ont disparu. Il n’y a plus jamais de temps inutilisé, à attendre un autobus, un ascenseur, à être assis dans une salle d’attente. Plus d’attente. Simplement faire autre chose. Nous pouvons finir par perdre la pratique de toute forme de réflexion longue.”
“La fusion homme-machine, permise pour l’essentiel par celle du silicium et du biologique est à envisager bien au delà du point où nous en sommes aujourd’hui.
Je pense en effet qu’une machine consciente est concevable, sans doute pas avec une forme de conscience comme la nôtre mais peut-être avec une conscience beaucoup plus profonde et plus puissante que la nôtre… »
En fait , je ne m’intéresse pas au transhumanisme comme mouvement ou débat. Mais, pour moi , les aveugles verront, les sourds entendront, ceux qui n’ont pas de jambes pourront marcher et sentir le sable sous leurs pieds artificiels. De cela je suis certain. Dès lors, pourquoi ne pas accepter que certains d’entre nous fassent largement mieux que ce que nous permettent nos organes et nos cerveaux limités.”
“ Le monde de la biotechnologie, des nanotechnologies, de la génomique contient les ferments d’une révolution pour demain. Celle du numérique, en tout cas, est certainement achevée. D’ores et déjà nous sommes une culture numérique.”
Los Angeles. Rencontre avec Manuel Castells.
“Si l’on ne comprend pas la communication, on ne comprend pas l’humain.”
A 69 ans , Manuel Castells est titulaire de la chaire Communication, technologie et société à l’Université de Californie du Sud à Los Angeles.
Il s’attache, certes aux idées, mais plus encore aux faits. Plus que tout, il se méfie de la philosophie comme de la sociologie, des systèmes théoriques ou interprétatifs qui ne tiennent pas compte des faits ou pire tentent de les soumettre.
Il est un des meilleurs connaisseurs des relations entre le monde numérique et les changements sociaux et de la société en réseaux. Il dirige par ailleurs l’Institut interdisciplinaire Internet de l’Université ouverte de Catalogne après avoir été professeur de sociologie et planification urbaine à Berkeley pendant 24 ans.
Premier constat : c’est à travers la communication que tout esprit humain interagit avec son environnement social et naturel.
“Ma conviction intellectuelle, c’est que si l’on ne comprend pas la communication, on ne comprend pas l’humain. Car on est humain parce qu’on communique, et parce qu’il y a un sens dans ce que l’on transmet, qui peut être rationnel, émotionnel etc…
Deuxième constat : le pouvoir politique est toujours fondé sur le contrôle de la communication et de l’information. Il distingue les macro-pouvoirs de l’état et des grands groupes et les micro-pouvoirs des syndicats et autres.
Troisième constat : la coercition ne suffit jamais pour exercer le pouvoir. Le pouvoir repose plutôt sur sa capacité à formater l’esprit hPremier constat : c’est à travers la communication que tout esprit humain interagit avec son environnement social et naturel.
VI. Les hommes et les autres
Paris. Rencontre avec Marc Augé.
“ La mobilité est le fait soit de l’aisance, soit de l’exil.”
Marc Augé passe régulièrement du détail au panorama, des sociétés traditionnelles au monde globalisé, de l’étude des autres à ce que nous sommes en train de vivre. Marc Augé a pour singularité d’être un penseur-écrivain. Les villes sont au coeur de ses préoccupations :
Ce vers quoi nous allons aujourd’hui n’est pas une démocratie généralisée combinant marché libéral et démocratie représentative. C’est plutôt un système à trois étages :
– Au premier se développe une aristocratie, une oligarchie, un milieu de pouvoir qui détient les connaissances et le pouvoir économique.
– Au deuxième étage se trouve une strate de consommateurs, avec obligation de consommer, qui sont plus passifs.
En bas la strate des exclus de la consommation et de la connaissance. L’écart s’accroît entre ceux qui sont proches de la sphère du savoir et ceux qui sont purement et simplement analphabètes. C’est la plus grande des inégalités.
Leeds. Rencontre avec Zygmunt Bauman.
“ Les réfugiés, les déplacés, les demandeurs d’asile, les immigrants, les sans-papiers sont le rebut de la globalisation.”
Zygmunt Bauman, 88 ans, enseigne à l’université de Leeds depuis 1973.
Si, en France on ne l’a découvert que tardivement il est tout simplement considéré comme un des penseurs les plus aigus des paradoxes de la société présente.
Paris. Université Descartes. rencontre avec Alain Ehrenberg.
“ L’individu, son corps et ses symptômes sont devenus une indication d’une perturbation de la relation sociale.”
Contrairement au fait biologique, qui est un fait observable et dont on peut atteindre la détermination complète, un fait psychologique ou un fait social n’est pas observable. C’est pourquoi on ne fait pas de prévisions en sciences sociales main on clarifie des problèmes.
Alain Ehrenberg l’explique avec une remarquable netteté : “Quel que soit le domaine envisagé – entreprise, école, famille- les règles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale mais flexibilité, changement, rapidité, de réaction etc.
“Aux Etats-Unis on se représente le cerveau comme un terrain d’infinies possibilités comme la Nouvelle Frontière. C’est en tout cas un objet de consensus qui ne génère pas de conflit. Dès que l’on traverse l’Atlantique le cerveau devient un objet politique, un objet de division, d’affrontements.
Pourtant, on constate des deux côtés que 20 à 25% de la population sont touchés chaque année par une pathologie mentale dont l’immense majorité est constituée de troubles anxiodépressifs.”
Face à la thèse du malaise, mon hypothèse alternative est que la généralisation des valeurs d’autonomie s’accompagne de nouvelles manières de subir en société. Elles donnent à entendre dans le concept de souffrance psychique.
La souffrance n’est plus seulement une raison de se soigner, mais elle est devenue une raison d’agir sur les relations sociales perturbées, sur le monde social.
Paris. rencontre avec Amartya Sen.
“ C’est la raison qui exige la justice.”
Amartya Sen né en 1933 dans une bourgade indienne proche du Bangladesh, prix Nobel d’économie en 1998, enseigne actuellement l’économie et la philosophie à Harvard.
Il montre comment les famines ne résultent pas , comme on l’imagine souvent à tort, d’un manque de nourriture mais de pertes d’emplois, renchérissement des denrées, défaut d’approvisionnement. C’est ce qu’il appelle “le droit d’accès” -entitlement- qui constitue la première pierre dans l’élaboration de sa pensée.
Il constate comment, même dans les démocraties, les humains sont traités comme des objets, interchangeables, jetables. Il connaît la compétition permanente, l’accélération générale, la perte de sens.
Car dans un paysage en voie de déshumanisation, Amartya Sen est avant tout celui qui juge urgent et décisif des restituer à l‘économie sa dimension humaine. Sa réflexion su la mondialisation, le travail, la pauvreté et la justice ne peut se comprendre que dans une perspective éthique.
VII. Vivant sans frontières
Spinoza, au milieu du XVII ème siècle insistait sur l’idée que “l’homme est une partie de la nature.” Mais ce n’était là que des arguments philosophiques.
Du vivant à l’inerte et retour
Comme l’explique Henri Atlan deux positions antagonistes, irréconciliables, se sont longuement affrontées du XVIIIème siècle au XX ème siècle. D’un côté les vitalistes soutenaient que la vie est un domaine à part, irréductible aux lois de la physique. A l’opposé les mécanistes défendaient l’unité du monde matériel, inerte ou vivant : les phénomènes biologiques ne pouvaient constituer des exceptions et devaient se trouver explicables par les lois de la physique et de la chimie.
L’avancée des connaissances a marqué le triomphe complet du “mécanisme” en biologie et la défaite non moins complète du “vitalisme”.
Il n’y a rien de plus dans un organisme qui se nourrit, grandit, se reproduit, se déplace, s’autorépare etc… que dans les composants inertes qui le constituent. Rien ? Sauf la vie… précisément.
Au cours de notre enquête nous avons plusieurs fois entendu nos interlocuteurs mettre en avant cet effacement de la frontière entre le vivant et l’inerte. Tour à tour Etienne Klein, Douglas Melton,George Church, Henri Atlan, Antonio Damasio, Pierre-Marie Lledo l’ont évoqué.
Mais le brouillage de la frontière ne saurait signifier que la question est résolue, scientifiquement et philosophiquement. On en est loin.
Un organisme a des qualités que ses cellules n’ont pas, un groupe peut présenter des propriétés que les individus qui le composent sont incapables de manifester.
Malgré tout, il n’en demeure pas moins un malaise.
L’écologie ou l’étude de la maison
Le décentrement de l’humain provoqué par Darwin s’est trouvé encore accru par le développement de cette discipline. Issue en grande partie de Darwin, l’écologie s’est développée en relation étroite avec les diverses disciplines de la biologie.
Le terme fut forgé en 1866 par le biologiste et philosophe allemand Ernst Haeckel ( 1834-1919). Il définit l’écologie comme “la totalité de la science des relations de l’organisme avec son environnement, comprenant au sens large toutes les conditions de l’existence.”
Les scientifiques venus de la biologie, sciences naturelles, botanique, zoologie découvrent l’interdépendance des différentes espèces.
A son tour le botaniste britannique Sir Arthur George Tansley, pionnier de l’écologie des plantes propose en 1939 la notion “d’écosystème”: ce qui intéresse l’écologiste scientifique c’est l’étude du lieu du “vivre ensemble.”
A l’arrière-plan affectif de l’écologie populaire, on ne saurait ignorer un goût particulièrement ancré dans la culture américaine pour la vie sauvage, la wilderness, le contact intime avec une terre supposée encore intacte.
Thoreau avait précédemment publié en 1849 la désobéissance civile.
Longtemps on s’est imaginé la nature comme hostile, rude et dangereuse et l’humain fragile, faible et menacé.
Le plus souvent à présent tout s’inverse. La nature est jugée fragile , démunie. C’est elle qu’il faut protéger. Pour au moins deux raisons : d’une part nos activités nocives détruiraient des équilibres naturels et produiraient un réchauffement du climat. D’autre part, elles épuiseraient rapidement des stocks d’énergie qu’on sait désormais être limités.
A l’échelle de l’histoire, cette idée que l’humain puisse détruire le monde terrestre est une idée récente.
Beaucoup en tire argument pour condamner pêle-mêle , l’industrie, les sciences et toutes les interventions humaines. De la “décroissance” au “bilan carbone neutre” il s’agirait idéalement de parvenir à un impact pratiquement nul des activités humaines.
D’autres appréhendent les mêmes questions différemment : si un grand changement de perspective de notre époque est bien l’inclusion de l’humain dans la nature il faut rendre cette intégration positive en inventant de nouvelles solutions.
Hambourg. Rencontre avec Michael Braungart.
“ Nous devons parvenir à être bénéfiques pour la biosphère tout en profitant de la vie avec la technosphère.”
Il a cosigné le texte le plus lu en Chine depuis le petit Livre rouge du président Mao. Avec 15 millions d’exemplaires imprimés dans ce pays, la Chine est bien un des lieux où le travail de Michael Braungart est le mieux accueilli. Cet ingénieur chimiste allemand enseigne depuis 2008 à l’université Erasme de Rotterdam.
“Je suis convaincu qu’il faut nous donner comme objectif premier d’améliorer la nature. Un arbre n’est pas neutre du point de vue carbone, il est positif. Il ne se contente pas d’émission zéro, il produit de l’oxygène ! Nous devons nous aussi parvenir à être bénfiques pour la biosphère, tout en profitant de la vie avec la technospère, parce qu’une machine à laver est, indiscutablement, une bonne chose ! “
Michael Braungart se tient loin des discours radicaux affirmant que tout irait mieux sur terre sans les humains.
“Mère Nature n’existe pas, ni la Terre Mère non plus… N’oublions pas, non plus, que sans la technique, notre espérance de vie ne serait que d’une vingtaine d’années. En revanche, si elle n’est pas notre Mère, la Nature peut être notre professeur, notre coach. Nous avons beaucoup à apprendre des processus naturels mais nous n’avons en aucun cas à les idéaliser.
Plus on idéalise cette forme maternelle de la Terre plus on adopte une attitude infantile et non responsable. Nous devons agir en humains pas en enfants.La seule chose qui compte, c’est de changer la conception de l’organisation du système.”
Pour cela l’ingénieur-philosophe se fonde sur l’idée de continuité profonde entre les humains et la nature.
Le rêve de Braungart est de réconcilier industrie et écologie. C’est ainsi qu’il distingue l’efficiency (efficacité qui rend un produit non toxique, moins polluant) de l’effectiveness (empreinte positive, action bénéfique).
“Pour moi l’éthique est une affaire personnelle, non une question collective. Moi, je veux juste parler de qualité du produit.”
Paris. Rencontre avec Corine Pelluchon.
“ L’important est de trouver la voie d’un humain différent.”
Nous tenons à la rencontrer parce que son travail est novateur. Au coeur des analyses de Corine Pelluchon se trouvent en effet les questions soulevées par l’écologie, par nos relations d’humains à la nature et aux animaux, par notre responsabilité envers la terre et les vivants.
Qui sommes nous ? Comment nous pensons-nous nous-mêmes pour en être venus à fragiliser les équilibres naturels et à transformer les animaux en choses ?
“ Ce qui ne va pas dans l’humanisme classique-sur lequel se fondent les droits de l’homme : il ne tient pas compte de la positivité des différences, il ne prend pas en considération chaque espèce, chaque entité, il ne désigne pas les devoirs que l’on a envers elle en fonction de leur identité. Cela nous oblige maintenant à trouver des solutions qui prennent mieux en considération ce que nous faisons à la nature.”
Elle a trouvé une de ses premières formulations modernes dans l’Almanach d’un comté des sables de Aldo Leopold. Ce livre a introduit l’idée de land ethic (éthique de la terre).
En 1971, elle publie « Eléments pour une éthique de la vulnérabilité, les hommes, les animaux, la nature »
Pour Aldo Leopold la situation est claire : “Une action est juste quand elle a pour but de préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté bioéthique. Elle est répréhensible quand elle a un autre but.”
Dès 1975, le philosophe australien Peter Singer est le premier à dénoncer la domination humaine comme “spécisme” terme forgé sur le modèle de “racisme”. En fait, ce courant était né dès 1789. Cette année là, le philosophe anglais Jeremy Bentham avec son Panopticon affirme à propos des animaux : “la question n’est pas : “Peuvent-ils raisonner ? ni “Peuvent-ils parler ? mais “Peuvent-ils souffrir ?” Bentham inaugure un chambardement qui va aller crescendo jusqu’à nos jours.
Le jeune et brillant philosophe Tristan Garcia estime que le “Nous” qui désignait jusqu’alors les humains s’est déréglé et désigne tous les êtres capables de souffrance.
Mais jusqu’à présent on ne reconnaît de droits qu’à des sujets de droit c’est à dire des personnes capables de s’engager par contrat.
Paris. Rencontre avec Bernard Edelman.
“ Quand la biologie introduit un nouveau désordre, c’est au droit de tenter d’en tirer un ordre.”
Bernard Edelman est un avocat-philosophe et il ,s’amuse en organisant à la fois le lien et la séparation entre le droit et la philosophie.
“ Tout dérive de la distinction entre chose et personne qui, depuis le droit romain, constitue ce qu’on appelait la summa divisio, la partage suprême. De tout temps, le monde juridique se fonde sur cette division fondamentale, d’un côté le monde des choses, de l’autre celui des personnes. le droit de propriété constituait le pont entre ces deux mondes.”
Paris. Collège de France. rencontre avec Philippe Descola.
“ Une certaine figure de l’individu humain, qui a émergé à la Renaissance, est en voie d’extinction.”
Nous sommes en Equateur dans le haut bassin du Rio Pastana où vivent environ 5000 Jivaro Achuar. Pendant 3 ans entre 1976 et 1979 Philippe Descola et son épouse Anne-Christine Taylor ont partagé leur vie.
“ Ce dont je suis redevable à mes compagnons amérindiens, c’est de m’avoir permis, en bouleversant mes évidences de m’interroger sur ce que j’avais tenu jusque là , plus ou moins consciemment, pour des vérités incontestables.”
“Je suis persuadé qu’une certaine figure de l’individu humain, qui a émergé à la Renaissance, est en voie d’extinction. On peut, désormais, attribuer aussi aux grands singes des capacités qu’on attribuait autrefois exclusivement aux humains. Cela détrone l’humain de sa position !
La conception de l’homme séparé ,de la nature, radicalement distincte d’elle, est vraiement une parenthèse. Je pense qu’elle est en train de se fermer.”
Faut-il en conclure que l’humanisme est effectivement une conception dépassée ? Sur ce point Philippe Descola se veut à la fois catégorique et prudent :
“Je pense qu’il faudrait bannir le terme d’”humanisme” car il porte en lui l’idée d’une prééminence de l’humanité que Claude Lévi Strauss était le premier à dénoncer. L’expression même est très gênante et ambiguë. Ce que j’appelle de mes voeux, c’est une profonde réforme scientifique et morale qui permettrait de se détacher d’un humanisme plus ou moins épuisé. Evidemment cela n’est pas simple. Les Chinois qui luttent contre le régime de Pékin ou les dissidents iraniens auraient raison de me dire qu’ils ont besoin de se référer aux droits de l’homme et qu’ils seraient très heureux de les voir respectés…”
Philippe Descola définit quatre ontologies qui sont selon lui des matrices de découverte et de modification technique qui permettent d’actualiser des pans du réel.
Il distingue d’abord l’animisme dont les Achuar sont le meilleurs exemple et où toutes les entités naturelles-minéraux, végétaux ou animaux – peuvent avoir une âme, une intériorité comme les humains. A l’opposé le naturalisme exclut que les non-humains puissent avoir une conscience.
Entre ces deux modèles antagonistes il distingue le totémisme qui , sur le mode de la fusion regroupe animaux et humains dans une continuité physique et morale en fonction de traits qu’ils sont supposés avoir en commun avec un ancêtre-fondateur.
Enfin, l’analogisme, qui élabore une chaîne des êtres dans un ordre hiérarchisé du plus humble au plus évolué. Dans la réalité, ces différents modèles existent conjointement et parfois entrent en conflit.
Ainsi la dernière constitution de l’Equateur a décidé dans son préambule d’accorder des droits à la nature en tant que telle. La formule utilisée montre d’ailleurs l’embarras du législateur : “A la nature ou à la Pachamama” c’est à dire la déesse-mère. Il me semble que cela va au delà d’une idéologie écologique bien-pensante et générale.
D’autres philosophes refusent purement et simplement d’en finir avec la différence séparant les animaux des humains. Avec des arguments.
Paris. Ecole Normale supérieure. rencontre 2 avec Francis Wolff.
“ la différence radicale entre animaux et humains est toujours valide.”
“ Il reste deux éléments du langage humain qui sont irréductibles. Le premier est sa capacité infinie alors que dans la communication animale on est ébahi lorsqu’il existe plusieurs centaines de messages possibles.
Le deuxième élément singulier, il faut y insister, c’est que le langage humain a pour conséquence la rationalité qui est proprement humaine. Je pense rationalité au double sens d’une connaissance de type scientifique et de capacité d’inventer des normes morales universelles.
En d’autres termes, celui qui dit : “la science montre que l’homme est un animal comme les autres” oublie que cette science… est l’oeuvre de l’homme.”
VIII. Retour à l’humain
“Comprendre le monde , pour un homme c’est le réduire à l’humain.”
Albert Camus, le Mythe de Sisiphe.
Peter Sloterdijk est né à Karlsruhe en 1947. Depuis 1983 , auteur prolifique à la mode, couverts de prix littéraires, il a publié pas moins d’une trentaine de livres.
Ce qui nous intéresse c’est de savoir comment, longtemps après le scandale du “parc humain” il analyse l’évolution contemporaine.
“ Je demandais si le processus de civilisation ne contenait pas en lui-même une sorte de sélection vers un certain type d’homme, ce que j’appelais un processus d’autodomestication. Reprenant là une très belle métaphore de Nietzsche, pour qui l’homme est devenu le meilleur animal domestique de l’homme.. »
Nous vivons toujours dans un monde théorique où la séparation reste très profonde entre ceux qui veulent expliquer l’homme par la biologie et la génétique et ceux qui veulent tout interpréter en termes sociaux et historiques. Très peu de penseurs sont capables de penser avec ces deux cerveaux que Nietzsche avaient exigé pour l’intelligence de l’avenir : un cerveau pour concevoir la science, un autre pour concevoir la non-science !
Je crois que la révolution copernicienne , aujourd’hui, se situe là : les immunologues, les théoriciens du cerveau et les endocrinologues nous racontent pratiquement tous la même histoire : l’être humain est une impossibilité biologique réelle, mais une impossibilité qui existe !
Si l’on entrait véritablement dans la compréhension de cette grande boucle qu’est l’évolution de l’homme, on arrêtrait de vouloir le manipuler. Il ne nous resterait que l’issue de la méditation contemplative. »
Rencontre avec Jürgen Habermas
“ L’humanisme classique n’est désarmé en aucune manière.”
Jürgen Habermas est considéré comme un des grands penseurs contemporains et comme une conscience morale de la gauche non communiste. Il se veut l’héritier des analyses critiques élaborées depuis les années 1930 par ce qu’on appelle l’école de Francfort où se sont illustrés notamment les philosophes Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse.
Il a violemment réagi aux propos de Peter Sloterdijk en 1999 car il est particulièrement préoccupé par les menaces que les bio-technologies font peser sur la dignité humaine.
Selon lui le risque principal est carrément celui d’un nouvel “eugénisme libéral” , c’est à dire d’une tentative d’amélioration de la race humaine qu’il distingue néanmoins très clairement de l’eugénisme du régime hitlérien qui rêvait de construire une race aryenne purifée.
Les hommes sont des êtres sociaux qui ne peuvent exister qu’inscrits dans des formes culturelles de vie. Dès le commencement, notre espèce est impliquée dans un processus de développement culturel qui n’a cessé de s’accélérer. Par le biais des progrès techniques, cette “seconde” nature empiète sur notre constitution organique. L’usage d’un simple bâton comme outil suffit à améliorer la fonction de la main et du bras. La technologie a d’abord servi à améliorer nos organes.
Dans cette perspective, on peut être tenté également de tenir pour tout à fait “naturelle” la nanopuce qu’il faudra un jour implanter dans le cerveau afin d’améliorer sa fonction de mémoire.
En attendant nous ne faisons pas que “prolonger” les organes individuellement. Nous pénétrons dans l’organisme lui-même au moyen de technologies complexes. Tant que les interventions chirurgicales restaurent une fonction organique endommagée, nous considérons qu’elles sont inoffensives. Mais au bout de la chaîne, nous atteignons une zone grise où la limite entre interventions chirurgicales à caractère thérapeutique et interventions chirurgicales visant une amélioration devient floue.
Parler d’une mutation anthropologique est ambigu. Je ne sais pas jusqu’où va l’imagination des chercheurs qui veulent associer les résultats de biogégéntique, de la nanophysique, des sciences cognitives et de la robotique en vue d’une améliorationdes différentes fonctions de l’organisme humain. Tout cela a lieu en dehors de toute publicité, au sein d’entreprises privées. Le véritable scandale réside dans la naïveté qui consiste, en accord avec la recherche et l’industrie, à partir du principe que les améliorations eugéniques seraient souhaitables par elles-mêmes.
Paris. rencontre avec Jean-Claude Milner.
“ Ce qui définit l’homme, c’est qu’il ne se produit pas en série.”
Jean-Claude Milner occupe une place à part dans le paysage intellectuel contemporain. Linguiste proche de Noam Chomsky avec qui il a travaillé au MIT mais aussi philosophe, ce penseur né en 1941 est difficile à étiqueter. Ancien maoïste engagé dans le mouvement de mai 68 il pourfend volontier les convictions de gauche et porte sur ce passé collectif un regard à la fois critique et aiguisé.
“Du côté des sciences, la grande mutation est sans nul doute celle opérée par la science galiléenne. Avant Galilée, il y avait vraiment une séparation entre l’homme et la nature, entre un microcosme où l’homme se situait et un macrocosme qu’il contemplait.
Avec la science galiléenne il n’y a plus cette séparation. L’homme est traversé par tous les processus naturels, il devient un segment du monde.
Spinoza en tire les conséquences en affirmant que “l’homme est une partie de la Nature”.
Pour moi c’est là que se tient le changement majeur dans la représentation de l’humain. Ce qu’apportent par la suite le darwinisme puis le freudisme s’inscrit dans le même paysage.
Je ne vois pas de différence de nature -peut-être une différence de degré , mais pas de nature- entre la position de Spinoza et la proposition de la génétique contemporaine qui soutient que “l’homme est défini par son génome que l’on peut séquencer.”
J’ai le sentiment qu’on assiste du côté des sciences, à la simple continuation du mouvement amorcé par la mutation galiléenne, avec effectivement une extension, une accentuation des possibilités nouvelles, jusqu’à présent latentes.
En réalité je distinguerai clairement, d’une part, la manière dont les sciences bouleversent la représentation de l’homme et, d’autre part, la technique, plus précisément encore les conséquences qu’entraînent les mutations technologiques permises par les mutations scientifiques comme par exemple le clonage reproductif qui est une conséquence des avancées de la génétique.
Toutes les cultures et toutes les philosophies s’accordent sur le fait que ce qui définit l’homme, c’est qu’il ne se produit pas en série. Si d’aventure le clonage humain est possible, alors cela introduit la sérialisation, le substituable.
Paris. rencontre avec Sudhir Kakar.
“ La science cherche la vérité, les spiritualités aussi…”
Dans la perspective indienne, que signifie l’idée de la responsabilité humaine ?
Pour nous répondre, Sudhir Kakar, une des figures majeures de l’Inde contemporaine, un des meilleurs passeurs entre l’Inde et l’Occident.
Né en Inde en 1942, Sudhir Kakar est à la fois ingénieur et psychanalyste mais aussi docteur en économie.
“La biologie et les neurosciences deviennent aujourd’hui très importantes. Rien ne serait explicable des relations humaines, de Dieu, de l’amour, de tous les sentiments, etc… Rien n’existerait en dehors des processus neuronaux. Je ne le crois pas. Bien entendu, il est important de comprendre les mécanismes de fonctionnement du corps, mais se concentrer seulement sur ce que fait le cerveau, faire comme s’il n’y avait pas de conscience en dehors du cerveau, tout cela me paraît faux. La philosophie matérialiste, devenue réellement dominante, empêche de prendre en compte toutes les preuves de l’irréductible existence d’une conscience en dehors du corps.”
“ Dans la conception indienne, être né humain est le don suprême qui peut être offert, plus important encore que d’être dieu. Si ce don est accordé aux humains parmi tous les existants, c’est uniquement pour prendre soin de toutes les existences, pas seulement de celles des humains, mais bien de toutes. Nous sommes là pour “tenir la maison” ou l’univers, si vous voulez ! Les humains doivent prendre soin des dieux, de la nature, de tout. C’est effectivement une très lourde charge. C’est tout le contraire de “après moi le déluge”!
Pour les occidentaux , plus on est autonome, plus on est responsable, c’est la marque de l’indépendance, de la capacité de décider et d’agir seul. Au contraire du point de vue indien c’est pratiquement l’inverse. Ce qui est primordial ce sont les relations, les liens entre les individus, qu’il s’agisse d’une famille, d’un groupe, d’une caste. Etre responsable, c’est agir en fonction de ces liens, à l’intérieur de ces réseaux de relations. Ce n’est pas de décider séparément.
Paris. Rencontre avec Georges Hansel.
“ Les problèmes éthiques se règlent au coup par coup.”
Georges Hansel, mathématicien, est un des meilleurs connaisseurs en France de la tradition talmudique.
En page d’accueil de son site il a mis cette citation du philosophe Emmanuel Levinas dont il est très proche :
“Tout ce qui a pu se dire contre la science ne saurait faire oublier que la recherche scientifique reste, dans la dégradation de tant d’ordres humains, l’un des rares domaines où l’homme se contrôle, s’incline devant le raisonnable, est non bavard, non violent et pur.”
Dans le domaine éthique on ne posera aucun jugement préalable : “Les problèmes éthiques, savoir par exemple jusqu’où aller dans les manipulations génétiques, se règlent au coup par coup. Il existe des principes de départ qu’il faut appliquer au cas par cas. Imaginons qu’on voie s’esquisser une modification de l’espèce humaine, au nom de quoi devrait-on l’empêcher ? On imagine des procédés pour augmenter la mémoire ou les capacités physiques, pourquoi pas ? Du moment qu’on ne porte pas atteinte à la dignité humaine,…”
Voilà la limite à ne pas dépasser. On doit chaque fois s’interroger pour savoir si une nouvelle technique précise peut avoir des conséquences non éthiques, mais il n’existe jamais d’interdit général, ni à priori.”
conclusion : Un humanisme décentré ?
Lié à l’ancienne représentation de l’homme, à sa place centrale, ses grands pouvoirs, sa nature, sa force de construire l’histoire et le progrès, l’ancien humanisme est donc défait.
On peut esquisser quelques traits de de ce que serait l’humanisme de l’homme décentré de l’humain.
Même dépourvu de l’idée de nature humaine, qui s’estompe inexorablement, lui resterait la capacité de refuser l’intolérable, de dire non catégoriquement à ce qui dans chaque circonstance précise paraîtrait inacceptable. Ce principe éthique au cas par cas ne formule pas de normes universelles.
Deux impasses, une issue
Alors finalement que faire ? Envers sciences et techniques aujourd’hui, à notre sens, la confiance aveugle est une erreur, la défiance systématique en est une autre. Seule l’idée d’une responsabilité constamment réendossée s’avère utile.
La technologie n’est pas dans son essence, radicalement différente des outils les plus simples. Un marteau peut servir à assembler des planches ou à défoncer des crânes. Il en va de même, contrairement à ce que disent les prophètes technophobes, des bio ou des nanotechnologies.