Anthropocène et Biosphère

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L’anthropocène a-t-il été anticipé ? – Jacques Grinevald

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L’hypothèse Gaïa

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Divers auteurs ont identifié des “précurseurs” du concept de l’Anthropocène, faisant référence, le plus souvent, à Antonio Stoppani, Vladimir Vernadsky et Pierre Teilhard de Chardin. Trouver des précurseurs a pour effet, intentionnel ou non, de dégonfler la signification de la nouvelle époque géologique proposée. Nous soutenons ici qu’il n’y avait pas de précurseurs à la notion d’Anthropocène, et qu’il ne pouvait pas y en avoir, parce que le concept d’Anthropocène (avancé en l’an 2000) est un produit de la récente intelligibilité interdisciplinaire de la Terre en tant que planète en évolution introduite dans les années 1980 par le Programme International Géosphère-Biosphère (International Geosphere-Biosphere Programme) et les sciences du Système Terre (Earth System Science). Les savants du passé qui parlèrent de “l’âge de l’homme” le firent en termes d’influences humaines sur “la face de la Terre” et non le Système Terre. Bien plus, les précédentes conceptions sont associées à une intelligibilité évolutionniste linéaire de l’expansion de l’influence géographique et écologique de l’humanité, tandis que l’Anthropocène représente une rupture radicale avec toutes les idées évolutionnistes de l’histoire de l’Homme et de la Terre; incluant l’effondrement de toute idée de progrès vers une étape supérieure (comme la ‘Noosphère’ de Teilhard).

Dans leur article de synthèse de 2011, “L’Anthropocène : perspectives historiques et conceptuelles”, Steffen et al. (2011) font référence à ces auteurs et certains autres (Bergson, 1907; Osborn, 1948; Schuchert, 1918; Sherlock, 1922), comme des antécédents de l’idée actuelle de l’humanité moderne en tant que nouvel agent géologique à l’échelle du globe, bien qu’ils mettent en garde contre l’établissement d’une équivalence avec d’anciens concepts. Dans l’ouvrage collectif de 2012, A Geological Time Scale, Zalasiewicz et al. (2012) présentent l’idée que les êtres humains sont “à l’origine d’une nouvelle époque géologique” comme une idée centenaire.

L’essor des sciences du Système Terre

Bien entendu, le thème de l’homme comme maître de la nature a une très longue histoire. Il est, selon certains, inhérent au Christianisme (Noble, 1998; White, 1967), et constitue une part essentielle de “l’essor de la puissance de l’Occident” (Daly, 2014) à la suite de ce qu’on appelle les révolutions scientifique et industrielle. En Russie, spécialement sous le régime soviétique (Josephson, 2002), le thème d’une nouvelle “ère de l’homme” dans l’histoire de la Terre (“l’Anthropogène”) était bien connu. Mais toutes ces idées appartiennent à la période géologique du Quaternaire, non à la proposition d’une discontinuité Holocène-Anthropocène (Wolfe et al., 2013).

Le caractère exceptionnel de l’Anthropocène

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La Terre en tant qu’ “écosystème” complexe total, qui inclut le système climatique planétaire, est un concept interdisciplinaire et paradigmatique très récent développé dans les années 1980 et 1990, et adopté officiellement par l’IGBP et d’autres programmes d’envergure mondiale de la coopération scientifique internationale seulement avec la “Global Change Open Conference” à Amsterdam en juillet 2001 (Grinevald, 2007, p. 247-248; Steffen et al., 2004). La perturbation humaine du Système Terre dans sa totalité n’était pas observable au 19ème siècle. Bien qu’Arrhenius conçut dans les années 1890 l’altération anthropogénique de l’effet de serre, c’était une théorie sur “l’acide carbonique et les périodes glaciaires” plutôt qu’une forme précoce de science du Système Terre (Crawford, 1997). Arrhenius lui-même (1896) faisait remonter l’histoire de l’effet de serre à Tyndall, Pouillet et Fourier. Leur travail soulignant la possibilité d’un globe réchauffé n’est pas la même chose que l’argument selon lequel l’élévation du CO2 peut perturber le Système Terre en tant que totalité.

En histoire des sciences, on peut souvent redécouvrir la “préhistoire” d’un problème résolu plus tard avec une autre approche. Les grandes nouvelles idées ou nouvelles questions sont rares mais surviennent et les notions de Système Terre et d’Anthropocène en sont des exemples. Même à l’époque de la “révolution de l’environnement” dans les années 1970, ce n’était pas évident. Le concept intégré et holistique de la Terre comme écosystème total ou écosphère (Huggett, 1999), l’idée de notre planète “vivante” en évolution, n’était pas disponible pour la conscience humaine avant les missions Apollo de la NASA et l’hypothèse Gaïa de Lovelock-Margulis (Grinevald, 1987, 1988; Lovelock, 1979, 1988). Ce tournant historique de notre prise de conscience de notre Terre toute entière (our whole Earth) est à présent bien documenté, notamment par Denis Cosgrove (2001) et Robert Poole (2008).

Quand on compare les premières visions d’une Terre humanisée avec l’avènement de l’Anthropocène, plusieurs différences sautent aux yeux. Comparé à la noosphère (au sens de Teilhard), l’Anthropocène est à la fois plus, parce qu’il est le fait d’une perturbation du Système Terre plutôt que de la biosphère ou du paysage, et moins, parce qu’il est construit sur la perturbation du Système Terre et n’est pas situé comme une “sphère” dessus ou au-delà de lui.

De manière cruciale, tandis que l’anthropozoïque de Stoppani et la noosphère de Vernadsky et de Teilhard représentent des extrapolations évolutionnistes – c’est-à-dire fondées sur le postulat de l’inévitable avancement du progrès – l’Anthropocène est une rupture très mal accueillie, pas tant une régression mais un effondrement radical de toute idée de progrès vers un stade supérieur. Il représente donc une critique implicite à tous ceux qui se permettent des extrapolations, qu’elles soient enracinées dans l’évolution, des étapes de la conscience ou de la croissance économique illimitée. L’Anthropocène est une nouvelle dérive anthropogénique dans l’histoire naturelle de la planète Terre plutôt que le nouveau développement d’une biosphère anthropocentrique. Pour tous les perfectionnements de sa notion biogéochimique et cosmologique de la biosphère, Vernadsky n’a pas pu anticiper l’émergence du mode d’intelligibilité des sciences du Système Terre. Il ne pouvait pas prévoir le fossé qui la sépare les sciences du Système Terre de l’écologie classique, ce qui requiert un saut de “la pensée écologique – la science des relations entre les organismes et leurs milieux – à la pensée de la Terre en tant que système, la science de la totalité de la Terre comme système complexe au-delà de la somme des parties” (Hamilton 2014), un “déplacement conceptuel” qu’évitent beaucoup d’écologistes aujourd’hui.

Pour les scientifiques qui ont annoncé l’arrivée de l’Anthropocène, la plus grande force qui l’a apporté n’est pas la Pensée, la Raison, la Conscience ou l’Esprit, ou quelque force qui monte au-dessus d’un collectif qui demande une lettre capitale ; à la place le coupable est l’humanité comprise comme homo faber, l’homme technologique de la civilisation occidentale moderne devenu une nouvelle force géologique par des moyens dont la puissance perturbe les grands cycles qui gouvernent la trajectoire de la planète. Cela ressemble superficiellement à la “nouvelle force tellurique” de Stoppani sauf que ce n’est pas tant avec la terre (tellurique) que les êtres humains sont intervenus de manière si décisive qu’avec l’atmosphère et les océans (géosphères fluides inséparables) en tant que compartiments du cycle global du carbone et du système climatique.

Si, pour Teilhard, la noosphère représente la puissance de la conscience de la totalité de l’humanité qui s’élève au-dessus et se purifie de ses attaches terrestres, l’Anthropocène dans l’approche des scientifiques du Système Terre – pour qui l’explosion de la population humaine (avec son métabolisme industriel) est devenue une force d’accélération de la nature – a ramené la conscience sur Terre. La condition pour la possibilité de la noosphère, une histoire humaine libérée de l’histoire naturelle de la Terre, a été effacée, parce que, comme Chakrabarty (2011) nous l’a dit, les deux histoires ont maintenant convergé, nous donnant une sorte de Terre hybride, de nature infiltrée de volonté humaine, que cette volonté ait été exercée de manière responsable ou irresponsable.

 

Economie de l’après-croissance. Politique de l’Anthropocène, tome II

collection Anthropocène au Seuil

 

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