Par Erwan Le Noan –Erwan Le Noan est consultant en stratégie, membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique (think-tank libéral), et maître de conférences à Sciences Po. Il est l’auteur de La France des opportunités (Les Belles Lettres, 2017).
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Le débat autour du mouvement «woke» a émergé dans le monde universitaire, où il ne cesse de tenter de réduire la liberté intellectuelle. Il gagne progressivement la vie économique. Plusieurs pratiques sont indistinctement critiquées : certaines entreprises – notamment américaines – sont désignées pour les causes qu’elles soutiennent, dont certaines pourraient être rattachées au «wokisme» ou motivées par lui ; d’autres parce qu’elles appliqueraient, dans la gestion de leurs équipes ou la promotion de leurs images et produits, des règles de comportement qui s’inspireraient de cette idéologie. Le capitalisme serait ainsi au mieux complice tacite du mouvement «woke», au pire son soutien actif.
Un premier élément de réponse est que le ‘wokisme’ semble être le fruit d’un mouvement doublement étranger au capitalisme.
Venu de cercles universitaires classés à l’extrême gauche, il est essentiellement promu aujourd’hui par des activistes qui ne cachent pas leur rejet de l’économie capitaliste, qu’ils dénoncent, d’ailleurs à tort, comme étant une perpétuation d’inégalités intolérables, modernisant un lexique éculé et erroné d’inspiration marxiste qui consiste à conspuer l’économie de marché comme étant un système d’exploitation des miséreux.
Certains objectent qu’aujourd’hui, une poignée d’entreprises puissantes contribue à promouvoir le «wokisme» et en faire une norme mondiale : elles exerceraient, en somme, une forme de dominance intellectuelle à côté de leur pouvoir économique de marché. Là également, la réponse se trouve dans la concurrence et la liberté des consommateurs.
La première est que les adversaires du «wokisme» ont devant eux une mission et une opportunité extraordinaires (qu’aucun autre système économique ne leur offrirait) : produire une offre universaliste attractive rivale. La philosophie libérale leur offre à ce titre une voie en ce qu’elle rappelle que chaque individu est libre d’être et devenir ce qu’il souhaite : le «wokisme», qui assigne chacun dans une identité simpliste et définitive, en est une profonde contradiction.
L’idéologie « woke » et les différents mouvements qui s’en inspirent prennent une place croissante dans l’espace universitaire et médiatique, multipliant interdits et censures, hier contre la représentation d’une pièce d’Eschyle, le lendemain contre la statue de Colbert, réclamant la démission de professeurs « mal pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios du service dit, par habitude, public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer le « wokisme », il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation d’un marxisme, pourtant mal en point.
En réalité, l’idéologie « woke » se présente comme une véritable arme offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux mouvement ouvrier syndical.
Le mouvement woke est comme le Coca-cola et halloween un produit d’importation américaine. Mais ses origines idéologiques se situent dans la « french theory », c’est-à-dire chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction » – un terme qui constitue le principal slogan du mouvement « woke ». Or, ces penseurs sont tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours « anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant que la figure de la classe ouvrière en tant sujet historique. Chez tous, la classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisés ».
On leur préférera les schizophrènes(Deleuze), les « taulards »(Foucault), les minorités notamment les immigrés (Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française de tout rôle révolutionnaire au profit de la figure rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la « queer attitude » (encore Foucault).
Tous ces courants, qui ont fleuri dans les années post-soixante-huit, considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État comme question centrale est dépassée et qu’il est nécessaire de s’opposer d’abord aux « micro-pouvoirs « et aux « disciplines » qui domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes » contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de Khomeiny, l’idéologie « woke » sacralise l’islam, considéré comme l’allié du mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels.
Le « woke » est relativiste et dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la colonisation y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays.
Oublieux du caractère révolutionnaire de la bourgeoisie, les « woke » font de la traite négrière une tache indélébile qui condamne par avance tous les « blancs », oubliant que la plus grande traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de l’islam avec l’aide et un peu plus que la complicité des chefs des peuples d’Afrique.
Que les divers mouvements « woke » n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Dialloest une figure de la « jet-set ». Elle est une « intellectuelle organique » de la « classe capitaliste transnationale », très bien décrite voilà plus de deux décennies par Leslie Sklair. MmeAssaTraoré est devenue la coqueluche des grandes marques à la mode.
Face à la menace d’un nouveau totalitarisme prenant racine dans le «wokisme», le journaliste et écrivain américain Rod Dreher, appelle les chrétiens à résister face aux périls qui guettent les temps modernes.
Rod DREHER. – Pour saisir toute la menace du totalitarisme, il est important de comprendre ce qui le différencie du simple autoritarisme. L’autoritarisme, c’est lorsque l’État a le monopole du contrôle politique, c’est le cas en dictature. Une société totalitaire, cherche quant à elle à transformer toutes les traditions et les institutions antérieures afin d’en contrôler tous les aspects. Un État totalitaire est donc un État qui cherche à définir et contrôler le réel, c’est-à-dire, décider pour vous ce qu’est la vérité.
À l’époque soviétique, le totalitarisme astreignait à l’amour du Parti et au respect de ses exigences. Aujourd’hui, le totalitarisme exige l’allégeance à un ensemble de croyances progressistes incompatibles avec toute logique. Les communistes ne s’opposaient, par exemple, à des vérités telles que 2 +2 = 4 ; le totalitarisme qui sévit aujourd’hui considère qu’il n’y a de réel que dans l’esprit, ainsi, ils peuvent très bien convenir que 2 + 2 = 5.
J’appelle ce totalitarisme de gauche, « soft totalitarisme », car c’est un totalitarisme doux, qui promet d’étancher une soif intérieure, de se battre et défendre une société plus juste qui libérerait et défendrait les victimes historiques de l’oppression. Il se pare des atours de la gentillesse tout en diabolisant les dissidents afin de ménager les sentiments des « victimes » et de faire advenir la « justice sociale ».
Le culte contemporain de la justice sociale identifie les membres de certains groupes sociaux comme des agresseurs, puis il en fait ses boucs émissaires et proclame que leur suppression est une question de justice. Ainsi, les « guerriers de la justice sociale »,Social justice warrior, plus connus sous le sigle SJW, au départ animés par un sincère sentiment de compassion et une pensée authentiquement libérale, finissent par abandonner tout libéralisme et par embrasser une politique agressive et punitive qui ressemble au bolchévisme.
Grandes entreprises: le nouveau vecteur de l’idéologie woke?
Le syndicat étudiant de droite l’UNI a lancé le 10 février une pétition «contre le wokisme, l’écriture inclusive et la censure». Destiné à interpeller les candidats à la présidentielle, le manifeste a recueilli plus de 12 000 signatures. Importée des États-Unis, la mouvance «woke» (éveillé en anglais) entend se préoccuper des questions de justice sociale. Les tenants du «wokisme» accordent une place importante au «genre» et à la race» dans leurs discours. L’UNI dénonce une idéologie omniprésente à l’université «qui consiste à déconstruire les enseignements, formater des millions d’étudiants pour les conformer au «progressisme», et empêcher tout discours contraire à cette doxa universitaire».
C’est l’affaire de Sciences Po Grenoble qui a convaincu les dirigeants du syndicat de l’urgence d’agir. «L’année dernière, dans cet IEP les élèves avaient appelé au lynchage d’un professeur accusé d’islamophobie. Le seul soutien de l‘IEP avait été de le licencier les enseignants concernés», dénonce Jacques Smith. Le président de l’UNI pointe aussi l’intimidation et la censure employée à l’égard de ceux qui dévient de la ligne politiquement correcte la plus stricte. «On se souvient de la pièce d’Eschyle interdite par des militants à Paris 1 Panthéon Sorbonne en raison du port de masques noirs. Les acteurs ont été accusés de faire du «blackface» (pratique qui consistait aux États-Unis à se grimer en noir dans les pièces de théâtre (NDLR) s’indigne Jacques Smith. Le jeune homme rappelle aussi, la censure de la philosophe Agacinski à l’université de Bordeaux, le spécialiste de Napoléon Thiery Lentz congédié à Audiencia, le débat entre Geoffroy Lejeune et Charles Consigny interdit à Sciences Po Lille, et même une conférence de François Hollande interdite à l’Université de Lille. «Les méthodes sont toujours les mêmes» soupire Jacques Smith. «à chaque fois les militants d’extrême gauche s’insurgent et l’administration par lâcheté ou complicité cède à leurs revendications».
L’UNI déplore l’adhésion d’une partie des professeurs et des administrations à l’idéologie «woke». «Presque tous les parcours en sciences humaines ont un désormais un cours de théorie du genre, même s’ils l’appellent étude de genre pour lui donner un vernis scientifique» reproche Jacques Smith. «À Sciences Po Paris ils ont été jusqu’à inviter une chercheuse américaine pour parler du racisme de la gastronomie française».
Autre marqueur dénoncé par l’UNI, la généralisation de l’écriture inclusive dans les établissements d’enseignement supérieur. «À Sciences Po Paris, une enseignante enlevait même des points à ceux qui ne l’utilisaient pas dans leurs copies» dénonce Jacques Smith». Et d’ajouter, «régulièrement nos militants nous font remonter des situations ou des enseignants refusent de répondre aux mails qui ne l’emploient pas». L’indignation du jeune homme est d’autant plus grande que l’Académie française et une circulaire d’Édouard Philippe s’opposent à l’emploi de l’écriture inclusive.
Sur les bancs de la fac, dans la recherche en sciences humaines, un certain discours propage des concepts militants importés des États-Unis, au détriment d’une majorité silencieuse.
Diffamé car qualifié d’islamo-gauchiste ? Le président de la FCPE, la première fédération de parents d’élèves, marquée à gauche, n’a pas obtenu gain de cause devant la justice. Rodrigo Arenas, connu pour ses positions laïques plutôt ouvertes, avait attaqué en diffamation Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur de l’Éducation nationale. Dans un livre, paru à l’automne, ce dernier accusait la fédération – mais aussi la Ligue des droits de l’homme et le syndicat étudiant Unef – d’être entrée dans «l’orbite islamo-gauchiste à la faveur de la prise de pouvoir de militants d’extrême gauche épaulés par l’entrisme d’activistes proches des Frères musulmans». La FCPE vient d’être déboutée de sa plainte.
Ces derniers temps, il n’a jamais autant été question d’islamo-gauchisme, ce terme qui désigne la convergence entre intégristes musulmans et groupes d’extrême gauche. À l’université, c’est une bataille idéologique rangée qui secoue le monde académique, depuis les propos tenus fin octobre par le ministre de l’Éducation. Une semaine après l’assassinat de Samuel Paty, le professeur de collège décapité après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet, Jean-Michel Blanquer avait nommé et pointé «l’islamo-gauchisme»dans les facs. Le ministre dénonçait «une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles (l’étude, en sociologie, de discriminations et dominations simultanées, NDLR), qui veulent essentialiser les communautés et les identités», et «une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes».
Une «réalité» qui a, selon lui, «gangrené une partie non négligeable des sciences sociales françaises», via des individus parfaitement «conscients» et des «idiots utiles». Un pavé dans la mare.
«Émotion» scandalisée de la Conférence des présidents d’universités (CPU). Cris d’orfraie dans la presse et sur les réseaux sociaux, venus des syndicats étudiants, d’enseignants-chercheurs et d’intellectuels. Ou comment balayer d’un revers de main l’«islamo-gauchisme», terme qui, selon ces voix, n’aurait «aucune valeur scientifique», et appartiendrait au seul registre de l’extrême droite. Mais l’affaire a fait des remous. Fin octobre, dans une tribune dans Libération, le philosophe Pierre-André Taguieffrevenait sur ce mot, qu’il a forgé au début des années 2000, alors que débutait la seconde intifada: «Une alliance militante de fait entre des milieux d’extrême gauche se réclamant du marxisme et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, djihadistes)». Depuis, les prises de position d’universitaires se succèdent. D’un côté, on dénonce des «idéologies indigéniste, racialiste et décoloniale» bien présentes dans les universités et «la persistance du déni», de l’autre, un pur fantasme, une arme rhétorique inventée par la droite.
Il ne faut pas se leurrer sur certains discours universitaires proches du Parti des indigènes de la République (PIR) ou du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF)», estime Annie Fourcaut, spécialiste de l’histoire des villes et des banlieues. «Une géographie radicale venue des États-Unis, qui réduit l’évolution des villes à l’exclusion des classes populaires, des articles où le militantisme remplace l’analyse scientifique… Voilà plusieurs années que j’observe les dérives de Métropolitiques(revue en ligne créée en 2010 autour des questions urbaines). J’ai demandé que mon nom soit retiré du Conseil scientifique. D’autres chercheurs s’en sont éloignés.» Si Annie Fourcaut est libre de sa parole, c’est parce qu’elle est retraitée. Ce n’est pas le cas de tous ses «jeunes collègues», avec qui l’ancienne professeur d’histoire contemporaine reste en contact. Pour suivre le débat intellectuel de près, elle constate «une approche compassionnelle aux malheurs des immigrés» et des dérives en sociologie, dans le domaine de l’urbanisme, «pas encore en histoire où les archives ne permettent pas de raconter n’importe quoi». «L’évolution des métropoles devient une lutte entre le Bien et le Mal» résume-t-elle. Elle décrit «quelques idéologues influents», mais surtout «beaucoup de jeunes chercheurs sensibles à ce nouveau conformisme et qui veulent obtenir un poste, s’insérer dans des réseaux ou être publiés». Et dans les instances de direction des universités, un «pas de vague» de rigueur, lié «à la peur de voir des amphis envahis par des groupuscules violents ou à l’empathie pour les victimes supposées des discriminations».
Béatrice préfère garder l’anonymat. Après avoir travaillé sur les publications de femmes à la Renaissance, cette linguiste s’est tournée vers les études de genre, qui émergent en France dans les années 2000. «C’était plus contemporain. J’étais emballée. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression de m’autocensurer, comme beaucoup de chercheurs. Je n’ai pas envie qu’on m’accuse de faire le jeu de l’extrême droite», résume-t-elle.
Lors d’un échange avec des féministes voilées, elle raconte ne pas avoir réussi à obtenir «une condamnation claire des actes de Tariq Ramadan (l’islamologue, petit-fils du fondateur des Frères musulmans, a été mis en examen pour viols sur cinq femmes)».«Elles n’ont pas le même acharnement qu’avec Polanski. Pour elles, l’essayiste Caroline Fourest est le mal incarné. Elles rejettent les Femen, car l’exhibition du corps peut choquer les croyants», explique Béatrice. En 2017, elle assiste à un colloque, à Paris II, intitulé «Stigmatiser : normes sociales et pratiques médiatiques». «Délirant. Tarantino s’est fait descendre, accusé de sionisme, de racisme, de sexisme. Toute critique contre l’islamisme est prise comme une posture néocolonialiste. Pour ces militants, la “race”, la classe sociale, le sexe sont un tout, mais ils expliquent que les gens les plus discriminés sont les musulmans. Ils oublient qu’une religion se choisit. Ils se disent marxistes, mais “ l’opium du peuple” ne concerne pas l’islam. Pour eux, l’universalisme est une monstruosité inventée par les Français», raconte Béatrice, qui veut aujourd’hui «prendre du recul», et retourner à ses premières recherches. Céline Masson, psychanalyste, enseignante-chercheuse à l’université de Lille, est régulièrement taxée de «réac», de «raciste». Elle préside le Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA), créé en 2019, pour «contrebalancer des recherches militantes». «À l’université, différents courants dits progressistes peuvent agréger à eux des pro-islamistes de gauche qui vont puiser là, matière à détester l’Occident», constate-t-elle. Elle cite les «postcolonial studies», importées des États-Unis dans les années 2010. «Elles étudient l’héritage du colonialisme, ce qui est en soi respectable. À condition de ne pas en faire une obsession contre l’Occident supposé raciste et impérialiste. C’est la radicalité des discours qui m’interpelle, la manière de présenter et de dévoyer des penseurs comme Frantz Fanon ou Aimé Césaire.» Elle décrit, depuis quelques années, une «imprégnation de ces idéologies indigénistes, racialistes et pro-islamistes», notamment en sociologie. «Ces pseudosciences essentialisent les identités. Elles divisent les humains dans une forme d’élation narcissique “moi, mon corps, ma race, ma différence ”. Des escouades de militants, minoritaires mais très actifs, se dressent vertueusement contre tout ce qui ne leur convient pas, créent des bâtons de justice viraux de type “hashtag”, afin de poursuivre sur les réseaux ceux qui osent apporter la contradiction.»
Professeur germaniste à l’université de Lille, Martine Benoit a fait l’objet d’une polémique virulente. Les faits remontent à octobre 2019. Elle est référente racisme et antisémitisme de l’université de Lille, lorsqu’une étudiante la sollicite pour une médiation: un professeur de sport lui a signifié qu’elle ne pouvait participer à un cours de boxe en raison de son voile. «Ce professeur faisait valoir des arguments d’hygiène et de sécurité. L’étudiante est arrivée avec des représentants des Étudiants musulmans de France et du CCIF. L’heure n’était pas au dialogue», raconte la référente, qui soutient la position du professeur de sport. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En juin 2020, une tribune, signée par des enseignants-chercheurs de son université, paraît sur Mediapart, et la cible directement. «Silence, on discrimine», titrent ses auteurs. Ils dénoncent une banalisation de l’islamophobie à l’université, rappelant que la loi de 2004 sur l’interdiction du voile ne concerne pas l’université, et font état de «connaissances scientifiques» internationales posant que le port du voile «peut représenter une forme d’émancipation à l’égard de la sphère familiale». Dans la foulée, une contre-tribune de soutien à l’enseignante médiatrice est publiée. Elle rappelle le règlement intérieur de l’université, qui stipule des «tenues appropriées aux impératifs d’hygiène et de sécurité», en sport comme dans certains travaux pratiques. Par la voix de son vice-président, l’université de Lille présente finalement ses excuses à l’étudiante et conclut à «une erreur d’appréciation» du professeur.
Des sciences humaines et sociales «gangrenées» par l’islamo-gauchisme? «Les recherches sur le postcolonialisme existent et elles ont toute leur place à l’université», affirme Frédérique Vidal, avant d’évoquer une «recherche par définition internationale».«Chaque fois que nous constatons des dérives, la communauté réagit», assure la ministre de l’Enseignement supérieur. Mais, pour Pierre-André Taguieff, il y a bel et bien «une prise de pouvoir du décolonialisme à l’université», en sociologie, dans les sciences politiques, chez les anglicistes, les américanistes. «On a affaire à un discours mensonger qui a un parfum de vérité», résume-t-il.
Les mobilisations de ces derniers jours révèlent la percée d’une nébuleuse militante qu’on appelle la mouvance décoloniale. Encore méconnue du grand public, celle-ci poursuit, sous prétexte d’antiracisme, un agenda politique séparatiste.
«On réinvente l’apartheid, on revient aux années 1930 tout en prétendant les combattre», s’inquiète le philosophe Pascal Bruckner. Avant de citer quelques slogans délétères : «Sibeth traître à sa race», «mort aux Blancs». Slogans entendus lors d’une manifestation… antiraciste. C’était le 6 juin à Paris.
Si la majorité des 20.000 participants, émus par les images terribles de l’agonie de George Flyod, étaient mus par un élan de solidarité et d’indignation sincère, la plupart des organisateurs étaient des groupes concentrés sur un agenda politique. On retrouvait le collectif pour Adama qui était à la manœuvre dans les cortèges radicaux des manifs de «gilets jaunes» comme lors de la marche contre l’islamophobie de novembre dernier. On découvrait la Ligue de défense noire africaine (LDNA) dont l’un des représentants s’est illustré par un discours, place de la Concorde, fustigeant l’État français «totalitaire, terroriste, colonialiste, esclavagiste», tandis qu’un autre militant s’en prenait à Colbert «ce gros fils de p… qui a écrit le Code noir».
Le 22 mai dernier, l’organisation avait applaudi au déboulonnage de deux statues de Victor Schœlcher, en Martinique. L’homme politique, pourtant resté célèbre pour avoir participé à l’abolition définitive de l’esclavage en France…
En réalité, derrière les questions légitimes du racisme ou des bavures policières, les mobilisations de ces derniers jours révèlent la percée d’une nébuleuse militante qu’on appelle la mouvance décoloniale. La mouvance décoloniale reste méconnue du grand public qui la confond souvent avec un antiracisme plus traditionnel.
Dans une note passionnante, publiée par la fondation Jean-Jaurès en 2017, Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et cofondateur du Printemps républicain, tentait d’en faire la radiographie et d’en retracer la généalogie. Elle est née en 2004, au moment du vote de la loi interdisant le voile à l’école et dans la foulée de la seconde Intifada. Le PIR (Parti des Indigènes de la République) d’Houria Bouteldja, noyau dur de la mouvance décoloniale, proclamait dans son appel fondateur que «la France a été un État colonial et reste un État colonial».
L’idée est simple: les puissances coloniales sont toujours à l’œuvre, mais d’une manière différente (c’est le postcolonialisme) ; et les personnes originaires des pays anciennement colonisés (nommés «sujets postcoloniaux» ou «dominés») continuent à être opprimées, en particulier «les musulmans» qui seraient les cibles d’un appareil public «raciste et islamophobe». Dans ce système de pensée, résumé par le titre du dernier livre de Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique éditions), le «mâle blanc occidental» est enfermé à jamais dans un statut d’oppresseur tandis que les minorités sont pour toujours des victimes.
Non seulement ce nouvel antiracisme conteste la légitimité des associations antiracistes traditionnelles, mais remet radicalement en cause notre modèle républicain. L’idée que les distinctions entre individus doivent se fonder sur le mérite et non sur les différences de couleur de peau, de sexe et de religion est balayée comme une hypocrisie. Le courant décolonial propose de fonder le combat contre le racisme sur l’exaltation des appartenances ethniques, religieuses ou de genre. «La lutte des classes» est supplantée par «la lutte des races» car, selon les indigénistes, c’est «la domination postcoloniale des Blancs» et non «la fracture sociale» qui expliquerait la marginalisation des enfants de l’immigration.
Les décoloniaux sont influencés par le multiculturalisme américain et en particulier par les études de «race» et de «genre» en vogue sur les campus états-uniens depuis les années 1970. Ironiquement ces dernières sont elles-mêmes inspirées par les thèses de la French Theory popularisées à cette époque outre-Atlantique par des philosophes français tels que Foucault, Deleuze ou Derrida. Métabolisées et dévoyées par la gauche identitaire américaine, elles sont finalement réimportées en France au début des années 2000, séduisant les chercheurs «foucaldiens» et donnant naissance à ce qu’on pourrait appeler un «post-foucaldisme racial» (Caroline Fourest).
Cet aller-retour improbable a été rendu possible par ce que le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté appelle «l’américanisation des mentalités occidentales», mais aussi en partie favorisé au début des années 2000 par le soft power américain. Après le 11 septembre 2001, les progressistes d’outre-Atlantique sont convaincus que la promotion du multiculturalisme américain est le meilleur moyen d’empêcher l’expansion de l’islamisme radical dans les pays occidentaux et vont, notamment par l’entremise de l’ambassade américaine, entreprendre un travail de lobbying dans les banlieues françaises. Plusieurs futurs acteurs de la mouvance décoloniale bénéficieront de ces programmes, dont Rokhaya Diallo, intronisée «young leader» par la French-American Foundation.
Si la mouvance décoloniale brouille les pistes idéologiques, elle est d’autant plus insaisissable qu’elle forme un patchwork indistinct. Le Parti des Indigènes de la République (PIR) apparaît comme la force centrale de cette mouvance, mais celle-ci est composée d’une constellation de micro-collectifs agissant sur des thématiques spécifiques qui convergent sans pour autant former un ensemble stable. Outre la Ligue de défense noireet le Comité Adama, on y trouve des organisations telles que Stop le contrôle au faciès, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), la Brigade anti-négrophobie (BAN), les Indivisibles cofondés par Rokhaya Diallo, à l’origine de la cérémonie satirique des Y’a bon Awards récompensant des déclarations jugées racistes par des personnalités publiques, l’association Lallab, chantre du «féminisme musulman» promouvant le port du voile. La frontière entre décolonialisme et islamisme est souvent poreuse: au lendemain de la tuerie du Bataclan, Tariq Ramadan, figure charismatique des Frères musulmans et Houria Bouteldja, présidente du PIR, faisaient ainsi meeting commun contre «l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire».
Politiquement, la mouvance entretien également des liens informels avec certains partis de la gauche radicale: le NPA s’est fracturé sur la question du voile avant d’opérer un virage communautariste et antisioniste.
Certains membres de La France insoumise, comme Danièle Obono, qui a défendu sur une radio nationale le droit de dire «nique la France», ne cachent pas leur adhésion aux thèses indigénistes. Certains syndicats sont également noyautés par les décoloniaux. L’Unef syndicat étudiant historiquement laïque et proche du Parti socialiste organise désormais des réunions réservées aux «racisé(e)s», c’est-à-dire aux non-blancs. Il a élu une présidente portant le hidjab à Paris-IV en 2018 et approuvé la censure de la pièce Les Suppliantes d’Eschyle, à la Sorbonne, pour cause de «blackface» et celle du texte de Charb sur «les escrocs de l’islamophobie».
De la même manière, «SUD-éducation» propose des ateliers en «non-mixité» (interdits aux Blancs) et organise des stages pour professeurs dénonçant les «attaques racistes et islamophobes» de l’école de la République. Ces derniers, financés par l’Éducation nationale, sont animés par des figures de l’antiracisme identitaire tel que l’ancien président du CCIF Marwan Muhammad. Enfin, la mouvance a aussi ses compagnons de route: des sociologues militants, Eric Fassin, Geoffroy de Lagasnerie, des artistes, la chanteuse Camélia Jordana qui a accusé récemment les policiers de «massacrer» des personnes à cause de leur couleur de peau, les écrivains Édouard Louis ou Virginie Despentes, auteur d’une lettre ouverte dans laquelle elle explique en quoi «être blanc» constitue «un privilège».
Mais, c’est indubitablement à l’université que le décolonialisme progresse de la manière la plus spectaculaire. Longtemps, l’université française y a résisté. Le terme même de «race», banal aux États-Unis, était tabou en France car assimilé à juste titre au «racisme biologique». Ce n’est plus le cas. On ne compte plus désormais les cours, séminaires et sujets de thèses consacrés à ces thématiques. Auteur d’un essai sur L’Art du politiquement correct (PUF), la chercheuse Isabelle Barbéris dénonce un véritable système de cooptation dans les universités qui aboutit progressivement à l’hégémonie des «décoloniaux» dans les filières de sciences humaines.
Éric Fassin, professeur de sociologie à l’université Paris-VIII et pape français de l’«intersectionnalité», prend en charge pas moins de 10 doctorants en 2019. «Les chercheurs doivent répondre à des appels à projet: l’argent qui est distribué va systématiquement aux études de genre et de race, déplore Barbéris fustigeant l’opportunisme d’une partie de ses collègues.
«Les États-Unis sont en proie à une hystérie morale sur les questions de race et de genre qui rend impossible tout débat public rationnel», écrit Mark Lilla, professeur à l’université Columbia de New York, dans son dernier livre, La Gauche identitaire (Gallimard). Les professeurs qui ne s’y soumettent pas risquent leur carrière.
La France semble emprunter peu à peu le même chemin: le renoncement à la tenue de conférence de plusieurs personnalités comme Sylviane Agacinski ou encore Mohammed Sifaoui sous la pression d’association «féministes» ou «antiracistes» en témoigne… Et comme aux États-Unis le discours décolonial semble désormais infuser au-delà des amphis et de la sphère médiatique. «Racisme d’État», «appropriation culturelle», «domination blanche», leur sémantique racialiste se normalise dans le débat public au point que la patronne de France Télévisions et le président de la République lui-même, qui regrette aujourd’hui l’«ethnicisation du débat», ont employé à plusieurs reprises le fameux terme de «mâle blanc».
À la Sorbonne, historiens et philosophes luttent contre les dérives de la pensée décoloniale, une idéologie qui veut «s’imposer comme dogme moral contre l’esprit critique».
«Après la déconstruction: reconstruire les sciences et la culture». Derrière le thème du colloque organisé les 7 et 8 janvier à la Sorbonne, un déchaînement de passions dans les rangs des enseignants-chercheurs, dans le monde syndical étudiant et dans les médias.
De quoi est-il question? De «la pensée décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture» qui «introduit dans le domaine éducatif et parfois scolaire une forme d’ordre moral» et «monte aujourd’hui en puissance dans tous les secteurs de la société, y compris dans le monde éducatif et scientifique», expliquent les organisateurs de l’événement, venus du Collège de philosophie, de l’Observatoire du décolonialismeet du Comité Laïcité République.
Pour les organisateurs – au premier rang desquels Pierre-Henri Tavoillot, président du collège de philosophie – et la cinquantaine d’intervenants – Pierre-André Taguieff, l’historien des idées à qui l’on doit le terme «islamo-gauchisme», le dessinateur Xavier Gorce, la sociologue Nathalie Heinich, le politologue Pascal Perrineau, la professeur d’histoire Mara Goyet ou encore l’essayiste Mathieu Bock-Côté -, il s’agit de lancer une contre-offensive.
Face à ces idéologies qui ont, selon eux, envahi le terrain de la recherche, à travers une kyrielle d’«études» – à la manière des «studies» américaines – sur le décolonialisme, le genre, l’intersectionnalité. Une démarche dont ils estiment qu’elle «impose “l’oppression” comme grille exclusive d’analyse du réel».
Face à eux, des militants étudiants de l’Unef, du NPA, de Solidaires qui parlent d’une «chasse aux sorcières», et 74 universitaires qui, dès le 5 janvier dans Le Monde, ont dénoncé une «rhétorique réactionnaire des nouveaux inquisiteurs». Pour les signataires de cette tribune, le «wokisme» ne serait qu’un «terme polémique», qui a servi «d’abord à la droite américaine, puis aux néoconservateurs français», pour «disqualifier toute interpellation progressiste».
Alors que les camps s’affrontent depuis plus d’un an, par médias interposés, le colloque de la contre-offensive a recensé 1500 inscrits. Il s’est ouvert sur un discours du ministre de l’Éducation nationale. Jean-Michel Blanquer avait jeté un pavé dans la mare, en octobre 2020, en dénonçant les «ravages» de l’islamo-gauchisme à l’université, après l’assassinat de Samuel Paty. Avant de lancer son «Laboratoire de la République» pour faire face au «wokisme».
Après une introduction sur l’histoire de la déconstruction, de l’âge de la pensée critique, avec Descartes, Spinoza et Derrida, le colloque aborde une succession de thèmes, du « retour de la race » à « l’islam à l’université : peut-on encore en parler », en passant par « les arts, les humanités, l’humanité »
«Dans les grandes tentes du parti démocrate ou du parti travailliste, le surmoi libéral et le surmoi d’ultra-gauche vivent dans une osmose à peine dissimulée» LUDOVIC MARIN / AFP
TRIBUNE –Pour l’essayiste, Nupes et Ensemble! sont les duplicata français de Bernie Sanders et de Joe Biden. Rivaux en apparence, ils sont aussi cousins et tendent à fusionner dans un compromis libéral-libertaire, argumente l’auteur.
Renaud Beauchard est essayiste et avocat à Washington. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués, en particulier «Christopher Lasch. Un populisme vertueux» (Michalon, collection «Le bien commun», 2018).
L’idée d’une proximité idéologique entre Emmanuel Macron et la Nupes emmenée par la France insoumise apparaît incongrue. On peut pourtant défendre cette thèse en convoquant toute une pensée philosophique qui va de Jean-Claude Michéa et Christopher Laschaux intellectuels catholiques américainsPatrick Deneen(l’auteur de l’ouvrage remarqué Pourquoi Le libéralisme a échoué), Gladden Pappin, Chad Pecknold et Adrian Vermeule qui ont co-fondé le compte Substack The Post liberal Order.
Une cohabitation entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron viendrait sceller officiellement ce qui n’est au fond qu’une convergence programmée depuis le XVIIIe siècle des deux «moments théoriques» de l’idéal capitaliste, pour paraphraser Michéa.
Le premier de ces moments constitue le fondement métaphysique de ce qui est devenu la gauche, c’est-à-dire l’injonction prétendument libertaire à s’éloigner d’affections particulières et étroites vers des modes d’association toujours plus abstraits et universels au nom de la réalisation de l’individu comme pure machine désirante.
Et le second, on l’aura deviné, n’est autre que le projet libéral d’une société de marché homogène «dont le marché autorégulateur constituerait l’instance à la fois nécessaire et suffisante pour ordonner, au profit de tous, le mouvement brownien des individus rationnels.»
Cette fusion était visible avec le tournant de la gauche de gouvernement vers ce qu’on a appelé le social-libéralisme et l’abandon simultané par l’ultra-gauche des classes populaires jugées trop nostalgiques des communautés organiques prémodernes du village, du quartier et de la nation, au profit des nouveaux damnés de la terre de l’intersectionnalité.
Renaud Beauchard
Patrick Deneen reformule le jugement deJean -Claude Michéa avec une clarté inégalée dans le propos. Selon Deneen,le libéralisme procède d’une inversion complète de la définition de la liberté qui lui précédait chez les Anciens et les chrétiens. Pour ceux-ci, la liberté était synonyme d’autogouvernement ou d’autodétermination, qui requérait l’entretien de vertus telles que la maîtrise de soi et l’autodiscipline. La liberté, qui ne se concevait que par et dans l’appartenance à la cité, requérait des limites à la liberté de choix des individus, ce que l’on pourrait résumer par la formule de Cicéron, selon laquelle «la liberté ne consiste pas à vivre sous un maître juste, mais à n’en avoir aucun».
Chez les libéraux, au contraire, la liberté consiste dans l’affranchissement de toutes les limites externes à l’individu,à commencer par les limites naturelles, faisant que les seules limites tolérables proviennent non plus de coutumes aussi variées et particulières qu’il y a de conceptions de la vie commune, mais de lois générales et abstraites promulguées par le Deus ex Machina de l’État pour fusionner l’espèce humaine en un grand tout homogène.
L’«Empire de la liberté» ne peut dès lors se réaliser que grâce à l’extension constante de la sphère de contrôle de l’État en tant qu’élément indispensable, d’une part, de construction d’un homme «comme maître et possesseur de la nature» (le prométhéisme technologique au cœur du capitalisme), qui réclame la destruction de toutes les frontières artificielles au marché homogène, et d’autre part, d’un individu affranchi de toutes limites posées par les communautés étroites de la famille, du clan, du village ou du quartier, avec une prédilection plus récente pour un affranchissement de toutes les limites biologiques (différence entre les sexes, entre la vie et la mort etc). Et Deneen de conclure que la logique du libéralisme demande par conséquent une expansion quasiment sans limite de l’État et du marché.
Cette fusion était du reste visible pour qui voulait le voir depuis plusieurs décennies avec le tournant de la gauche de gouvernement vers ce qu’on a appelé le social-libéralisme, voire avec la social-démocratie qui lui précédait, et l’abandon simultané par l’ultra-gauche des classes populaires jugées trop nostalgiques des communautés organiques prémodernes du village, du quartier et même de la nation moderne, au profit des nouveaux damnés de la terre de l’intersectionnalité.
Ce compromis libéral-libertaire est parfaitement réalisé depuis des décennies dans le parti démocrate américain et le parti travailliste britannique.
Renaud Beauchard
Ce compromis libéral-libertaire, parfaitement réalisé depuis des décennies dans le parti démocrate américain et le parti travailliste britannique, rend au passage anachronique et schizophrène l’idée d’une «droite de gouvernement» qui prônerait à la fois le mondialisme économique et la défense de traditions associées à des communautés organiques, dans la mesure où de telles communautés représentent un obstacle insurmontable pour le capitalisme mondialisé.
Dans les grandes tentes du parti démocrate ou du parti travailliste et dans leurs laboratoires universitaires, le surmoi libéral et le surmoi d’ultra-gauche vivent depuis longtemps dans une osmose à peine dissimulée en célébrant ouvertement la consommation, que Lasch nommait la culture de masse, comme une forme de culture à part entière et en prônant, selon les termes de Deneen, une forme dévoyée d’égalité consistant à «égaliser le respect et la dignité accordée à toute personne, alors même que ces institutions sont de véritables moulins servant à séparer les personnes économiquement viables de celles dont on se moquera pour leurs points de vue rétrogrades sur le commerce, l’immigration, la nationalité et les croyances religieuses.»
Ce compromis est réalisé au moyen de la culture woke qui organise la fusion de la revendication des technocrates néolibéraux à disposer de l’expertise technique permettant de gérer un monde complexe et de l’expertise morale de l’ultra-gauche.
Renaud Beauchard
Ce compromis, on l’aura compris est réalisé au moyen de la culture woke qui organise la fusion de la revendication des technocrates néolibéraux à disposer de l’expertise technique permettant de gérer un monde complexe et de l’expertise morale de l’ultra-gauche. Point n’est besoin, à la lumière de ces précisions essentielles, de rechercher pourquoi l’électorat de la France insoumise, du mouvement Sanders ou celui qui plébiscitait Jeremy Corbin il y a quelques années au Royaume-Uni se retrouve pour une partie de plus en plus importante dans la classe professionnelle managériale de localités comme les 1er ou 11e arrondissements parisiens qui ne sont pas ou plus des quartiers de classes populaires. Une cohabitation entre Macron et la Nupes ne ferait donc qu’acter l’union d’une classe idéologiquement homogène dont le trait déterminant est son refus de toute limite au gigantisme économique et à l’humanité entendue comme un grand tout enfin affranchie de toute norme sociale.
Si venait à se produire une telle clarification idéologique, dont on comprend parfaitement pourquoi les deux parties en présence la rejettent pour préserver intact une fausse fracture idéologique qui les sert, cette recomposition viendrait ouvrir une formidable chance de recomposition pour une société enfin débarrassée d’un clivage idéologique qui ne faisait plus sens depuis belle lurette.
Le prétendu centre de Macron est à la gauche de Mélenchon et de Badiou ce que Biden est à Bernie Sanders et Noam Chomsky ou Michael Moore, c’est-à-dire l’allié naturel de la défense indéfectible du grand récit libéral progressiste sur les ruines encore fumantes de la civilisation libérale, une défense qui ne peut se faire que par un recours de plus en plus fort à la surveillance, au contrôle et à la contrainte technologisée.
L’ultra-gauche mélenchonienne et les technocrates macroniens usent jusqu’à la corde du registre de l’apocalypse climatique et de la grande peur du Covid pour promouvoir une même politique punitive. Cet accord fondamental est acté par leur revendication commune de mettre en place une « planification écologique », slogan masquant le déferlement de technologies de surveillance et de contrôle.
Renaud Beauchard
On notera d’ailleurs au passage la façon dont l’ultra-gauche mélenchonienne et les technocrates macroniens ou le Forum économique mondial usent jusqu’à la corde le registre de l’apocalypse climatique et la grande peur du Covid pour promouvoir une même politique punitive. Cet accord fondamental est acté par leur revendication commune de mettre en place une «planification écologique», dont on perçoit aisément qu’elle est un slogan masquant le déferlement de technologies de surveillance et de contrôle au service d’un projet dystopique transhumaniste peint en vert, et par l’absence presque complète d’opposition de l’ultragauche aux mesures de restrictions extraordinaires liées au Covid, à commencer par le passe sanitaire.
Cet accord programmatique sur la nécessité du déferlement technologique pour «sauver la planète» ou préserver la vie «quoiqu’il en coûte» atteste de la façon dont la gauche contemporaine a, paraphrasant Mary Harrington, entièrement expulsé l’anticapitalisme et la critique de la technologie de ses préoccupations pour se convertir au scientisme le plus abscond, au prométhéisme technologique et au capitalisme woke transgressif comme les plus sûrs moyens de réaliser sa vision de l’utopie. Elle s’est même, s’amuse Mary Harrington, avec son engouement pour la viande de synthèse et les steaks végétaux, convertie à la malbouffe !
Une telle union actée, la société française à la renverse pourrait enfin commencer son plus ou moins long exercice de mise en cohérence avec elle-même qui commencerait par une réflexion sur une acceptation sous bénéfice d’inventaire des acquis incontestablement émancipateurs de la défunte civilisation libérale, à commencer par la liberté d’expression.
Les Français et les Européens auraient tout intérêt à observer de près ce qui se passe sur la scène intellectuelle libre anglo-américaine.
Renaud Beauchard
L’expérience outre-Atlantique et d’un extraordinaire renouveau intellectuel pensant la société post-libérale, dont l’entreprise de Deneen et ses compagnons de route fait partie, laisse penser que cette mise en récit pourrait aller plus vite qu’on ne le pense. Nous sommes en effet en train d’assister à l’émergence sous nos yeux, pour reprendre l’expression de Deneen, d’un nouveau souffle théorique épique («epic theory»), dont la particularité est qu’il s’exprime exclusivement sur les nouveaux médias indépendants comme Substackou sur une multitude de podcasts. Cette effervescence intellectuelle explique la hargne avec laquelle l’administration Biden s’est saisie du coup d’éclat d’Elon Musk pour créer à la sauvette unDisinformation Governance Board au sein du Department of Homeland Security,c’est-à-dire un véritable ministère de la vérité, qui n’aura finalement duré que quelques semaines compte tenu de l’ampleur de la levée de boucliers.
Pour ne citer que quelques noms, on retiendra en sus du Postliberal Order l’essayiste écrivant sous le pseudonyme NS Lyons, la revue en ligne anglaise Unherd, l’essayiste britannique écologiste technocritique et fraîchement converti au christianisme orthodoxe Paul Kingsnorth, le canadien Jonathan Pageau animant le podcast The Symbolic World, les hilarantes Dasha Nekranova et Anna Khachiyan qui animent le podcast Red Scare -( Red scare), ou encore Alex Khachuta, l’animatrice roumaine base [NDLR enracinée, contraire de woke] du bien nommé Subversive Podcast et la sensation du Bronze Age Pervert, une sorte de Philippe Muray de la pensée critique américaine.
Quelle que soit l’issue des élections législatives à venir, les Français et les Européens auraient tout intérêt à observer de près ce qui se passe sur la scène intellectuelle libre anglo-américaine afin de préparer une alternative crédible à l’échec programmé du second mandat d’Emmanuel Macron et du macronisme avec ou sans son allié naturel mélenchoniste.
De plus en plus de personnalités politiques, comme Sandrine Rousseau ou Jean-Luc Mélenchon, sont séduites par ces discours importés des États-Unis. Une partie de la macronie semble également tentée par ces thématiques, qui pourraient bien faire partie des débats pour l’élection présidentielle de 2022.
Son discours détonnant l’a rendue presque incontournable. Sandrine Rousseau, l’«écoféministe», a été la grande surprise de la primaire écologiste, il y a quelques semaines. Inconnue du grand public avant cette échéance, elle est devenue en l’espace de quelques mois la représentante d’un mouvement qui progresse dans la société française. En parlant d’«hommes blancs à vélo», « du corps des racisés» ou d’«homme déconstruit», la candidate écologiste et vice-présidente de l’université de Lille a introduit dans la sphère politique un vocabulaire et des thèmes jusqu’ici très peu présents.
«Sandrine Rousseau a mis en lumière l’idéologie woke, qui prospère depuis plusieurs années à l’université. En mettant en avant le racialisme, l’intersectionnalité et en parlant des stéréotypes de genre, elle a fait émerger dans le champ politique un courant qui traverse toute une partie de la gauche française», analyse Pascal Perrineau, politologue et professeur à Sciences Po Paris.
Importé des États-Unis, le terme woke – qui signifie «éveillé» en français – qualifie les personnes qui se disent conscientes de leurs privilèges et prétendent lutter contre les inégalités raciales et de genre. Ces militants, qui déclarent vouloir défendre les minorités, se sont multipliés ces dernières années, dans les universités comme dans la sphère associative.
À la même période, la députée de Paris prend la défense de sa «camarade»Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), accusée à de nombreuses reprises de communautarisme, d’antisémitisme, de racisme anti-Blancs et d’homophobie. «C’est à cette période que les débats autour des luttes intersectionnelles, de l’indigénisme, des réunions en non-mixité commencent à monter au sein de La France insoumise», raconte un ancien cadre du mouvement.
À l’époque, de nouvelles têtes émergent et obtiennent des postes clés au sein du parti de Jean-Luc Mélenchon. «Tout un tas de jeunes diplômés de Sciences Po Paris, où ces thèses sont très prégnantes, deviennent assistants parlementaires ou permanents au siège du parti. Un vrai phénomène de mainmise interne commence à apparaître», narre un autre ancien de LFI. Conscient de la montée de ces thèses au sein de son mouvement, Mélenchon aurait selon plusieurs cadres de l’époque laissé ces nouveaux courants s’exprimer.
Depuis, Jean-Luc Mélenchon admet avoir lui-même évolué sur certaines de ces questions. Preuve qu’il s’est vraiment penché sur le sujet, le leader des Insoumis évoque par exemple, dans une vidéo publiée sur sa chaîne YouTube, la théorie du genre, décrit avec précision l’intersectionnalité et met en avant l’existence d’un «privilège blanc». En 2019, il se rend même, en compagnie de Danièle Obono et de Clémentine Autain, à la manifestation contre l’islamophobie organisée par le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF). Une association dissoute un peu plus d’un an plus tard par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, dénonçant ce collectif comme «une officine islamiste» œuvrant «contre la République».
Cette lame de fond touche également une partie du mouvement présidentiel. Emmanuel Macron lui-même n’a d’ailleurs pas toujours fait preuve de clarté sur le sujet, comme lorsqu’il reprenait en 2018 le champ lexical intersectionnel en parlant de «mâles blancs» lors de la remise du rapport Borloo. Ou lorsqu’il affirmait, dans une interview donnée à CBS News en avril 2021, que «nous devons déconstruire notre propre histoire» pour lutter contre les discriminations. Avant de se montrer beaucoup plus ferme lors d’un autre entretien au magazine Elle, défendant «l’universalité» et dénonçant une société de plus en plus «racialisée». «Emmanuel Macron et une partie de ses troupes sont beaucoup plus ambigus sur ces sujets que la droite, car son mouvement est très représentatif de ces élites urbaines progressistes. Il y a dans l’entourage du président de la République une certaine hésitation à faire preuve de fermeté sur le wokisme»,
À l’Assemblée nationale aussi, le phénomène woke divise la majorité. Lorsque les débats sur l’écriture inclusive – souvent utilisée par les adeptes de l’idéologie woke, qui arguent que celle-ci permet d’éviter toute discrimination sexiste – arrivent dans l’hémicycle, début 2021, une petite partie des parlementaires de La République en marche est hostile à son interdiction. «C’est très générationnel. Beaucoup de jeunes macronistes diplômés de grandes écoles ou issus du monde de l’entreprise pensent que ce genre d’écriture va donner corps à l’égalité hommes-femmes. Il y a eu pas mal de débats, en interne, à cette période», raconte un parlementaire LREM. Avant de lâcher, préoccupé: «Même dans notre parti, certains ont évolué sur la question woke.» Et cette autre députée issue de la gauche de relativiser: «Il y avait deux, trois députés LREM, comme Aurélien Taché, complètement représentatifs de cette tendance, mais aujourd’hui, ils ont quitté le groupe.»
Preuve que le sujet inquiète dans la macronie, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a annoncé il y a quelques semaines la création d’un cercle de réflexion appelé Laboratoire de la République dont l’un des objectifs principaux est de lutter contre l’idéologie woke. «On a besoin d’une société diverse où l’on se respecte et où l’on ne se définit pas par son degré de victimisation ou par son identité supposée, mais tout simplement comme citoyen. C’est la beauté du projet républicain français», argumente le ministre. Un sujet qui tourmente également le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. «La présence de ce discours dans le débat public à de quoi inquiéter, ne serait-ce que pour les actions qui naîtront demain de celui-ci, car la pensée précède toujours l’action», confie-t-il.
Mais ces ministres issus de la droite ne sont pas les seules personnalités à s’ériger contre ce phénomène. L’ancienne conseillère à la culture de Jean-Paul Huchon (PS) à la région Île-de-France et désormais écrivain Rachel Khan a publié en 2021 un livre intitulé Racée (Éditions de l’Observatoire), dans lequel elle dénonce ces dérives. «Les indigénistes, à force de culpabiliser la gauche, ont complètement anesthésié sa pensée. Au lieu de construire une ligne forte et claire sur ces sujets, les personnalités politiques se sont mises à répéter de plus en plus des mots qui nous font mal, comme déconstruction, décolonialisme ou privilège blanc», témoigne-t-elle. Selon elle, les leaders de gauche qui reprennent ces mots «se trompent» car «la pensée woke n’apporte pas de solution». «Quel est le monde proposé par ces gens ? Un monde avec des réunions en non-mixité où les gens rejouent les névroses ségrégationnistes ?»
À droite, les personnalités politiques se sont toujours montrées claires sur ces questions. Xavier Bertrand a par exemple qualifié le phénomène woke de «poison sans pareil» qui «fracture la société». Malgré cela, on craint que ces thèses viennent parasiter la campagne présidentielle. «Les Français veulent parler pouvoir d’achat, immigration, logement. Ils ne veulent pas qu’on leur définisse des concepts qui n’ont de sens que pour un petit microcosme parisien», juge un député LR, agacé. Mais pour le politologue Pascal Perrineau, le thème apparaîtra quoi qu’il arrive, à un moment ou un autre de cette présidentielle. «De manière quasi clandestine, cette thématique est très forte dans les débats actuellement. La grande interrogation de cette élection sera: comment fait-on France en 2022? Dans ces conditions, le phénomène woke risque fort d’être de la partie», conclut-il.
Le mouvement «woke» use d’un vocabulaire bien précis. Décryptage de ces mots qui s’ancrent dans le paysage linguistique français.
Qu’est-ce que le «wokisme»? Qui sont ces «wokes», qui parlent «d’intersectionnalité», de «cancel culture» et «d’appropriation culturelle» ? Que signifient les mots «adelphité», ou «whitewahsing»? Ce mouvement, né aux États-Unis, s’articule autour d’un ensemble de termes spécifiques, empruntés à l’anglais, à des concepts sociologiques ou qui remontent parfois à la Grèce Antique. Le Figaro revient sur ce jargon, souvent abscons, qu’il convient de maîtriser pour comprendre les enjeux idéologiques qu’il désigne.
Woke
Issu de l’anglais, le mot «woke» signifie proprement «éveillé». Il est utilisé en tant que formule aux États-Unis dans les communautés afro-américaines tout au long du XXe siècle. «Being woke» signifie alors: «être éveillé» aux injustices sociales qui pèsent sur ces communautés. Le phénomène «woke» s’est popularisé en 2008, ainsi que le souligne Pierre Valentin dans son étude «L’idéologie woke. Anatomie du wokisme» , par le biais d’une musique. Georgia Anne Muldrow chante alors: «I stay woke» (Je reste éveillée). Interrogée sur le sens de ce mot, elle répond: «Être woke est définitivement une expérience noire […]. [C’est] comprendre ce que vos ancêtres ont traversé. Être en contact avec la lutte que notre peuple a menée ici et comprendre que nous nous battons depuis le jour où nous avons atterri ici.» Le mot a ensuite été repris par le mouvement «Black Live Matter» et son sens s’est élargi: «être woke» aujourd’hui englobe tout ce qui est relatif aux injustices et oppressions, dont le combat est porté en étendard par ses adeptes. Les «dominés» doivent «s’éveiller», c’est-à-dire se libérer et combattre les «dominants» qui usent de leurs privilèges sur eux.
● Intersectionnalité
Ici encore, il s’agit d’un rapport entre «oppresseurs» et «opprimés». L’intersectionnalité, mot encore absent des dictionnaires, appartient au domaine sociologique et de psychologie sociale. Si l’on se réfère à l’Office de la langue française au Québec, ce concept aurait été décrit par la juriste afro-américaine Kimberlé Williams Crenshaw, en 1989, «pour parler plus spécifiquement de la réalité des femmes noires qui subissaient à la fois les effets du sexisme et ceux du racisme.» Plus globalement, «l’intersectionnalité» désigne les différentes formes de «domination ou de discrimination vécues par une personne». Elles peuvent être fondées «sur sa race, son sexe, son âge, sa religion, son orientation sexuelle, sa classe sociale ou ses capacités physiques, qui entraîne une augmentation des préjudices subis.» En résumé, le mot englobe toutes formes de luttes, fondées sur toutes formes «d’oppressions» qui dénoncent l’ensemble des «oppresseurs». Pour tenter de retrouver une étymologie au mot, soulignons que «inter» est emprunté du latin inter , «entre, parmi» et que «section»vient du latin sectio , «action de couper, coupure, amputation», puis, en géométrie, «division», et enfin «schisme».
● Appropriation culturelle
Récemment, la chanteuse «Christine and the Queens», qui s’est rebaptisée «Christine», puis il y a quelques jours «Rahim», a été accusée «d’appropriation culturelle» par des internautes sur Twitter. On lui a reproché de «s’approprier» un nom d’origine arabe (qui signifie «compatissant»), faisant par là, preuve d’autorité abusive sur une culture qui n’est pas la sienne. L’appropriation culturelle est, ainsi que la définit l’Office québécois de la langue française, «l’utilisation, par une personne ou un groupe de personnes, d’éléments culturels appartenant à une autre culture, généralement minoritaire, d’une manière qui est jugée offensante, abusive ou inappropriée.»
● Déconstructivisme
Ce mot vient d’un courant architectural qui émerge à la fin du XXe siècle, qui «vise à repenser la variété des formes géométriques en remettant en question les canons architectoniques», note le Larousse. Fortement influencé par Derrida, «philosophe de la déconstruction», le «déconstructivisme» est aujourd’hui largement employé par les «wokes». Que veulent-ils déconstruire? Sandrine Rousseau, ancienne candidate à la primaire écologique, affirmait fin juillet dans l’émission hebdomadaire «BackSeat» sur Twitch qu’elle «ne faisai[t] pas confiance à des hommes politiques, en l’occurrence des hommes qui n’ont pas déconstruit (…)» puis sur LCI, le 22 septembre, «vivre avec un homme déconstruit» et en être «hyper heureuse». Comprendre ici un homme, et plus généralement les personnes dites «privilégiées», qui cherchent à se défaire de ses privilèges et d’un ensemble d’habitudes que la société leur a accordées. Le «wokisme» entend ainsi «déconstruire» les discriminations et les inégalités en se débarrassant des «stéréotypes de genre».
● Racisé / trans-racialisme
Reprenons l’exemple de la chanteuse Christine and the Queens (qui a de nouveau changé son nom de scène en: «.»). Non seulement accusée «d’appropriation culturelle», on lui a reproché de faire du «trans-racialisme», c’est-à-dire, ainsi que l’a précisé Benjamin Sire dans un article du Figaro , «de préhension d’une identité raciale autre que celle que l’on porte à la naissance.» On retrouve le mot dans les colonnes du Robert: «Personne touchée par le racisme, la discrimination.»
● Adelphité
Ce mot est l’apanage d’un féminisme dit «intersectionnel» (qui englobe toutes les discriminations faites aux femmes). Il revendique de parler «d’adelphité», plutôt que de «sororité» au sujet des femmes, dans un souci de plus grande «inclusivité». «Adelphe» vient du grec «adelphos», qui signifie «de frère ou de sœur». Il désigne littéralement «qui est frère issu de la même mère, ayant sucé le même sein», selon le Trésor de la langue française. Il englobe donc le frère («fraternité») et la «sœur» («sororité»), sans faire aucune distinction de genre. Parler «d’adelphité» permettrait donc d’inclure les hommes et les femmes sans les différencier par leur sexe.
● Black-face/white washing
Se grimer le visage en noir, que ce soit pour jouer un personnage noir au théâtre, au cinéma, ou en guise de déguisement, quand on est blanc, est une pratique dénoncée par les «wokes» sous l’anglicisme «black face», soit «visage noir». Cette pratique, très en vogue dans les vaudevilles français de la fin du XVIIIe siècle, a été imaginée, ainsi que le précise l’historienne des arts du spectacle et auteur de Race et théâtre: un impensé politique (Actes Sud-Papiers, 2020) Sylvie Chalaye sur France Culture… par les esclaves eux-mêmes. Au XVIIe siècle, «dans les plantations américaines, les maîtres demandaient à leurs esclaves de jouer des saynètes pour les divertir». Ils s’exécutaient, en insérant dans leur jeu une satire du traitement infligé par leurs maîtres, sans que ces derniers ne s’en rendent compte. Le «black face» a été popularisé aux États-Unis sous le nom de «ministrel shows», puis s’est exporté en Europe. Aujourd’hui, le «black face» est jugé «raciste» et marqueur «d’appropriation culturelle». Soulignons l’existence d’un autre concept, le «whitewashing», également combattu par le «wokisme», qui consiste à reprocher à des acteurs blancs d’incarner des rôles de personnes noires.
C’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît : les wokistes n’assument pas. Ou plutôt ils biaisent. Ils rusent. Ils se dissimulent. C’est de bonne guerre en politique, dira-t-on. Mais il y a à cela également une raison plus profonde, disons philosophique : car le wokisme est un relativisme. Il entend brouiller les frontières et les pistes. Il n’aime pas les catégories figées et il déteste la binarité des concepts hérités : homme/femme, blanc/noir, hétéro/homo, etc. Le wokisme aime la fluidité. Il veut du queer. Il ne rêve que de subvertir nos schémas de pensée apparemment les plus stables et les mieux établis. Il travaille à instiller partout le doute, à questionner et inquiéter sans cesse nos stéréotypes les plus ancrés. Ainsi, le wokisme aimerait pouvoir se répandre partout comme une épidémie. En mode furtif. Le wokisme vole à basse altitude afin de déjouer tous les radars de la « réacosphère ». Il distille sa petite musique en mode mineur en espérant produire des effets politiques majeurs. Mais si jamais un de ses appareils est repéré, alors l’escadron wokiste se la joue « cool » : c’est alors que surgit la figure du « wokiste modéré ».
Il était ridicule de dénoncer le wokisme qui n’existe jamais à l’état pur, voici qu’il est désormais ridicule de s’en prendre à un wokiste qui ne l’est qu’à moitié. Serait-ce un aveu ? Une façon de reconnaître implicitement qu’il y aurait des wokistes « non modérés », des « vrais », des « purs et durs » ? Bien sûr que non ! Chez les wokistes, la radicalité ne saurait être reconnue comme telle, puisqu’elle est revendiquée comme un mode d’être « naturel » et « normal ». Comment peut-on ne pas être « woke » quand le monde va si mal ? Comment ne pas être « éveillé », donc indigné, vigilant et militant quand les salauds sont partout ? Le wokiste ne connaît pas la nuance, même s’il se décline en cinquante coloris. Par ailleurs, le wokiste ne connaît pas non plus la logique, cette vieille manie de mâles blancs de plus de cinquante ans. D’aucuns (tous les vieux grincheux aux idées arrêtées) noteront que, s’il entend lutter contre le « racisme d’État », le wokiste modéré n’en aime pas moins les ors de la République, et que, s’il est déterminé à mener « le combat contre toutes les discriminations », il a tout de même pris soin d’inscrire ses enfants à l’école alsacienne afin d’éviter que la fureur du combat scolaire n’offusque leur âme chaste. Ne serait-il pas condamné à trahir, comme l’espèrent ses ennemis ? Restera-t-il fidèle à ses valeurs, comme le demandent ses amis ? Ou bien ne serait-il pas précisément en train de mener le combat de la « déconstruction » qui transcende tous les clivages politiques traditionnels : ni de droite ni de gauche, par la grâce de la triangulation, mais tout simplement « en marche » vers un ailleurs inédit que personne n’est précisément encore en mesure de penser ou d’imaginer ?
TRIBUNE — La colonisation par la culture woke des enceintes stratégiques de la vie politique, de l’Histoire, de la vie intellectuelle, de la médecine, de la géopolitique, de l’expression artistique, des initiatives législatives et même de la défense, pour n’en citer que quelques-unes, pose la question du risque d’extinction de la science. En effet, comment peut-on imaginer que la génération actuelle et celles qui suivent soient capables de contributions substantielles au patrimoine du savoir universel, alors même que les processus mentaux, indispensables à la pensée scientifique, sont déboutés par deux entéléchies qui se rétro-alimentent l’une l’autre, soit le phénomène de l’auto-perception et l’héroïsation de la figure de la victime ?
Pour un représentant du wokisme, la seule façon d’initier un projet scientifique consiste à l’adosser à un nouveau droit, lequel a pour contrepartie des agents démonisés, producteurs de phobies. Des phobies non pas en tant que symptôme subi, mais comme violation des Droits de certains groupes, quand bien même les individus pris à part ne se reconnaitraient pas du tout dans ce stéréotype. On est donc transphobe, grossophobe, homophobe, etc. Et bien sûr raciste.
Se défendre d’être raciste en déclarant ne pas prendre en considération la couleur de peau, prétendre être né dans un monde où le racisme n’avait pas cours, ne suffit pas. Le « colour-blind » de Martin Luther King étant considéré comme une hérésie par le wokisme. Ce courant d’opinion, car on ne peut le définir comme un courant de pensée, impose de faire de la race une hyperbole, à rebours de ce que préconisait le champion des droits civiques. La couleur étant alors le principal et parfois unique identifiant, forcément victimaire. Il ne s’agit donc pas de pourfendre les détestations arbitraires. Dans l’acception woke, certaines doivent plutôt être exacerbées.
Le wokisme est une autre forme de conversion des minorités en dépossédés et d’exaltation du misérabilisme, telle que l’Occident en produit régulièrement, mais dans une version plus haineuse et ressentie. Il est impératif de comprendre que son champ de profondeur stratégique n’est pas le pouvoir politique qu’il habitait déjà, dans l’ensemble des pays occidentaux, mais le savoir. Une de ses figures de proue est Robin di Angelo, une sociologue américaine, blanche elle-même, à qui l’on doit des expressions telles que « privilège blanc », « déblanchisation » et d’autres perles. Elle soutient que « toutes les disciplines académiques sont empreintes de racisme dans la mesure où elles sont le fruit de penseurs blancs ». Les personnes noires, critiques envers le wokisme, seraient pour elles des « Oncle Sam ». Dans le wokisme, chacun doit coller au rôle conféré par sa couleur de peau. Un autre aphorisme du même auteur, glané au hasard : « seules les personnes blanches sont racistes » (only white people are racist). C’est tellement énorme qu’il convient de le transcrire dans la version originale. Les pogroms, génocides interethniques en Afrique, Amérique Latine, Asie, Moyen-Orient, sont ici, nul et non advenu.
La culture woke est allergique à la méthode scientifique. Sa représentation ultra-idéologisée de l’histoire et le rôle central qu’elle affecte à l’auto-perception atrophie tout ce qu’elle aborde.
Dans la plupart des grandes universités d’Occident, les sanctions disciplinaires pour des choses dites ou des comportements rapportés comme « offensants » sont devenus monnaie courante, grâce aux concepts semés par la sociologue. Les contenus des curriculum vitae sont également retouchés. Les professeurs sont obligés d’inclure dans leurs recherches une grille de lecture DEI (acronyme pour Diversity, Equity, Inclusion). Récemment, on lisait une thèse sur l’impact de la religion sémite, phénicienne, carthaginoise dans la religion ibère (4ème siècle avant Jésus-Christ) dans laquelle l’auteur avait réussi à introduire la « perspective de genre« .
Au-delà de la dimension grotesque, le problème est celui du legs de ces thèses disparates. Dans son essai sur l’évolution de la technologie, imitant l’évolution darwinienne, Georges Basalla soutient que la technologie est fille de la technologie. Le savoir lui-même produit du savoir. C’est pourquoi toute censure ou toute falsification provoque un effet papillon sur l’ensemble de l’hémérothèque.
Mais qui pourrait jeter la pierre ? L’autocensure se comprend au regard du climat de terreur. Le phénomène de la cancel culture touche autant le secteur privé que le secteur public. Au cours de la première semaine d’octobre 2021, David Romps, Directeur du Centre d’Etudes Atmosphériques de Berkeley (BASC) a jeté l’éponge et présenté sa démission face à la décision des autorités du Massachussets Institute of Technology (MIT), consistant à désinviter un confrère, du fait de ses prises de positions, jugées hérétiques, et de la pression d’un groupe d’étudiants se déclarant offensés. Romps avait demandé au BASC d’offrir un auditoire à son collègue. Mais la pression aura finalement été trop forte pour une génération post-boomer qui n’a pas été éduquée à considérer le courage et la liberté comme des valeurs consubstantielles.
Au moins un cas de suicide est connu, victime de la cancel culture. Celui de Michael ScottAdams, professeur à l’Université de Caroline du Nord et contributeur de plusieurs publications. Il avait été démis de ses fonctions en raison de ses commentaires ironiques sur les sujets qui fâchent. Il s’est donné la mort le 23 juillet 2020. La culture woke déteste la liberté d’expression. Experte en falsifications de toute sorte, elle a monopolisé le concept de fake news. Mais lorsque cela ne suffit pas à détruire le message, elle détruit le messager.
Du côté des étudiants, ce n’est pas mieux. Les étudiants conservateurs sont exclus ou victimes de bullying (harcèlement, intimidation). Les bons éléments peuvent être sacrifiés au nom de la discrimination positive, indépendamment de leur couleur de peau, puisque la discrimination positive en ce 21ème siècle ne cherche pas à rompre l’infâme obstacle racial des années 60, mais à faire entrer des élèves qui ne remplissent pas les critères curriculaires. Sous couvert de bonnes intentions, on devine une subtile détestation de la performance intellectuelle et un vrai racisme.
Face à ces excès, des organisations se sont créés dans le but de contrer le nombre croissant d’attaques. Elles tentent de rompre le cercle de la peur, de rendre compte de la difficulté d’enseigner et de conduire des investigations dans un environnement où il est interdit de penser en dehors de l’orthodoxie racialiste et de la théorie queer. Parmi ces entités, on distingue la Fondation contre l’intolérance et le racisme (Foundation against intolerance and racism), l’Alliance de la liberté académique (Academic Freedom Alliance) et Counterweight (Contrepoids). Cette dernière s’occupant plus particulièrement du cas du personnel scientifique en souffrance.
Le wokisme déteste la nature. Il se dit écologique et milite contre le réchauffement climatique, mais il ignore les lois de la nature. Car ce n’est pas la même chose d’être écologiste que d’être naturaliste, de défendre la nature contre l’homme que de défendre la nature de l’homme.
Ces comportements discriminatoires dépassent les frontières des États-Unis. Le Royaume-Uni et la France sont particulièrement contaminés. Exemple en sont les colloques ou camps d’été interdits aux Blancs. La partie qui arrive à être connue du grand public n’est que la surface de l’iceberg. Les happenings de haine woke sont beaucoup plus installés qu’il n’y parait dans l’Hexagone et sont en passe de devenir la culture dominante.
Le paradigme de la culture woke consiste à brûler des bibliothèques entières de savoir, mais sans les remplacer par un compendium épistémologiquement supérieur. La culture woke est allergique à la méthode scientifique. Sa représentation ultra-idéologisée de l’histoire et le rôle central qu’elle affecte à l’auto-perception atrophie tout ce qu’elle aborde. Elle est insensible à la phénoménologie. Inaccessible à la science ou à toute activité intellectuelle exigeant méthode, honnêteté, libre examen. Les pères de la théorie de la connaissance et de tout ce qui se rattache à l’objectivation, à l’observation des phénomènes, depuis René Descartes, Emmanuel Kant en passant par Auguste Comte, Thomas Kuhn, Ludwig Wittgenstein ou Karl Popper sont proscrits lorsqu’ils ne sont pas inconnus. S’agissant d’hommes blancs, leur apport serait, de toute façon, sujet à répudiation, accusés d’hétéronomie patriarcale colonialiste.
Le wokisme est une forme terrible de terrorisme intellectuel.
La propension à déboulonner les statues, dans le processus surréel d’un processus de décolonisation, impose la réécriture de l’histoire. Très souvent ces happenings de déboulonnage viennent combler d’énormes lacunes de culture générale. Ceux qui déboulonnent la statue de Christophe Colomb ne pourraient citer deux traits de la vie du Conquérant des Indes, ni de ses relations avec les rois catholiques, ni des décrets royaux pris dès le 15ème siècle pour protéger les Amérindiens, les maintenir en dehors de la juridiction de l’Inquisition et apprendre leurs langues. Ou pourquoi est-ce que les sanguinaires espagnols, si avides d’or et d’argent, ont parsemé l’Amérique d’universités, depuis le 15ème siècle, malgré l’hostilité des territoires conquis, malgré le coût des guerres d’Europe au cours des deux dynasties régnantes en Espagne qui succèdent aux rois catholiques ? Des universités d’une splendeur qui n’existait même pas dans la péninsule, où s’est forgé l’esprit d’indépendance et qui pour la plupart sont toujours actives aujourd’hui.
Le wokisme s’est engagé d’une façon quasiment militante dans le cadre de la dystopie sanitaire à faire taire tous les scientifiques apportant au débat une analyse indépendante. Et chaque fois, la panoplie d’arguments a été la même : fasciste, fake news. En boucle. Il n’y a pas de « dispute ». Pas de dialectique. Les slogans ont remplacé les arguments, l’anathème s’est substitué à l’érudition. La même chose peut se dire dans le cadre du conflit Ukraine-Russie, il y a une oie blanche et un bourreau. Le wokisme adore l’Ukraine indépendamment des indicateurs décrivant un État voyou, champion de la traite des personnes, du trafic d’armes et de la corruption. Mais le pays a été adoubé comme entité offensée et quels que soient les arguments qui pourraient être allégués sur les crimes de lèse-humanité commis dans le Donbass ne pourrait modifier la grille de lecture binaire.
L’extrême rigidité woke tient aussi à la pauvreté de son langage. La quasi-déperdition de forme verbale comme le conditionnel, qui implique le doute, sans lequel il n’y a pas d’interrogation sur l’univers, aura des conséquences dans la prédisposition à l’observation des phénomènes des générations suivantes. L’éradication des formes féminines et masculin démontre le peu d’attachement au naturalisme. Le wokisme déteste la nature. Il se dit écologique et milite contre le réchauffement climatique, mais il ignore les lois de la nature. Car ce n’est pas la même chose d’être écologiste que d’être naturaliste, de défendre la nature contre l’homme que de défendre la nature de l’homme. Reste que la dénégation de la réalité biologique et du dimorphisme peut paraître un détail pour certains, mais il induit une culture de forclusion des réalités physiques. Soit une impossibilité radicale de produire de la science.
Le langage inclusif, c’est le coup de grâce à l’intelligence. « La langue n’est pas seulement l’expression de l’homme mais l’homme est également le produit de son langage. L’homme est articulé comme lui-même articule et il se désarticule lorsqu’il cesse d’articuler. ». Gunther Anders, l’Obsolescence de l’Homme
Si rien n’est fait pour faire entrer le wokisme dans le cadre d’une idéologie de haine, obscurantiste, liberticide, abrutissante, ce qu’il est, il faudra prendre acte que nous sommes passés dans une ère nouvelle. De l’ère de bronze à celle du fer, la révolution industrielle, le positivisme et désormais l’intelligence des machines. La science est l’intelligence des hommes, la technologie, l’intelligence des machines. Tout attentat contre l’intelligence fait de la machine notre adulte. Et le wokisme est une forme terrible de terrorisme intellectuel.
L’écrivain et philosophe, qui a publié Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc (Grasset, octobre 2020), analyse le danger de trois idéologies – l’antiracisme, le néoféminisme et le décolonialisme – qui entraînent la civilisation française vers l’abîme. L’actualité cruelle et sanglante conforte, hélas, ses propos.
Son pamphlet argumenté, percutant, truffé de références, dénonce la concurrence des races et des genres. Il estime que la focalisation sur la couleur de peau est l’invention de la gauche classique, en perte de vitesse, qui cherche de nouveaux électeurs. Très influentes dans les médias, les minorités identitaires visent à déboulonner les « faces de craie ». Un cauchemar qui conduit notre société à la guerre de tous contre tous au lieu de nourrir une humanité commune, apaisée.
Hier on se battait pour le prolétariat, le tiers-monde. Aujourd’hui, on condamne l’homme blanc, occidental, de plus de 50 ans, hétérosexuel que l’on juge coupable de l’esclavage, du colonialisme et de la domination des femmes. Comment est-il devenu le bouc émissaire de communautés identitaires ?
Cette autocritique est née en France, elle a été exportée outre-Atlantique dans les années 70 par des intellectuels tels que Foucault, Deleuze, Derrida. Transformée et manufacturée par les Américains, elle revient sur le Vieux Continent. C’est une opération d’import-export parfaitement réussie. La gauche française affaiblie récupère l’idéologie de la race et du genre, aujourd’hui majoritaire sur les campus américains. Les trois discours – néoféministe, antiraciste et décolonial – désignent désormais l’homme blanc comme l’ennemi, objet d’une nouvelle forme de ségrégation. La classe ouvrière n’est plus mise en avant, mais les minorités identitaires sont portées au pinacle par le discours politique de gauche. Ce revirement coïncide avec le rapport du think tank Terra Nova, en 2010, quand Olivier Ferrand en était le président. Il concluait que la classe ouvrière et la paysannerie étaient désormais des classes réactionnaires attachées au sol et qu’il fallait que la gauche s’appuie sur les bobos urbains cosmopolites et les minorités des banlieues. Les ouvriers, les petits employés sont partis massivement au Front national.
Déjà en 1983, dans votre livre « Le Sanglot de l’homme blanc », vous étiez l’un des premiers à dire que l’on faisait fausse route.
Oui, c’était une critique du tiers-mondisme. Je dénonçais déjà le racisme blanc et l’idée que l’Europe était à la source de tous les maux du monde entier. En 2006, j’ai publié « La tyrannie de la pénitence » qui soulignait le malaise occidental et anticipait « Un coupable presque parfait ». Trois livres sur cette idéologie, mais traitée différemment en fonction de l’époque. C’est un sujet que je connais bien et qui me passionne. Deux jours après la sortie de mon livre, il y a eu la décapitation de Samuel Paty puis, au printemps, d’autres atrocités dont ont été victimes des policières et policiers. Mon livre a fait des petits ! Depuis janvier, il est sorti une demi-douzaine d’ouvrages sur cette nouvelle triade directement importée des Etats Unis : la race, l’identité, le genre. Gérard Noiriel, Stéphane Beaud,Rachel Khan, Mathieu Bock-Côté,Sonia Mabrouk ont donné leur propre éclairage des thèses que je défends.
Sonia Mabrouk, journaliste à CNews et Europe 1, a été portraiturée par Libération en « égérie de la droitosphère, directrice de la réaction ». Dans son livre Insoumission française, elle refuse d’être « racisée » parce qu’elle s’estime heureuse et se révolte contre l’idéologie victimaire. Qu’en pensez-vous ?
Pour une certaine gauche, il ne peut y avoir d’Arabe, d’Africain ou d’Asiatique heureux en France. Ils doivent forcément être contre le projet français. Dès qu’une Tunisienne, Marocaine ou Algérienne dit qu’elle est heureuse d’être en France, car elle se sent libre et qu’elle échappe à l’assignation identitaire, les gens de gauche sont furieux. L’extrême gauche (LFI, EELV, NPA…) affiche le nouveau surmoi de la gauche. Le journal Le Monde chérit les minorités, #MeToo, LGBTQIA+, femmes noires, musulmanes… Mon livre a été boycotté, ils ont préféré ne pas en parler.
Évoquer un « privilège blanc », c’est rendre des millions d’hommes coupables d’être nés. Comme si on évoquait un « privilège noir » en Afrique.
L’actrice Rosanna Arquette a déclaré dans un tweet en 2019, qui depuis a disparu : « Je suis désolée d’être née blanche et privilégiée. Cela me dégoûte. J’ai tellement honte. »
La haine du blanc est d’abord une haine de soi de la part du Blanc fortuné. Evoquer un « privilège blanc », c’est rendre des millions d’hommes coupables d’être nés. Comme si on évoquait un « privilège noir » en Afrique. Il y a quelque chose de pourri dans le parti dit « progressiste ». L’Amérique voudrait étendre sa situation particulière au monde entier. Le contexte américain est très différent du nôtre, car la France n’a jamais connu l’esclavage sur le sol de la métropole (aux Antilles oui) et nous n’avons pas pratiqué la ségrégation. C’est une marque au fer rouge qui reste sur le territoire américain. Une partie des Américains voudraient que l’on ait la même histoire que celle de leur pays. Des médias comme le New York Times et le Washington Post sont devenus des entreprises de rééducation du vieux peuple européen.
Vous considérez que l’on est en train de remplacer la lutte des classes par la lutte des races ?
On est complètement absorbé par un modèle anglo-saxon qui ne s’occupe que de la couleur de peau ou des croyances. On ne veut pas comprendre la leçon des Gilets jaunes. En France, il y a des discriminations qui ne sont pas liées à la couleur de peau, mais à l’âge, à l’apparence physique, au manque de qualification, à l’origine géographique… Pour la gauche, si l’on n’habite pas dans une banlieue sensible, on n’appartient pas au peuple. Quand on parle des pauvres dans les journaux de gauche, ce ne sont que des Maghrébins ou des Africains. Les communistes au moins soutenaient la classe ouvrière dans son ensemble. Aujourd’hui, le peuple, ce sont les minorités, ils sont notre nouvelle mauvaise conscience. C’est ainsi que Trump a récupéré les petits Blancs méprisés et piétinés par l’establishment d’Obama. La France est blanche à 90 %. Emmanuel Macron doit en tenir compte s’il ne veut pas avoir de mauvaises surprises aux prochaines élections.
Quel est l’impact du mouvement « woke » et de la « cancel culture » ?
Nous sommes comme des lapins pris dans les phares d’une voiture, absorbés par tout ce qui vient d’Amérique. Ce mouvement « woke » et la « cancel culture », nés aux Etats-Unis, ont redessiné l’humanité. Il y a les minorités identitaires. Et au sommet, il y a les minorités intersectionnnelles. Plus une personne coche de cases, plus le statut de victime est incontestable. Par exemple, une femme noire, musulmane, lesbienne obtient un excellent score victimaire. Rokhaya Diallo avait dit dans un article dans le Monde que j’incarnais le vieux mâle blanc occidental. Pour elle, c’est l’infamie absolue ! L’homme blanc doit accepter une identité de contrition. Sa compagne blanche, également. Les donneurs de leçons, néoféministes, indigénistes, décoloniaux pullulent et invitent les visages pâles à se repentir.
L’affaire Assa Traoré a été le symptôme terrible du caractère influençable des journaux. Il y a eu des portraits apologiques d’Assa Traoré, la nouvelle sainte, lancée comme un produit de mode. La mort de son frère, Adama en 2016, a eu lieu dans des circonstances bien différentes de celle de George Floyd aux USA. Les rapports d’experts ont établi qu’Adama Traoré est probablement mort d’une maladie. Ce n’était pas un enfant de cœur, mais un voyou, un violeur, un maître chanteur. Toute la presse s’est aveuglée volontairement, à part un article du Point et des articles dans Le Figaro. L’Affaire Assa Traoré restera dans l’histoire du journalisme un exemple de désinformation volontaire. Avec le mouvement « Black Lives Matter », l’homme blanc est désigné comme le coupable. En règle générale, la haine des Blancs débouche toujours sur la haine des Juifs. Les Black Lives Matter flirtent avec l’antisémitisme. Mais ce n’est pas affiché.
Emmanuel Macron parle de « déconstruire l’histoire ». On débaptise les rues, on change le titre des classiques de la littérature. Tout cela procède de la « cancel culture ». Qu’en pensez-vous ?
Emmanuel Macron a décidé de ne pas déboulonner les statues. Aussitôt, tout s’est arrêté, tout le monde s’est calmé. La parole des intellectuels a peu de portée au regard de celle d’un Président ! Le péché mignon de Macron est de serrer la main à tous les camps, de mal s’entourer. Il devrait choisir une ligne d’action et s’y tenir. Yassine Belattar au début du quinquennat, Pascal Blanchard, Benjamin Stora ne sont pas les meilleurs conseillers. Le Président a renoncé à ce que Gisèle Halimi entre au Panthéon. Joséphine Baker y aurait toute sa place !
Vous estimez que nous seuls battons notre coulpe au contraire de la Russie, de la Chine, du monde Arabe. Que faire pour que l’Europe, la France ne disparaissent pas ?
Les Européens ont été éduqués dans l’autocritique. Nous avons dominé le monde pendant quatre siècles. Un certain nombre d’empires voudraient s’absoudre de leurs propres crimes en nous rejetant la faute. La Turquie estime que la loi sur le séparatisme est une loi quasi génocidaire. Les Russes n’ont jamais renoncé à leur empire, ils désirent dominer l’Europe. La Chine, évidemment, veut dominer le monde. Alors comment se défendre, résister ? On peut revendiquer que l’on préfère la justice sociale à la justice raciale. Il y a l’idée dans la gauche de la répartition des richesses et de l’assistance aux plus faibles. C’est plus noble que de faire de l’homme blanc le responsable de tous les malheurs du monde, d’en faire un raciste ou un horrible machiste alors que le machisme est la chose au monde la mieux partagée de tous les peuples. La France gronde, se révolte. Il est urgent de demander à l’Europe de mettre des barrières aux frontières face à l’immigration.
Vous distinguez le surmâle, caïd, barbu, porteur d’une saine et puissante virilité du bobo romantique, qui roule à vélo, mange bio et s’excuse d’exister. Sont-ils l’incarnation de deux mondes qui s’opposent ?
La cérémonie des César 2020 en est l’illustration, voulant désigner le Satan masculin. Roman Polanski, a obtenu le prix du meilleur réalisateur pour J’accuse. C’est un petit homme blanc d’1m65 considéré par certains comme le Landru, le tueur de Londres, le mal absolu. Fanny Ardant a soutenu chaleureusement Polanski. Ladj Ly, avec son film Les Misérables, a raflé le prix du meilleur film. Ce sont de grosses brutes viriles, protégées par leur statut d’opprimé professionnel qui l’emportent. Ladj Ly a été condamné à trois ans d’emprisonnement en 2011 pour tentative d’enlèvement et de séquestration. Il a été, à nouveau, dans le viseur de la justice en 2021. Le cinéma français se complait dans la défense des minorités raciales.
Parmi les représentantes du néoféminisme, lesquelles sont les plus virulentes et influentes en France ?
Toutes les profs féministes qui enseignent aux États-Unis sont particulièrement grotesques. Elles viennent en France ressasser comme des perroquets les concepts qu’elles ont appris là-bas.
Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, a épousé ce mouvement anti-homme blanc. Au lieu de garantir la qualité et le talent du service public, elle a déclaré « On a une télévision d’hommes blancs de plus de 50 ans, et ça, il va falloir que ça change ». Devant tant de sottise, je ne comprends pas qu’elle n’ait pas été virée !
Iris Brey s’érige en censeur sur le genre et la sexualité au cinéma. Laure Murat fait la police dans la littérature française, elle voudrait tailler dans les œuvres classiques où elle estime qu’il n’y a que des agresseurs, des violeurs. Sans parler de Virginie Despentes, sorte de notable, qui adore les tueurs islamistes ! Si pour la militante Caroline De Haas« un homme sur trois est un agresseur », les agresseurs sont toujours blancs. Cette ex-dirigeante de l’UNEF devrait être au tribunal pour répondre des viols qui ont été perpétrés pendant qu’elle en était la secrétaire générale. Alice Coffina créé la polémique en écrivant dans « Le Génie Lesbien » : « Il faut éliminer les hommes de nos esprits, ne plus lire leurs livres, ne plus regarder leurs films, ne plus écouter leurs musiques. » Heureusement il y a des femmes comme Caroline Fourest et d’autres, courageuses et lucides.
Que pensez-vous de la parité dans les conseils d’administration, les associations ?
Je pense que c’est une bonne chose, mais toutes les femmes ne recherchent pas la parité. Je prends l’exemple du prix Goncourt que j’ai rejoint en 2020. Pour le moment, il y a trois femmes et sept hommes au Goncourt. Je milite pour qu’il y ait la parité. Nous n’avons pas la même sensibilité, les femmes apportent un autre éclairage, une autre richesse. Il a été proposé à de nombreuses femmes écrivains d’être membre de l’Académie. Elles ont refusé pour deux raisons. D’une part, parce que cela représente beaucoup de travail et, d’autre part, parce qu’elles n’ont plus aucune chance de décrocher le Goncourt si elles font partie du jury.
Des romans sont publiés en écriture inclusive. Votre avis sur cette nouvelle façon d’écrire ?
Une énorme connerie ! C’est un charabia illisible. Sous couvert d’égalité, l’écriture inclusive est un moyen d’exclure de l’écriture et de la lecture les gens qui ont déjà des difficultés à embrasser l’orthographe et la grammaire. C’est une machine d’exclusion pour réserver la lecture à une petite élite de gens qui se croient au-dessus de la masse. Le fait que l’on mette des points médians et des e entre parenthèses ne changera pas grand-chose à la condition des femmes. C’est une contrainte de plus qui s’ajoute à l’ensemble des contraintes pour bien écrire.
Vous concluez votre livre sur le suicide ou le sursaut de l’Occident. Comment en est-on arrivé là ?
Pendant des décennies, les intellectuels les plus influents d’Europe et des Etats-Unis ont décrit la société occidentale comme le summum de la barbarie, tout en louant les barbaries étrangères comme le summum de la civilisation. Le partage des dépouilles de l’Europe a déjà commencé entre La Chine, La Russie et la Turquie. Combien de villes chez nous sont déjà, en partie soumises à la charia, aux règles des gangs, et soustraites à la loi démocratique ? Une partie de nos élites veut la mort de l’Occident au nom de la justice raciale, climatique, de la revanche des peuples opprimés. Mais nous ne souhaitons pas tous disparaître ! Nous sommes encore nombreux à préférer les Lumières de la Raison aux ténèbres de la Race.
Comme d’autres intellectuels, vous vous êtes rapproché de Nicolas Sarkozy en 2007. Pour qui voterez-vous à l’élection présidentielle, en 2022 ?
Je soutiendrai Emmanuel Macron, par défaut. Il nous a épargné Marine Le Pen, très largement incompétente, et Mélenchon, le dingo. Mon ambition est d’influencer le parti présidentiel plutôt que de chercher un hypothétique homme ou femme miracle à moins d’un an du scrutin. Un autre président pourrait être pire. Emmanuel Macron est un peu vaniteux, il n’aime pas trop qu’on le contredise. Mais il a changé à 180 degrés depuis le début de son quinquennat. Il est arrivé Américain libéral. Maintenant, il est républicain chevènementiste. En tout cas, c’est ce qu’il dit.
U D’AILLEURS – Avant, les managers américains s’exprimaient rarement sur des sujets politiques. Désormais, ils sont engagés dans le combat culturel entre la gauche et la droite. Netflix, par exemple, a pris clairement position. D’autres lui emboîtent le pas. Mais ceux qui prennent ainsi parti doivent aussi s’attendre à des conséquences économiques.
Ce ne sont que 184 mots, mais ils pourraient signifier le début d’une nouvelle ère. Cette déclaration peut être lue sur le site Internet de Netflix, sous la rubrique «culture d’entreprise». Il est difficile de savoir quand elle a été publiée exactement, mais ce serait après le 20 avril, comme on peut le constater en parcourant les archives du web.
Il s’agit d’un message destiné aux employés et candidats de la firme. Voici ce qu’il dit : ceux qui ont du mal à accepter que certaines séries soient «contraires à leurs valeurs personnelles», écrivent les responsables de Netflix, feraient mieux de se trouver un autre employeur.
Le 20 avril est une date sombre pour Netflix. Ce jour-là, le service de streaming a annoncé que son nombre d’abonnés avait baissé au premier trimestre. Cela n’était plus arrivé depuis dix ans. Le codirecteur de la plateforme Reed Hastings a imputé cette baisse au partage de mots de passe entre amis et membres d’une même famille.
Elon Musk, quant à lui, — entrepreneur, milliardaire et défenseur autoproclamé d’une plus grande liberté d’expression — reprochait à Netflix d’être trop «woke», trop vigilant en ce qui concerne les discriminations. Cette semaine, il n’a donc pas hésité à saluer cette nouvelle déclaration relative à la culture d’entreprise : «Good move», a-t-il tweeté.
La société Netflix se positionne-t-elle trop à gauche ? Tel est l’avis de certains Américains, qui parlent de «Wokeflix». Ils font par exemple référence à La Chronique des Bridgerton, une série qui traite des passions, des mensonges et des intrigues de la haute société londonienne du début du XIXe siècle — et qui crée une sorte d’univers historique parallèle où la reine est noire et la diversité prévaut sur la discrimination.
La polémique autour de l’humoriste américain Dave Chappelle a également fait grand bruit. Dans son spectacle «The Closer», diffusé sur Netflix, Chappelle n’a en effet pas hésité à raconter des blagues transgenres, ce qui a poussé des centaines d’employés à cesser le travail.
Le terme «woke», littéralement «éveillé», est au cœur d’un combat culturel aux États-Unis. Pour les uns, «woke» a quelque chose de positif — après une longue période d’ignorance et de silence, la société se penche enfin sur des thèmes comme le racisme et le sexisme —, alors que pour les autres, «woke» est synonyme de moralisme et de cancel culture, c’est-à-dire de bannissement du discours public des personnes qui tiennent des propos prétendument choquants.
Désormais, même les grands managers américains doivent réfléchir à tout cela. Autrefois, ils évitaient de faire des déclarations politiques. Mais aujourd’hui, à une époque où ils doivent répondre de leurs actes devant des millions d’abonnés sur Instagram, Facebook et Twitter, c’est différent.
C’est ainsi que sur son site Internet, Amazon appelle désormais au respect des droits de la communauté LGBTQ. La chaîne de café Starbucks, quant à elle, distribue à ses baristas des T-shirts portant l’inscription «Black Lives Matter» («Les vies des Noirs comptent»), tandis qu’American Airlines s’ose à critiquer une réforme du droit de vote au Texas. Enfin, c’est presque d’une seule voix que les entreprises appellent aujourd’hui à l’engagement contre le changement climatique et se sont dites favorables à l’introduction de l’obligation de vaccination contre la COVID-19 il y a quelques mois.
Les entreprises, semble-t-il, prennent le relais d’un gouvernement qui n’a pas de bonnes réponses à donner à de nombreuses grandes questions de notre époque — la discrimination, les pandémies, le réchauffement climatique. Comme le montrent les sondages, sept citoyens américains sur dix attendent des PDG qu’ils prennent position sur des thèmes politiques. Mais prendre parti, c’est se mettre en danger.
«Les entreprises américaines», estime Jonah Goldberg du groupe de réflexion American Enterprise Institute, basé à Washington, «devraient réfléchir à deux fois avant de prendre parti dans le combat culturel.» Selon lui, ceux qui se positionnent en faveur d’un camp politique doivent s’attendre à s’attirer les foudres des clients et collaborateurs de l’autre camp.
À cet égard, Goldberg renvoie à l’as du basket-ball et visage de Nike Michael Jordan, qui avait refusé de soutenir un candidat noir démocrate au Sénat américain dans les années 90, sous prétexte que «les républicains aussi achètent des baskets.»
«Disney a été sanctionné»
Le cas de Disney illustre à merveille ce qui peut arriver lorsque des managers s’expriment sur des sujets sensibles, explique Goldberg.
En mars dernier, le gouverneur républicain de Floride Ron DeSantis a signé une loi particulièrement controversée. Cette loi interdit en effet aux enseignants de parler d’orientation sexuelle et d’identité de genre avec leurs élèves jusqu’à la troisième année.
Si Disney a dans un premier temps gardé le silence, les collaborateurs de l’entreprise l’ont ensuite poussée à prendre position. Disney a alors critiqué la loi — et DeSantis lui a retiré un certain nombre d’avantages fiscaux. «Disney a été sanctionné», déclare Goldberg. Une affaire qui pourrait servir de leçon à d’autres entreprises américaines.
Les managers américains font face à un dilemme. Une nouvelle génération d’employés et de consommateurs appelle à la «Diversity» — autrement dit la diversité — et à la durabilité et attend des déclarations publiques dans ce sens. Mais dès que les entreprises s’expriment, les politiciens et clients conservateurs crient au «woke capitalism» et menacent de boycotts.
Pour l’instant, rien n’émeut plus les services de relations publiques américains que le débat sur l’avortement. «C’est le sujet le plus brûlant du moment», assure Allen Adamson de la société de conseil new-yorkaise Metaforce.
Selon lui, de nombreux sujets polarisent les opinions, mais l’avortement est la mère de toutes les controverses. «Les gens ici», estime Adamson, «sont fanatiques, que ce soit dans un sens ou dans l’autre.»
Selon les sondages, alors que 35 pour cent des citoyens américains privilégient les marques qui prônent une législation sur l’avortement libérale, 28 pour cent soutiennent plutôt celles qui prônent la mise en place de règles strictes. C’est la vieille loi de Michael Jordan qui s’applique ici : prendre position, c’est tourner le dos à une partie de la clientèle.
Ne pas faire de vagues
Pour l’instant, les interruptions de grossesse sont autorisées dans tout le pays jusqu’à ce que le fœtus soit viable, c’est-à-dire jusqu’à environ 24 semaines. Cela repose sur un arrêt rendu par la Cour suprême en 1973, un arrêt connu sous le nom de Roe versus Wade.
Mais la Cour suprême pourrait à présent revenir sur cette décision. Si cela devait se produire, les États fédérés devraient adopter leurs propres règles. Et plusieurs gouverneurs conservateurs ont déjà annoncé qu’ils interdiraient alors l’avortement.
Comment réagissent les entreprises? Beaucoup de celles qui s’expriment habituellement rapidement, comme Netflix, Walmart, Microsoft, Apple, Meta et JP Morgan, restent silencieuses. L’entreprise Citigroup, elle, se dit prête à prendre en charge les frais de déplacement des employées qui devraient se rendre dans un autre État pour avorter.
Une annonce que le groupe n’a toutefois pas faite dans la presse ou sur les réseaux sociaux, mais à la page 20 d’un long rapport destiné à ses actionnaires. Les banquiers ne voulaient sans doute pas faire de vagues, car ils connaissent les règles du jeu : les républicains aussi ont des comptes et utilisent des cartes de crédit.
ANALYSE – Les élus déplorent l’engagement des entreprises américaines en faveur de points de vue d’activistes à leurs yeux trop marqués à gauche.
Le «big business» ne peut plus compter systématiquement sur le soutien du Parti républicain. Surtout si les grandes entreprises, soucieuses d’être bien vues dans des médias largement pro-démocrates, s’engagent sur des questions polarisantes qui déchaînent les passions.
À propos de sujets comme l’avortement, le racisme, les changements de sexe, la détention d’armes ou la décarbonisation de l’énergie, les républicains dénoncent l’engagement de grandes entreprises en faveur de points de vue d’activistes à leurs yeux trop marqués à gauche.
Les géants de Hollywood, surtout Disney, mais aussi des sociétés de haute technologie et même des compagnies aériennes et de grandes banques, découvrent qu’en voulant être «progressistes», elles provoquent de vives réactions de la part de républicains historiquement favorables à leurs vœux traditionnels de réglementation et taxation minimums. Du sénateur texan, Ted Cruz, au gouverneur de Floride, Ron DeSantis, en passant par le sénateur Josh Hawley, du Missouri, de plus en plus de voix s’élèvent pour accuser le grand patronat de mépriser les valeurs conservatrices.
Les Américains n’ont pas besoin et ne veulent pas que le “big business” amplifie la désinformation ou réagisse à chaque controverse fabriquée par les activistes d’extrême gauche
Mitch McConnell, élu conservateur du Kentucky
«Depuis trop longtemps les républicains ont laissé la gauche et leurs alliés dans le “big business” attaquer nos valeurs, sans répondre. Nous les avons laissé délocaliser les emplois à l’étranger, attaquer le droit de détenir des armes, et détruire nos entreprises dans le secteur de l’énergie. Nous les avons laissés dénigrer les républicains sans qu’ils aient à en payer le prix», résume Ted Cruz. Il fustige par exemple Boeing et Coca-Cola pour leur ingérence dans des questions étrangères à leurs métiers, comme les réformes contre la fraude électorale en Géorgie, qui obligent désormais l’électeur à montrer une pièce d’identité avant de voter. Les détracteurs de cette nouvelle législation l’accusent d’avoir pour objectif sournois d’empêcher ou dissuader les citoyens noirs de se rendre aux urnes. Et, à l’appui de leurs accusations, ils évoquent le souvenir des lois Jim Craw en vigueur dans les États du Sud entre la période de la Reconstruction, après la guerre de Sécession, et les années 1960.
Mitch McConnell, leader des républicains au Sénat, conseille aux entreprises de ne pas se mêler de questions purement politiques, éloignées de leur secteur. «Les Américains n’ont pas besoin et ne veulent pas que le “big business” amplifie la désinformation ou réagisse à chaque controverse fabriquée par les activistes d’extrême gauche», soutient l’élu conservateur du Kentucky.
Le plus puissant républicain en poste à Washington ne mâche pas ses mots: «Des réformes électorales aux questions de l’environnement, en passant par les programmes sociaux radicaux et le second amendement (relatif à la détention d’armes, NDLR), une partie du secteur privé continue ses expériences et se comporte comme une forme de gouvernement parallèle woke (…) Les entreprises ne doivent pas utiliser le chantage économique pour diffuser de fausses informations et promouvoir de mauvaises idées que les citoyens rejettent par la voie des urnes.» Il soupçonne nombre d’entreprises d’agir ainsi pour flatter les syndicats, la presse, voire l’Administration Biden, et se donner bonne conscience.
La censure partisane de Twitter, combat des républicains
Les journalistes de la chaîne CNBC s’étonnaient cette semaine que les grandes entreprises ne prennent pas immédiatement position sur la décision apparente de la Cour suprême de laisser les États autoriser ou interdire l’avortement. Pourquoi McDonald’s ou Caterpillar devraient-elles entrer dans ce débat? Et pourtant…
A contrario, il est vrai, voilà des mois, par exemple, que Citigroup, une des plus grandes banques américaines, est critiquée et menacée de sanctions au Texas, parce qu’elle propose à ses salariés le remboursement de frais de voyage pour cause d’avortement dans un État voisin.
Beaucoup de républicains qui pendant des années ont défendu au Congrès la réglementation minimum dont ont profité les sociétés du numérique pour devenir des géants, comme Google, Meta Platforms (anciennement Facebook) ou Twitter, ont changé d’avis. Ils jugent que les opinions de droite exprimées sur les réseaux sociaux sont injustement censurées, au prétexte qu’elles pourraient insulter ou tromper le public.
La censure partisane de Twitter est devenue leur cause célèbre. Les «modérateurs» de Twitter, en octobre 2020, en pleine campagne présidentielle ont initialement interdit la diffusion d’articles publiés par le New York Post détaillant les transactions juteuses du fils de Joe Biden avec des hommes d’affaires ukrainiens et chinois, tout en leur offrant de rencontrer son père, alors vice-président des États-Unis. Cette censure a été tardivement levée, à la suite d’explications embarrassées. L’épisode hante Twitter depuis. Elon Musk, son nouveau propriétaire, le cite en exemple de tout ce qui va mal dans la firme de San Francisco.
Formations obligatoires pour la promotion de «l’inclusion et de la diversité»
Disney, sous la pression de ses employés LGBT, s’est tardivement engagé à militer pour l’abrogation d’une loi en Floride interdisant l’enseignement aux enfants de moins de 10 ans de la théorie selon laquelle ils ont le choix entre être «garçon» ou «fille». Le gouverneur, en guise de représailles très médiatisées, a fait voter l’annulation des avantages réglementaires dont Disney, premier employeur privé de Floride, jouissait depuis 1967.
S’il est un sujet qui affecte directement des millions d’Américains, c’est celui des formations obligatoires imposées aux salariés pour la promotion de «l’inclusion et de la diversité». Elles mettent souvent les salariés blancs, mais aussi noirs et hispaniques, mal à l’aise, en les confrontant à «la théorie critique de la race». D’éminents universitaires, payés pour leurs services par des entreprises, leur expliquent que l’Amérique est fondamentalement née raciste et le demeure culturellement, quelles que soient les lois adoptées depuis l’abolition de l’esclavage. Le remède: la rééducation des citoyens pour leur faire découvrir que le «racisme systémique» doit être combattu à tous les niveaux.
FIGAROVOX/TRIBUNE – Né aux États-Unis, le mouvement woke se fait hériter du protestantisme puritain et de l’obsession inconsciente des Américains pour le Mal et la violence, analyse le normalien et professeur agrégé de philosophie.
«Woke» le mot est sur toutes les lèvres. Signifiant «éveillé» en anglais, il désigne un courant politique qui entend déconstruire les fondements de la société occidentale, perçue comme oppressive. Ce courant idéologique a souvent été analysé sous l’angle de son contenu. Mais il convient d’en faire l’analyse sociologique et psychologique, voire psychiatrique. En effet, les idéologies politiques – surtout les plus radicales – relèvent avant tout d’une sensibilité psychologique. Le nazisme correspond ainsi à la bouffée paranoïaque et autoritaire d’une société allemande désorientée par une industrialisation trop rapide, une démographie galopante, le recul des croyances religieuses, la défaite de 1918 et une crise économique d’une violence inouïe. Essayons donc de comprendre la logique psychique du wokisme.
Être qualifié « d’éveillé » permet d’apporter au membre de la secte une immense satisfaction narcissique, reposant sur un mépris total pour le reste de l’humanité.
Commençons par le commencement, c’est-à-dire par le mot. Une chose que l’on ne remarque presque jamais est que le terme «woke» (ou ses équivalents dans d’autres langues) fait d’abord et aussi partie intégrante du vocabulaire des sectes religieuses. De nombreuses sectes «new age» divisent en effet le monde en deux : d’un côté, les quelques «éveillés» membres de la secte, qui verraient la réalité telle qu’elle est, et de l’autre le reste de l’humanité, endormi et inconscient. Adhérer à la secte est perçu comme un processus «d’éveil», de «réveil», «d’ascension». Être ainsi qualifié «d’éveillé» permet d’apporter au membre de la secte une immense satisfaction narcissique, reposant sur un mépris total pour le reste de l’humanité. Dès lors, l’adepte n’a que faire des critiques puisqu’elles émanent d’aveugles qui n’ont rien compris. Ce parallélisme sémantique entre le wokisme politique et les sectes n’a rien de fortuit : même s’ils ne parlent pas du même objet, wokisme et sectes partagent bien des traits en commun : messianisme, obsessions, difficultés à communiquer avec quelqu’un d’extérieur au mouvement, fierté d’appartenir au groupe et mépris pour tous ceux qui n’en font pas partie, déclin de la pensée critique, purges internes fréquentes, esprit de sérieux, volonté de pureté, agressivité… Le wokisme est une secte politique.
Sur le plan de la psychologie des groupes, les mécanismes à l’œuvre dans le wokisme sont d’une grande banalité. Ainsi l’analogie entre le wokisme et la Révolution culturelle maoïste en Chine est frappante : jeunisme, minorité activiste qui prend le contrôle, humiliation des professeurs contraints à faire leur autocritique par les étudiants, pulsion iconoclaste qui pousse à détruire le passé, l’Histoire, les statues, les images, purges internes… Comprendre le fonctionnement des sectes ou du grand délire que fut la Révolution culturelle chinoise constitue donc une bonne porte d’entrée pour saisir la psychologie du wokisme, car il s’agit du même type de phénomènes. Plus lointainement, le wokisme rappelle la geste de Frère Jérôme Savonarole, moine qui instaura une dictature théocratique à Florence à la fin du XVème siècle, faisant brûler livres et œuvres d’art sur d’immenses «bûchers des vanités». Le grand peintre Botticelli y brûla ses tableaux, tel un vulgaire universitaire américain, contraint de se fustiger par ses étudiants woke.
Ensuite, même si le discours woke se diffuse dans la société états-unienne, son point de départ et son épicentre restent les universités. Or, depuis sa naissance, le monde universitaire a toujours été un lieu d’effervescence et d’agitation. En effet, les universités sont un lieu où l’on regroupe des gens jeunes – avec tout ce que cela implique de radicalité, d’excitation, d’idéalisme et d’inexpérience, inexpérience qui empêche de saisir les nuances et les complexités de la vie. Ces jeunes étudiants sont globalement oisifs et tournés vers des activités intellectuelles. Et, comme l’écrivait George Orwell, «les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires», du fait de leur soif d’absolu, de leur esprit de système et de leur goût pour l’abstraction. Déjà en 1229, une grève des maîtres et des étudiants, dans une lutte contre l’évêque de Paris et la reine, paralysa l’université de Paris pendant deux années. Au 15ème siècle, la Sorbonne, fréquentée par François Villon, poète et délinquant, était un lieu de grande agitation. La crise de mai-1968 partit des universités (notamment de Nanterre et de la Sorbonne) et le 14 mai, le Premier ministre Georges Pompidou, qui avait tout compris, déclarait : «Je ne vois de précédent dans notre histoire qu’en cette période désespérée que fut le 15ème siècle, où s’effondraient les structures du Moyen Âge et où, déjà, les étudiants se révoltaient à la Sorbonne». N’oublions pas non plus le coût désormais exorbitant des inscriptions universitaires dans les facultés américaines. Pour étudier à la médiocre Université d’Evergreen, temple du wokisme, il faut débourser 7 500 dollars (et même 21 000 si on vient d’un autre État), à quoi s’ajoutent 9 000 dollars d’internat. Le chiffre grimpe même à 34 000 dollars pour Yale. La dette des prêts étudiants représente 1 600 milliards de dollars. L’étudiant est donc devenu un client qu’il faut satisfaire. Cela explique le degré d’anxiété et de susceptibilité des étudiants américains et leur facilité à se sentir offensés ainsi que la promptitude des directeurs d’universités à céder devant les pressions et revendications du wokisme.
CHRONIQUE – Un best-seller américain enfin traduit en français nous raconte les origines et les principes des théories de l’identité du genre et de la race qui gangrènent l’université.
Une actrice qui compte «les noirs dans la salle», des pronoms neutres pour ne pas offenser, un autodafé de bandes dessinées jugées racistes, une pièce de théâtre interdite, une conférence annulée, des portraits d’ancêtres décrochés, des statues déboulonnées, des toilettes transgenres…? il ne se passe plus un jour sans que le militantisme woke ne fasse l’actualité.
«Privilège blanc» «masculinité toxique», «grossophobie», «intersectionnalité», «hétéronormativité» : leur jargon prétentieux envahit l’espace public. Leurs postures radicales sont tellement fantaisistes qu’on finit par se demander s’il s’agit d’une menace bien consistante ou bien d’une minorité d’activistes sans réel pouvoir. La lecture de l’essai des deux intellectuels américains Helen Pluckrose et James LindsayLe Triomphe des impostures intellectuellesvient nous démontrer qu’il faut prendre très au sérieux la théorie qui anime ces nouveaux utopistes.
Foisonnant de références (nos auteurs ont pris la peine de lire tous les prophètes de la théorie critique) et écrit dans un style peu littéraire mais extrêmement clair, ce best-seller américain traduit pour la première fois en français est le livre qu’il faut lire pour tout comprendre aux racines et à l’ampleur du mouvement.
23 septembre 2021 de Pluckrose Helen (Auteur)
Avez-vous déjà entendu dire que le langage est violent et que la science est sexiste ? Avez-vous lu que certaines personnes ne devraient pas pratiquer le yoga ou cuisiner des plats chinois ? Et vous a-t-on dit qu´être obèse est tout à fait sain, que le sexe biologique n´existe pas et que seuls les blancs peuvent être racistes ? Ces idées vous troublent-elles ? Vous vous demandez comment elles ont pu si rapidement remettre en question la logique même de la société occidentale ? Dans ce livre approfondi et explosif, Helen Pluckrose et James Lindsay documentent l´évolution du dogme qui sous-tend ces idées, depuis ses origines dans le postmodernisme français jusqu´à son raffinement dans les milieux universitaires militants américains. Aujourd’hui, ce dogme est reconnaissable tant par ses effets ― à l´instar de la fameuse cancel culture-; que par ses principes, trop souvent considérés comme axiomatiques dans les médias grand public : la connaissance est une construction sociale, la science et la raison sont des outils d´oppression, toutes les interactions humaines sont des jeux de pouvoir oppressifs et le langage est dangereux. Comme Pluckrose et Lindsay le soulignent, la prolifération incontrôlée de ces croyances anti-Lumières constitue une menace non seulement pour la démocratie et la liberté de penser mais aussi pour la modernité elle-même. Tout en reconnaissant la nécessité de poursuivre le combat pour une société plus égalitaire, Pluckrose et Lindsay analysent comment cette fuite en avant d´activistes souvent radicaux fait plus de mal que de bien, notamment aux communautés marginalisées qu´elle prétend défendre. Ils détaillent également son éthique douteuse, incohérente et liberticide. Ils concluent que seule une bonne compréhension de l´évolution de ces idées peut permettre à ceux qui valorisent la science, la raison et la liberté de penser de contester cette nouvelle orthodoxie autoritaire et nuisible, à l´université, dans la culture et, plus généralement, dans toute la société.
Des incohérences en pagaille
Au départ il y a la théorie : le postmodernisme. Pluckrose et Lindsay remontent aux origines de ce mouvement intellectuel né en France dans les années 1960 (et baptisé «French Theory» aux États-Unis) dont les Pères fondateurs furent Michel Foucault, Jacques Derrida et Jean-François Lyotard. Un credo: la déconstruction. Et deux grands principes: le principe postmoderne de connaissance, un scepticisme radical sur la possibilité même d’une connaissance objective (tout est construction sociale, y compris le savoir), et le principe politique postmoderne selon lequel la société est structurée par des systèmes de pouvoir (le patriarcat, le privilège blanc, etc.).
Pouvoir partout, vérité nulle part. Ce «complot sans comploteurs», pour reprendre la formule de Boudon parlant de Bourdieu, se mue en délire paranoïaque: nos démocraties, loin d’être des sociétés égalitaires où s’est déployé un progrès unique au monde pour les femmes et les minorités seraient le théâtre d’une oppression aussi puissante que sournoise.
Pluckrose et Lindsay dégagent quatre grandes thématiques postmodernes:
le brouillage des frontières,
le pouvoir du langage,
le relativisme culturel,
la fin de l’individuet de l’universel.
À l’université, la théorie, au service de la cause de la justice sociale se déploie dans divers départements: postcolonialisme, théorie de la race (critical race theory), théorie queer, études de genre, «fat studies» («études de corpulence» cf fat acceptance sic). Le point commun entre ces domaines de recherche ? Indexer la science sur le militantisme, et fonder la recherche sur le nouveau «cogito victimaire»: «Je subis l’oppression, donc je suis… comme sont aussi la domination et l’oppression».
Le tout enrobé d’un langage délibérément abscons puisqu’il s’agit d’œuvrer dans l’indéfinissable. «Si pendant un certain temps, la ruse du désir est calculable pour les usages de la discipline, bientôt la répétition de la culpabilité (…) des autorités fallacieuses et des classifications peut être considérée comme l’effort désespéré de normaliser formellement la perturbation d’un discours de clivage qui viole les prétentions rationnelles et éclairées de la modalité énonciative» écrit ainsi Judith Butler, la papesse du Queer. Vous n’avez rien compris? C’est normal: chez les théoriciens de la justice sociale, le manichéisme simplificateur va de pair avec la sophistication intimidante.
Le monde académique, ce n’est pas comme Las Vegas – ce qui se passe à l’université ne reste pas cantonné à l’université
Helen Pluckrose et James Lindsay
Contrairement à la psychanalyste Élisabeth Roudinesco, qui dans son livre Soi-même comme un roi, tentait de disculper la French Theory des dérives identitaires de ses héritiers, Lindsay et Pluckrose démontrent la continuité entre les grands discours déconstructeurs des années 1960 et les fruits vénéneux du wokisme. Ils comparent les trois phases du postmodernisme à un arbre: le tronc, c’est la théorie, élaborée dans les années 1960-1970, les branches, c’est le postmodernisme appliqué (postcolonialisme, études queer, théorie critique de la race, études de genre, fat studies), et les feuilles de l’arbre c’est l’activisme proprement dit de justice sociale et ses méthodes de cancel culture. «Le monde académique, ce n’est pas comme Las Vegas – ce qui se passe à l’université ne reste pas cantonné à l’université» remarquent nos auteurs, qui soulignent que l’université, gagnée par la théorie devient «outil d’endoctrinement culturel nuisible à nul autre pareil».
Nos auteurs ne manquent pas de relever les incohérences de la théorie. Ainsi elle professe un scepticisme absolu sauf en matière d’oppression conçue comme une réalité objective et irréfutable (Robin di Angelo, la papesse de la race, écrit ainsi: «la question n’est pas: ‘‘Y-a-t-il eu du racisme?’’ mais plutôt ‘‘Comment le racisme s’est manifesté dans cette situation?’’»). Elle brouille les frontières en permanence sauf quand il s’agit de la race. Elle prétend déconstruire tout essentialisme et multiplie les catégories (LGBTIQ). Surtout, point essentiel, on comprend à les lire le paradoxe d’un postmodernisme qui, parti du relativisme le plus radical, arrive au dogmatisme le plus extrême. Parce que justement, s’il n’y a de vérités que subjectives, c’est la dictature des ressentis qui s’installe.
Un échec du libéralisme
«Le nihilisme s’est fait moralisme» remarquait déjà Allan Bloom dans son chef-d’œuvre L’Âme désarmée, où il analysait dès 1987 les dérives à l’œuvre dans les universités américaines. Lindsay et Pluckrose dédouanent eux complètement le libéralisme progressiste des dérives du postmodernisme, et en font même l’antidote. De l’arbre du postmodernisme surgi brutalement dans les années 1960, ils oublient les racines. Pour le conservateur Allan Bloom il y a au contraire une continuité entre le principe d’ouverture radicale prônée par les démocraties libérales, l’idée progressiste de table rase et le terreau sur lequel s’épanouissent les rêves rageurs de déconstruction. Si l’éthique minimale promue par le libéralisme se veut une promesse de paix, elle échoue dans les faits à maintenir une société ensemble. Il n’y a pas de civilisation composée uniquement d’individus. Une société dont les rapports sont organisés uniquement par le marché et le droit, sans traditions ni transmission est vouée à l’implosion. Le délire woke n’est qu’une hérésie de la religion du progrès.
CHRONIQUE – Dans deux notes rédigées pour la Fondation pour l’innovation politique, Pierre Valentin dissèque le subterfuge qu’est le wokisme et donne des clefs pour le combattre efficacement.
Pour qui suit d’assez près la chronique hélas quotidienne de ses errements, la gauche «woke» n’a que peu de secrets tant ses obsessions répétitives rendent ses assauts prévisibles. Récemment encore, il s’est trouvé des bonnes consciences pour s’inquiéter du consentement de Blanche-Neige au baiser de son prince: l’ironie veut que cette «indignation» ait été préalablement imaginée sous forme parodique par des internautes facétieux, avant même que des militants s’emparent du scandale – au premier degré, cette fois.
Si donc les motifs de ses crises d’urticaire, ainsi que ses méthodes (que l’on a longtemps crues cantonnées aux campus américains et que l’on voit pourtant avec inquiétude s’importer chez nous: culture de l’annulation, chasse aux sorcières, préférence pour l’entre-soi «non mixte»…), sont déjà bien connus, restait à comprendre les conditions sociales, culturelles et même psychologiques du succès du «wokisme». À quoi s’attelle avec brio le jeune Pierre Valentin, qui vient de publier pour le compte de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol, think-tank) deux notes remarquables sur les origines de ce mouvement et les raisons de son influence : L’idéologie woke anatomie du wokisme (1) et (2)
Méfiance vis-à-vis du savoir
L’étudiant en sciences politiques retrace d’abord l’origine du mot lui-même, qui n’a pris que très récemment un tour péjoratif: apparu dans un clip de R’n’B afro-américain en 2008, le terme «woke» a été popularisé puis repris en chœur par de nombreux activistes antiracistes aux États-Unis et en particulier ceux du mouvement Black Lives Matter. Ainsi, rester «woke» («éveillé»), assurent les partisans de cette notion, c’est avoir «conscience» de la perpétuation de schémas de domination appelant à une vigilance voire à une lutte permanente.
De cette attitude militante, Pierre Valentin dissèque sans pitié les subterfuges et les opportunismes, s’appuyant pour ce faire sur les contributions précieuses de plusieurs auteurs américains non traduits et encore trop peu connus du public français, en particulier Helen Pluckrose et James Lindsay (qui s’étaient illustrés déjà en prenant au piège certaines revues universitaires au moyen d’un canular savoureux).
L’architectonie du système de pensée «woke» repose sur quelques soubassements très simples, mais qui, pour discutables qu’ils soient, n’en donnent pas moins à leur adeptes une forte autorité puisqu’ils permettent de jeter le soupçon sur la quasi-totalité de nos certitudes politiques: le savoir, estiment-ils, est moins le fruit d’une recherche universelle de la connaissance que d’une lutte de pouvoirs. Les distinctions et les hiérarchies sont donc d’emblée suspectes ; et avec elles le langage et la culture, accusés au fond d’être les instruments de pouvoir des «classes dominantes».
De là aussi un rejet de l’idée même de norme, évincée au seul motif qu’il existe toujours des exceptions: «Le schème est identique, quel que soit le sujet: commencer par dénicher une norme ou un idéal, puis mettre constamment en avant des individus qui sont en dehors de cet idéal en insistant sur leur souffrance en tant que personnes marginalisées», note l’auteur dans un amusant mode d’emploi à l’usage des apprentis «woke».
La logique de la victime
Mais le succès d’un tel modèle explicatif tient aussi à plusieurs paramètres exogènes. Il s’agit d’une partde l’émergence des nouveaux réseaux d’information et de communication, qui survalorisent les contenus viraux, et donc l’émotion et son corollaire presque inséparable: l’indignation. D’autre part, l’affaiblissement des liens collectifs et l’émergence en réaction d’une «bureaucratisation des rapports sociaux» permet, détaille Pierre Valentin, de banaliser le recours en cas de conflit à l’arbitrage d’une tierce personne. Le tout avec pour toile de fond la victoire de «la logique de la victime» (dont le statut s’est sacralisé) sur celle de l’honneur (jugée désuète): voilà comment prospère la recherche incessante chez les militants «woke» de nouvelles «offenses» contre lesquelles il convient d’exiger «réparation» auprès de l’administration (celle d’abord des universités, puis des grandes entreprises et de plus en plus désormais celle des États).
De là cette hypothèse psychologique: les tenants du «wokisme» seraient d’abord les héritiers d’une génération de nantis ayant eu tendance à surprotéger leurs enfants, ceux que la langue de Shakespeare appelle les «helicopter parents». S’appuyant cette fois sur les observations du psychologue Jean Piaget, l’auteur avance que «chez les enfants des classes aisées, l’érosion progressive du temps moyen de leurs instants de jeu libre empêcherait le bon développement de l’enfant. Qui garderait, une fois adolescent et jeune adulte, le besoin de régler ses désaccords avec ses semblables par le recours à une intervention extérieure, souvent issue d’une autorité formelle».
L’humour, arme anti-woke létale
En vulgarisant et en rendant accessibles au public francophone de nombreux travaux essentiels sur ce phénomène qui ne laisse pas d’agiter, parfois violemment, la vie intellectuelle de chaque côté de l’Atlantique, Pierre Valentin rend là un immense service à tous ceux qui souhaitent approfondir leur compréhension des sophismes de la pensée «woke» – voire y répondre. Il observe enfin fort justement que l’un des meilleurs antidotes connus à ce jour reste l’humour, et il importe de noter le succès récent de nombreux comptes satiriques sur les réseaux sociaux, qui ont au moins le mérite de souligner la pauvreté du procédé: dès lors, en effet, que toute référence à une quelconque norme atteste d’une probable oppression, l’étendue des indignations possibles semble sans limite. Et il y a urgence à refermer la boîte de Pandore.
TRIBUNE – L’universitaire Paul May analyse les tensions entre l’aile gauche du Parti démocrate, acquise aux thèses «woke» et postcoloniales, et leurs aînés souvent plus centristes. Les premiers garderaient le silence face aux actes antisémites lorsque leurs auteurs appartiennent à des minorités ethniques.
Paul May est professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal (Uqam), et a enseigné à Harvard de 2016 à 2019. Il est l’auteur d’un ouvrage remarqué, «Philosophies du multiculturalisme» (Presses de Sciences Po, 2016).
Récemment, plusieurs organisations juives américaines, parmi lesquelles l’Anti-Defamation League et l’American Jewish Committee, ont appelé le président américain Joe Biden à prendre formellement position contre la montée des actes antisémites à travers le pays. Ce cri d’alarme s’inscrit dans un contexte qui dépasse largement les répercussions du conflit opposant Israël au Hamas. En effet, depuis quelques années, l’antisémitisme est au cœur de nombreuses controverses au sein de la gauche américaine. Le mouvement «woke», pourfendeur du «racisme structurel» et des «discriminations systémiques», est notamment soupçonné d’être complaisant envers le phénomène. Si plusieurs figures majeures du Parti démocrate ont condamné cette dérive, celle-ci reste toutefois révélatrice des tensions idéologiques à l’œuvre dans le camp démocrate.
Rappelons ici que le terme «woke» qui signifie «être éveillé» en argot afro-américain, est inspiré de la Critical Race Theory, un courant d’idées issu de la sociologie critique. Selon cette approche, très en vogue à l’heure actuelle dans les médias, les universités et auprès d’une partie de la jeunesse, le système social dans lequel nous évoluons favorise insidieusement certaines ethnies (les personnes «blanches» notamment), et explique les disparités raciales en matière d’accès au logement, à l’emploi et à l’éducation.
Parmi les nombreuses polémiques relatives au mouvement «woke», deux sont particulièrement révélatrices. La première remonte à 2018, à l’occasion de la seconde édition de la marche des femmes (Women’s March). Les organisatrices, qui manifestaient pour dénoncer les positions jugées patriarcales et antiféministes de Donald Trump, se sont déchirées sur la question de l’antisémitisme. Plusieurs jeunes militantes à l’origine de l’événement, Linda Sarsour, Tamika Mallory, et Carmen Perez, se sont avérées être proches de Louis Farrakhan, le sulfureux dirigeant de The Nation of Islam. Cette organisation afro-américaine, qui mêle discours complotistes et revendications ethno-religieuses, se distingue régulièrement par des propos outranciers et violemment hostiles aux Juifs, qu’elle considère, entre autres, comme responsables de la mauvaise situation économique des Noirs aux États-Unis. Accusées d’avoir participé à plusieurs conférences de The Nation of Islam, Sarsour, Mallory et Perez ont refusé de prendre leurs distances vis-à-vis de Farrakhan, et lui ont même réitéré leur soutien. Le ton est monté, à tel point que la marche pour les femmes s’est par la suite scindée en deux mouvements distincts, manifestant séparément les années suivantes: l’un soutenant les organisatrices incriminées, l’autre les accusant de complaisance envers l’antisémitisme.
En dépit des mesures d’ostracisme qui les ont historiquement touchés, les Juifs américains sont rangés dans la catégorie des « privilégiés » par une grande partie des jeunes militants démocrates
On observe dès 2018 des tensions entre, d’un côté, l’aile gauche du Parti démocrate, composée de militants jeunes, ethniquement diversifiés et porteurs de l’idéologie postcoloniale, et, de l’autre, la vieille garde de l’establishment démocrate, plus âgé, plus «blanc», et plus centriste. Les premiers reprochent notamment aux seconds leur investissement insuffisant dans l’activisme antiraciste et leur soutien constant à Israël. Au sein de la gauche américaine, les activistes «woke» sont certes minoritaires, mais ils représentent la frange la plus visible médiatiquement et la plus populaire de cette famille politique auprès de la jeune génération née dans les années 2000, ce qui laisse supposer une évolution du Parti démocrate en leur faveur.
La seconde controverse concerne les agressions dont ont été victimes les personnes de confession juive aux États-Unis. Les attaques des dernières semaines s’inscrivent dans une regrettable continuité, puisque les actes antisémites sont en augmentation quasi constante depuis 2015. Le rapport du FBI «Hate Crimes Statistics» souligne que plus de 62 % des «crimes de haine» contre un groupe religieux en 2019 ciblaient des Juifs, alors que ceux-ci représentent moins de 2 % de la population américaine (aux États-Unis, l’expression de «crime de haine» désigne «un crime visant une personne en raison de son appartenance, réelle ou supposée, à un groupe ethnique, religieux, national, ou en raison de son orientation sexuelle», selon la définition du ministère de la Justice du gouvernement fédéral, NDLR). Or, alors que les manifestations dénonçant le «racisme structurel» et les «discriminations systémiques» se multipliaient à travers le pays, les porte-étendards du mouvement «woke» ont adopté une position ambiguë vis-à-vis de cette flambée d’actes antisémites, les dénonçant uniquement lorsqu’ils étaient perpétrés par des suprémacistes blancs, comme ce fut le cas lors de l’attentat de la synagogue Tree of Life à Pittsburgh en 2018 où onze personnes avaient été tuées.
En revanche, lorsque les auteurs des attaques appartenaient à des minorités ethniques (ce qui représenterait une majorité des cas, selon les sources policières), leur profil serait sciemment tu. Parmi les très nombreux exemples, rappelons que lorsqu’un supermarché cacher a été attaqué et plusieurs clients assassinés en décembre 2019, Rashida Tlaib, future représentante démocrate au Congrès, avait alors tweeté: «C’est déchirant. La suprématie blanche tue. » Les auteurs du crime étaient pourtant deux Afro-américains, David N. Anderson et Francine Graham, membres des Black Hebrew Israelites, une organisation connue pour ses positions hostiles aux Juifs, aux Blancs, et à la police. Dans la même veine, suite à une agression à la machette perpétrée à New York par un Afro-Américain faisant cinq blessés lors d’une célébration d’Hanoucca en janvier 2020, le maire de la ville, Bill De Blasio, avait préféré pointer du doigt la «rhétorique clivante venue de Washington», faisant allusion à Donald Trump, plutôt que de mentionner l’origine de l’agresseur… suivi en cela, il est vrai, par la majorité des médias américains et internationaux.
Lutter efficacement contre l’antisémitisme (contre le racisme, ou contre toute autre idéologie menant à des actions violentes contre certaines catégories de la population) implique pourtant de cerner le profil sociologique et les motivations des agresseurs.
Pour comprendre cette cécité, il convient de s’immerger dans la vision du monde qui anime les militants «woke». Ceux-ci classent les individus selon un axe dominants-dominés établi en fonction de la somme des avantages et des pénalités que conférerait l’appartenance ethnique. Les dominants ne pourraient pas être victimes de racisme de la part des dominés, car il n’existerait pas de structure de discrimination institutionnelle qui s’exerce contre eux. Dans cette grille de lecture, les personnes juives sont considérées comme étant un groupe sociologiquement favorisé, qui n’est pas sujet à une oppression systémique au même titre que les Noirs ou les Latino-Américains par exemple. L’auteur britannique David Baddiel décortique cette logique dans son dernier essai Jews Don’t Count: How Identity Politics Failed One Particular Identity. En dépit des mesures d’ostracisme qui les ont historiquement touchés (rappelons que dans les années 1920, des quotas limitaient l’accès des Juifs dans les universités de l’Ivy League, dans certaines écoles privées et de nombreux country clubs à travers le pays), les Juifs américains sont aujourd’hui rangés dans la catégorie des «privilégiés» par une grande partie des jeunes militants démocrates.
FIGAROVOX/LECTURE – La démographe salue l’ouvrage de l’essayiste américain Mike Gonzalez. Pour l’auteur, des militants ont imposé un «durcissement» des catégories ethno-raciales aux Etats-Unis au fil des décennies. Il y voit les conséquences imprévues des programmes de discrimination positive, qui inciteraient à s’organiser en groupes de pression pour se faire reconnaître le statut de «victimes» ouvrant droit à des avantages.
Michèle Tribalat est démographe et ancienne chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED. Elle étudie les questions de l’immigration en France, de l’intégration et de l’assimilation des immigrés et de leurs enfants. Michèle Tribalat est notamment l’auteur de Les Yeux grands fermés: l’immigration en France (Denoël, 2010) et de Statistiques ethniques, une querelle bien française (éd. L’Artilleur, 2016).
La démographe expose ici le contenu d’un livre qui vient de paraître aux Etats-Unis, The Plot to Change America- How Identity Politics is Dividing the Land of the Free, de Mike Gonzalez (Encounter Books, août 2020, 264 p. Non encore traduit en français.). Cet article est initialement paru sur le blog.de Michèle Tribalat.
Ancien journaliste, Mike Gonzalez est chercheur à The Heritage Fondation (think-tank conservateur-libéral) à Washington. Originaire de Cuba qu’il a quitté à l’âge de 12 ans, il a vécu en Espagne sous Franco, puis a rejoint à l’âge de 14 ans les États-Unis. Son enfance à Cuba l’a instruit sur la rhétorique totalitaire et ses effets, notamment lorsqu’à 8 ans il refusa de rejoindre le groupe d’élèves communistes.
Son livre, qui rappelle à bien des égards la thèse défendue par Christopher Caldwell dans son dernier livre, fait le récit de la montée des politiques identitaristes (identity politics), du contexte idéologique qui l’a permise et propose des solutions pour en sortir. Ces politiques ont été le fait d’une ingénierie sociale conçue dans des États pris de panique face aux émeutes noires de la fin des années 1960. Quand la fabrication politique de minorités commença, les tribunaux suivirent.
L’élite identitariste compte sur la création de groupes [identitaires, censés être opprimés] et cherche à inciter les gens à y adhérer en les appâtant avec la perspective d’une captation de fonds publics.
Si les politiques identitaristes trouvent leurs origines dans les années 1960-70, les Américains ne peuvent plus les ignorer aujourd’hui car, comme l’écrit Mike Gonzalez, «si vous ne vous y intéressez pas, les politiques identitaristes s’intéressent à vous» (p. 2). Elles sont nées d’une extension massive à toutes sortes de groupes du mouvement des droits civiques des années 1960, qui cherchait bien légitimement à en finir avec la ségrégation des Noirs.
Un danger réside dans le caractère coercitif de l’idéal diversitaire auquel il faut faire semblant de s’intéresser et qui valorise la situation d’opprimé, dont un seul groupe ne peut se prévaloir, celui du mâle blanc hétérosexuel non-handicapé. «Comme Emmanuel Glodstein dans 1984 d’Orwell, il existe pour être haï» (p. 6). L’élite identitariste compte sur la création de groupes et cherche à inciter les gens à y adhérer en les appâtant avec la perspective d’une captation de fonds publics. D’où l’invention d’identités fictives et le développement de la culture du grief. Avant d’en examiner les dangers, Mike Gonzalez analyse les processus de création de nouveaux groupes identitaires (grouping) qui ont filé l’analogie avec l’expérience noire américaine, pourtant unique.
En 1967, Julian Samora co-fondait le Conseil du Sud-Ouest de La Raza (littéralement la race), qui devint national en 1973 (National Council of La Raza). Son but était de marier différents groupes parlant espagnol afin d’implanter des politiques identitaristes dans l’éducation, l’entreprise et le gouvernement. Pour lui, l’assimilation était le sommet de la fausse conscience. Samora, qui occupait des fonctions importantes dans les universités, fut nommé au Comité consultatif sur la population d’origine espagnole du Census Bureau pour la préparation du recensement de 1980, le premier à inclure des catégories panethniques. Sauf lors du recensement de 1930, les Mexicains-Américains avaient toujours été classés comme Blancs. Si, à l’instar des Juifs, ils subissaient des discriminations et une ségrégation, ils se voyaient différemment des Noirs et cherchaient plutôt à devenir des Américains comme les autres. Mais, après la mobilisation de La Raza, beaucoup d’Américains ont commencé à voir les Hispaniques comme une «race» [au sens américain du mot, NDLR] à part.
Petit à petit, prit forme un groupe ethnique fondé sur la victimisation et exigeant des mesures de justice compensatoire, malgré la résistance de Cubains.
La Californie fut le berceau de la racialisation qui a suivi et le Community Service Organization financé par Saul Alinsky le creuset de tous les changements à venir. La Fondation Ford aida beaucoup par ses financements, notamment de La Raza du Sud-Ouest qui devint plus tard UnidosUS, à l’extension du groupe des Hispaniques au-delà des Mexicains. Groupe qui finit par réunir des gens aussi différents que les Cubains de Floride et les Mexicains de Laredo au Texas. C’était une ingénierie mise en route par des élites radicales sans grand souci pour les gens qu’elles souhaitaient rassembler. Mais, petit à petit, prit forme un groupe ethnique fondé sur la victimisation et exigeant des mesures de justice compensatoire, malgré la résistance de Cubains.
En 1971, les juges du tribunal de district du Texas mirent les Mexicains-Américains sous la protection de l’arrêt Brown v. Board of Education. En 1976, une loi définit ce qu’était un Hispanique (seule loi raciale de l’histoire des États-Unis) non à partir de la «race» ou la langue mais de la victimisation. À cette époque, le Census Bureau, qui n’était pas alors acquis à l’opportunité de créer un large groupe ethnique hispanique, défendait l’assimilation et était satisfait des catégories objectives (pays de naissance et celui des parents), que le directeur de La Razavoulait voir disparaître. Finalement la bureaucratie jeta l’éponge et céda en 1977. Les catégories impératives pour l’application des droits civiques à tous les niveaux du gouvernement dont l’Equal Employment Opportunity Commision (EEOC) furent: Blancs, Noirs, Hispaniques, Asiatiques, Indiens et natifs d’Alaska.
Ce ne fut pas sans résistance. Une étude du Pew Research Center de 2015 a montré que moins d’un quart de ceux qui auraient pu se déclarer comme Hispaniques le faisaient, à peu près autant que ceux qui se déclaraient tout simplement Américains. Les autres déclarant une origine nationale.
Le paradoxe asiatique
C’est Yuji Ichiola, un étudiant marxiste diplômé de Berkeley qui créa l’expression “Asian-American” en 1966 et fonda l’Asian American Political Alliance (AAPA) qui joua un rôle fondamental dans la création d’un groupe panasiatique. Tous ceux qui cherchèrent à créer un collectif pan-ethnique asiatique dans les années 1960 étaient des marxistes durs endoctrinés par les Black Panthers. Regrouper les Chinois, Japonais, Coréens… rejoints plus tard par les Indiens et les Pakistanais, suit la même logique que la création des Hispaniques: fabriquer une base permettant de réclamer une restitution pour les injustices passées. Les activistes chinois, les Red Gards, eux-aussi se comparèrent aux Noirs afin de créer une identité asiatique-américaine rejetant l’assimilation et de consolider un groupe racial. À Berkeley, Lilian Fabros, une activiste du Front de libération du Tiers Monde, joua un rôle crucial dans l’introduction de la catégorie Asian dans le recensement et fut membre fondateur du Advisory Committee on Asian and Pacific American Population pour le recensement de 1980.
Une tragédie pour les enfants d’origine chinoise, coréenne et indienne : leur succès scolaire les désavantage.
Les Asiatiques-Américains ne forment pas non plus un groupe homogène. La nouvelle génération de Chinois et d’Indiens (citoyens de l’Inde), qui constitue le gros des troupes, s’est volontiers assimilée et les plus éduqués d’entre eux se joignent volontiers à l’élite «woke» dans le «white bashing», ce qui leur donne l’impression d’en être. Mais l’affirmative action a créé une incitation à s’organiser en groupe panasiatique. Les Indiens, qui avaient peur d’être assimilés à des Noirs ou à des Hispaniques, voulaient le beurre et l’argent du beurre: être classés comme une minorité, sans se voir accolé le bas statut social d’un groupe indésirable, alors qu’ils détiennent le plus haut revenu médian par ménage, double du revenu médian de l’ensemble des ménages américains.
Mais c’est maintenant que la farce tourne au tragique, au moins pour les enfants d’origine chinoise, coréenne et indienne. Leur succès scolaire les désavantage alors que leurs parents ont réussi grâce à leurs efforts personnels et leurs usages culturels. Et Harvard pratique aujourd’hui avec eux plus ou moins ce qu’il faisait avec les Juifs dans les années 1920. Mais, en 2017, un groupe d’étudiants asiatiques a porté plainte via l’association SFFA (Students for Fair Admission). Ils ont fait appel après que le tribunal de Boston a donné raison à Harvard, considérant qu’Harvard ne cherchait pas intentionnellement à donner un avantage à d’autres groupes et que, de toute façon, c’était provisoire pour obtenir la diversité sur le campus.
Des parents luttent contre les tentatives de Bill de Blasio [maire démocrate de New York, NDLR] de casser neuf lycées publics sélectifs qui admettent «trop» d’Asiatiques par un processus neutre racialement. Des plaintes ont été portées dans le Maryland contre une modification des critères d’admission dans des Middle School Magnet ayant entraîné un fort déclin des admissions d’Asiatiques. Mais tout ceci ne plaît guère à l’AAJC (Asian Americans Advancing Justice-Asian Law Caucus), subventionnée par la Fondation Ford, qui souhaiterait, finalement, désagréger le groupe pan-ethnique pour montrer que certains Asiatiques ne réussissent pas si bien que cela. L’AAJC ne veut pas entendre parler de minorité modèle, notion qui met à mal la théorie de la domination par les Blancs.
Échec de justesse de la création de la catégorie MENA (Middle-East and North Africa)
Deux mois avant la présidentielle de 2016, l’Office of Management and Budget (OMB) proposa de créer, pour le recensement de 2020, une nouvelle catégorie ethnique regroupant Arabes et Perses, pourtant catégorisés comme Blancs depuis 1909, et de faire des Hispaniques/Latinos un groupe racial. Les descendants d’origine arabe ou perse ont pourtant plutôt bien réussi et ne demandent rien de tel. Mais, pour les activistes, c’est un enjeu de pouvoir politique que l’assimilation contrarie.
Linda Sarsour [activiste américaine, ancienne directrice de l’Arab American Association of New York,NDLR] était opposée à ce qu’on puisse se déclarer MENA (Middle East and North Africa) et Blanc en même temps, car cela nuirait à l’attribution de fonds publics spécifiques. Mais la réunion de l’Office of Management and Budget montra qu’il n’y avait pas que des coureurs de subventions et de places, mais aussi des professeurs de la théorie critique et des études identitaristes dont le but premier était de transformer l’Amérique et de détruire toute perspective de melting pot. Linda Sarsour et d’autres voulaient «déblanchir» deux millions d’Américains, au nom d’une idéologie qui encourage la dépendance aux subventions gouvernementales.
Roberto Ramirez, directeur du Census Bureau, était plutôt favorable à cette innovation déclarant que, certes l’identité MENA n’existait pas encore, mais que rien n’existait avant d’avoir été créé. Finalement, il fit marche arrière en 2018.
Mais succès pour faire des femmes une classe d’opprimés
C’est aussi une élite néo-marxiste et postmoderniste cherchant à transformer l’Amérique qui milita, derrière Kate Millet, pour faire des femmes une classe opprimée. Pour Millet et ses adeptes, les femmes n’étaient pas seulement une classe opprimée, mais LA classe opprimée dans la guerre des classes. Millet créa en 1966 la NOW (National Organization for Women) visant l’élimination des discriminations et ne se priva pas de dresser des analogies avec les Noirs et les autres catégories officielles. La NOW obtint en 1971 que les femmes fussent ajoutées à la liste des minorités nécessitant une action. Elle gagna, comme les autres (La Raza…), avec peu de membres et peu de connexions avec la base.
Mais la 3ème vague féministe qui arrive avec les années Clinton va remettre en cause les acquis en contestant l’existence même d’un sexe biologique. L’idée que le sexe et le genre sont des constructions sociales ont miné l’idée d’une identité féminine. L’addition, dans certaines villes, des entreprises dirigées par des LGBTQ au Supplier Diversity Program, réduit les avantages qui revenaient aux autres. Le discours selon lequel tout est socialement construit a mis les femmes dans une position difficile, notamment sur la chirurgie du changement de sexe.
Judith Butler y est par exemple opposée parce que cette chirurgie suppose un optimum du corps. Idem pour le mariage homosexuel qui conforterait l’hétéronormativité. Comme la nécessité de faire la révolution est toujours là, Mike Gonzalez s’attend à ce que le prochain combat porte sur le polyamour.
Les fondations marxistes des politiques identitaristes
Les penseurs qui ont théorisé la manière de prendre le pouvoir subrepticement par des moyens culturels proviennent des deux pays dans lesquels la révolution marxiste a échoué et qui se sont tournés vers le fascisme. La notion gramscienne d’hégémonie culturellea été essentielle à la progression de la gauche américaine. Si la lutte des classes est internationale, elle doit prendre des déguisements nationaux pour renverser tout le système occidental. L’École de Francfort a attiré des psychanalystes tels qu’Eric Fromm et Willhem Reich et opéré une synthèse entre le marxisme et le freudisme. Nombre de ses membres quittèrent l’Allemagne nazie pour l’Amérique et leur influence se fit sentir dès les années 1940, notamment via l’industrie du cinéma. Ils montrèrent un mépris pour l’Américain moyen qui rappelle celui des élites urbaines et académiques d’aujourd’hui pour l’Amérique profonde.
Contrairement à beaucoup d’autres, Marcuse, l’ancien assistant de Max Horkheimer, est resté aux États-Unis après la guerre, pendant laquelle il avait fait un court passage à l’OSS, et a enseigné dans diverses universités (Harvard, Columbia, Californie…). Il devint, dans les années 1950 et 1960, «le gourou de la nouvelle gauche». L’Homme unidimensionnel (1964) s’est vendu à 100 000 exemplaires en 5 ans aux Etats-Unis. L’influence de Marcuse sur les étudiants se retrouve chez les enseignants d’aujourd’hui. Sa protégée, Angela Davis, qui fit de la prison au début des années 1970 pour son rôle dans le meurtre d’un juge et reçut le prix Lénine de l’Allemagne de l’Est, est aujourd’hui un professeur émérite de l’Université de Californie Santa Cruz. Elle reste un guide pour des milliers d’Américains.
Les postmodernistes des années 1970 et 1980 partagent beaucoup de dogmes avec l’École de Francfort, mais dans un langage un peu différent. En 1998, Alan Sokal etJean Bricmont définissaient le postmodernisme comme «un courant intellectuel caractérisé par un rejet plus ou moins explicite de la tradition rationaliste des Lumières, par des discours théoriques déconnectés de tout empirisme et par un relativisme cognitif et culturel qui ne voit dans la science qu’une “narration”, un “mythe” ou une construction sociale parmi d’autres» (p. 144). Kimberlé Crenshaw, avec son concept d’intersectionnalité, peut se féliciter d’avoir porter le postmodernisme de la théorie à la pratique.
Le recensement est l’instrument vital de la mise en œuvre des politiques identitaristes.
Pour Mike Gonzalez, l’implication communiste ne fait aucun doute, comme en témoignent les propos de Robert Shrank, ancien communiste et responsable du programme de la Fondation Ford dans les années 1970 et 1980, selon lesquels la Fondation était mue par un anticapitalisme tenu secret. De même, Saul Alinski déclara dans Playboy en 1972: «celui qui vous dit qu’il était engagé dans les causes progressistes de cette époque et n’a jamais travaillé avec les rouges est un sacré menteur» (p. 149).
L’argument démographique et le rôle central du recensement
D’après une étude de 2018, le petit groupe le plus à gauche, formé par les enfants de Gramsciet de Marcuse, est composé très massivement de Blancs de haut niveau éducatif. Pour l’emporter, il leur faut convaincre différents groupes ethno-raciaux de leur malheur afin d’éviter l’attrition ethnique et exploiter leurs griefs à des fins politiques.
Le recensement est l’instrument vital de la mise en œuvre des politiques identitaristes. En 2019, le politologue Ruy Teixeiracosigna un rapport sur les changements politiques à attendre de l’évolution démographique déjà décrite dans son rapport de 2002. Avec de plus en plus de diplômés et de moins en moins de Blancs, le vote Républicain allait diminuer. En 2016, Richard Albaavait pourtant mis en doute les conclusions de Ruy Teixeira et montré comment le Census Bureau se faisait l’instrument du durcissement des catégories ethnoraciales en reclassant systématiquement les cas ambigus dans les minorités pour produire, notamment, l’estimation la plus faible possible des Hispaniques blancs. Ce qui rappelle étrangement la “one drop rule”. Le Census Bureause trouve dans les griffes d’un lobby pro-racial (comprenant des universitaires) qui a fait du recensement un instrument politique.
Avant, le recensement était la prérogative de la communauté des chercheurs et professeurs d’université. Il est devenu le lieu d’influence d’organisations d’activistes en faveur de la création de groupes au cœur des politiques préférentielles dont la perspicacité a été, dans les années 1960-1970, de chercher à étendre à différents groupes les programmes conçus pour les descendants d’esclaves. Pourtant, malgré les injustices et les discriminations, la plupart des immigrants ont longtemps vu l’assimilation sous un angle positif.
Une remise en cause des droits
Les postmodernistes et adeptes de la théorie critique ont généré une véritable industrie de consultants extérieurs tout particulièrement dans le domaine de l’éducation.
Richard Carranza, chargé du département de l’éducation à New York a ordonné aux proviseurs, directeurs d’écoles et cadres de suivre une formation obligatoire pour éradiquer la « suprématie de la culture blanche » dans les écoles de New York.
Ainsi, en 2019, Richard Carranza, chargé du département de l’éducation à New York a ordonné aux proviseurs, directeurs d’écoles et cadres divers de suivre une formation obligatoire pour éradiquer la «suprématie de la culture blanche» et les biais implicites supposés rampants dans les écoles de New York.
Mike Gonzalez voit dans cette victimisation généralisée, non seulement un grand malheur pour l’éducation des enfants, mais aussi une justification pratique à une intervention toujours plus grande de l’État, au détriment des droits. On retrouve ici la thèse de Christopher Caldwell. Ainsi, la Constitution, pointilleuse sur les clauses d’égalité de traitement, doit être ignorée parce que le racisme est structurel [selon les partisans de ces thèses]. La liberté de conscience est mise à mal car elle contrarie l’expérimentation sociale en matière sexuelle. La liberté d’expression aussi.
Toute défense de ce que la pensée postmoderniste appelle le récit hégémonique est jugée toxique et devrait donc être illégale.
Toute défense de ce que la pensée postmoderniste appelle le récit hégémonique est jugée toxique et devrait donc être illégale parce qu’elle retarde le démantèlement de la structure actuelle du gouvernement.
Autre droit mis à mal, le droit de propriété, marotte des marxistes. Mais c’est le concept même de droits qui est attaqué. Le déni des droits naturels qui fondent le pays n’est pas qu’une question théorique, écrit Mike Gonzalez. Il a des conséquences dans la vie réelle réduisant la liberté individuelle, notamment sur les campus où les idées conservatrices sont éliminées.
Cette évolution a suscité des critiques, chez les Libéraux et les Conservateurs. Les Nationaux conservateurs insistent sur un nationalisme civique promouvant une solidarité indifférente aux caractéristiques ethnoraciales quand des Libéraux à l’ancienne, qui s’opposent aux politiques identitaristes, en sont venus à défendre la souveraineté nationale et notamment le contrôle des frontières. Mike Gonzalez penche du côté de ces Libéraux de la vieille école qui voient dans les politiques identitaristes une trahison des droits civiques de 1964 et un retour à la doctrine «séparés mais égaux».
Les demandes de soutien des opprimés n’émanent pas tellement des gens les plus démunis, mais plutôt de la jeunesse gâtée des Campus américains, la minorité woke.
Le développement de la culture victimaire a, par réaction, enhardi le petit noyau suprémaciste. Comme l’écrit Heather Mac Donald, «si la “blancheur” est considérée comme un sujet légitime du discours académique et politique, il se trouvera des individus pour adopter “l’identité blanche avec fierté”» (p. 192). Surtout si l’on fait des hommes blancs des parias livrés à la colère et à la frustration. Le statut de victime (et non les capacités individuelles), nouvelle façon d’acquérir un statut moral mais aussi des dédommagements financiers, nourrit les revendications victimaires. Ce que certains à droite appellent «les jeux olympiques de la victimisation». Les demandes de soutien des opprimés n’émanent pas tellement des gens les plus démunis, mais plutôt de la jeunesse gâtée des Campus américains, la minorité woke.
Que faire?
Mike Gonzalez espère une mobilisation des Démocrates et des Conservateurs qui se posent des questions et s’inquiètent du tournant pris avec les politiques identitaristes pour arrêter le processus et regagner une cohésion perdue. La première chose à faire, écrit-il, est de couper la pompe financière en cessant de distribuer des avantages à ceux qui se revendiquent victimes du seul fait de leur appartenance à un groupe protégé. Ce qui revient à considérer que le handicap est fixé à la naissance et à recréer un système de castes contraire aux titres VI et VII des droits civiques qui prohibent la discrimination selon la race, la couleur, la religion, le sexe et l’origine nationale après un rapport du Congressional Research Service de 2011, il y avait alors 264 agences dédiées aux politiques préférentielles et 276 programmes préférentiels, en augmentation de 60 % par rapport à 1995. Mike Gonzalez propose d’actualiser une telle étude, sous la responsabilité de l’exécutif, de démanteler tous ces programmes et de voter une nouvelle loi sur les droits civiques interdisant toute politique préférentielle. Neuf États ont déjà banni l’«affirmative action». C’est aux citoyens de se mobiliser pour que ce bannissement s’étende à d’autres États.
TRIBUNE – Pour les nouveaux militants de la gauche identitaire américaine, l’État d’Israël est condamnable du fait même de sa force, à l’instar du «privilège blanc» (sic) aux États-Unis. Désormais, «c’est un wilsonisme de l’indignation diversitaire que la démocratie américaine exporte un peu partout», analyse le directeur de recherche au CNRS
Ran Halévi est directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre de recherches politiques Raymond-Aron.
Ce devait arriver tôt ou tard. La révolution identitaire, née dans les campus aux États-Unis avant de gagner la sphère publique et de déchirer les Américains, vient de franchir un pas de plus: avec la guerre de Gaza, elle a forcé les portes de la géopolitique en transposant les postulats de la «cancel culture» dans le domaine des relations internationales.
La convergence des luttes entre le «wokisme» et le Hamasa de quoi laisser perplexe. L’un représente tout ce que l’autre abhorre et réciproquement. Les partisans de la rectitude politique vivent à des années-lumière d’une organisation terroriste, fondamentaliste, qui vouerait à la damnation éternelle la théorie du genre, les confessions intersectionnelles, la subordination de la nature à la culture ou la liberté de choisir son sexe. Certains esprits, pourtant, n’ont pas ménagé leurs efforts pour découvrir une parenté entre les guerriers de la gauche morale et les combattants islamistes du Moyen-Orient. Telle Judith Butler, icône intellectuelle de la radicalité critique, au cours d’un séminaire antiguerre tenu à Berkeley en 2006: Il est extrêmement important de comprendre le Hamas, le Hezbollah, comme des mouvements sociaux progressistes, de gauche, et qui font partie d’une gauche globale; cela ne nous empêche pas d’être critiques à l’égard de certaines dimensions de ces deux mouvements.» On imagine l’hilarité qu’auraient provoquée ces pieuses paroles chez les intéressés à Gaza ou à Beyrouth.
L’islamisme radical et la culture «woke» appartiennent à deux planètes différentes, mais il est certains traits familiers que l’un reconnaîtrait aisément chez l’autre.La volonté de subordonner la loi aux impératifs de la religion, dans un cas, de la morale dans l’autre. Une manière de concevoir la justice — et de l’appliquer — hors des règles du droit. Le refus aussi de la délibération, de la confrontation des opinions, puisque le dogme religieux, pas plus que les certitudes morales, ne sauraient être un objet de discussion. Enfin, l’essentialisation de l’autre, ici les sionistes et les Juifs, là les dominants blancs enfermés dans leur déterminisme.
Gaza ne serait qu’un avatar de la mort de George Floyd. Cette assimilation singulière a obtenu en quelques jours un écho extraordinaire, de Washington à Hollywood. Son pouvoir d’intimidation est redoutable
La critique d’Israël est depuis longtemps un trait constitutif de la gauche progressiste aux États-Unis. À mesure que la politique identitaire imprégnait la vie publique, il était inévitable qu’elle finisse un jour par pénétrer dans l’enceinte du Capitole et qu’une vision alternative du conflit israélo-palestinien rompe le consensus longtemps très favorable à l’État hébreu. Et c’est le Parti démocrate, dont l’aile radicale ne cesse de gagner du terrain, qui allait lui servir de relais. Le dernier cycle des violences au Proche-Orient a permis de vérifier cet infléchissement historique. Telle représentante démocrate à la Chambre qualifiait Israël d’ «État-apartheid», une autre d’ «État terroriste», une troisième dénonçait l’«injustice systémique» qu’il inflige aux Palestiniens.
Beaucoup moins prévisible était la redéfinition d’un conflit national bientôt centenaire dans les termes de la justice raciale: Gaza n’était qu’un avatar de la tuerie de Ferguson (un jeune Noir abattu en 2014 par un policier blanc) et de la mort de George Floyd. À Londres, des manifestants scandaient «Palestine can’t breathe» (les mots de Georges Floyd avant de mourir) et «Palestinian Lives Matter».
Pour les activistes de Black Lives Matter et leurs soutiens démocrates, l’incrimination d’Israël, comme celle du racisme blanc en Amérique ou ailleurs, participe du même combat moral, de la même libération globale de la parole. Cette assimilation singulière a obtenu en quelques jours un écho extraordinaire, de Washington à Hollywood, ralliant des sportifs, des artistes, des vedettes de la mode, des influenceurs dont l’audience sur les réseaux sociaux est énorme. Et son pouvoir d’intimidation paraît d’autant plus redoutable qu’il est formaté dans le langage familier de la justice victimaire. Autrefois, les néoconservateurs américains voulaient installer à coups de canon la démocratie dans le monde arabe. Ce «wilsonisme botté», selon le mot de Pierre Hassner, a fait long feu. Aujourd’hui, c’est un wilsonisme de l’indignation diversitaire que la cette «élection» d’Israël n’est pas plus facile à comprendre que les attaques contre les Juifs en Europe et en Amérique à chaque embrasement avec les Palestiniens. Les morts et les destructions à Gaza mobilisent des passions et des foules que d’autres tragédies d’une ampleur incomparable n’arrivent à remuer: ni la boucherie de la population syrienne par son président, ni les dizaines de milliers de victimes de la guerre au Yémen, ni la répression implacable des minorités musulmanes en Chine — laquelle n’a entraîné aucune attaque contre les quartiers chinois en Europe ou en Amérique.émocratie américaine exporte un peu partout, dont l’État hébreu est l’une des principales cibles.
L’antisémitisme, qui joue sans doute sa part, et la politique d’annexion rampante du gouvernement Netanyahou ne suffisent pas à expliquer cette douteuse «élection». Ce sont les caractères originaux de la culture «woke» qui en éclairent les ressorts. Dans ce monde où chacun est assigné à son «identité originelle», les relations entre les communautés sont conçues en termes de rapports de domination, oppresseurs d’un côté, opprimés de l’autre, les premiers renvoyés à leur iniquité «systémique», les seconds à leur immuable condition victimaire. Nietzsche parlait de la loi du plus fort. La révolution identitaire consacre, elle, la raison du plus faible. La justice est du côté des faibles du fait de leur faiblesse. Et l’État d’Israël est condamnable du fait de sa puissance, comme l’est le «pouvoir blanc» en Amérique, coupable de sa supposée supériorité «systémique».
La solidarité qu’éprouvent les militants de Black Lives Matter pour les Palestiniens procède de cette même dualité de la domination et de la sujétion. Et elle ne se laisse guère embarrasser par la réalité qui contrarie ses présomptions. Le Hamas a beau jeu de se réclamer de la charia, piétiner les droits des femmes, ou lancer 3500 roquettes visant des civils en Israël, il ne perd rien de l’immunité morale que lui confère son statut d’opprimé. Ici comme ailleurs, identitaires et racialistes se barricadent derrière le mur protecteur de l’ignorance volontaire, un «safe space» où l’on peut éviter de connaître ce que votre sensibilité vous intime de ne pas savoir.
Curieuse époque.Les accords d’Abraham ont réconcilié l’État d’Israël avec nombre de pays arabes, au moment même où, en Occident, le gouvernement de la morale le voue à la proscription.
TRIBUNE – Le sociologue, X-Mines, directeur de recherche au CNRS analyse avec une exceptionnelle clarté les racines du mouvement «woke» et décolonial, né dans les universités américaines et qui progresse de façon fulgurante en France. Les pays occidentaux sont victimes de leurs intentions élevées et des objectifs écrasants et utopiques qu’ils s’assignent, explique le penseur.
La fracture de l’opinion provoquée par l’émergence du mouvement «woke» aux États-Unis et du mouvement décolonial en France paraît radicale. Les débats provoqués en France, jusqu’au sein de la majorité, par la loi «confortant le respect des principes de la République» en témoignent. L’université offre maintenant un terrain de choix à la manifestation de cette fracture. Entre ceux qui, tels nos ministres de la Recherche et de l’Enseignement supérieur ou de l’Éducation, dénoncent l’islamo-gauchisme qui y sévit et ceux qui, telle la Conférence des présidents d’université, défendent bec et ongles les orientations ainsi mises en cause, tout dialogue paraît impossible. Cette radicalité est intimement liée à la mutation qu’a connue la promesse d’égalité au cours du dernier demi-siècle.
Dans l’élan premier des Lumières, l’égalité des peuples, des cultures, était vue comme un horizon qui ne pourrait être atteint que grâce à une action intense de civilisation, d’éducation, menée par le monde occidental en faveur des peuples les moins «avancés». Le Pacte de la Société des nations de 1919 témoigne de cette vision. Ainsi son article 22 évoque les territoires «habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne»
Il affirme que «le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation», et que «la meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui (…) sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité».
Cette vision est encore présente dans la Charte des Nations unies de 1945, bien que celle-ci mette en avant, d’emblée, le «principe de l’égalité de droits des peuples» et affirme de manière réitérée le refus des «distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion» (articles 1, 13, 76). Son chapitre «Déclaration relative aux territoires non autonomes» invite encore (art. 73) à aider les populations «dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières de chaque territoire et de ses populations et à leurs degrés variables de développement ».
De nos jours, cette vision inégalitaire fait scandale. Il est hautement affirmé que tous les peuples, toutes les cultures, toutes les religions, toutes les manières de vivre, se valent tels qu’ils sont ; que, certes, il peut exister dans chaque société des individus qui diffèrent, pour reprendre les termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, par «leurs vertus et leurs talents», mais que ces qualités se retrouvent également distribuées dans tous les peuples et, au sein d’un peuple, dans toutes ses composantes ethniques ou religieuses. Affirmer le contraire relève de préjugés racistes qui méritent la condamnation la plus vive.
Or, en dépit de cette affirmation solennelle, de grandes disparités demeurent, entre les peuples et au sein de chaque peuple, dans les sorts réservés à ceux qui diffèrent par leur culture, leur religion ou leur couleur de peau. Ainsi, dans les universités américaines, les Noirs réussissent nettement moins bien et les Asiatiques beaucoup mieux que les Blancs. En France, ceux qui ont un prénom musulman ont plus de mal à trouver un emploi que ceux qui ont un prénom chrétien. La promesse d’égalité parfaite et immédiate se révèle mensongère et rien ne laisse présager qu’elle cessera bientôt de l’être.
Il est absurde de regarder comme monstrueuses certaines actions si elles sont le fait de Blancs et comme vertueuses si elles sont le fait de non-Blancs
Comment donner sens à ce hiatus? Logiquement deux interprétations paraissent possibles. L’une, qui relève du réalisme sociologique, est que l’on n’efface pas en un jour les effets de l’histoire ; qu’à chaque époque il a existé des civilisations plus brillantes que d’autres ; qu’il faut distinguer la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains, qui va de soi, de l’objectif d’égalité immédiate entre tous les peuples, toutes les cultures, tous les groupes humains, qui relève de l’utopie. Mais une telle interprétation ne peut être vue que comme un retour intolérable à des temps définitivement révolus.
L’autre interprétation part du caractère sacré de la promesse, fondement de l’appartenance à une humanité commune de ceux et ceux seuls qui la respectent. Mais reste alors à expliquer pourquoi elle n’a pas plus de prise sur le monde réel.
Le mouvement «woke» et le courant décolonial apportent une réponse radicale. Pour eux, si la promesse n’a pas été tenue, c’est du seul fait de la résistance de dominants attachés à leurs privilèges. Affirmer que certains groupes humains ou certains individus membres de ces groupes sont responsables de leur situation défavorable n’a pour objet que de permettre à ces dominants de jeter un voile sur leurs menées. Les coupables sont clairement identifiés: ce sont les Blancs racistes, esclavagistes, colonisateurs, qui ont mis la planète en coupe réglée. Cette vision a un caractère transcendantal (qui est connu a priori et non pas fondé sur l’expérience, NDLR), au-delà de tout besoin de confirmation ou de possibilité d’infirmation reposant sur des données de fait.
Cette mise en avant de l’infinie culpabilité des Blancs alimente une représentation totale de la vie sociale portée par tout un vocabulaire: privilège blanc, racisme systémique, appropriation culturelle, etc. Ainsi, si certains «racisés» ont du mal à trouver un emploi, il est impensable d’envisager que les employeurs cherchent simplement à embaucher ceux dont le profil laisse augurer qu’ils sont les plus à même de contribuer à la bonne marche de leur entreprise. Il va de soi que la prospérité économique de l’Occident est fondée sur l’exploitation du travail des esclaves noirs et il est indécent de l’attribuer au génie inventif et à la capacité d’organisation dont l’Occident a fait preuve. Si les figures de l’art, de la pensée et de la science célébrées dans le monde occidental, et bien au-delà, tels Kant, Pascal, Rembrandt, Bach, Shakespeare, Dante, Dostoïevski, Cervantès ou Einstein, sont essentiellement blanches, c’est l’effet d’un complot des Blancs conduit à dissimuler les figures non blanches. Etc.
Entre croyants (ceux qui sont engagés dans le mouvement «woke», les tenants d’une approche décoloniale) et incroyants il n’existe pas de terrain commun au sein duquel échanger des arguments.
Pour les incroyants, ce mouvement est sans doute explicable par la souffrance de ceux qui se sentent victimes d’une promesse trahie mais n’est pas intellectuellement respectable. Il est absurde de regarder comme monstrueuses certaines actions si elles sont le fait de Blancs et comme vertueuses si elles sont le fait de non-Blancs ; par exemple de déclarer la colonisation blanche crime contre l’humanité et de porter au pinacle la colonisation arabe, notamment en Espagne ; ou encore de dénoncer une «appropriation culturelle» quand des Blancs se permettent d’interpréter une musique «noire» mais de parler de manque de diversité à fondement raciste quand les Blancs dominent au sein des orchestres symphoniques voués à une musique «blanche». Il échappe à toute logique de considérer comme monstrueux l’esclavage perpétré par les Blancs alors que, perpétré par des Arabes ou des Noirs il ne mérite aucune attention. Et comment accepter que l’histoire de l’Occident soit réécrite à la manière d’une histoire de la Révolution française qui serait centrée sur la Terreur, les massacres de Septembre, et le génocide vendéen, pendant qu’une approche hagiographique prévaut quand il s’agit d’autres civilisations?
De plus, les incroyants ne se privent pas de souligner ce qui leur paraît le plus outré dans l’approche décoloniale. L’affirmation selon laquelle les Blancs devraient toute leur pensée aux Grecs qui eux-mêmes devraient tout aux Égyptiens, lesquels étaient noirs, et qu’ils doivent donc toute leur pensée aux Noirs leur paraît une pure fable. Ils ne peuvent croire que si, dans les expressions «idées noires», «âme noire», «noirs desseins», etc., le terme noir a une connotation négative, la source en est l’association du mot noir à l’esclavage que les Noirs ont subi du fait des Blancs et non une opposition entre la lumière et les ténèbres. Et quand, pour écarter toute objection, la réponse (que l’on trouve par exemple dans une vidéo célèbre concernant l’université américaine d’Evergreen) est que l’appel à l’objectivité, l’attention aux faits, est une invention perverse de Blancs, les incroyants se voient conforter dans la conviction que ce courant de pensée est bien peu sérieux.
Par ailleurs, la place que tient la cancel culture, la création de safe spaces où les croyants sont mis à l’abride pans entiers de la réalité, apparaît aux incroyants comme liées au besoin de ces derniers d’être protégés de ce qui pourrait faire éclater la bulle de certitudes qu’ils habitent.
On sait que la dérive d’un milieu de recherche sous l’influence d’intérêts ou d’une idéologie n’est pas l’apanage de la « science prolétarienne » de jadis
Mais, pour les croyants, tout cela n’est qu’arguties qui ne tiennent pas face au scandale que représente la radicalité du privilège blanc qui, avec sa dimension raciste, viole les principes les plus sacrés qui doivent inspirer la vie de l’humanité. Ces arguties se trouvent disqualifiées par le fait qu’elles légitiment le maintien d’un tel privilège et il est hors de question de leur accorder quelque valeur que ce soit. Ceux qui en font usage ne méritent pas d’être écoutés et les interdire de parole, comme l’implique la cancel culture, relève de l’objectif vertueux d’empêcher de nuire des représentants du mal. Leur donner la parole, débattre avec eux, reviendrait à accorder au mal un statut égal à celui du bien.
C’est dans ce contexte que prennent sens les affrontements actuels portant sur le monde de la recherche, la place qu’y tient l’islamo-gauchisme, les mérites des courants décoloniaux, la dénonciation par les étudiants d’enseignants déclarés racistes ou islamophobes et l’autocensure de ceux qui craignent d’être regardés comme tels. La vision décoloniale, affirme ses croyants, s’appuie sur des travaux de recherche menés dans des institutions prestigieuses et conduisant à des publications savantes dont seuls les tenants d’une forme de suprématisme blanc peuvent contester la pertinence. Ce n’est pas, affirment-ils, l’idéologie «woke» qui a perverti le monde de la recherche, mais le résultat de recherches de qualité qui alimente les convictions correspondantes. Mais cette affirmation laisse ouverte la question de portée générale de la scientificité des travaux académiques et de la qualité du contrôle de cette scientificité.
On sait que la dérive d’un milieu de recherche sous l’influence d’intérêts ou d’une idéologie n’est pas l’apanage de la «science prolétarienne» de jadis. Les recherches tendant à démontrer l’absence de nocivité du tabac ou des perturbateurs endocriniens ont été marquées par de telles dérives, y compris quand elles étaient réalisées au sein des universités. On peut penser aussi aux travaux d’économistes de renom qui ont légitimé les pratiques, tels les subprimes, au cœur de la crise financière de 2008. De manière générale, il n’est pas difficile de biaiser les résultats d’une recherche tout en sauvant les apparences. Il suffit de sélectionner les données dont il est fait état et de les interpréter en fonction de ce que l’on souhaite démontrer.
Prenons, à titre d’exemple, la manière dont la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’y prend pour démontrer que la société française est islamophobe. Le parti adopté est d’écarter tout élément permettant de rattacher des réactions négatives à l’égard de l’islam à la réalité de celui-ci, ce qui permet de mettre ces réactions au passif de la population majoritaire. Ainsi, le rapport mentionne bien «un conflit de valeurs, considérant la religion musulmane et ses pratiques en contradiction avec le principe de laïcité et avec les droits des femmes et des minorités sexuelles». Mais, et c’est là que la pensée glisse, loin de considérer que ce conflit est à la source de réserves légitimes envers l’islam, il affirme que ceux qui le mettent en avant sont coupables d’«inverser la causalité et de rejeter la responsabilité du racisme sur ceux qui en sont les victimes». La manière même dont sont libellées les questions dont le rapport fait usage relève de cette stratégie. Ainsi, il n’est pas demandé si certains comportements associés à l’islam sont incompatibles avec les valeurs républicaines, mais si «certains comportements peuvent parfois justifier des réactions racistes». Du coup, une majorité des personnes interrogées n’a pas d’autre choix que de déclarer que des comportements «racistes» sont justifiés, ce qu’il s’agissait justement de démontrer.
Que nous réserve l’avenir? On peut douter que cet affrontement idéologique soit moins pérenne que celui qui s’est noué autour du rêve communiste. Un retour au réel impliquerait que ce qui relève d’une fausse science soit scruté avec la même rigueur que celle qui est déployée quand il s’agit d’impostures scientifiques au service d’intérêts privés. Mais cette rigueur ne paraît pas pour demain. Et qui est prêt à admettre que la folie «woke» est un enfant monstrueux de promesses radicales propres à l’Occident, promesses impossibles à tenir à l’échelle d’une ou deux générations et qui méritent d’être reconsidérées avec plus de réalisme?
ENQUÊTE – Le débat sur l’islamo-gauchisme s’est élargi à l’ensemble d’une mouvance qui progresse dans les départements de sciences sociales à l’université et chez une nouvelle génération militante de gauche. La race, le genre et l’identité en sont les nouveaux totems.
En France, patrie des idées, on aime à se déchirer sur les mots. Chacun a sa définition de la «laïcité», on veut retirer «race» de la Constitution, on glose sur la pertinence du terme «ensauvagement». La polémique sur «l’islamo-gauchisme» vire, elle aussi, à la querelle sémantique. Tandis que la ministre Frédérique Vidal s’est empêtrée dans une définition floue du phénomène («l’ensemble des radicalités qui traversent notre société», a-t-elle dit dans le JDD), de nombreux universitaires et responsables politiques de gauche en profitent pour déduire de l’imprécision du mot la preuve irréfutable qu’il s’agirait d’un fantasme. Telle il y a quelques années la «théorie du genre qui ’existait pas», l’islamo-gauchisme est discrédité comme un concept «imaginaire» (dixit les 800 universitaires qui ont signé une tribune réclamant la démission de Vidal), forgé par des «réactionnaires», qui ne renverrait à aucune réalité sociale. Et, en effet, ce terme qui domine le débat ne recoupe qu’une partie d’une dérive militante des sciences sociales qui se déploie sur plusieurs fronts.
Interrogé par l’hebdomadaire Marianne, l’inventeur du terme «islamo-gauchisme», le politologue Pierre-André Taguieff affirme qu’il faut élargir l’idée d’une enquête lancée par la ministre au «statut des fausses sciences sociales calquées sur l’idéologie décoloniale, la “théorie critique de la race” et l’intersectionnalisme». Mais que signifient tous ces termes? Ces concepts ou champs de recherches, dont certains se veulent drapés d’une légitimité scientifique, d’autres au contraire utilisés pour désigner péjorativement l’adversaire, recoupent différentes facettes d’une puissante lame de fond qui prend sa source dans les départements des sciences sociales des facultés occidentales, et se déploie aussi en politique et dans les entreprises.
Ce qu’on pourrait appeler le «néo-gauchisme» – car il reprend certains mots d’ordre du gauchisme culturel des années 1970 en les radicalisant – se traduit globalement par l’abandon de la question sociale au profit de la politique des identités, du paradigme de l’exploitation pour celui de la domination, de la centralité des classes populaires vers celles de minorités sexuelles, religieuses ou ethniques, et la centralité de la race et du genre dans la recherche. Ce dévoiement militant de la science se déploie en rhizome (pour reprendre l’expression phare de la French Theory, c’est-à-dire de façon horizontale et souterraine) dans des proportions qui restent à quantifier précisément, mais qui ne sont certainement pas négligeables.
● Théories de la race et du genre
L’obsession pour le genre, la race et les identités qui parcoure l’université ne tombe pas du ciel. Elle s’enracine dans un mouvement intellectuel qui remonte aux années 1970 et qu’on a appelé postmodernisme. L’abandon des grands récits (le marxisme, le tiers-mondisme, etc.), qui structuraient auparavant le militantisme progressiste, conduit au repli de l’individu sur soi et son identité. Il s’accompagne d’une évolution des sciences sociales vers le constructivisme, c’est-à-dire l’idée que les faits sociaux sont entièrement des constructions sociales. Ce constructivisme ne ferait qu’enfoncer des portes ouvertes (après tout, oui, la plupart des réalités humaines sont construites) s’il ne s’accompagnait pas d’une dimension critique: le dévoilement de la construction s’accompagne de l’impératif de la déconstruction.
Suivant la méthode du philosophe Michel Foucault, il s’agit de révéler que ce qui apparaissait comme un universel est, en réalité, une construction sociale au service d’une domination.
La norme n’est plus vue comme la sédimentation du fait majoritaire, mais comme une culture dominante traduisant l’oppression, qu’il faut déconstruire pour laisser place aux minorités raciales et sexuelles. Les Lumières et l’universalisme ? Des paravents de la domination blanche. Les «cultural studies» (études culturelles), qui se répandent à l’université à partir des années 1970, reprennent cette idée et postulent le refus d’une hiérarchisation entre les cultures et les objets culturels, soutiennent que la culture ne saurait se réduire aux œuvres classiques et entreprennent de «décentrer l’Occident» au sein même de celui-ci. Les «subaltern studies» («subalternité») analysent les cultures des groupes sociaux longtemps dominés. Il existe même des «fat studies» («études et acceptation de la grosseur») qui étudient la construction sociale d’une corpulence perçue péjorativement (la «grossophobie»).
Si vous n’êtes pas d’accord avec la théorie critique de la race, c’est que vous profitez du racisme: imparable !
Dans ce cadre, la théorie critique de la race («critical race theory») affirme que la blanchité est une construction sociale dont les Blancs n’ont pas conscience. La race est un déterminisme social que les minorités doivent se réapproprier. L’aveuglement à la race («color blindness») est un luxe permis par le «a sociologue et «consultante diversité» américaine Robin di Angelo, auteur du best-seller Fragilité blanche, est typique de cette mouvance. Elle explique que les réactions négatives à la réintroduction de l’idée de race dans le débat public sont constitutives d’une «fragilité blanche», c’est-à-dire de la peur des Blancs de perdre leurs privilèges. En résumé, si vous n’êtes pas d’accord avec la théorie critique de la race, c’est que vous profitez du racisme : imparable ! privilège blanc»: seuls les Blancs peuvent vivre comme si la race n’existait pas.
La même dialectique existe dans la théorie du genre, que ses défenseurs préfèrent appeler «études de genre». Celles-ci proclament que la différence des sexes est entièrement une construction sociale au service, cette fois-ci, non pas des blancs, mais de l’hétéropatriarcat (même si les deux vont souvent ensemble). Dans la foulée de sa principale théoricienne Judith Butler, il s’agit de jeter le «trouble dans le genre» pour libérer les minorités sexuelles de l’oppression qu’elles subissent de par l’existence de normes. L’activisme pour la minorité transgenre prend une place centrale dans ce dispositif. Les «études de genre» se veulent, elles aussi, scientifiques et affirment que ceux qui s’y opposent tirent bénéfice du «système» qu’ils cherchent à préserver. Elles se répandent dans les universités hexagonales. À Paris-VIII, le département d’études de genre est l’un des piliers de l’université. Des masters études culturelles (cultural studies) existent à l’université Paul-Valéry de Montpellier, ainsi qu’à Bordeaux-Montaigne. À Paris-III, a été ouvert un master médias, genre et cultural studies.
● Antiracisme politique
L’«antiracisme politique» est une expression employée par une nouvelle génération de militants, inspirée notamment par les Indigènes de la République, qui s’oppose à l’antiracisme dit «moral» des associations traditionnelles comme SOS-Racisme ou la Licra. Elle leur reproche notamment leur naïveté et leurs échecs attribués à une trop grande culture du compromis avec des institutions gangrenées par la mentalité coloniale. L’antiracisme politique s’oppose frontalement au narratif de l’antiracisme universaliste qui connut son heure de gloire dans les années 1980, quand triomphaient la petite main jaune et le multiculturalisme heureux, version United Colors of Benetton. Le cosmopolitisme laisse désormais place au tribalisme. L’idéal du métissage à celui de la non-mixité. La «race», bannie sous sa forme biologique, est réintroduite comme un concept sociologique, car, comme l’explique le sociologue Éric Fassin, «si les racistes croient à l’existence des races au pluriel (blanche, noire, juive, etc.), les antiracistes nomment la race au singulier pour dénoncer le mécanisme social d’assignation à une différence hiérarchisée». C’est ainsi qu’on parle désormais de «racisés», ce terme désignant une racialisation passive et pourtant revendiquée.
L’universalisme (républicain) est dénoncé comme un différencialisme déguisé qui permet, en réalité, la domination d’un groupe d’individus (les Blancs) sur les autres (les minorités). Ce qui autorise de ne plus parler du racisme comme d’une disposition morale malfaisante des individus à combattre (la permanence du préjugé), mais comme d’une composante structurelle et organisée des sociétés occidentales: on parle désormais de «racisme systémique» ou de «privilège blanc». Ce nouvel antiracisme postule une frontière infranchissable entre «alliés» – quelle que soit leur bonne volonté – et concernés. Ainsi les «dominés» (femmes, ou membres de minorités sexuelles et raciales) ont-ils un droit à la parole privilégié sur la cause qui les concerne. Un homme ne
pourra s’exprimer au nom des femmes, ni un Blanc au nom des Noirs et des Arabes. Fini le «Touche pas à mon pote», jugé paternaliste. Cette barrière dressée entre les victimes et les autres, qui nie la distinction entre le «témoignage» et l’analyse, aboutit notamment à la généralisation des «réunions en non-mixité» et autres «safe spaces» au sein des universités, des endroits où les membres de minorités peuvent se retrouver entre eux et d’où sont exclus ceux qui appartiennent au camp des dominants, les Blancs mâles hétérosexuels. En France, l’expression «indigénisme», renvoyant au groupuscule des Indigènes de la République, s’est répandue comme synonyme de cet «antiracisme politique».
● Wokisme
Le «wokisme» est la version militante de cette mouvance universitaire. La praxis de cette doxa. Le terme, aujourd’hui employé de manière péjorative par les opposants à ce mouvement (selon le même processus que le terme «politiquement correct» a été d’abord revendiqué par les progressistes pour être ensuite employé par les libéraux et les conservateurs), est né aux États-Unis dans le sillage du mouvement Black Lives Matters. Il désigne à l’origine le fait d’être woke, en argot «éveillé», c’est-à-dire d’avoir pris progressivement conscience du caractère structurel des discriminations que subiraient les minorités sexuelles et raciales. Être woke, c’est avoir conscience d’être un dominé ou un dominant, et agir en conséquence.
Si on est victime: s’organiser politiquement autour de cette souffrance partagée avec les autres membres de sa communauté pour un agenda d’identity politics (politiques identitaires). Si on est coupable d’appartenir au groupe majoritaire (blanc, hétérosexuel, mâle): faire la liste de ses privilèges et s’en déposséder. On pourrait décrire le «wokisme» comme un renouveau de la posture «radical-chic», selon le terme créé par l’écrivain Tom Wolfe pour désigner l’adoption d’une radicalité politique par des membres de l’élite.
L’ultra-sensibilité aux discriminations, même minuscules (les «micro-agressions»), conduit les tenants de cette nouvelle culture militante à restreindre le champ de la liberté d’expression en pratiquant la «cancel-culture». Cette expression, qu’on pourrait traduire par «culture de l’interpellation» ou «culture de l’annulation», a été distinguée comme «mot de l’année 2019» par le dictionnaire Macquarie. Elle renvoie à la volonté d’effacer du débat, par l’appel au boycott, certains interlocuteurs car eurs propos sont jugés insultants ou à censurer un artiste ou écrivain accusé de racisme, d’homophobie ou d’agression sexuelle (exemples récents: le réalisateur Woody Allen ou l’écrivain J.K Rowling). Une posture qui se répand aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux qui permettent de mobiliser des sympathisants sur une cause et accélèrent la polarisation politique.
La woke culture se développe énormément sur les campus américains, au point que certains intellectuels libéraux parlent de «Great Awokening» (grand éveil) pour décrire le caractère presque religieux de cette mouvance. Pour l’universitaire Joseph Bottum, il ne s’agirait que d’une nouvelle version du puritanisme protestant. En effet, le passage du privilégié au woke a un caractère de conversion. L’ancien président Barack Obama lui-même a blâmé dans une conférence en octobre 2019 «cette idée de la pureté, de n’être jamais compromis, d’être toujours politiquement “éveillé”» (woke).
Ce «droit de ne pas être offensé» (selon l’expression de Greg Lukianoff et Jonathan Haidt dans leur livre Le Chouchoutage de l’esprit américain) se répand aussi en France. C’est ainsi qu’un groupe antiraciste a demandé et obtenu l’annulation de la pièce d’Eschyle Les Suppliantes à la Sorbonne, au motif que les acteurs, grimés à l’antique, auraient pratiqué le «blackface». D’autres intellectuels comme Sylviane Agacinski ou Alain Finkielkraut ont vu leurs conférences annulées ou perturbées par des étudiants adeptes de cette nouvelle culture militante.
● Islamo-gauchisme
«Fantasme» pour les uns, «slogan d’extrême droite» pour les autres, qu’est-ce que l’islamo-gauchisme? Sur le fond, ce syntagme désigne la tolérance, voire l’empathie d’une partie de la gauche envers l’islamisme, contre lequel elle ne déploie pas son hostilité traditionnelle aux religions et ce, pour des raisons diverses, dont trois principales.
D’abord, par tropisme tiers-mondiste et anti-impérialiste. Le mot «islamo-gauchisme» a, en effet, été forgé au début des années 2000 par le politologue Pierre-André Taguieff. Il voulait désigner ainsi la sympathie affichée de certains mouvements d’extrême gauche avec des mouvements islamistes radicaux pendant la seconde intifada, au nom de la lutte pour le peuple palestinien contre Israël. À l’époque, on voyait dans les rues de Paris défiler dans des manifestations drapeaux du Hamas et militants gauchistes keffieh au cou. La première source de l’islamo-gauchisme est donc la cause palestinienne, aujourd’hui à l’arrière-plan, mais autrefois sacrée.
Après le 11 Septembre, Alexandre Adler parle «d’islamo-altermondialisme» pour désigner un certain antiaméricanisme intellectuel qui voit dans ces attaques une juste punition de l’Occident. D’autres parlent d’islamo-progressisme. En France, le terreau anticolonialiste et l’antiaméricanisme tiers-mondiste ont été fertiles pour faire émerger une fascination teintée de mansuétude pour le réveil de l’islam dans les pays arabes. Ainsi Sartre, l’existentialiste athée, a-t-il lu dans la révolution iranienne une révolte contre l’impérialisme. Michel Foucault n’a pas caché lui aussi son admiration pour la révolution de 1979: «Il n’était pas besoin d’être voyant pour constater que la religion ne constituait pas une forme de compromis, mais bel et bien une force: celle qui pouvait faire soulever un peuple non seulement contre le souverain et sa police, mais contre tout un régime, tout un mode de vie, tout un monde», écrit-il dans un de ses reportages pour le quotidien italien Corriere Della Sera.
Deuxième source de l’islamo-gauchisme: le prolétariat de substitution. C’est le cas par exemple chez Chris Harman, militant trotskiste britannique et membre du Socialist Worker Party, qui écrit en 1994 un texte qu’on pourrait considérer comme fondateur de l’islamo-gauchisme, intitulé «Le Prophète et le Prolétariat». Il fait de l’islam radical un «mouvement social» qu’il serait une «erreur» de désigner comme fasciste. L’islamisme radical est, selon lui, une «utopie» et dire que les islamistes sont les ennemis de la laïcité, c’est «faciliter aux islamistes la représentation de la gauche comme faisant partie d’une conspiration “infidèle”, “laïciste” des “oppresseurs” contre les couches les plus pauvres de la société». Si Harman affirme que «les islamistes ne sont pas nos alliés», il dit qu’il ne faut pas non plus les traiter en ennemis. Pour lui, il faut essayer de guider une partie de la jeunesse musulmane vers le progressisme, sans chercher à la braquer avec la laïcité.
Troisième source de l’islamo-gauchisme: l’analogie entre les juifs d’hier et les musulmans d’aujourd’hui. En 2014, dans Pour les musulmans, l’ex-directeur du Monde et fondateur de Mediapart, Edwy Plenel, s’appuie sur cette veine: il veut reprendre le flambeau de Zola et être aux musulmans d’aujourd’hui ce que fut l’auteur de «J’accuse» aux juifs pendant l’affaire Dreyfus. Il est convaincu que la «construction d’un problème musulman» est comparable à «l’acceptation passive de la construction d’une question juive» dans les années 1930. À «cette banalisation intellectuelle d’un discours semblable à celui qui, avant la catastrophe européenne, affirmait l’existence d’un “problème juif” en France», Edwy Plenel a «voulu répondre en prenant résolument le parti de (ses) compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmane contre ceux qui les érigent en boucs émissaires.» L’obnubilation de la répétition du même, à savoir l’extermination massive d’une population en raison de sa religion et la conviction d’un engrenage fatal de la «violence symbolique» à la violence physique, conduit toute une partie de la
Beaucoup comparent aujourd’hui l’expression «islamo-gauchisme» à l’expression des années 1930 «judéo-bolchevisme». Pourtant, contrairement à l’expression raciste qui faisait référence aux origines juives de nombreux penseurs du communisme et affirmait l’existence d’un complot mondial dans lequel les juifs seraient derrière les communistes, l’islamo-gauchisme ne désigne pas des intellectuels musulmans convertis au socialisme ou la poussée d’un agenda gauchiste par des musulmans, mais l’indulgence de compagnons de route parfaitement athées envers un islamisme politique.
La comparaison entre Juifs d’hier et musulmans d’aujourd’hui est d’autant plus douteuse que c’est dans le sillage de cette mouvance islamo-gauchiste que s’est installée une nouvelle judéophobie au nom de la cause palestinienne et de Juifs désormais désignés comme des oppresseurs.
● Décolonialisme
L’expression «décolonialisme» est employée notamment par l’Observatoire du décolonialisme, collectif d’universitaires très opposés à cet entrisme dans les sciences sociales. Les partisans de ces théories préfèrent, eux, parler d’«études décoloniales» ou de «pensée décoloniale». En anglais, on parle de «decoloniality», «décolonialité». Lancé par Edward Saïd et son ouvrage fondateur L’Orientalisme en 1978 (qui présente la manière dont l’Occident a «construit» culturellement une vision fantasmée de l’Orient pendant la colonisation), et avant lui par Les Damnés de la terredeFrantz Fanon, le post-colonialisme, qui ambitionne de déconstruire l’héritage culturel laissé par la colonisation, n’a cessé depuis de progresser au sein des sciences sociales occidentales. Il serait un peu trop rapide de juger l’essor de cette pensée comme une simple «importation» américaine.
Dans Les Études postcoloniales, un carnaval académique, le directeur de recherche au CNRS Jean-François Bayartrappelle que la déconstruction du colonialisme puise ses sources dans la pensée française, qu’il s’agisse d’écrivains anticoloniaux de langue française – Sartre, Césaire, Fanon ou Senghor – ou des intellectuels de ladite «French theory» – Deleuze, Foucault, Derrida – qui ont largement inspiré les cultural studies sur les campus américains dans les années 1970. La pensée décoloniale naît, elle, en Amérique latine avec le Péruvien Anibal Quijano, professeur à l’université d’État de New York à Binghamton (et concepteur de la «colonialité du pouvoir») et le Portoricain Ramón Grosfoguel,professeur à l’université de Berkeley en Californie (et concepteur du «tournant décolonial»).
Les décoloniaux ont bâti un corpus idéologique qui, pour n’être pas sans failles, raccourcis, approximations et impasses, n’en présente pas moins une certaine cohérence
Gilles Clavreul, ex-délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme
Si les penseurs postcoloniaux décrivaient le moment historiquement et géographiquement circonscrit de la colonisation et appuyaient la nécessité de la décolonisation, les penseurs décoloniaux élargissent le spectre à la modernité elle-même. La «colonialité» n’est pas une entreprise de conquête du XIXe siècle, mais une mentalité, une «structure» qui affecte tous les aspects de l’existence humaine. La décolonisation a été incomplète car la colonisation est la matrice même de la culture occidentale, qui se poursuit par les moyens d’une mondialisation capitaliste. Le décolonialisme porte donc l’idée d’une déconstruction de la culture occidentale : il faut décoloniser les arts, la littérature, les corpus universitaires, déloger des bibliothèques estudiantines les «dead white European males» («mâles blancs occidentaux morts»), bref désoccidentaliser l’Occident lui-même. On trouve les traces de cette rhétorique dans le manifeste Nous sommes les Indigènes de la République du 16 janvier 2005 qui donnera naissance au collectif du même nom, présidé par Houria Bouteldja. Il proclame que «la France a été [et] reste un État colonial», si bien que «la décolonisation de la République reste à l’ordre du jour».
«Les décoloniaux, que cela plaise ou irrite, ont une vraie ambition intellectuelle. Ils ont bâti un corpus idéologique qui, pour n’être pas sans failles, raccourcis, approximations et impasses, n’en présente pas moins une certaine cohérence», résume l’ex-délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Gilles Clavreul, dans une note pour la Fondation Jean-Jaurès. Si cette doctrine globale, nourrie par de nombreux théoriciens, a tant de succès chez les étudiants, c’est sans doute parce qu’elle offre les séductions d’un système idéologique de rechange après l’effondrement du communisme.
● Intersectionnalité
La notion d’«intersectionnalité» est centrale dans ces nouveaux champs de recherche. Ce concept jargonnant a été inventé par l’afro-féministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw, en 1989, pour désigner la triple oppression que subiraient les femmes afro-américaines en tant que femmes, noires et pauvres. Le paradigme de l’intersectionnalité invite à croiser les caractéristiques identitaires d’une personne (genre, classe, sexe, religion, âge, handicap) pour la placer sur l’échelle des discriminations et des privilèges. Si vous êtes un homme blanc âgé, riche, vous cochez toutes les cases de l’oppression. Si vous êtes une jeune femme noire pauvre, toutes celles du dominé. Exemple d’une thèse française en cours en 2020 qui reprend exactement le paradigme de l’intersectionnalité: «De la mauresque à la beurette: la fabrication d’un cliché médiatique. Une question au croisement du postcolonial et du genre».
L’intersectionnalité invite à dépasser la notion marxiste de classe dans l’anticapitalisme et la différence des sexes dans le féminisme pour croiser les différents critères. En pratique, cela aboutit bien souvent à un effacement de la classe au profit de la race et du genre, ce que déplorent les intellectuels pourtant de gauche Stéphane Beaud et Gérard Noiriel dans leur dernier livre, Race et sciences sociales, où ils affirment que l’appartenance sociale reste «le facteur déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes». Le livre a été très mal reçu dans le milieu de la gauche universitaire radicale pour sa critique frontale du paradigme de l’intersectionnalité.
La notion d’intersectionnalité est particulièrement présente dans les études de genre. Elle a donné lieu à un nouveau féminisme qui rompt avec le féminisme universaliste, lequel affirme une solidarité des femmes entre elles face aux hommes. Ce féminisme intersectionnel revendique, au contraire, des féminismes différents selon les groupes communautaires: féminisme blanc (à déconstruire), afro-féminisme, féminisme islamique etc. Ainsi, ce féminisme intersectionnel percevra le voile non comme un outil d’oppression, mais comme un marqueur identitaire du groupe dominé des musulmanes. Il préférera l’objectif de l’inclusion à celui de l’émancipation.
Concept académique qui se veut scientifique, l’intersectionnalité se décline en version militante par l’injonction à une «convergence des luttes» entre différents groupes discriminés (femmes, minorités, LGBT). La convergence devant par nature se focaliser sur un point qui cumule tous les défauts, elle se fera contre un ennemi commun: le patriarcat blanc «hétéronormé».
RÉCIT – Les propos de Frédérique Vidal mettent en lumière les divergences idéologiques dans l’enseignement supérieur.
Dans les universités de sciences sociales, les études marxistes des années 1960 ont-elles laissé la place à une obsession pour le communautarisme? Les pauvres musulmans, les femmes soumises, les LGBT ostracisés sont devenus l’alpha et l’omega d’une certaine pensée universitaire, affirment des chercheurs qui regrettent, comme le sociologue spécialiste de l’islam politique Bernard Rougier, «la quasi-hégémonie de ces recherches sur le genre, la race, l’islamo-gauchisme».
Ces idées inspirées par la gauche américaine et les Français Derrida ou Foucault ne sont pas neuves. Et la pensée décoloniale n’est «ni absurde, ni inintéressante», pas plus que les études sur l’intersectionnalité, selon Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à l’université Paris-IV. Le problème, c’est quand ces concepts deviennent «la grille de lecture exclusive qui marche avec tout et sur tout, sans que l’on puisse ne serait-ce que nuancer le propos ou le confronter à d’autres idées», estime-t-il. «On peut considérer que la décolonisation est restée inachevée, qu’il y a du racisme en France. Ce qui me gêne, ce sont les conséquences de ces idées que leurs promoteurs entendent imposer parfois de façon violente. Le Blanc doit être combattu, est un polyprédateur. Et certains groupes de pression n’hésitent pas à aller jusqu’à la censure.».
Le «manifeste des 100»
Une allusion à une pièce d’Eschyle annulée en 2019 à la Sorbonne après la pression de groupes d’étudiants la jugeant raciste, notamment. Ou à ces actions «militantes» ayant entraîné les annulations de conférences de Sylviane Agacinski ou Alain Finkielkraut. Il s’inquiète aussi du nombre croissant de postes de chercheurs financés sur les sujets de l’intersectionnalité ou du décolonialisme.«Lorsqu’un profil de poste est rédigé en écriture inclusive, c’est une vraie pression pour un jeune chercheur. Il a intérêt à s’adapter», note-t-il.
Il a signé en novembre le «manifeste des 100» pour demander la création «d’une instance chargée de faire remonter directement les cas d’atteintes aux principes républicains et à la liberté académique». Selon ces cent professeurs et chercheurs, les idéologies indigéniste, racialiste et «décoloniale» sont «bien présentes» dans les universités, nourrissant une haine des Blancs et de la France. Houria Bouteldja ne s’est-elle pas félicité que son parti décolonial, le Parti des indigènes de la République, «rayonne dans toutes les universités» ?
On n’accepte pas mon travail de fond, sur le terrain. Tout simplement, parce qu’on préfère éviter la polémique et ne pas aborder frontalement le sujet de l’islam
Le politologue Gilles Kepel à la revue Le Regard libre
Parmi les signataires, les philosophes Jean-François Braunstein et Marcel Gauchet ou le politiste Gilles Kepel. Ce dernier s’est plaint d’avoir vu l’Union européenne et le Fonds national suisse de recherche lui couper des fonds. «On n’accepte pas mon travail de fond, sur le terrain. Tout simplement, parce qu’on préfère éviter la polémique et ne pas aborder frontalement le sujet de l’islam. Les intellectuels qui se cachent derrière de grands principes de tolérance en affirmant qu’il n’y a aucun problème avec l’islam sont responsables de l’abandon de ce sujet aux mains de l’extrême droite», déclarait-il en 2019 à la revue Le Regard libre.
Le collectif Vigilances universités dénonce lui aussi la propagation d’idéologies identitaristes à l’université :« Un prétendu décolonialisme s’y propage, et s’associe d’un côté avec l’islamisme et de l’autre avec un pseudo-néoféminisme. Ces idéologies pervertissent les combats indispensables contre le racisme et le sexisme, et peuvent séduire des jeunes gens épris de justice qui ignorent qu’on les entraîne vers le dogmatisme, la haine et la violence».
La recherche n’est pas responsable des maux de la société, elle les analyse
Les présidents d’université
Ces voix critiques restent cependant minoritaires. Cette semaine, la conférence des présidents d’universitéet le CNRS se sont inscrits en faux contre les propos de Frédérique Vidal, qui estime que l’université est «gangrenée par l’islamo-gauchisme». «La recherche n’est pas responsable des maux de la société, elle les analyse», assurent les présidents, outragés. Après tout, ces recherches sont internationales, menées de façon similaire en Allemagne, en Espagne, en Argentine ou aux États-Unis. Pourquoi posent-elles tant de problèmes en France ?
Quelque deux mille professeurs et chercheurs ont rétorqué via une tribune qu’une partie des «100» enseignants, si critiques n’exerçaient plus depuis des années, réduisant l’affaire à un conflit de générations. Par ailleurs, «en quoi l’étude des identités multiples et croisées, des oppressions et des combats pour l’émancipation conduirait-elle à une haine des Blancs et de la France ?». Et de dénoncer une «chasse aux sorcières». L’approche sociologique et critique des questions raciales, tout comme les approches intersectionnelles «si souvent attaquées, en mettant au jour ces oppressions, entend au contraire les combattre», affirment-ils.
Ce n’est pas l’idéologie «islamo-gauchiste» en tant que telle qui détient le pouvoir au sein des facultés de sociologie ou de sciences politiques, car «cette dernière est cantonnée à quelques personnes militantes et groupuscules», explique un chercheur en littérature. En revanche, les recherches sur le genre et les races sont devenues «prépondérantes depuis une vingtaine d’années en sciences sociales, anthropologie, études littéraires. Même la géographie vous parle d’espaces colonisés et décolonisés, etc. Tout est déconstruit sur ce thème-là. Il ne s’agit pas d’entrisme. Ces études sont déjà au faîte de leur puissance». Ce qui devient gênant, «c’est que ça élimine les approches concurrentes et appauvrit le champ de la recherche. Or, les universités et le ministère en sont responsables, ce sont eux qui décident des fléchages budgétaires».
ENTRETIEN – L’historien, qui a forgé le concept d’islamo-gauchisme, répond aux critiques qui lui sont adressées. Et l’universitaire explique la rhétorique et les objectifs concrets du mouvement dit décolonial.
LE FIGARO. – Depuis les déclarations du ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal sur l’ « islamo-gauchisme » les polémiques sur la question se multiplient. Que pensez-vous de la dernière en date à Sciences Po Grenoble ?
Le 4 mars 2021, sur un mur de l’Institut d’études politiques de Grenoble, un collage portait cette inscription accusatoire : « Des fascistes dans nos amphis. Tournier et Kinzler démission. L’islamophobie tue. » L’Unef a aussitôt reproduit sur son compte Twitter l’inscription accusatoire, mettant en danger les deux enseignants et les exposant à des menaces et des insultes sur les réseaux sociaux. Par ce geste, le syndicat étudiant a confirmé involontairement ses dérives islamo-gauchistes, observables depuis plusieurs années. Il témoigne aussi du fait inquiétant que, dans certains lieux universitaires, le terrorisme intellectuel règne, expression de la tyrannie des minorités, au nom de l’antifascisme et de l’anti-islamophobie.
Professeur d’allemand à Sciences Po Grenoble, Klaus Kinzler est devenu suspect pour avoir déclaré qu’il voulait débattre sur l’emploi du mot « islamophobie », lors d’une « Semaine de l’égalité », au sein d’un groupe de travail intitulé « Racisme, islamophobie, antisémitisme », auquel il s’était inscrit le 30 novembre 2020. Vouloir débattre sur cette question suffit à offenser les indignés et les « éveillés » permanents. Quant au politiste Vincent Tournier, il a été accusé d’« islamophobie » par l’Union syndicale de l’IEP de Grenoble, nouvelle milice idéologique, pour avoir assuré un cours intitulé « Islam et musulmans dans la France contemporaine » alors qu’il était soupçonné par ces étudiants d’extrême gauche d’être « islamophobe ». Les rumeurs malveillantes tiennent ici lieu de preuves.
L’accusation d’« islamophobie » n’est pas seulement diffamatoire et intimidante, elle équivaut à une légitimation d’éventuelles agressions, voire à une condamnation à mort. Il faut souligner l’inversion victimaire : des militants islamo-gauchistes qui lancent une chasse aux sorcières contre deux enseignants osent dénoncer avec indignation la « chasse aux sorcières islamophobe » qu’aurait lancée Frédérique Vidal, laissant ainsi entendre qu’il y aurait en France une « islamophobie d’État ».
La multiplication des accusations mensongères d’islamophobie dans l’espace universitaire nous rappelle que ces accusations illustrent la nouvelle méthode de diabolisation et de criminalisation des adversaires politiques, voués à l’exécration publique et à la mort sociale.
Dans le nouveau grand clivage idéologico-politique opposant les anti-islamistes aux anti-islamophobes, ne sommes-nous pas en train de vivre un tournant ?
Ce clivage émergent, impliquant un fort investissement émotionnel dans les attitudes face à l’islam et à l’islamisme, tend à marginaliser et affaiblir le vieux clivage droite/gauche, du moins dans le monde des élites culturelles. L’engagement dans la « lutte contre l’islamophobie » est devenu un trait majeur de l’identité politique de gauche en même temps, et contradictoirement, un puissant facteur de division de la gauche. Mais le terme politique et polémique d’islamophobie est équivoque, en ce qu’il confond stratégiquement critique d’une religion, rejet d’une idéologie de conquête (ce qu’est l’islamisme) et « racisme ». Et surtout, ce terme stigmatisant fonctionne comme une injure. Les anti-islamophobes jouent sur cette confusion sémantique et cette indétermination conceptuelle dans leurs accusations militantes. « Islamophobie » est un mot-piège : il incite à confondre islamistes et musulmans, et sa visée est de séparer musulmans et non-musulmans.
Quant aux anti-islamistes, ils voient nécessairement dans les islamo-gauchistes des adversaires politiques. Rappelons qu’un islamo-gauchiste est un gauchiste (ou un « extrémiste de gauche ») qui milite avec certains islamistes avec lesquels il a noué des alliances, éprouve de la sympathie pour certaines causes défendues par les islamistes ou justifie des actions terroristes commises par des islamistes en les présentant comme le « dernier recours » des « opprimés ». La dénonciation de l’islamophobie est le principal geste partagé par les islamistes et les islamo-gauchistes.
Il faut souligner la convergence du discours islamiste intellectualisé de style frériste et du discours décolonial – nouveau catéchisme révolutionnaire de l’extrême gauche –, qui fabriquent du ressentiment dans les populations issues de l’immigration par la dénonciation hyperbolique des « crimes du colonialisme ».
Ces derniers sont islamophiles pour diverses raisons : l’islam serait « la religion des pauvres » ou des nouveaux « damnés de la terre », les musulmans seraient les victimes d’un « racisme d’État », d’une « islamophobie d’État » ou de « discriminations systémiques », l’islamisme serait porteur d’un « potentiel révolutionnaire » justifiant qu’on puisse passer des alliances avec certains activistes islamistes, etc. Dans ce dernier cas, les « islamo-gauchistes » doivent être qualifiés d’« islamismophiles ». Le jihad interprété comme une forme de résistance armée à l’impérialisme et au colonialisme, quoi de plus séduisant pour une extrême gauche anti-impérialiste ?
L’opposition entre « islamophobie » et « islamo-gauchisme » est faussement claire. Il y a de très nombreux citoyens français, de droite et de gauche, qui considèrent que l’islamisme constitue une grave menace pour la cohésion nationale et l’exercice de nos libertés. Peuvent-ils être déclarés « islamophobes » ? C’est là, à l’évidence, un abus de langage et une confusion entretenue stratégiquement par les islamistes eux-mêmes, suivis par les gauchistes qui ont pris leur parti. Ces citoyens sont en vérité hostiles à l’islamisme, et ils ont d’excellentes raisons de l’être, au vu des massacres commis par les jihadistes, du séparatisme prôné par les salafistes et des stratégies de conquête des Frères musulmans. Mais ils n’ont rien contre l’islam en tant que religion, susceptible d’être critiquée au même titre que toute religion.
En quoi les idéologues du décolonialisme convergent-ils avec les islamistes ?
Il faut souligner la convergence du discours islamiste intellectualisé de style frériste et du discours décolonial – nouveau catéchisme révolutionnaire de l’extrême gauche –, qui fabriquent du ressentiment dans les populations issues de l’immigration par la dénonciation hyperbolique des « crimes du colonialisme ». Accuser en permanence la France de « crimes contre l’humanité » et de « racisme », c’est produire de la conflictualité ethnicisée et de la volonté de revanche ou de vengeance chez ceux qu’on arrive à convaincre qu’ils sont les éternels « indigènes de la République », et entreprendre de culpabiliser les Français dits « de souche », « blancs », « mécréants » ou « racistes ».
Les idéologues du décolonialisme rejoignent les islamistes dans leur haine vertuiste de l’humour, de l’ironie et de la satire, une haine qui se traduit par la « cancel culture », cette culture de l’élimination de tout ce qui censé « choquer » ou « blesser » les membres d’un groupe supposé discriminé, dominé ou « racisé ». La passion moralisatrice de ces minorités actives, dans lesquelles se croisent gauchistes et islamistes, c’est la haine de la liberté intellectuelle et de la libre création.
Pour comprendre les liens entre le décolonialisme, l’islamisme et l’islamo-gauchisme, il faut partir de la convergence entre l’anticapitalisme (marxiste), l’anti-occidentalisme (islamiste) et l’antiracisme anti-Blancs (décolonialisme). Comme les islamistes, les propagandistes décoloniaux tendent à réduire le racisme à l’islamophobie, considérée par les islamo-gauchistes comme le racisme qu’il faut aujourd’hui combattre prioritairement. Depuis les années 1930, au moment où surgissait l’alliance islamo-nazie, les islamistes ont habilement utilisé l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme pour faire basculer dans leur camp les nationalistes arabes.
Les idéologues du décolonialisme se sont emparés de cette thématique anti-impérialiste, dont on trouve des traces dans le tiers-mondisme, puis dans l’altermondialisme, pour réduire les sociétés occidentales à des sociétés inégalitaires structurées par les oppositions dominants/dominés et racisants/racisés, héritage supposé indépassable du colonialisme. Ils incriminent les « sociétés blanches », accusées de « racisme d’État », mais font silence sur les sociétés « non-blanches ».
Le décolonialisme est-il en train de remplacer le marxisme à l’extrême gauche ?
Le décolonialisme est un projet utopique global de refonte de l’ordre social, impliquant une critique radicale de l’hégémonie dite « occidentale » ou « blanche » et la volonté d’y mettre fin. On peut y voir une reformulation du projet révolutionnaire communiste, qui visait l’instauration d’une société sans classes. L’utopie perfectibiliste du décolonialisme a pour objectif de créer une nouvelle société sans discrimination (de race, de genre, etc.) au terme d’une « décolonisation » des représentations et des croyances, des savoirs, des pratiques et des institutions. La « décolonisation » généralisée s’accomplit à travers une mise en accusation permanente et systématique des supposés « dominants » et « racisants », ces bénéficiaires du « privilège blanc » voués à être dénoncés publiquement, isolés et sanctionnés.
La « racialisation » présente l’avantage d’étendre indéfiniment le champ du racisme et donc le nombre des « racisés », selon les exigences du nouveau combat révolutionnaire dans lequel l’« antiracisme » dit « politique » joue un rôle majeur.
Ses armes conceptuelles sont la « déconstruction » qui ne s’applique qu’à la « pensée blanche », la notion floue de « racialisation » (ou d’« assignation racialisante ») qui permet de voir du racisme partout dans le camp de l’adversaire, l’« intersectionnalité » (nom pseudo-savant du banal croisement et cumul des désavantages sociaux, réduits pour l’essentiel aux effets de la race et du genre) et le « racisme systémique », cette force mystérieuse qui possède la vertu de multiplier les racistes sans le savoir, de structurer les attitudes, les comportements et les fonctionnements institutionnels. Dans la langue de bois décoloniale, on dénonce les « processus de racialisation », qui consistent à réduire un individu à une catégorie associée à des stéréotypes négatifs. La « racialisation » présente l’avantage d’étendre indéfiniment le champ du racisme et donc le nombre des « racisés », selon les exigences du nouveau combat révolutionnaire dans lequel l’« antiracisme » dit « politique » joue un rôle majeur.
En attendant le nouveau Grand Soir, ce moment rêvé de la décolonisation totale qui permettra d’entrer dans l’âge post-discriminatoire et post-raciste, la politique décoloniale consiste à « déblanchir » l’imaginaire social et le champ culturel, à démanteler tous les héritages de l’« hétéro-patriarcat » et à systématiser le recours à la « discrimination positive », ce qui implique de privilégier, dans l’accès aux postes et aux places, les membres des catégories reconnues comme victimes de « discriminations systémiques ». Cette politique de discrimination inverse est menée officiellement sous le drapeau de la « diversité » et de l’« inclusivité ».
Votre dernier livre s’intitule : Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme. N’est-ce pas prendre le risque de l’amalgame de traiter ces deux questions en même temps ?
Non, car le sous-titre n’est pas « De l’islamo-nazisme à l’islamo-gauchisme ». Je distingue clairement les deux phénomènes idéologico-politiques et ne suppose pas l’existence d’une continuité entre eux. Qu’on puisse relever des analogies ou des thèmes communs dans les couplages entre les islamistes et leurs alliés d’extrême droite ou d’extrême gauche est une autre question. Par exemple, la haine des Juifs, sous ses différentes formes (du racisme antijuif à l’antisionisme radical), se rencontre dans l’islamo-nazisme comme dans l’islamo-gauchisme.
CHRONIQUE – Le mot, décrié par les uns, approuvé par les autres, a révélé la mécanique du système universitaire en France et mis en lumière les limites de son fonctionnement: «libéral», «autonome», détaché du pouvoir central.
La polémique n’en finit pas. Déclarations outragées, pétitions des présidents d’universités, recadrage élyséen et contre-recadrage élyséen. La pauvre Frédérique Vidal n’était pas habituée à ce genre de tempête. Elle vivait jusque-là tranquille dans l’ombre médiatique de Jean-Michel Blanquer. Il a suffi d’un mot pour la sortir de son confortable anonymat. Mais ce mot n’est pas n’importe quel mot: «islamo-gauchisme» désigne l’alliance dans la sphère universitaire et intellectuelle d’une partie de la gauche avec les islamistes pour imposer l’analyse des sujétions et discriminations, que subiraient de nombreuses minorités (musulmans, femmes, homosexuels, étrangers, etc.) du fait de l’imperium de l’homme blanc hétérosexuel catholique.
Ces études se parent des atours de la « science » alors qu’elles sont surtout le produit de l’idéologie.
Mais peu importe le sens, l’essentiel est d’abord l’origine de cette expression: forgée par le chercheur Pierre-André Taguieff, il y a une vingtaine d’années, elle a été reprise par les adversaires des islamistes et de tous leurs alliés. C’est d’abord et surtout cela que les féministes, indigénistes, militants LGBT, etc., n’ont pas aimé: être désignés par les mots de l’adversaire. Les mots, c’est leur grande affaire. C’est toujours la gauche qui désigne l’adversaire: fasciste, raciste, islamophobe. Ce sont ses militants qui imposent leurs mots dans l’espace public: écriture inclusive, violences policières, stigmatisation, racisés, discrimination, féminicide, homophobie, patriarcat, privilège blanc. Leur devise est celle de Lénine: «Faites-leur manger le mot, ils avaleront la chose.» D’où leur fureur et leurs attaques ridicules contre la chaîne d’info CNews.
L’islamo-gauchisme est évidemment une réalité qui se répand dans toutes les universités françaises et les grandes écoles, essentiellement dans les secteurs des sciences humaines. Une réalité favorisée par le militantisme de certains profs et étudiants et la lâcheté de nombreux présidents d’universités. C’était déjà le cas il y a plusieurs décennies avec le marxisme. Mais cet islamo-gauchisme est renforcé désormais par les nombreux programmes européens qui imposent en échange de subventions confortables, les thèmes favoris de cette doxa: études de genre ou décoloniales. Notre meilleur spécialiste de l’islam, Gilles Kepel, s’est plaint que l’Union européenne et le Fonds national suisse lui avaient coupé les fonds parce qu’ils ne toléraient plus l’orientation de ses recherches.
Ces études se parent des atours de la «science» alors qu’elles sont surtout le produit de l’idéologie. La médiocrité intellectuelle et la faiblesse culturelle de beaucoup d’étudiants, propulsés dans le supérieur par un bac au rabais, leur donnent un public ravi de consolider leurs préjugés et d’excuser leurs échecs. L’idéologie libérale de l’autonomie des universités, à la mode à droite depuis des années, donne à chaque président d’université, soucieux d’avoir la paix sociale et des subsides européens, l’occasion de se soumettre aux desiderata des «islamo-gauchistes», sans en rendre compte aux organismes centralisés de l’État.
Frédérique Vidal a osé nommer ce qu’il ne fallait pas nommer: l’influence insensée de l’islamo-gauchisme sur l’université. Le terme peut sembler maladroit, et l’est peut-être, d’autant qu’il est limitatif: l’islamo-gauchisme n’est qu’une des facettes de ce que le jeune intellectuel québécois Philippe Lorange a nommé le «dogme universitaire» qui partout, dans le monde occidental, dénature l’enseignement supérieur, surtout dans les départements de sciences sociales, idéologisées de part en part. Qui espère y faire carrière doit obligatoirement adhérer à ce dogme pour trouver sa place dans l’institution. On pourrait parler plus largement de l’orthodoxie diversitaire. En Amérique du Nord, on s’inquiète plus largement de l’emprise «woke» sur l’université.
Sans surprise, la nomenklatura académique s’est braquée contre Frédérique Vidal en l’accusant d’employer un concept forgé par l’«extrême droite». La manœuvre est à ce point convenue qu’elle pourrait faire rire de bon cœur. Y a-t-il encore un esprit sérieux pour se laisser bluffer par cette technique d’épouvante? L’extrême-droitisation du désaccord a pour fonction d’étiqueter de telle manière une position qu’elle devient indéfendable socialement et médiatiquement, quels qu’en soient la valeur et les mérites propres. On n’apprend absolument rien d’une idée, lorsqu’elle est étiquetée à l’extrême droite, sinon qu’elle déplaît à la gauche idéologique, qui colle ce terme à ses ennemis en voulant ainsi imprimer sur leur front la marque du diable.
Mais plus encore, la nomenklatura du CNRS a voulu disqualifier la proposition de la ministre en expliquant que le concept d’islamo-gauchisme n’était pas scientifique. Cela suffirait apparemment pour ne plus avoir à parler de la réalité qu’il désigne. Traduisons: le terme n’est pas estampillé par les autorités autoproclamées de la science politique publiquement subventionnées donc il serait irrecevable. Cette réplique pleine de morgue était d’autant plus loufoque qu’au même moment la même nomenklatura réaffirmait la légitimité des concepts issus des études «postcoloniales» comme le «racisme systémique», le «privilège blanc», la «fragilité blanche», la «culture du viol», la «fluidité identitaire», le «mégenrage» et bien d’autres. Est hégémonique, dans l’université, celui qui peut déterminer de la scientificité d’un concept ou non.
On ne compte plus ces intellectuels qui n’acceptent désormais de participer à la vie publique qu’à titre d’experts. Ils ne participent pas au débat, ils le surplombent
Ces gens sont de grands farceurs. Ou de grands fraudeurs intellectuels. Les deux sont possibles. Mais on y verra, assurément, une autre preuve de l’idéologisation du rapport à la science dont se réclament de plus en plus de militants professionnels qui font carrière à l’université. On ne compte plus ces intellectuels qui n’acceptent désormais de participer à la vie publique qu’à titre d’experts. Ils ne participent pas au débat, ils le surplombent, en corrigeant la copie des mauvais élèves qui ne comprennent pas encore où en est rendue la science telle qu’ils prétendent la dire. Bardés de leurs titres pompeux comme autrefois les généraux soviétiques portaient leurs médailles à la boutonnière, ils se félicitent de leur savoir dans l’espace public, comme s’ils devaient éduquer une population renâclant devant les évolutions de la connaissance.
On ne fera pas l’erreur de croire que cette dénaturation du savoir est récente. Ce qu’on appelait encore hier le postmodernisme a ravagé l’université américaine à partir des années 1980. Au nom de la décolonisation des savoirs, il fallait congédier les grandes figures du canon littéraire occidental. Homère, Platon, Aristote, Shakespeare et bien d’autres devaient y passer. Au fil des ans, ce point de vue s’est institutionnalisé à travers une série de nouveaux champs d’étude qui prétendaient transformer le savoir et ses conditions de production, pour permettre aux «dominés» de définir eux-mêmes leur inscription intellectuelle dans le monde occidental. Ces disciplines en toc, qui troquaient le savoir pour la subjectivité victimaire, engendraient un savoir frelaté. L’islamo-gauchisme académique en est une des nombreuses manifestations.
La multiplication des canulars académiques dans le monde anglo-saxon au fil des dernières années, a confirmé à quel point la validation par les pairs relevait de la tartufferie intellectuelle. N’oublions jamais que c’est au nom de la science, aujourd’hui, qu’on décrète l’inexistence de l’homme et de la femme, congédiés au nom de la fluidité de l’identité de genre. On y verra une forme de lyssenkisme adaptée à notre temps. Une époque qui traite Judith Butler comme une grande philosophe marche sur la tête. C’est ce même lyssenkisme qui amène des démographes aux petits bras à nier les mutations démographiques de notre temps comme s’il était possible de recouvrir la réalité des choses derrière un brouillard de définitions modifiées et de statistiques truquées. Il est urgent, aujourd’hui, de démystifier les faux savants.
Les thèses racialistes, souvent citées depuis la mort de George Floyd, le 25 mai dernier, seraient importées en France depuis les États-Unis. Il faut pourtant y regarder de plus près. Figaro Live fait le point.
La Fondapol a publié une étude complète sur le phénomène « woke ». Il s’agit, pour ses militants, d’être « éveillés » aux injustices que subissent les minorités dans les pays occidentaux. Cette idéologie binaire risque de devenir un des sujets majeurs du débat en France dans les prochaines années.
Atlantico : Vous venez de publier à la Fondapol une étude en deux parties (Partie 1 : Anatomie du wokisme ; Partie 2 : Face au wokisme) sur le wokisme. Cette étude présente dans les grandes lignes l’idéologie woke et s’attache à étudier les conditions culturelles et sociales de son émergence. Que doit-on en retenir ?
Pierre Valentin : Ce sujet a été un peu traité en France ces derniers mois dans divers médias, mais presqu’exclusivement sous l’angle philosophique. Si cet aspect est évidemment fondamental – le début la note ne parle d’ailleurs pas d’autre chose – il était important pour moi de parler de l’aspect psychologique, de montrer ceux qui incarnaient ces idées, qui les portent. Comment ces gens-là ont été élevés ? Comment ont-ils grandi ? Dans quelles conditions, dans quelle sociologie ? Qu’est-ce que leurs parents leur ont inculqué ? C’est un angle que je ne voyais que rarement traité en France. L’Amérique, qui est beaucoup plus « avancée » que nous dans le wokisme, a eu plus de temps pour théoriser une critique pluridisciplinaire de ce mouvement – ce qui n’était pas assez fait à mon sens dans l’hexagone.
Dans votre étude, vous parlez de l’aspect psychologique et de l’origine sociale des militants woke. Vous dites notamment qu’ils sont plutôt des enfants de familles aisées. Qu’est-ce qui fait qu’on devient un militant woke ?
Le second volume de cette note dresse, entre autres, le portrait-robot du militant woke en France. Les mêmes enseignements peuvent être tirés des deux côtés de l’Atlantique. On est très susceptible de devenir woke quand on est jeune : il y a un clivage générationnel indiscutable. Un vieux woke, ça n’existe pas. En Amérique, où cette tendance est plus avancée, il peut y avoir des woke ayant la trentaine ou la quarantaine, car il s’agit de militants woke ayant vieilli, mais c’est tout. Autre élément : il n’y a pas de prolétariat woke. Vous ne trouverez presque jamais un membre des classes populaires woke. Mais attention, ça ne veut pas dire non plus que tous les gens des classes aisées sont facilement « wokisables ». Enfin, le fait d’être une femme est aussi un critère important. Par exemple, si vous regardez les statistiques américaines, il y avait beaucoup de jeunes femmes aisées qui soutenaient le mouvement Black Lives Matter.
C’était la catégorie la plus présente, peut-être parce que la notion de compassion est plus présente en moyenne chez les femmes. Il y a une volonté de s’inquiéter du sort des démunis, qui est tout à fait saine, mais qui prolongée trop loin peut devenir folle. La compassion est une chose bonne dans une certaine mesure, mais elle peut aller trop loin. Elle est souvent perçue comme une chose éternellement juste, mais dans certains contextes, elle peut se muer en manque de compassion envers ceux qui ne font pas preuve de compassion. On voit des gens qui ont grandi dans une culture de la surprotection et de la fragilité et qui, dès que l’on refuse d’adhérer à leur culture et de faire preuve de compassion pour certaines choses, se retournent violemment et sans merci contre d’autres. Un sondage de l’institut FIRE en 2017 se révèle particulièrement éclairant pour cerner ce paradoxe. Si seulement 1 % des étudiants interrogés se disent prêts à recourir à la violence pour empêcher quelqu’un de s’exprimer sur leur campus, 20 à 30 % d’entre eux toléreraient que quelqu’un d’autre le fasse à leur place. Il faut visiblement savoir être assez autoritaire pour protéger cette fragilité.
On a une surprotection qui pourrait faire croire que tout le monde est contre la violence, mais en réalité, il y a bel et bien une justification de la violence envers ceux qui ne respectent pas cette culture de la surprotection. C’est à ce moment que la compassion devient folle en se retournant contre elle-même.
Vous parlez d’une dérive éducative responsable de cette tendance. Quelle est-elle concrètement ?
J’ai essayé de traduire le terme « Safetyism » utilisé par les psychologues américains Jonathan Haidt et Gregory Lukianoff. Je pense que le terme « protectionnite » fonctionne bien dans la mesure où il sous-entend l’aspect maladif de la chose. On pourrait voir dans ce Safetyism la métaphore de la Belle au bois dormant : une mère cherche à créer un espace protégé, un « safe space », où il n’y aurait aucune forme de contrariété (symbolisée par l’aiguille) ou de choses qui vont heurter les sensibilités. Lorsque, fatalement – parce qu’il est impossible de faire un « safe space » du monde entier – une contradiction arrive, c’est une forme de mort pour cette jeune fille car elle s’endort pour toujours (enfin presque, la fin est heureuse !). La surprotection génère une fragilité qui, à son tour, génère une demande de surprotection. C’est un processus qui s’autoalimente. Les deux sociologues Jason Campbell et Bradley Manning, que je cite dans la seconde partie du premier volume, proposent deux options pour remédier à cette dépendance : soit de couper court à toute surprotection bureaucratique dans les universités de façon brutale, soit y aller de manière dégressive.
Mais comment en sommes-nous arrivés à ce que l’affirmation de l’existence de sexes biologiques soit traitée comme un crime contre la pensée ?
Il y a, chez les woke, une dépendance à l’autorité très paradoxale parce qu’ils sont les petits enfants de 1968, qui était une idéologie qui se voulait contre non seulement l’autorité en place mais l’autorité en soi, qui voulait renverser l’ordre établi. Aujourd’hui, ces gens sont constamment en train de chercher l’attention d’une source d’autorité. On peut faire un lien avec la manière dont ils ont été éduqués : ils ont passé très peu de temps sans supervision parentale, très peu de temps en jeu libre, ce qui empêche, comme l’a démontré le psychologue Jean Piaget, le développement moral de l’enfant. Quand deux enfants jouent ensemble de manière non surveillée, ils sont obligés de négocier la paix sociale. Ils apprennent à vivre ensemble. L’un peut décider de quitter le jeu si l’autre ne se comporte pas correctement.
Or, lorsqu’un parent est là, ils peuvent constamment aller se plaindre et dire « untel a fait ça, et je n’ai pas aimé ce qu’il a fait, faites quelque chose ». Ils n’apprennent pas à régler leurs différends seuls. Les wokes gardent ce réflexe enfantin tout le reste de leur vie, ce qui explique notamment la croissance de la bureaucratie dans les universités. L’économiste Steven Horwitz en tire les conclusions suivantes : « les approches parentales et les lois qui font qu’il est plus difficile pour les enfants de jouer seuls constituent une menace sérieuse pour les sociétés libérales, car elles modifient notre configuration normale de « trouver une solution à ce conflit par soi-même » à « faire appel à la force et/ou à des tiers dès qu’un conflit survient » ».
Vous soulignez qu’un des traits qui définit aussi les woke, c’est un rapport à l’autorité qui est différent de celui communément admis.
Bien sûr. Les sociologues Campbell et Manning distinguent trois cultures morales en Occident. La culture de l’honneur, qui est peu ou prou la culture prémoderne ou traditionnelle : on s’offense facilement, mais on règle cette offense « entre deux yeux », avec un duel, etc.
Ensuite est venue la culture de la dignité : on est encouragé à ne pas s’offenser facilement. Un dicton qui était très répandu dans le monde anglophone était de dire « sticks and stones may break my bones, but words can never hurt me ». Dites ce que vous voulez, je laisse couler : je ne m’offense pas sauf en cas de cas très grave, auquel cas on réglera ça devant le juge.
La troisième culture morale, dans laquelle on commence à vivre, est celle de la victimisation. Elle combine de manière assez paradoxale des éléments des deux premières : à la fois, on est encouragé à s’offenser facilement, comme dans la culture de l’honneur, mais en même temps, on règle ces différends par le recours à la loi ou à l’autorité, et pas entre nous.
Le woke va chercher à attirer l’attention. Il ne va pas chercher à régler le problème avec son interlocuteur à l’endroit où il a été blessé. Il va constamment chercher une source d’autorité ou des tierces personnes. Et les réseaux sociaux servent de réservoir de millions de tierces personnes potentielles, ce qui est extraordinairement pratique pour ce mouvement qui a besoin d’attention et d’une source d’autorité qui vient régler ses différends.
Ce qu’on voit bien, et c’est particulièrement prégnant en France aussi, c’est que les universités et l’éducation supérieure sont les terrains où les mouvements woke s’expriment le plus, avec cette caisse de résonance que peuvent être les réseaux sociaux. Sont-ce les deux faces d’une même pièce ?
Dans son ouvrage iGen, la sociologue Jean M. Twenge laisse de côté les notions de génération X, génération Y, génération Z, etc. en expliquant que le clivage le plus pertinent aujourd’hui est celui entre ceux qui ont grandi avec les réseaux sociaux et les écrans, et les autres. La iGen, c’est la génération née à partir de 1995. Cette génération a vu une hausse des troubles mentaux, la dépression notamment. Les jeunes filles ont été beaucoup plus durement touchées par cette vague, avec entre autres beaucoup de problèmes d’anorexie, de boulimie et de troubles liés à la perception du corps, exacerbés par Snapchat, Instagram, etc. Si les écrans ne causent pas en eux-mêmes la dépression, ils empêchent de pratiquer des activités qui sont de formidables remèdes à la dépression. Aller dehors, jouer avec des amis, prendre l’air, se balader, faire du sport, etc. : toutes ces choses-là sont extraordinaires pour lutter contre la dépression tandis que l’écran va vous renfermer sur vous-même et vous encourager à rester à l’intérieur.
Ce n’est pas une coïncidence si la concrétisation du wokisme – ses premières manifestations visibles sur les campus et dans les comportements – commence environ en 2012-2013, car la jeunesse née en 1995, la iGen, est arrivée sur les campus à peu près à la même période…
Au niveau intellectuel, les thèses qui peuvent nourrir actuellement la culture woke (intersectionnalité, etc.) existaient auparavant. Il y a donc eu la combinaison entre un terrain universitaire propice et des thèses sous-jacentes ?
La Grèce antique et la Rome antique étaient des sociétés esclavagistes. Il faut donc en finir avec le grec et le latin…
Ce mouvement est un post-modernisme qui a muté en plusieurs étapes. Et en effet, il fallait des gens prêts à l’incarner. C’est pour cela que j’ai insisté dans mon travail sur l’aspect psychologique. Ma première note visait à montrer les passerelles et la cohérence interne entre psychologie, sociologie et philosophie. Puisque toute leur pensée est stratégique, tout concept est là pour les effets qu’il va produire et non pour sa véracité en soi. C’est une approche conséquentialiste de la pensée. Il y a donc un lien entre stratégie sociologique – comment obliger les tierces personnes à intervenir – et pensée woke. Par exemple, dans leurs stratégies d’influence sociologique, il s’avère utile de formuler des binaires totalisants. Ce faisant, on interdit à la tierce personne non-partisane une position de neutralité. L’intellectuel afro-américain Ibram X. Kendiexplique ainsi qu’il n’y aurait pas de politique « neutre » : il n’y aurait que des politiques racistes ou antiracistes, (ces deux termes ayant une définition très particulière dans sa bouche). La tierce personne se voit contrainte à choisir un camp : ceux qui ne sont pas avec eux deviennent d’un seul coup raciste. C’est également en ce sens qu’il faut interpréter le slogan « Silence is violence », qui cherche à interdire une position d’indifférence de la part de la tierce personne. On peut ici tracer un lien également avec leur psychologie, car cette manière de raisonner uniquement en binaires, ce que ces psychologues appellent le « dichotomous thinking », est une distorsion cognitive dont souffrent beaucoup de gens déprimés et qui peut empêcher de sortir de la dépression.
Et si l’attitude face au néo-progressisme était le prochain clivage majeur de la vie politique ?
Vous citez justement un sondage du Pew American Trends Panel qui demande : « un docteur ou un autre prestataire de santé vous a-t-il déjà dit que vous souffriez d’un trouble mental ? » En quoi ces résultats sont-ils révélateurs ?
En Amérique, femmes, progressistes et jeunes sont trois catégories où vous avez de grandes chances pour qu’un docteur ou prestataire de santé vous ait dit que vous souffriez d’un trouble mental. Dans le cas des jeunes femmes progressistes blanches de 18 à 29 ans, ce sondage réalisé en mars 2020 indique qu’elles sont 56,3% à répondre par l’affirmative.
Si vous êtes une jeune femme blanche progressiste, vous avez donc plus d’une chance sur deux de souffrir de troubles psychologiques. C’est quand même gigantesque ! Cela devrait être un sujet prioritaire dans l’analyse de ce mouvement. Il y d’autres statistiques comme ça. Une femme sur sept en 2018 sur les campus américains pensait souffrir d’un trouble psychologique. Deux fois plus d’adolescentes américaines mettent fin à leurs jours par rapport au début des années 2000. Etc. Le wokisme pousse à des raisonnements qui mènent à la dépression. Les micro-agressions obligent par exemple à percevoir le mal partout. Grâce à elles, je suis désormais capable de percevoir dans votre manière de vous exprimer des choses néfastes, des preuves d’un racisme systémique, des preuves de votre virilisme excessif, etc.. Repeindre le monde en noir, c’est un des symptômes de la dépression. C’est pourtant exactement ce que le wokisme encourage de fait en pratiquant la distorsion cognitive qu’est le « negative filtering », ou le fait de ne retenir que le pire des faits que l’on peut observer. Cela risque de favoriser une mentalité négative, paranoïaque et autodestructrice.
Vous avez repris dans votre note un sondage de l’Ifop assez éclairant. Très peu de gens, au final, connaissent les thèses woke et ne saurait-ce que signifie le mot woke. Concrètement, quelle est l’influence réelle de ce mouvement ?
14% des Français ont entendu parler du terme woke et 6% voient de quoi il s’agit. C’est en effet très peu. Mais il y a plusieurs choses à noter. Déjà, c’est un sondage réalisé en février. Depuis, j’ai le sentiment qu’on en a beaucoup parlé en France. Ce chiffre a donc pu augmenter.
De plus, dans le système démocratique actuel où la notion de relais culturels est très importante (ces gens-là ont lu les Cahiers de Prison de Gramsci, ou en tout cas descendent de gens qui l’ont lu pour eux !), il suffit que vous ayez 2% de woke mais placés à des postes clés dans certains médias, dans certaines grandes entreprises, dans les départements de ressources humaines, etc., pour que très rapidement, vous ayez un unanimisme woke dans la sphère publique. Prenez l’écriture inclusive. En 2013, ça n’existait pas encore de manière significative. Aujourd’hui, il y a déjà 13% des Français qui y adhèrent, selon le même sondage Ifop. En quelques années, il y a donc eu une croissance exponentielle. J’observe pour la première fois quelques publicités dans le métro parisien qui en usent. L’écriture inclusive (58%), tout comme les études de genre(57%), le privilège blanc (56%), la culture du viol (56%), le racisme systémique (52%), sont des concepts dont la majorité des Français ont entendu parler. Ils ne formulent pas forcément ça sous le terme « woke » mais ces concepts ont été imposés dans le débat public par des militants très malins qui savent médiatiser leurs propos.
Enfin, tous les pronostics optimistes – ou naïfs – sur le wokisme depuis plusieurs années ont été constamment démentis par la réalité. En 2017, lors des événements dramatiques qui ont eu lieu dans l’université Evergreen, le discours auquel on a eu le droit – à la fois en Amérique, mais aussi en France – était de dire : « arrêtez d’en faire des caisses, c’est un petit sujet. Évidemment que sur une université très à gauche en Amérique, on va avoir quelques délires, mais cela va rester circonscrit aux universités américaines ». Or, on voit qu’aujourd’hui, ce n’est propre ni aux universités, ni à l’Amérique ! Dans le débat public français, ce sujet commence à prendre de la place. En Amérique, c’est sans aucun doute le sujet numéro un. Au Royaume-uni, désormais, le clivage woke vs non-woke est récemment rentré selon le sondeur Frank Luntz dans les trois sujets les plus importants aux yeux de l’électorat britannique. Ce dernier pronostique le fait que le Royaume-Uni connaîtra la même situation qu’aux US d’ici six à douze mois. En France, on a tendance à suivre pas loin derrière. Ça va donc très vite devenir un des premiers sujets ici aussi.
Quel est, à votre sens, le danger que représente le fait que l’idéologie se développe à la fois sur le champ universitaire, mais aussi sur le champ de la société ?
On a parlé brièvement de l’université d’Evergreen. C’est intéressant d’en parler puisque même si ça a été assez médiatisé, il est important de bien comprendre ce qui s’y est passé. Une université, c’est d’une certaine manière une société à part entière. On peut la considérer comme un vase clos et l’étudier. On a vu ce qui s’est passé lorsque certaines conditions étaient réunies. On a vu comment les militants woke ont réussi à prendre l’ascendant sur le président de l’université George Bridges, qui a interdit à la police universitaire d’intervenir dans certains cas. À Evergreen, pour rappel, des jeunes ont rôdé avec des battes de baseball et des tasers à la recherche du professeur Brett Weinstein (un biologiste, progressiste, fan de Bernie Sanders), accusé d’avoir envoyé des emails racistes, et de ce qu’ils appelaient des « suprémacistes blancs », dont ils donnaient une définition très, très souple. Lorsque l’affaire a été très médiatisée et que forcément, la réputation de l’université d’Evergreen a pris un grand coup, (et que le nombre d’étudiants qui y postulaient s’est brusquement effondré) il a fait volte-face. Mais bien trop tard.
Impossible en France ? Le cas d’Evergreen n’est pourtant pas sans rappeler ce qui s’est passé à Sciences-Po Grenoble. Des professeurs accusés « d’islamophobie » ont vu leurs noms placardés sur les murs seulement quelques mois après la décapitation de Samuel Paty. Quand on fait cela, les intentions sont assez claires. Les risques sont acceptés. Les gens étaient conscients de ce qui pouvait arriver à ces professeurs.
De manière plus insidieuse, il y a aussi le risque d’autocensure. Il y a beaucoup de gens qui n’osent plus s’attaquer à certains sujets, ou alors qui s’attaquent à certains sujets avec des conclusions prédéfinies, ce qui est l’inverse de la recherche. Un excellent rapport publié par Eric Kaufmann début mars montre les effets sournois de cette situation, comme le fait que désormais, beaucoup de jeunes modérés ou conservateurs n’essayent même plus de rentrer dans le monde universitaire, car ils savent que ça va être invivable pour eux. Dans les départements de sociologie en France, 94% des universitaires se déclarent de gauche. La gauche ne représente pas 94% du corps électoral français.
On peut parler aussi des conséquences sociétales. Nous ne parlons pas ici dans le vide ! L’expérience woke à grande échelle a déjà eu lieu : le résultat s’appelle l’Amérique version 2021. L’élection de Trump n’est pas une cause du wokisme, qui a commencé plusieurs années avant : Donald Trump est une réaction au wokisme. S’il a pu jouer un temps le rôle de méchant idéal, il n’en est pas la cause. D’ailleurs, quasiment tous les ouvrages que cités dans les deux volumes de la note sont des ouvrages rédigés depuis 2016 par des gens qui sont progressistes, libéraux, et/ou de centre gauche. Ils ont remarqué que le wokisme, sur leur gauche, génère une réaction extrêmement forte à droite. Il se sont dit qu’il fallait qu’ils fassent quelque chose car sinon, le centre gauche resterait sur le banc de touche politique pendant des décennies. Plusieurs d’entre eux, dont les sociologues Campbell et Manning, expliquent que l’élection de Trump a été le point départ de leur réflexion. Heureusement, la gauche française montre quand même quelques signes de résistance au wokisme qui n’existent plus vraiment dans la gauche américaine, où le clivage gauche-droite se résume, en schématisant, à être d’accord ou non avec l’idée selon laquelle les Blancs sont intrinsèquement racistes. Le débat sur la théorie critique de la race, qui théorise un racisme omniprésent et structurel, est en effet actuellement l’épicentre bouillant de leurs débat politiques houleux.
En France, il existe tout de même une gauche universaliste, républicaine, qui a des désaccords philosophiques assez importants avec la gauche woke et qui cherche à y résister. La bataille générationnelle entre les jeunes woke et la vieille gauche universaliste va donc être déterminante pour le sort du wokisme en France.