L’eau a-t-elle une mémoire ? Sociologie d’une controverse scientifique

Pascal RagouetL’eau a-t-elle une mémoire ? Sociologie d’une controverse scientifique, Paris, Raisons d’agir, series: « Cours et travaux », 2016, 230 p., ISBN : 978-2-912107-87-9.
Notice published 16 December 2016

 

Issu de son mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, le livre de Pascal Ragouet s’intéresse à la controverse scientifique autour des travaux de l’unité 200 de l’Inserm, dirigée par le biologiste Jacques Benveniste. Dans un article paru en juin 1988 dans la revue Nature (1)– internationalement reconnue comme une revue de « haut niveau » –, Benveniste et son équipe présentaient les résultats de leurs recherches sur les hautes dilutions et affirmaient la possibilité d’un effet moléculaire sans présence physique de molécules – qui pourrait notamment expliquer l’efficacité de l’homéopathie. La parution de cet article marque le début de la controverse autour de la « mémoire de l’eau ».

(1)publication Nature, n° 333, 1988, p. 816-818.Elizabeth Davenas, Francis Beauvais, Judith Amara, Menahem Oberbaum, Boaz Robinzon, Antonio Miadonna, Alberto Tedeschi, Bruce Pomeranz, Patricia Fortner, Philippe Belon, Jean Sainte-Laudy, Bernard Poitevin, et Jacques Benveniste, « Human basophil degranulation triggered by very dilute antiserum against IgE », 

 

 

 

Dans le premier chapitre, l’auteur retrace d’abord l’itinéraire de Benveniste pour comprendre comment il en est arrivé à travailler sur les hautes dilutions. La carrière du biologiste est « classique », c’est-à-dire caractérisée par une mobilité thématique faible et une ascension réputationnelle forte. Ses recherches en immunologie en font un scientifique reconnu pour ses pairs : c’est lui qui découvre le PAF-acether, un médiateur de l’inflammation allergique, ce qui lui vaut la médaille d’argent du CNRS en 1972. C’est à partir des années 1980 qu’il entreprend des travaux sur les hautes dilutions, une « bifurcation à risque » qui se fait dans le contexte de la question homéopathique, mise à l’ordre du jour politique en 1984 par la décision de Georgina Dufoix, alors ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, d’autoriser le remboursement des médicaments homéopathiques au même titre que les médicaments allopathiques.

Les chapitres 2, 3 et 4 sont consacrés à l’analyse de la dynamique de la controverse, que Pascal Ragouet divise en trois phases. La première est celle du débat « relativement confiné » entre Benveniste et la revue Nature, avec des tractations qui commencent en 1986, deux ans avant que la revue finisse par accepter de publier l’article. Les réticences de Nature sont liées au caractère invraisemblable des résultats des expériences menées par l’unité 200 de l’Inserm : ils chamboulent les lois élémentaires de la physique. Face à la difficulté de faire reconnaître la légitimité de ses résultats et face au risque de passer pour un « hérétique », Benveniste met en avant son capital réputationnel : « en rappelant qu’il est doté d’une autorité scientifique, il tente de donner à ses énoncés performatifs une autorité susceptible de leur permettre de réussir ».

 

La revue finit, en 1988, par accepter de publier l’article, mais celui-ci est précédé d’un éditorial destiné à mettre en garde le lecteur face à des résultats si extravagants ; quelques mois plus tard, Nature organise une contre-enquête destinée à vérifier ces résultats qu’elle vient pourtant de publier. Celle-ci est réalisée par une équipe composée de quatre personnes : John Maddox, responsable éditorial de la revue et principal interlocuteur de Benveniste pendant les tractations, le biologiste Walter W. Stewart, l’illusionniste James Randi, accompagné par un ami artiste de 19 ans nommé José Alvarez.

La deuxième phase de la controverse est ainsi celle de son « déconfinement », lié à sa médiatisation. Les résultats des travaux de Benveniste et son équipe sont médiatisés avant même d’être publiés : le biologiste s’exprime sur ses recherches dès 1985, à la télévision et dans la presse écrite. En mai 1988, un mois avant la publication de l’article dans Nature, il présente les résultats de ses travaux sur les hautes dilutions au Congrès national d’homéopathie, qui fait l’objet d’une couverture médiatique. L’article est ensuite présenté dans Le Monde le jour-même de sa publication, le 30 juin 1988.

La troisième phase de la controverse est celle du « reconfinement » du débat au sein du champ scientifique. Ce « rappel à l’ordre », qui contribue à la « réassurance symbolique des frontières entre la science et la non-science » (p. 115), se décline sous deux formes : des sanctions institutionnelles qui ont entraîné la stigmatisation et le déclassement de Benveniste et son équipe ; un surinvestissement du biologiste dans le domaine expérimental.

L’analyse des phases de la controverse permet à Pascal Ragouet de mettre au jour le « substrat normatif qui structure et oriente le travail scientifique » (p. 25), dans le cinquième chapitre. Il montre qu’un désaccord existe entre Benveniste et ses détracteurs : pour le premier, la stabilité des résultats suffit à les considérer comme légitimes, tandis que pour les seconds, la stabilité est insuffisante, les résultats doivent aussi être vraisemblables. Ainsi, « la controverse consiste en un affrontement concernant le statut des résultats et les critères de définition de ce qu’est un résultat acceptable » .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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