Serge Latouche : « la décroissance implique de sortir de la modernité »

Marianne 15 mars 2019- Kevin Boucaud-Victoire

Serge Latouche est professeur émérite d’économie. Il revient pour Marianne sur le concept de décroissance, qu’il a contribué à forger.

Économiste et contributeur historique de la Revue du MAUSS, dirigée par le sociologue Alain Caillé, Serge Latouche est considéré comme le « pape » de la décroissance. Auteur de nombreux livres, comme L’invention de l’économie (Albin Michel, 2005), L’Occidentalisation du monde (La Découverte, 1989), ou encore Le Pari de la décroissance (Fayard, 2006), il dirige la collection des « Précurseurs de la décroissance », au Passager clandestin. Il vient de publier chez PUF un « Que sais-je ? », intitulé La Décroissance. Il revient avec nous sur ce concept souvent mal compris.

Dès le départ, nous avons précisé que ce n’était pas la croissance négative. Mais beaucoup de gens mal intentionné ont assimilé la décroissance à cela, c’est-à-dire à la récession.

Il ne s’agit pas d’un projet politique, mais d’un projet sociétal, voire civilisationnel. Cela implique de sortir d’un paradigme, pour en inventer un autre. Pour passer d’une société de croissance, à une société d’après croissance – ce que j’appelle « une société d’abondance frugale » –, il faut évidemment une politique de transition. Cette dernière implique une rupture avec le système. Nous vivons dans une société dominée par un pouvoir sans véritable visage, qui est le lobby des 2 000 plus grandes firmes transnationales.

« Décroissance » est un mot provocateur et un slogan. Mais derrière, il y a un projet proche de l' »autonomie«  défendue par Cornelius Castoriadis ou Ivan Illich. Mais ce mot n’a eu aucun impact dans le débat public, alors que celui de « décroissance » en a un immédiatement.

J’ai une formation d’économiste, donc je m’attaque à cette discipline. « Décoloniser les imaginaires », c’est sortir de l’économie. Il faut bien voir que le paradigme de cette société, c’est d’abord la modernité. La décroissance implique donc d’en sortir. Ce qui la caractérise, c’est l’illimitation. Ce paradigme n’est pas comparable aux précédents. De l’Empire romain à l’Europe chrétienne, en passant par la Chine, les empires arabo-musulmans, ou l’empire du Mali, il y a eu des tas de civilisations très diverses. Mais la modernité est radicalement différente de chacune d’entre elles. Elle part de l’idée, bien exprimée chez un de ses prophètes, Bernard Mandeville (1670-1733), que toutes les cultures et civilisations jusqu’ici ont échoué en préconisant la vertu, qui n’a jamais enrichi personne. Les vices privés font la richesse publique. C’est le message fondamental de la modernité. Le système fonctionne par l’accumulation de l’argent. Les premiers de cordées, ce ne sont pas ceux qui traînent les autres, mais ce sont ceux qui les écrasent pour s’élever.

Le principal message porté par la décroissance, c’est que cette illimitation sur de la production de biens, de déchets, signifie la destruction de l’environnement. Cela va bien au-delà de l’économie. La modernité est aussi une illimitation éthique. J’ai écrit à ce sujet L’ère des limites. Par-delà les mesures économiques et écologiques, il y a y une philosophie et une éthique qui sont basées sur le sens des limites et de la mesure.

Après une parenthèse de 300 ou 400 ans – s’il y a des historiens du futur, ils parleront ainsi de la modernité – nous renouerons avec une sagesse ancestrale, d’Epicure, Diogène, ou Sénèque.

Bien avant de parler de décroissance, j’ai critiqué le développement, avec Illich, dès les années 1960. Les éditions Artaud ont ressorti mon très vieux livre de 1986 : Faut-il refuser le développement ?

Par exemple, lorsque j’ai rencontré le chef de la confédération des Amérindiens d’Equateur, il m’a dit : « Ce que tu appelles « décroissance », c’est exactement ce que nous nommons « buen vivir«  ».

voir aussi « Pour une société de décroissance « – le Monde diplomatique -novembre 2003 – Absurdité du productivisme et des gaspillages

Le développement n’est pas la solution c’est le problème -janvier 2002-

La décroissance ou le sens des limites – Le Monde diplomatique -septembre 2018

 

 

 

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