LA GAUCHE ET LE TRANSGENRISME-La gauche et les gens ordinaires … et la religion du progrès

Jean-Claude Michéa -8 octobre 2014

Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du «Progrès» sans jamais pouvoir s’autoriser le moindre regard en arrière. Voudrait-il enfreindre ce tabou – «c’était mieux avant» – qu’il se venait automatiquement relégué au rang de beauf ; d’extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n’être plus que l’expression d’un impardonnable «populisme». C’est que gauche et droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l’homme un égoïste par nature. La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l’expression d’une préférence strictement privée. Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause. Comment s’est opérée cette double césure morale et politique ? Comment la gauche a-t-elle abandonné l’ambition d’une société décente qui était celle des premiers socialistes ? En un mot, comment le loup libéral est-il entré dans la bergerie socialiste ? Voici quelques-unes des questions qu’explore, Jean-Claude Michéa dans cet essai scintillant, nourri d’histoire, d’anthropologie et de philosophie.

Philosophe socialiste d’inspiration orwellienne, Jean-Claude Michéa n’a pas attendu l’affaire du Sofitel de New York pour se démarquer de la « gauche DSK ». Sa philosophie politique des gens ordinaires est en effet bien éloignée des analyses du think-tank Terra Nova, dirigé par Olivier Ferrand, proche de l’ancien directeur du Fonds monétaire international. Ferrand suggérait récemment à tout futur candidat socialiste à la présidentielle de cibler électoralement les classes moyennes supérieures plutôt que les classes populaires, considérées comme irréductiblement réactionnaires – slogan possible : « Plutôt les bobos que les prolos »… Depuis Impasse Adam Smith (Climats, 2002), Michéa déconstruit la « religion du progrès » qui a égaré la gauche, acculée de courir après les prétendues avancées de la modernité. Car cette gauche « moderne » déteste regarder dans le rétroviseur ou éprouver le moindre pincement de cœur pour le monde d’hier, qu’elle juge forcément « réac’ ». Michéa se sent ainsi plus proche des partisans de la démondialisation que des apôtres de la globalisation, même amendée par l’inévitable discours sur la régulation, qui n’est, selon lui, qu’une façon d’aménager socialement le capitalisme financier. C’est en ce sens que la gauche « progressiste » est victime du Complexe d’Orphée. Cet Orphée qui rejoint au royaume des morts sa belle Eurydice, mordue par un serpent le jour de leurs noces, afin de la ramener dans le monde des vivants. Seule condition, lui intime Hadès : ne pas se retourner derrière lui. « Le tabou fondateur de toute pensée de gauche […] est bien cette interdiction religieuse de regarder en arrière ou, a fortiori, d’accorder le moindre intérêt à la recherche du temps perdu », écrit l’auteur.

Nicolas Truong sur philomag.com

Jeunisme, sans-frontiérisme, béatitude néotechnologique, ringardisation des vieux et de la culture populaire, rien n’illustrerait mieux cette gauche que les postures des Inrockuptibles, de Libération ou du Grand journal de Canal+ qui célèbre la transgression publicitaire et la subversion subventionnée, et ridiculise un peuple aux nappes à carreaux et aux cheveux gras, mis en scène par les Deschiens et autres humoristes au conformisme prétendument « décalé ». Pour que la gauche gagne et retrouve son tranchant, Michéa l’invite, au contraire, à s’intéresser aux « gens de peu », comme les peignait l’écrivain Pierre Sansot, c’est-à-dire à « la femme de ménage qui joue au loto tous les vendredis, à l’ouvrier qui lit L’Équipe ou la petite veuve qui promène son teckel ». Jean-Claude Michéa revisite cet « anarchisme tory », cette gauche à la fois radicale et conservatrice qu’il avait déjà décelée chez George Orwell – Orwell, anarchiste tory (Climats, 1995). Un socialisme qui accepte de regarder en arrière et qui ne considère pas les mœurs des gens ordinaires avec l’œil hautain de certains bourgeois des grands centres urbains. Une gauche proche d’Albert Camus et de Pier Paolo Pasolini, de John Ford et de Jacques Tati. Mais Jean-Claude Michéa n’a peut-être pas totalement perçu que la « bien-pensance » avait changé de camp. Et que ce n’est pas la « gauche sans papiers » mais « la droite décomplexée » qui est aux commandes, au sommet de l’État et dans les médias. Vous l’aurez en tout cas compris, aux primaires socialistes, Michéa optera pour un socialisme « primaire », celui des gens ordinaires.

 

Beaucoup se sont étonnés de la manière dont toute la gauche, de la plus molle à la prétendument plus radicale, s’est récemment et unanimement prononcée en faveur des choix du Planning familial, c’est-à-dire en faveur des idées de l’Église Trans. Il me semble que c’est se méprendre sur la nature (réelle) de la gauche. Comme le note Jean-Claude Michéa dans « Le Complexe d’Orphée » :
« Le basculement inévitable du libéralisme culturel dans le libéralisme économique possède, bien entendu, son pendant symétrique. Si la logique du capitalisme de consommation est de vendre n’importe quoi à n’importe qui (business is business), il lui est en effet indispensable d’éliminer un à un tous les obstacles culturels et moraux (tous les “tabous” — dans la novlangue libérale et médiatique) qui pourraient s’opposer à la marchandisation d’un bien ou d’un service (sous un capitalisme digne de ce nom, il doit être évidemment possible de louer à tout moment le ventre d’une “mère porteuse” ou de commander sur catalogue une épouse ukrainienne ou un enfant haïtien).
Le libéralisme économique intégral (officiellement défendu par la droite) porte donc en lui la révolution permanente des mœurs (officiellement défendue par la gauche), tout comme cette dernière exige, à son tour, la libération totale du marché. D’un point de vue topologique, on pourrait dire que le libéralisme est structuré comme un ruban de Möbius : il présente toujours deux faces apparemment “opposées”, mais qui, dans les faits, n’offrent aucune solution réelle de continuité. Tel est, en définitive, le véritable fondement de la division actuelle du travail entre la “droite” et la “gauche”, que seules les contraintes de la comédie électorale incitent encore à masquer sous les rhétoriques respectives des deux ailes du château libéral. »
C’était déjà des gens de gauche qui, dans les années 1970, se prononçaient plus ou moins ouvertement en faveur de la pédophilie. Et c’est aujourd’hui à gauche qu’on défend la prostitution comme un métier comme les autres, digne et même émancipateur. La gauche a toujours soutenu, au nom du progrès — aussi bien social que technologique —, tout et n’importe quoi.
Comme le souligne Michéa dans son livre, la gauche, c’est depuis longtemps déjà le parti de la transgression aveugle « de toutes les limites morales et culturelles léguées par les générations antérieures », en direction de « l’indifférenciation et de l’illimitation absolues ». « Aux yeux de l’intellectuel de gauche contemporain, il va nécessairement de soi que le respect du passé, la défense de particularismes culturels et le sens des limites ne sont que les trois têtes, également monstrueuses, de la même hydre réactionnaire. » C’est ainsi que la dévastation industrielle de la planète, en cours depuis déjà des décennies, et même des siècles, on la doit en (bonne) partie à la gauche — et aussi à la droite — et à son culte du développement technologique.
Beaucoup de gens continuent malgré tout d’associer la gauche à la lutte pour l’égalité, contre la hiérarchie et l’autoritarisme, pour l’émancipation, pour le « progrès social » — et la droite à la préservation des hiérarchies sociales, de l’autorité, de l’ordre établi. S’il y a du vrai là-dedans (surtout concernant la droite), il y a aussi beaucoup de faux. La fascination de la gauche pour le progrès technologique l’a toujours amenée (paradoxalement) à soutenir des horreurs, des choses hautement nuisibles pour le « progrès social », pour l’égalité, pour la démocratie. Il y a longtemps que la gauche n’est plus (réellement) une force en faveur de l’égalité, de la démocratie, de la justice, etc.
Certes, les visées transgressives de la gauche peuvent parfois produire des résultats qui se défendent :
« Il ne s’agit pas de nier que la révolution permanente des mœurs – que le capitalisme porte en lui comme la nuée l’orage – ne puisse induire, à la marge, certains effets d’émancipation tout à fait réels (le statut des femmes ou des homosexuels s’est, de toute évidence, objectivement amélioré au cours des dernières décennies). Le problème, c’est que le marché ne peut émanciper les êtres humains que selon ses propres lois (ce que Debord formulait, à sa manière, en écrivant que dans la société du spectacle “le vrai est un moment du faux”). Cela signifie que chacune de ces “libérations” particulières demeure structurellement soumise aux lois générales de l’aliénation capitaliste (“la femme qui ne se libère de la tyrannie de la tradition que pour se plier à celle de la mode” — écrivait par exemple Christopher Lasch — ou l’adolescent qui ne se révolte contre le pensionnat religieux que pour se soumettre aux diktats, bien plus sévères encore, de la “culture jeune”). » (Michéa, Le Complexe d’Orphée)
La gauche, c’est juste l’aile gauche du capitalisme technologique.
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