« La machine : cela me rend-t-il plus humain ou moins humain » ?

Kevin Boucaud-Victoire – 26 avril 2018

 

Cet article reprend pour l’essentiel  la présentation  faite sur le site Le Comptoir (sauf parties en italique et entre-parenthèses)

Après « La guerre des gauches » (Cerf), Kévin Boucaud-Victoire, rédacteur au Comptoir, sort son deuxième ouvrage : « George Orwell : écrivain des gens ordinaires ». Il y explique la pensée de l’écrivain britannique, socialiste démocratique et antitotalitaire. Le Comptoir reproduit des extraits de son livre qui est sorti en librairie le 12 avril 2018. Dans ce texte, il explique la critique socialiste du Progrès d’Orwell.

 

George Orwell, nom de plume d’Eric Arthur Blair, né le  à Motihari (Inde) pendant la période du Raj britannique et mort le  à Londres, est un écrivain, essayiste et journaliste britannique.

Son œuvre porte la marque de ses engagements, qui trouvent eux-mêmes pour une large part leur source dans l’expérience personnelle de l’auteur : contre l’impérialisme britannique, après son engagement de jeunesse comme représentant des forces de l’ordre colonial en Birmanie ; pour la justice sociale et le socialisme démocratique, après avoir observé et partagé les conditions d’existence des classes laborieuses à Londres et à Paris ; contre les totalitarismes nazi et soviétique, après sa participation à la guerre d’Espagne. Parfois qualifié d’« anarchiste conservateur », il est souvent comparé à la philosophe Simone Weil, en raison de ses prises de positions originales pour un socialiste.

Né au XVIIIe siècle dans le sillage de la pensée des Lumières et théorisée par le philosophe -(et mathématicien)-  révolutionnaire Nicolas de Condorcet, le mythe du Progrès est partagé par l’essentiel de la gauche, marxisme compris. Le Progrès consacre la croyance dans le perfectionnement global et linéaire de l’humanité.

L’augmentation du savoir, notamment scientifique, doit entraîner avec elle le progrès technique   (Ce progrès va se développer avec l’école républicaine dont Condorcet est le théoricien le plus complet – cf là « cinq mémoires sur l’instruction publique »). Jugé bénéfique pour l’homme, qui n’aura plus à accomplir les tâches les plus fatigantes grâce aux machines, celui-ci doit permettre un accroissement des richesses –rebaptisé “croissance économique” – ainsi qu’une amélioration morale et sociale. Les sociétés s’approcheraient ainsi du meilleur des mondes possible, à la fois prospère et composé d’individus bons et libres. Certes, la pensée marxiste est légèrement plus complexe que celle de Condorcet, car elle est dialectique – le Progrès est rendu possible par l’opposition entre les classes sociales –, mais elle reste prisonnière de ce mythe.

Ainsi, si Marx loue le courage des luddites, ces ouvriers anglais qui cassaient les machines, considérant qu’elles étaient la source de leur exploitation et de leur aliénation, il estimait qu’ils se trompaient de combat. Le marxisme a une foi aveugle dans le Progrès. ( Le néo-luddisme est un mouvement moderne d’opposition à tout ou partie du progrès technique. cf l’article de Bill Joy co-fondateur de Sun Microsystem publié en 2000 : pourquoi on n’a pas besoin de nous » – cf la traduction par Michel Roudot  » Pourquoi l’avenir n’a pas besoin de nous »   . Theodore (dit TedKaczynski, surnommé « Unabomber ». s’est battu, selon lui, contre les dangers inhérents à la direction prise par le progrès dans une société industrielle et une civilisation technologique, une société qui s’éloigne de l’humanité et de la liberté humaine pour la majorité sinon pour la totalité de la population – attentats de 1978 à 1994.)

George Orwell perçoit l’affaire tout autrement que l’ont fait les marxistes. Comme le relève Stéphane Leménorel« Orwell n’entend pas seulement comprendre l’emprise technologique sur nos existences, mais aussi ce machinisme dont les ravages sont à la fois plus sournois et radicaux. »

Anti-théoricien, l’écrivain anglais n’est pas victime des illusions de ses camarades intellectuels. Il voit le machinisme tel qu’il est, ou plutôt tel qu’il est ressenti par les classes subalternes. Il fait remarquer que « les gens se rendent confusément compte que le “progrès” est un leurre[iv] ». Car « l’époque de la mécanisation triomphante, nous permet d’éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique »« La machine est l’ennemie de la vie ».

L’écrivain déplore d’ailleurs « qu’aujourd’hui les mots de “progrès” et de “socialisme” so[ie]nt liés de manière indissoluble dans l’esprit de la plupart des gens ». La faute en incombe au socialisme qui « n’a à la bouche que les mots de mécanisation, rationalisation, modernisation – ou du moins croit de son devoir de s’en faire le fervent apôtre. 

Nous retrouvons la problématique développée par Bernanos dans La France contre les robots en 1947. Pour les Français, « le danger n’est pas dans les machines », mais « dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. »

De même, pour Orwell, le problème est qu’en se livrant aux machines, l’humain perd son humanité. Pour lui, il n’est pas si évident que « le progrès mécanique tend[e] à rendre la vie sûre et douce » comme il est communément admis, car « toute nouvelle invention mécanique peut produire des effets opposés à ceux qu’on en attendait. »

il craint que « la finalité ultime du progrès mécanique [soit] […] d’aboutir à un monde entièrement automatisé – c’est-à-dire, peut-être, un monde peuplé d’automates » et « de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal. »…(Nous y sommes !)

Enfin, le Progrès enferme l’homme dans un monde totalement artificiel qui le prive de ses plaisirs les plus simples et les plus essentiels, comme celui de contempler la nature. Or, se demande Orwell, « si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ?  »« Car l’homme ne reste humain qu’en ménageant dans sa vie une large place à la simplicité.

C’est cette pensée qui guide Orwell vers son désir d’« une vie simple et plus dure », proche de la nature, faite de tâches agricoles et de jardinage, « au lieu d’une vie plus molle et plus compliquée », comme celle qui caractérise la société industrielle. Il a cependant conscience qu’il est impossible de retourner en arrière, vers une vie sans machine, car « à l’image de la drogue, la machine est utile, dangereuse et créatrice d’habitudes. »Enfin, s’il a pu écrire dans 1984 que « le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance », Orwell n’est pas technophobe ou réactionnaire pour autant. Mais avant d’accepter une innovation, il faudrait selon lui se demander « cela me rend-il plus humain ou moins humain ?

quatre spécialistes de l’oeuvre d’Orwell par Kevin Boucaud-Victoire dans Marianne -12 juillet 2020 

  • Jean-Claude Michéa professeur de philosophie à la retraite auteur de  Orwell, anarchiste tory (1995) et Orwell éducateur (2003)

“Le délire idéologique de la gauche moderne” en dit long sur l’actualité d’Orwell

  • Stéphane Leménorel, poète et ancien professeur de philosophie, auteur de George Orwell ou la vie ordinaire (Le Passager clandestin, « Les précurseurs de la décroissance », 2017)

la destruction de la langue et du sens :  Les repères ont cédé la place aux paillettes, la raison s’est effacée dans le slogan, les valeurs ont été asphyxiées par les mots d’ordre. Le sens du vrai, la dignité, la décence ordinaire, chère à Orwell, se retrouvent enterrés sous les ruines du spectacle.

  • Jean-Jacques Rosat, professeur de philosophie, éditeur et auteur de Chroniques orwelliennes Collège de France, 2013)

« l’anéantissement de la vie commune » : Les bases de la société décrite dans 1984 ne sont pas à chercher en premier lieu dans l’économie, la sociologie ou l’idéologie, mais dans la politique et dans la volonté de pouvoir. À quoi rêvent ses dirigeants – les « oligarques », comme Orwell les appelle ? Au pouvoir pour le pouvoir. Au pouvoir absolu. « Dieu, c’est le pouvoir. » Le pouvoir sur les choses et sur les corps, sans doute. Mais, surtout et par-dessus tout, le « pouvoir sur l’esprit ». Pour y parvenir, tous les moyens sont bons : substitution aux événements passés de faits alternatifs, négation des lois de la nature, liquidation de la logique et du principe de non-contradiction, rejet de la démarche empirique, destruction de la vérité objective et de tout espace des raisons

Emmanuel Roux, docteur en philosophie et auteur notamment de George Orwell : la politique de l’écrivain (Michalon, « Le bien commun », 2015).

Orwell me semble majeur pour de nombreuses raisons. Il a notamment inventé l’écriture politique comme forme authentique d’engagement contre les postures des « intellectuels ». Mais si je devais souligner deux raisons majeures, ce serait d’une part son « socialisme démocratique », qu’on peut sans problème renommer « populisme civique » : une pensée politique qui privilégie les médiations institutionnelles pour que le plus grand nombre pèse vraiment sur les décisions majeures de la vie civile, qui donne sa place au conflit dans la mesure où celui-ci est régulé et civilisé par des valeurs communes, qui manifeste à l’égard de toute forme d’altérité une générosité et une tolérance de principe, qui est fondamentalement non violent, qui pense ensemble la liberté et l’égalité sans les sacrifier l’une à l’autre, qui refuse par principe toute avancée scientifique destructrice du cadre naturel, qui se méfie du pouvoir jusque dans sa volonté de ne pas l’instrumentaliser.

Pour aller plus loin : Regards vers l’Absolu, regards vers la vie, pour sortir de la théologie et idéologie humaniste

 

 

 

 

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