ANSELM JAPPE, Philosophe, Enseigne la philosophie en Italie. Théoricien de la « nouvelle critique de la valeur » et spécialiste de la pensée de Guy Debord.
Extraits de l’article du 10 avril 2021 tiré du blog de ce philosophe sur Médiapart
Le Sénat vient de refuser d’entériner la Procréation médicale assistée (PMA, parce que dans le monde du progrès tout se résout en acronyme) pour toutes et tous. (rajouté : cf Sénat session 3 février 2021 : « art 1 : il n’existe pas de droit à l’enfant » )
L’Assemblée nationale va la rétablir, parce que c’était une promesse du président Hollande – ou peut-être ne la rétablira-t-elle pas, parce qu’il faut complaire à la droite… En attendant, des manifestations d’orientation opposée, mais toujours avec des participants très remontés, s’alternent devant les lieux du pouvoir.
En effet, les enjeux sont nombreux et de la plus haute importance :
- PMA seulement pour les couples mariés ou aussi pour ceux qui sont en union libre ;
- pour les homosexuels ou pas ;
- pour les femmes seules ou pas ;
- remboursée par la sécu ou aux frais du client ;
- avec sélection prénatale des embryons ou pas ;
- savoir combien d’embryons « surnuméraires » on crée ;
- avec congélation des embryons surnuméraires (et pour quel usage) ou avec leur destruction ;
- avec donateur anonyme ou pas ;
- avec utérus externe ou pas ;
- post mortem ou pas ;
- avec modification du génome ou pas ;
- etc…
- Chacune de ces questions soulève des débats passionnés, voire haineux.
Mais il y a une question qui n’est presque jamais posée : s’il doit y avoir une quelconque forme de PMA, ou s´il ne serait pas préférable qu´elle n’existe pas du tout.
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Il faut s’étonner encore beaucoup plus – ou au moins il faudrait s’étonner – de l’enthousiasme presque unanime à « gauche » pour ce nouveau droit humain rendu possible par la technoscience.
Une adhésion qui s’étend même au champ écologiste, libertaire, féministe radical. On devrait penser que la PMA, dans toutes ses variantes, depuis la « simple » insémination artificielle jusqu’à l’implantation d’un embryon génétiquement modifié dans un utérus « loué » (gestation pour autrui), la greffe d’utérus, et jusqu’à l’utérus artificiel encore en voie d’élaboration, appartient au même monde que les centrales nucléaires et les pesticides, le clonage des animaux et l’amiante, la dioxine dans les poulets et le plastique dans les océans : une violente invasion de produits technologiques très récents dans les cycles biologiques, avec des conséquences incalculables. Il est totalement incompréhensible que des gens qui sont en toute sincérité contre ces inventions mortifères puissent tout à coup accepter un de leurs développements les plus invasifs. Ils ou elles y tiennent même tellement qu’ils attaquent violemment les points de vue opposés (par exemple, en empêchant les conférences de personnes d’ailleurs si différentes qu’Alexis Escudero ou Sylvaine Agacinski) et réussissent à réduire au silence les nombreuses voix (assurément plus nombreuses que les leurs) qui ne partagent pas leur enthousiasme, en taxant tout adversaire, même des féministes historiques, d’homophobe, mysogine, transphobe, réactionnaire, lepeniste, facho, et en utilisant des stratégies qui rappellent la mainmise du stalinisme sur la gauche entre les deux Guerres mondiales sous prétexte d’« antifascisme ».
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La PMA est aussi une espèce de point d’orgue, d’aboutissement du processus pluriséculaire d’expropriation de toute notre « dotation originaire ». Les terres (dans le processus connu comme enclosures), les eaux, les savoirs, la communication, la culture, la reproduction domestique – tout a été séquestré peu à peu par le capital, et non seulement par le capital économique, mais aussi par la technoscience. Nous ne pouvons plus ni bouger ni nous nourrir, ni nous chauffer ni nous instruire sans l’aide de la mégamachine. Aucune autonomie nulle part.
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A présent, la PMA nous dépossède de notre ultime faculté, celle que le pouvoir ne pouvait pas s´approprier jusqu´ici : la filiation biologique. La PMA nous rend littéralement des sous-prolétaires, des moins-que-prolétaires : ceux qui n’ont même plus de proles ( du latin : descendance )à eux, parce qu’ils ont accepté de déléguer ce dernier reste d’autonomie à la technoscience du capital (et il n’en existe pas d’autre que celle-ci)
Les arguments en faveur de la PMA sont bien connus. Que faut-il proposer aux gens qui veulent avoir des enfants et n’y arrivent pas ? On a proclamé le « droit à l’enfant ». Quelle drôle d’idée ! Existe-t-il le droit à avoir un oncle ? Puis-je demander à la technoscience de me créer un oncle, parce que la nature ne m’en a pas donné et ma vie est incomplète sans un oncle ? Et un autre être humain peut-il constituer un « droit » pour moi ?
Faut-il alors que les gens sans enfants se résignent à leur funeste destin ? En vérité, toutes les cultures humaines ont offert des solutions à ce problème, mais aucune n’a eu l’idée de recourir à la PMA. La solution consiste évidemment dans les différentes formes d’adoption. N’est-ce pas suffisant pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas recourir à la procréation biologique ? On sait qu’actuellement il est assez difficile et coûteux d’adopter un enfant. Mais ne serait-il pas, tout compte fait, plus facile de changer les lois humaines que les lois biologiques ? On dirait que la préférence accordée à la PMA plutôt qu’à l’adoption cache un désir très archaïque, très « essentialiste » ou « naturaliste » : avoir un enfant « de son propre sang », avec son propre ADN. Il est étrange que des gens qui fustigent à longueur de journée les mentalités « rétrogrades » ou « traditionnalistes » de leurs adversaires pratiquent eux-mêmes une attitude qui est on ne peut plus bourgeoise et « biologique ». Un enfant qui ne soit pas de mon sperme ou de mes ovocytes ne m’intéresse pas…
on peut en conclure que le recours à des solutions médicales témoigne, pour le moins, d’un terrible manque d’imagination : plutôt que de recourir au symbolique – à des enfants acceptés comme « fils » même si génétiquement ils ne le sont pas – on pratique de la zoologie médicalement assistée. Une« zoologie appliquée » : les êtres humains sont réduits, comme un cheptel, à leurs caractéristiques biologiques qu’il s’agit de transmettre. C’est le principe fondamental de l’élevage, dont la résurgence chez des gens qui passent leur vie à tonitruer contre l’« essentialisme » et le « naturalisme » en prônant la « déconstruction » est pour le moins surprenante…
Dans la société gouvernée par l’ « individualisme grégaire » la première question qui se pose est la suivante : si l’individu le veut, qui a le droit de s’y opposer ? Si, du moins, ce désir ne nuit pas à d’autres individus. C’est un argument parfaitement « libéral », et il est bien curieux que les mêmes gens y aient recours, qui dans tous les autres domaines critiquent justement la « liberté de l’individu » de circuler par tous les moyens, de consommer sans freins, de dire toujours « moi, moi, moi ». Prétendre mettre la biologie à l’envers pour avoir son enfant « vrai » : n’est-ce le comble du narcissisme, lequel mesure le monde entier à l’aune de ses caprices ? N’est-ce le triomphe du libéralisme et du « chacun pour soi » ?