Christian Godin : l’Humanité
Christian Godin est maître de conférences de philosophie à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, et collaborant à différents journaux ou périodiques
» Le drame de notre temps, diagnostique Olivier Rey, vient de ce que notre culture est organisée et dominée par ce qu’il y a de plus antinomique avec la culture, à savoir la science, puisque celle-ci ne cesse de briser notre lien avec la totalité, ce que le poète Hölderlin appelait le divin. »
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Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, d’Olivier Rey, Le Seuil, 338 pages – 1/10/2003
Peut-on en vouloir aux scientifiques d’avoir soumis la totalité du monde à la dictature du calcul et de l’efficacité interroge le mathématicien Olivier Rey dans un brillant essai sur la modernité.
Professeur de mathématiques à l’École polytechnique, chercheur au CNRS, il enseigne aujourd’hui la philosophie à l’Université Paris 1. Olivier Rey nous donne à réfléchir sur l’errance de la science depuis les débuts de l’âge moderne. Itinéraire de l’égarement reprend à nouveaux frais dans un style limpide la question vertigineuse qu’avaient posée les philosophes Whitehead (le Concept de nature) et Husserl (la Crise des sciences européennes) il y a quelques décennies : pourquoi la science, à partir de Descartes et de Galilée, a-t-elle emprunté la voie de la mathématisation de la nature plutôt qu’une autre ?
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Est absurde, en effet, ce qui est ruineux pour le sens. Or la science, qui prend le parti de la partie contre le tout et celui de l’élément contre l’ensemble, est ruineuse pour le sens. Ce n’est pas qu’Olivier Rey conteste l’efficacité de la science en matière aussi bien technique que théorique – seulement nous assisterions depuis quatre siècles à un écartement croissant de la connaissance et de la compréhension. Plus nous savons de choses sur le monde, et moins nous le comprenons. Le pacte de connaissance fondé par l’antique sagesse (efforce-toi de connaître et tu comprendras) a été brisé : parce qu’elle ne saisit qu’en amoindrissant, la science aboutit à la dissolution de son objet.
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Mise entre parenthèses du sujet, et donc de l’homme, l’objectivité est à ce prix. Plus encore, le réel ne sera considéré que par morceaux. Cette réduction a un symbole : avant même de grossir un objet, le premier rôle d’un microscope et d’un télescope est de l’isoler en restreignant le champ de vision comme le chirurgien masque le corps du patient pour mieux voir la zone à opérer. La neurobiologie qui rabat l’ensemble du mental sur le physiologique représente aujourd’hui le triomphe caricatural d’un réductionnisme auquel Olivier Rey adresse cette objection topique : si un état mental comme une croyance n’est que la traduction d’un état cérébral, à quel état cérébral correspondrait une croyance fausse ?
Mais que serait celui qui appréhende le monde dans son ensemble sur le mode scientifique, sinon, comme l’écrit Rey, un monstre psychopathe ? L’égarement n’est pas seulement théorique, philosophique, il est pratique, existentiel. L’homme moderne a objectivé tout ce qui l’entoure. Il en est résulté un monde d’autant plus aliéné que l’homme, loin d’en être absent, s’y retrouve partout, d’autant plus étranger que, dans quelque direction qu’il se tourne, il ne rencontre que lui-même – ses constructions, ses conceptions. Le rejet de l’anthropomorphisme par la science a abouti à cette situation paradoxale : l’homme se retrouve désormais sans ouverture ni horizon. La seule ressource qui lui reste, pour prévenir l’angoisse qui monte, est de se transformer à son tour en objet, de devenir de part en part justiciable de la science. C’est pour cela que la conception d’une science indifférente au sujet, englobant l’ensemble de la réalité physique, a connu une telle fortune. Le drame de notre temps, diagnostique notre auteur, vient de ce que notre culture est organisée et dominée par ce qu’il y a de plus antinomique avec la culture, à savoir la science, puisque celle-ci ne cesse de briser notre lien avec la totalité, ce que le poète Hölderlin appelait le divin.
Cette domination sans partage, cette pensée unique de la science n’empêchent pourtant pas ses thuriféraires de feindre de se croire menacés et de ferrailler contre des fantômes : le biologiste luttant contre les pensées et les idéologies dominantes, écrit joliment Olivier Rey, » c’est le peintre pompier fêté au salon, croulant sous les commandes officielles et qui pose en artiste maudit. Le système de pensée et l’idéologie qui règnent, ce sont les siens. Faire comme si une Inquisition féroce et bornée était toujours à vaincre, c’est agir à la manière du chat qui joue avec une bête aux reins brisés, qui s’imagine qu’elle est encore bien vivante pour le plaisir de la terrasser de nouveau « .
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table des matières sur pedagopsy.eu
Introduction
I. Misère
1. De l’émerveillement au non-sens
2. Naissance d’une énigme
3. L’énigme n’est pas sans enjeu
4. De l’utilité d’un retour en arrière
5. Des difficultés d’un retour en arrière .
6. Une pensée sous influence
7. Qu’il vaut la peine d’essayer
II, Le grand tournant
8. La naissance de la science moderne
9. L’alphabet mathématique du monde
1(). Un faisceau préparatoire
11 . La mutation métaphysique
12. L’héritage de Platon
13. D’un monde incréé â un monde créé
14. La réification de la vérité
15. De l’expérience à l’expérimentation
16. Le malentendu
17. La voie cartésienne
18. La science de Descartes
19. Les impasses de la science cartésienne
III, L’individu et la science
20. Religion et science répartition et dispute des rôles
21, La science pour la liberté
22. « À nous deux maintenant »
23. Les souffrances de l’individuation
24. Contre le projet moderne : l’imprécation réactionnaire, la tentation bouddhique
25 L amour-passion
26. La voie de l’action, ou le surmenage et la science
27. Entre autonomie et disparition
28. L’apaisement et l’exacerbation du mal
IV. Les raisons du succès
29. L’élimination de Dieu
30. La teneur du « miracle »
1. Mathématiques et action
32. Les mathématiques émancipées
33. Des mathématiques à la physique
34. Un monde univoque
35. La science comme langue parfaite
36. La majoration du succès
37. Le rôle de la pensée, et son élimination
V. Les limites du succès
38. L’incomplétude des mathématiques
39. Conséquences de l’incomplétude mathématique
40. L’oubli du sujet
41. L’ébranlement relativiste
.42. La révolution quantique
43. Le rôle de la liberté
44. Ordre et désordre
45. Entropie, temps et vieillissement
46. La fragmentation de la science
47. Par-delà la fragmentation de la science .
48. Les sciences de l’homme
49. Le biologisme
50. Les apories du neurobiologisme
51. La résistance de la conscience
VI. La vie captive
52. Les rnenaces d’effondrement
53. De la peur au ressentiment
54. Du savoir à la recherche
55. Les poses avantageuses, l’affairement, le fatalisme
56. 56. Le grand verrouillage
57. Les affaires sont les affaires
58. Reste un malaise
59. La déchéance spirituelle
60. Le façonnage de la conscience
VII En attendant Godot
61. L’individu autonome et la science
62. Les limites cie la philosophie
63. Le mensonge de l’autonomie
64. Le pas de côté Remerciements