Vivre une vie bonne – être une bonne personne : une éthique pour les incroyants- Agnes Heller

Ágnes Heller est née le à Budapest et elle est morte le au bord du lac Balaton en Hongrie. Elle est une philosophe et sociologue hongroise.

Elle s’exile en 1977 en Australie où elle devient professeur de sociologie à Melbourne  jusqu’à sa nomination, à partir de 1986, à la chaire de philosophie Hannah Arendt  à la New School for Social Research à New York. Elle abandonne alors la pensée marxiste pour adopter une position plus néolibérale et elle investigue des questions éthiques et existentielles.

À partir de 2007, elle revient en Hongie où elle résidera jusqu’à la fin de sa vie.

Elle a publié trente-cinq livres dont une dizaine en hongrois et vingt-cinq en anglais et allemand dont « An Ethics of Personality » en 1996 traduit en français en 2023 dont il est question ci-après.

Dans un monde où il n’est plus de principes certains s’imposant à tous, il ne peut y avoir d’éthique qu’individuelle : l’éthique de la personnalité.
Cela ne livre pas pour autant la morale à l’arbitraire de notre caprice. Car il est parmi nous des hommes et des femmes remarquables qui prouvent par leur existence même que l’on peut toujours agir avec sagesse et bonté. Ces bonnes personnes sont réelles. Comment sont-elles possibles, demande Ágnes Heller.

Voici une présentation de la philosophie de Agnes Heller à partir d’un long article de Gilles Achache paru dans le n°183 -automne 2023 de Commentaire.

Gilles Achache est Philosophe, éditeur, directeur de la collection « Liberté de l’esprit » aux éditions Calmann-Lévy

Par-delà « la mort de Dieu »

« Dieu est mort » dit Zarathoustra, cela signifie d’abord que le monde des idées est redescendu sur terre et qu’ici-bas règne une violence nue que nous habillons d’idées majestueuses.

Voilà la mascarade dévoilée. Le mieux qu’on puisse espérer dans cet orphelinat généralisé, c’est de forger des vérités et des valeurs relatives, temporaires et régionales. Il n’est plus de monde ou d’humanité, mais un archipel dont les îles abritent des peuplades disparates. L’une d’entre elles, l’Europe, s’est indûment poussée du col et a tenté de faire croire aux autres qu’elle était leur destin. Elle est aujourd’hui remise à sa place.

Soutenir qu’il existe des valeurs universelles prétendant régler le vouloir et l’agir semble une lubie anachronique, une faute de goût, une ringardise. Pourtant, dit Agnes Heller, tout ne se vaut pas.

Le XX ième siècle a aussi montré que tout le monde ne sombrait pas : à côté des voyous, des crapules et des lâches en grand nombre, il existe quelques bonnes personnes ; ce que l’on appelle parfois des Justes.

Dans l’horizon de la postmodernité, l’existence de ces bonnes personnes pose un problème épineux : nous savons les reconnaître, mais nous ne savons plus les penser.

Les bonnes personnes existent, comment sont-elles possibles ? Telle est la question qui traverse toute la philosophie morale de Ágnes Heller.

Le paradoxe de la postmodernité sur le fond duquel se déploie la pensée de Ágnes Heller : aucune métaphysique n’est aujourd’hui en mesure d’offrir à l’action morale le soutien d’un fondement sûr, et cependant l’exigence morale de bien agir est pour nous toujours aussi vive.

Sortir de la contingence de l’existence : se choisir soi-même

Le point de départ de l’argument de Heller est un philosophème devenu classique depuis Heidegger et Sartre : l’homme est un « être jeté là  ».

La nature n’obéit-elle pas à des lois ? Mais, à mesure qu’augmente la connaissance que nous en avons, nous découvrons qu’elles n’ont rien à nous dire sur le juste et l’injuste, ni même sur les raisons suffisantes pour lesquelles les choses sont ce qu’elles sont et pas autrement.

Le langage et les conventions sociales nous fournissent bien quelques repères pour naviguer en ce monde, mais ils n’offrent qu’un semblant d’ordre pour expédier les affaires courantes.

Cette confrontation de l’existant à un monde contingent n’est pas elle-même contingente, il ne peut y échapper. Cette première nécessité en entraîne une seconde : l’exigence pour l’existant de faire sens du désordre des choses pour ne pas y succomber. Il lui appartient de faire de ce chaos un monde. Cette nécessité, cette exigence, est au fondement du paradoxe moral de notre modernité : nous sommes pressés d’agir alors que rien, sur la terre comme au ciel, n’indique de direction dans laquelle conduire notre action.

Pour répondre à cette instance fondatrice qui lui est faite, la première tâche de l’existant est de se choisir soi-même. Heller emprunte ce thème du « choix de soi-même » à Kierkegaard. Il convient, pour le comprendre, de le rapprocher d’un autre, qu’elle emprunte cette fois à Nietzsche : l’amor fati. Se choisir soi-même, c’est épouser son destin.

Authenticité et courage

Rien d’autre que lui, qui choisit, ne peut garantir qu’il fait le bon choix ; ni ordre transcendant, ni loi de l’histoire. L’individu est seul à porter le risque et, par conséquent, la responsabilité de son choix. On comprend dès lors pourquoi le choix de soi-même est au fondement même d’une éthique de la personnalité : c’est par cet événement, qui le voit épouser son destin, que l’individu devient à proprement parler une personnalité.

Le deuxième trait remarquable du choix de soi-même est qu’il témoigne de l’absolue liberté de l’individu.

Le troisième trait du choix de soi-même est qu’il fait émerger un premier couple de vertus : le courage et l’authenticité. Pas encore de quoi faire une morale, mais déjà un bon début.

Devenir ce qu’on est véritablement exige dès lors une force suffisante pour être soi-même et résister à la tentation du fantasme que les autres projettent sur soi, et auquel on finit par croire – ce que l’on appelle le courage. Pour le plus grand nombre, le choix de soi-même se réduira souvent à une décision paresseuse. Par défaut, on se conformera au choix que les autres ont fait pour soi. Si le choix de soi-même exige de résister au conformisme, il exige de la même manière que l’individu ne se mente pas à lui-même, et que son engagement dans la vie soit authentique .

Se choisir soi-même selon l’universel ou le particulier

Heller sort de cette difficulté en distinguant deux types de choix de soi-même : celui qui s’effectue sous la catégorie du particulier et celui qui s’effectue sous la catégorie de l’universel.

Le choix sous la catégorie du particulier est le parti que prennent ceux qui décident de consacrer leur vie à la réalisation d’une œuvre particulière : les artistes, les savants, les hommes politiques et, d’une manière générale, tous ceux qui consacrent leur talent et leur énergie vitale à un but ou à une ambition. La vertu consiste ici à rester fidèle à son engagement, mais rien ne dit ce que vaut cet engagement. Encore une fois, Hitler et Al Capone ont sans nul doute été fidèles à eux-mêmes. Toute la difficulté consiste alors à réintroduire une dimension substantielle dans le choix de soi-même qui ne requerrait pas un fondement métaphysique qu’on sait ne pas pouvoir trouver, car nous sommes postmodernes. C’est la figure de la bonne personne elle-même qui fournit ce contenu substantiel.

Ainsi Ágnes Heller parvient-elle à dépasser de manière convaincante les apories les plus importantes de la pensée postmoderne. Il s’agit bien ici d’un dépassement, puisque son propos n’est pas de récuser la pertinence de la déconstruction de la métaphysique traditionnelle. Elle concède que la critique des arrière-mondes est effectivement justifiée, et qu’il est inutile de chercher à les restaurer. Dieu est vraiment mort, si l’on entend par là l’idée d’une réalité transcendante qui serait au fondement de ce monde et du sens qu’il a pour nous. Notre ciel est irrémédiablement vide ; on ne saurait le repeupler qu’avec des nuages.

En revanche, ce que montrent Heller et son éthique de la personnalité, c’est qu’il existe encore dans la tradition métaphysique, pour autant qu’on veuille bien s’y intéresser sérieusement, des inspirations utiles – chez Kierkegaard et Nietzsche, bien sûr, mais aussi chez Kant, Platon et d’autres – pour penser notre monde en désordre et y vivre une vie bonne.

 

 

 

 

 

 

 

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