24 septembre 2020
de
Il décroche, avec Stéphane Horel le Prix européen du journalisme d’enquête en
Stéphane Horel est une journaliste et réalisatrice de documentaires française née en 1976. Collaboratrice du Monde, elle a réalisé plusieurs enquêtes sur les conflits d’intérêts et les lobbys.
Sylvain Laurens est sociologue Directeur d’études à l’ EHESS -Habilité à Diriger des Recherches
une interview des auteurs sur Youtube le 6/10/2020 – (1:08)
Dans leur ouvrage Les Gardiens de la raison, deux journalistes du Monde et un chercheur mettent en lumière les agissements d’une galaxie d’individus et d’organisations qui – sous couvert de défendre la science – défendent surtout les intérêts de grands groupes industriels.
Au journal Le Monde, Stéphane Foucart est un journaliste scientifique, spécialisé en science de l’environnement et multi récompensé pour ses différentes enquêtes. Mais sur Twitter, il est la bête noire de plusieurs centaines de comptes. Mobilisés contre lui, on trouve un étrange mélange d’ingénieurs, de vulgarisateurs scientifiques, de journalistes très suivis, de lobbyistes, d’agriculteurs, de youtubeurs, de zététiciens et de libertariens. Parmi eux, des personnalités comme le futurologue anti-Greta Thunberg Laurent Alexandre, le présentateur de télé Mac Lesggy, ou les journalistes Géraldine Woessner et Emmanuelle Ducros. On compte aussi des associations comme l’AFIS (Association Française pour l’Information Scientifique). Tous l’invectivent à la moindre occasion en mettant en doute ses papiers, au nom d’une véracité scientifique dont ils seraient les véritables gardiens.
Journalistes d’investigation et anti-vax, même combat ?
Ce camp qui se dit du côté de la science est justement le sujet principal du livre Les Gardiens de la Raison, écrit par Stéphane Foucart, Stéphane Horel, journaliste au Monde spécialisé sur les lobbies et Sylvain Laurens, sociologue et maître de conférences à l’EHESS. Touffu et très documenté, l’ouvrage revient sur la manière dont quelques twittos se sont emparés des débats scientifiques sur les réseaux sociaux. Du glyphosate à la 5G en passant par le nucléaire ou la vaccination, ils sont sur tous les fronts.
Leur objectif : conjurer ceux qu’ils considèrent comme des promoteurs de fake news, rétablir « la vérité » à coup de fact checking et surtout opposer de soi-disants faits scientifiques a un camps jugé hystérique et bien trop porté sur le principe de précaution. Leurs méthodes ? Mettre dans le même panier des journalistes d’investigation, des ONG ou des partis écologistes et des mouvements anti-vax, anti-5G ou des défenseurs de l’homéopathie. Très actifs sur Twitter, ils se font passer pour les combattants de la vraie et bonne science tout en répétant ad nauseam, parfois même sans le savoir, des éléments de langage mensongers issus de cabinets de lobbying. Décryptage d’une guerre culturelle et politique qui ne dit pas son nom.
Dans votre livre vous évoquez une sorte de guerre culturelle qui prend place sur les réseaux et qui tourne autour des sujets scientifiques et techniques. Pourquoi avoir consacré un ouvrage à ces gardiens de la raison ?
Stéphane Foucart : Depuis quelques années nous avons observé, Sylvain Laurens, Stéphane Horel et moi-même des convergences dans le débat public et notamment l’utilisation de l’autorité de la science pour défendre des intérêts économiques ou idéologiques. On a pu apercevoir ce phénomène sur des débats liés à la santé et à l’environnement, mais aussi quand on travaille sur les techniques de lobbying. On a vu comment certains éléments de langage, ou certaines histoires complètement fausses peuvent faire leur chemin et saturer la conversation sur les réseaux, au point de s’imposer dans le débat public. On a donc voulu comprendre comment s’était formé cet écosystème qui relaye massivement ce genre de discours, de manière consciente ou non.
Comment décrivez-vous cet écosystème ?
S.F. : Il engage un certain nombre d’acteurs du monde académique aux réseaux sociaux en passant par des trolls ultralibéraux, des associations de vulgarisation et des agences de communication qui travaillent le débat public. Ces dernières font beaucoup appel à la micro influence c’est-à-dire, l’influence exercée au plus près de l’opinion des amateurs de science, des étudiants ou des youtubeurs. Ils sont bien plus écoutés et crédibles qu’un communiqué de presse venant d’une entreprise. Il ne s’agit pas de dire que tous ces gens sont à la solde des vilains lobbies. Cependant, il existe une synergie entre ces différents acteurs qui finissent par s’agréger, généralement pour des raisons contingentes. Certains veulent défendre le secteur industriel dans lequel ils travaillent, d’autre mettent le doute systématique qui doit être appliqué aux croyances ou bien encore défendent un modèle politique basé sur le libre marché.
Vous évoquiez des discours et des éléments de langage qui sont répétés ad nauseam. Comment cela fonctionne ?
S.F. : Grâce aux Monsanto Papers, on sait comment les firmes de l’agrochimie portent une attention considérable à la fabrication d’arguments et leur diffusion sur les réseaux sociaux. Une fois qu’ils sont mis en circulation, par l’intermédiaire de revues ou de blogs spécialisés, ces éléments vont être réutilisés, souvent de bonne foi par des individus qui y voient de véritables arguments ou discours scientifiques. L’un des exemples les plus marquants est celui de l’interdiction du DDT dans les années 70 qui serait le fait d’une sorte de folie hystérique des écologistes. Cette décision aurait provoqué indirectement la mort de millions de personnes en Afrique et en Asie qui ne peuvent plus se protéger des moustiques qui transmettent le paludisme. En réalité, il s’agit d’une fable, d’une histoire complètement fausse. Ce produit a été interdit aux Etats-Unis, mais uniquement dans ses usages agricoles, et après plusieurs expertises scientifiques conduites par des institutions plutôt conservatrices, sous l’administration Nixon ! On est loin des vilains écolos extrémistes. Son usage est toujours autorisé pour lutter contre les moustiques pour des raisons sanitaires ! La principale raison au fait qu’il est de moins en moins utilisé est simplement qu’il est de moins en moins efficace, du fait de l’adaptation des populations de moustiques… Il ne représente plus aucun intérêt économique et l’histoire de sa prétendue interdiction totale obtenue par les écologistes est une réécriture de l’histoire, destinée à porter un message idéologique : les écologistes et leur principe de précaution sont dangereux.
Dans votre livre vous indiquez que cet écosystème met particulièrement en avant la « sound science ». Vous pouvez expliquer ce concept ?
S.F. : Ce terme est arrivé dans le débat public dans les années 80 aux États-Unis, au moment où l’industrie du tabac a vu arriver les premières études portant sur le tabagisme passif. À cette époque, les communicants de Philip Morris ont inventé le concept de « sound science » qui désigne des études menées en laboratoires et dont les résultats seraient reproductibles et très fiables. Ils l’ont opposé au terme de « junk science », qui représente les études épidémiologiques qui tentent de déterminer l’impact d’un produit ou d’une technologie sur la santé ou l’environnement. Par nature, ces études sont difficilement reproductibles, car elles se basent sur l’observation de grands échantillons de personnes et tous les paramètres ne peuvent être contrôlés. Lorsqu’on étudie les personnes sujettes au tabagisme passif au cours de leur vie, on comprend bien que la même expérience ne pourra être refaite en prenant les mêmes personnes, sans les exposer à la fumée ambiante de cigarette ! Le hiatus entre la « sound science » des laboratoires industriels et la science indépendante réalisée dans le monde réel, existe encore aujourd’hui.
Quelles sont les principales fractures entre ces deux formes de science ?
S.F. : Le concept de « sound science » est très utilisé pour opposer la science académique à la science réglementaire par exemple. La première est composée de recherches qui sont publiées dans la littérature savante. Elle est lisible, transparente et critiquable. La seconde est plutôt une mise en pratique de la science, réalisée par l’industrie et conformément aux réglementations, et qui permet aux autorités de permettre ou de refuser la mise sur le marché d’un produit. Il arrive que sur certains sujets, la science réglementaire soit très en retard sur la science académique. Ça s’est vu pour des médicaments autorisés il y longtemps puis retirés du marché, mais aussi pour des pesticides ou bien plus généralement sur la prise en compte des capacités de certaines substances à être des perturbateurs endocriniens. Ce terme existe dans la science académique depuis les années 1990, mais n’a une existence réglementaire en Europe que depuis trois ans. On voit que la science réglementaire peut avoir plus de deux décennies de retard sur la science académique !
On a beaucoup vu cette opposition pendant toute la polémique qui a accompagné les enquêtes d’Envoyé Spécial sur le glyphosate.
S.F. : En fait, cela remonte même à 2015 quand le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a classé ce désherbant comme cancérogène probable. À partir de là, une machine de guerre s’est mise en place pour donner l’impression que « la science » disait le contraire. Les défenseurs du glyphosate se sont basés sur les agences réglementaires qui continuent de classer ce produit sans danger cancérogène. Ils vont aussi sortir plusieurs éléments de langages qui vont totalement pourrir le débat : « Le CIRC n’évalue pas le risque, mais le danger », ou bien encore « C’est la dose qui fait le poison donc si on boit un verre de glyphosate, on va bien évidement tomber malade ». Tous ces éléments ont été répétés à l’infini avant, pendant et après l’enquête d’Envoyé Spécial avec l’aide de comptes Twitter influents afin de décrédibiliser le travail sur le sujet. On peut rappeler qu’il existe à ce jour cinq méta-analyses suggérant des associations statistiques significatives entre le glyphosate et des cancers du système lymphatique. Pourtant, aucune de ces études ne sont jamais citées par nos « gardiens de la raison ».
Vous indiquez dans le livre que l’idée de la défense de la science, de l’esprit critique et de la rationalité était historiquement des valeurs de gauche. Or, on retrouve parmi ces nouveaux gardiens, des groupes et des personnalités situés plutôt dans le camps ultralibéral. Comment expliquez-vous ce glissement ?
S.F. : Il y a plusieurs raisons à cette trajectoire. La première, c’est que ça reflète un changement dans la structure de la communauté scientifique. Les chercheurs sont de plus en plus incités à travailler avec des sociétés privées et l’organisation de la recherche publique est de plus en plus axée sur l’innovation technique au détriment de la
recherche fondamentale. La seconde, c’est la place de plus en plus importante des ingénieurs, au détriment des chercheurs, dans les mouvements ou les associations d’amateurs de science. Pour Sylvain Laurens qui a étudié le phénomène, ces derniers ont une approche de la science qui est plus tournée vers la résolution de problèmes techniques et la commercialisation de produits, qu’une démarche exploratoire curieuse. Il ne faut pas non plus oublier l’existence d’une véritable croisade libertarienne menée aux États-Unis et dont l’objectif est de substituer la loi du marché à l’action de l’Etat. Ils considèrent que l’existence et la raison d’être d’une technologie sont justifiées si elle est adoptée par le marché. Tous ces gens défendent la science comme vecteur de progrès techniques qui permettrait d’apporter des solutions à tous nos problèmes.
Certaines personnes faisant partie de ce conglomérat semblent pourtant de bonne foi et veulent vraiment défendre la science. Sont-ils des idiots utiles ?
S.F. : Je n’aime pas vraiment cette expression, mais je pense qu’on est tous susceptibles d’être, à un moment donné, un « idiot utile ». Moi aussi, je me suis déjà fait avoir. Il y a quelque temps j’ai donné une interview à Conspiracy Watch sur le thème du glyphosate et à la fin de l’entretien j’ai dit : « bon, malgré tout ce qu’on peut dire, le glyphosate est quand même réputé être l’un des produits les moins problématiques pour la santé ». Le lendemain, j’ai reçu un mail d’un copain épidémiologiste qui me demande sans animosité quelle est ma source pour cette information. Et je me suis rendu compte que je n’en avais pas, mais que j’avais entendu tellement de fois cet « argument » que j’avais fini par l’intégrer de bonne foi.
Vu la prédominance des discours scientifiques biaisés ou orienté sur les réseaux, comment peut-on vraiment bien s’informer et garder une certaine forme d’objectivité ?
S.F. : Tout d’abord, il faut se méfier des fact checking que l’on a pu voir fleurir sur Twitter et qui tentent de trancher des questions extrêmement complexes. Le fact checking est un très bon outil pour vérifier les déclarations d’un politique, mais il n’est pas destiné à trancher des controverses scientifiques ou sociotechniques.
Ensuite, il faut être attentif à qui nous parle sur les réseaux. Un chercheur qui est vraiment spécialisé sur une question et qui participe à la littérature scientifique dans ce domaine en particulier sera toujours plus crédible qu’un scientifique qui n’est pas spécialiste de ce sujet précis, ou de n’importe quel ingénieur, vulgarisateur, ou amateur de science.
Enfin, il ne faut pas hésiter à se demander si une question scientifique engage un choix politique. Le débat sur la 5G est à ce titre très révélateur. Les défenseurs de cette technologie expliquent que les ondes ne sont pas dangereuses et que par conséquent on doit l’utiliser parce que c’est le progrès. Mais on est aussi en droit de se demander si notre société veut bien d’une technologie qui va interconnecter les objets du quotidien et étendre les capacités de surveillance de la population par exemple. Quand on utilise l’autorité de la science pour défendre « le progrès », il est bon de se demander de quel « progrès » il s’agit !
sur nonfiction.fr
Une enquête fouillée dévoile les nouvelles stratégies d’influence, notamment sur les réseaux sociaux, de certaines firmes et lobbys afin de distordre la science à leur profit.
Les familiers des échanges sur Twitter et autres réseaux sociaux concernant des sujets scientifiques ne peuvent qu’être frappés par la forme violente que prennent parfois ces derniers, alors que l’on pourrait s’attendre à des débats courtois reposant sur des preuves et argumentations scientifiques. C’est sûrement cet état des choses et la lassitude qu’elle provoque, pour n’évoquer que ce sentiment, qui ont conduit les trois auteurs des Gardiens de la raison à mener leur enquête sur cette « désinformation scientifique » d’un nouveau genre. Les deux journalistes du quotidien Le Monde – Stéphane Foucart et Stéphane Horel – sont en effet régulièrement les cibles de « trolls », dont les arguments sont souvent calibrés par certains lobbys, sur les réseaux sociaux. A l’occasion de cette enquête, ils sont également rejoints par un sociologue spécialiste des mouvements rationalistes, Sylvain Laurens.
Les habits neufs des lobbys
La « capture et l’instrumentalisation de la science, à des fins économiques et politiques, par les grandes firmes » a été largement documentée, entre autres par Stéphane Foucart, avec La Fabrique du mensonge (Denoël, 2013), et Stéphane Horel, avec Lobbytomie (La Découverte, 2018), et leur travail commun autour des Monsanto Papers. Pour autant, la nécessité d’écrire encore sur ce sujet leur semble motivée et justifiée parce ce qu’ils considèrent comme le passage à un nouveau stade dans le domaine. Les lobbys ont en effet changé de modus operandi. Jusqu’aux années 2000, ils ont financé directement des études scientifiques afin de minorer la nocivité de leurs produits ou de leurs conséquences. En réaction a eu lieu un « grand dévoilement » de ces influences ; des procès retentissants ont par exemple condamné les industriels du tabac. En conséquence, l’on assiste à une mutation des « formes de manipulation de la science par le secteur privé ». Les auteurs des Gardiens de la raison proposent ainsi une enquête sur ces nouvelles stratégies, souvent très élaborées et mises en œuvre dans la sphère numérique, visant à instrumentaliser la science à des fins privées via notamment de nouveaux acteurs : les micro-influenceurs.
Malgré la dénonciation de ces précédentes manipulations de la science par des firmes privées, l’autorité scientifique demeure centrale et reste donc l’objet d’enjeux de contrôle par ces dernières. Toutefois, écrivent les auteurs, il s’agit « maintenant [de] prendre position dans l’espace de la médiation scientifique, dans ces lieux où l’on fait la promotion de la science et de son esprit auprès des concitoyens, parfois avec l’aide des pouvoirs publics. » Les lobbys et industriels ne se contentent plus d’influencer les experts en les rémunérant, ils entendent désormais édicter ce qu’est la « bonne science » en fonction de leurs intérêts respectifs, notamment liés à l’interdiction de leurs produits (comme les pesticides) ou opérations, voire à un soutien par les politiques publiques (pour les énergies fossiles par exemple).
Ce ne sont plus seulement des scientifiques qui se retrouvent embarqués dans ces combines, mais également d’autres acteurs plus périphériques, dont des associations d’éducation populaire à la science, comme l’Association française pour l’information scientifique (Afis), au cœur de cette enquête. Pour autant, ces protagonistes n’ont pas toujours conscience de servir des intérêts autres que celui de la poursuite de la vérité scientifique. C’est d’ailleurs l’une des stratégies de ces firmes qui se concentrent en particulier sur les « micro-influencers », tels le professeur de biologie ou l’ingénieur passionné de science qui tient un blog ou un compte Twitter. Ainsi, les « années 2020 seront résolument celles des fact-checkers autoproclamés, vérificateurs d’informations et chasseurs de rumeurs. » Qui plus est, si à l’origine les défenseurs du rationalisme s’ancrent clairement à gauche, ils en viennent à se mettre au service de « mots d’ordre ultra-libéraux et libertariens » et d’un « credo conservateur » réactualisé. Certains éditeurs scientifiques sont également la cible de ces tentatives de captation.
Ruses de la déraison et intellectuels médiatiques
Les trois auteurs décrivent leur livre comme « une enquête journalistique avec sociologue embarqué ». Ils s’attachent en particulier à mettre en lumière les liens entre certains médiateurs de l’information scientifique et des groupes d’intérêts via l’analyse de certains réseaux et circuits de financement. Ils soulignent le rôle décisif des privatisations dans ce processus avec la fin des grandes entreprises publiques ou le financement privé de la recherche.
Ils s’attellent à plusieurs reprises à déconstruire la rhétorique d’arguments revenant sans cesse sous le clavier de ces « gardiens de la raison » afin de décrédibiliser leurs adversaires ou, a contrario, crédibiliser leurs produits. Au sein de ce florilège argumentatif, qui instrumentalise sciemment l’épistémologie, l’on retrouve l’idée que la préservation de l’environnement se fait le plus souvent à l’encontre de celle de l’humanité , qu’une autorisation réglementaire équivaut à consensus scientifique sur la dangerosité d’un produit, comme pour le glyphosate , ou encore que la dose fait le poison, expression souvent traduite par une distinction entre les notions de danger et de risque.
L’idéal-type de la diffusion d’une contre-vérité scientifique s’énonce désormais de la façon suivante : « Au départ, un industriel met en avant un élément de langage ; une association d’amateurs de science le “valide” ; il est répercuté sur les réseaux sociaux par des influenceurs dont les propos sont amplifiés par des milliers de comptes anonymes ; il est tant et tant martelé qu’il finit par contaminer jusqu’aux scientifiques spécialistes de ces sujets. » Parmi les autres stratégies appréciées et théorisées par ces lobbys figure l’investissement de « thématiques susceptibles de fragmenter la gauche classique ». Les auteurs citent en exemple l’interdiction du pesticide DDT, aux effets environnementaux désastreux, qui a ensuite été brandie comme un frein à la lutte contre la malaria dans les pays en voie de développement, alors même que son usage restait tout à fait possible dans ce contexte précis.
Les lobbys ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’innover dans la manipulation de l’information scientifique. En Grande-Bretagne, le Science Media Center – l’équivalent de l’AFP ou Reuters pour l’information scientifique – propose du prêt à penser (et à citer) pour les journalistes ; le centre est l’œuvre de trotskystes devenus libertariens… Dans la seconde moitié de leur livre, les auteurs se focalisent davantage sur les milieux intellectuels qui s’inscrivent dans ce même mouvement. Ils brossent un certain nombre de portraits à charge, très fouillés mais avec nuance le plus souvent, comme celui de Denis Kessler, intellectuel organique du Medef, avant de finir par celui du sociologue Gérald Bronner, décrit comme un « intellectuel rationaliste de synthèse », à l’intersection de nombreuses thématiques évoquées, dont le combat contre le principe de précaution.
En conclusion, les trois auteurs reviennent sur la crise du Covid-19. En effet, la pandémie remet en cause le dénigrement du principe de précaution ou la mise en avant des fondements du libéralisme économique (liberté de circuler, cure d’amaigrissement pour l’Etat et ses services publics, dont les hôpitaux). Ce qui fait écrire aux trois auteurs que « [si] l’on peut attribuer un mérite à la crise du Covid-19, c’est sans doute celui d’avoir subitement levé le voile sur les usages les plus opportunistes de l’autorité scientifique par ces libéraux déguisés en rationalistes. De quoi remettre au centre du débat public les scientifiques compétents ? »
Les Gardiens de la raison est donc une enquête percutante, extrêmement documentée et écrite de manière vivante, parfois humoristique. On pourra regretter que les copieuses notes soient reléguées en fin d’ouvrage alors qu’elles sont tout sauf anecdotiques pour un tel sujet. La démonstration des auteurs est par endroits moins convaincante, comme lorsqu’ils dénoncent le dernier canular scientifique en date – dans la lignée de celui, fondateur, du physicien Alan Sokal visant à ridiculiser les prétentions du postmodernisme –, certes assez grossier. En effet, la pratique est utilisée dans différents domaines, comme en sociologie, où Arnaud Saint-Martin a réussi à publier un article du même type dans la revue de Michel Maffesoli, connu pour avoir été le directeur de thèse d’Elisabeth Tessier. Enfin, les conclusions des auteurs en viennent parfois à regrouper au sein d’un même ensemble cohérent idéologiquement des firmes et lobbys aux intérêts différents.
Leur enquête pose plus largement une question fondamentale : est-il encore possible d’instaurer une discussion scientifique dans le débat public en évitant de réduire chacun à son militantisme, voire dans certains cas, à ses intérêts, mais en se focalisant sur la validité des arguments en présence ? La viabilité d’un tel débat est pourtant plus que jamais nécessaire sur de nombreux sujets.
discussion Stéphane Foucart sur Wikipedia
la réponse d’Hervé le Bars
Je suis cité dans ce livre en tant que membre et porte parole de l’Association Française pour l’Information Scientifique (Afis), membre du comité de rédaction de la revue Science & pseudo-sciences éditée par l’Afis et auteur de plusieurs articles publiés dans cette revue et sur le site (afis.org).
L’Afis est une association d’intérêt général ouverte à tous, créée en 1968. Elle est indépendante et sans lien d’intérêt financier ou idéologique avec quelque entité que ce soit : gouvernement, parti politique, entreprise, etc. Ses comptes et sa gouvernance, soumis à l’approbation de ses adhérents en assemblée générale, sont présentés sur son site Internet en toute transparence. Ses ressources proviennent exclusivement des ventes de sa revue (sans publicité), des cotisations de ses adhérents, et occasionnellement de subventions.
Je pense qu’une information scientifique de qualité constitue un atout indispensable au bon exercice de la citoyenneté dans une démocratie moderne. C’est pourquoi je suis fier de contribuer depuis plusieurs années, par mon engagement bénévole et désintéressé au sein de l’Afis, à une information scientifique de qualité auprès de tout public francophone, via la revue trimestrielle Science & pseudo-sciences, le site afis.org et le compte Twitter @afis_science.
Pour le moment, je n’ai pu lire que quelques passages du livre dans lesquels mon nom apparait et cela m’a sidéré : les auteurs dénigrent l’action de l’Afis en général et la mienne en particulier, par des insinuations malfaisantes et des tournures susceptibles d’induire chez le lecteur des interprétations contraires au faits. J’ai relevé des erreurs me concernant, que je développerai ici en plusieurs fois, car je n’ai pas beaucoup de temps à cet instant.
Chapitre 1
Le fil rouge du premier chapitre du livre est une conférence-débat qui s’est tenue en avril 2019: « Nous ne sommes pas dans une cave mais à l’intérieur de très beaux bâtiments du 8e arrondissement de Paris, dans une salle de conférence aux fauteuils confortables et à l’éclairage travaillé ». Les participants à cet événement sont décris en termes peu flatteurs. Prenant l’exemple d’une personne de l’organisation ayant eu successivement plusieurs « casquettes », les auteurs généralisent : « Cette multiplicité de casquettes et ce mélange des genres sont à l’image de ce tout petit monde qui converge dans les sous‑sols du 9, avenue George‑V ».
C’est dans ce contexte peu flatteur que mon nom apparait (souligné par moi) : « Mais qu’est-ce donc que ce petit monde en sous-sol, existant de facto par ces obsessions communes ? Un groupe de parole ? Une secte ? Un groupuscule militant ? Dans cette salle se trouve une grande partie du casting de ce livre […] Des industriels et leurs organisations représentatives (l’Union des industries de la protection des plantes – UIPP –, Bayer/Monsanto, l’Association nationale des industries alimentaires– Ania). Ses relais professionnels (les chambres d’agri culture, le Groupement national interprofessionnel des semences et plants, la FNSEA, le Syrpa). Ses communicants (Gil Rivière-Wekstein, l’agence Protéines et Serge Michels). Ses experts (Jean-Paul Krivine, Hervé Le Bars, Marcel Kuntz). » (page 39).
J’aurais pu me douter que j’allais entrer en scène ici, les auteurs ayant expliqué dans les paragraphes précédents, que l’Afis aurait dépêché « une petite délégation de membres alignée dans les premiers rangs de la salle de conférences […], sous la forme d’un chapelet de têtes chenues ».
Trêve de suspens: je n’ai pas participé à cet événement, dont j’ignorais l’existence jusqu’à la lecture de ce passage. Marcel Kuntz a déclaré sur son blog ne pas avoir participé non plus. J’ignore qui constitue cette « délégation » de membres de l’Afis « alignée dans les premiers rangs ». Un membre de l’Afis, interrogé ce matin (26 septembre 2020), m’a dit avoir assisté à l’événement pendant moins d’une heure, du fond de la salle (pour s’éclipser facilement du fait d’un emploi du temps chargé), et n’avoir pas remarqué d’autres membres de l’Afis dans la salle.
Savoir si j’y étais ou pas et si l’Afis a envoyé une « délégation » peut paraitre dérisoire, mais cela met en lumière le procédé d’insinuation dont les auteurs usent dans ce premier chapitre.
Renseignements pris, il s’agissait d’une conférence publique, ouverte à tous, avec inscription préalable par simple email. Un mardi, en pleine journée, il aurait fallu que je pose un jour de congé auprès de mon employeur pour y assister, si j’en avais eu connaissance (s’il passe par là, que mon employeur se rassure : j’assurais bien mon poste ce jour là). Quant à la « délégation » de l’Afis, elle est imaginaire. Je me demande bien comment les auteurs s’y sont pris pour établir leur liste erronée de participants, y compris les affiliations professionnelle de personnes assistant à titre personnel à une conférence publique ? Vous me répondrez peut-être que deux auteurs sont des journalistes d’investigation rompu au travail d’enquête et à l’exercice d’identification des personnes … mais alors pourquoi se sont-ils trompés concernant -au moins- Marcel Kuntz et moi-même (qu’ils connaissent) ?
Le compte rendu trompeur de cette conférence ordinaire, choisi par les auteurs comme fil rouge du premier chapitre, illustre un aspect de leur méthode : susciter la réprobation du lecteur vis-à-vis d’un « petit monde en sous-sol » construit artificiellement, par amalgame, quitte à inventer des participations ou des délégations imaginaires.
La cancérogénicité du glyphosate
Page 105, au sujet de la cancérogénicité du glyphosate, les auteurs attaquent vivement l’Afis et moi-même (en tant qu’auteur d’articles sur ce sujet). Je cite intégralement trois paragraphes successifs (les mises en exergue sont de moi-même) :
Au moment où ce livre était rédigé, la revue de l’Afis n’avait cité en tout et pour tout qu’une seule étude sur ce sujet [du lien entre glyphosate et cancer], l’Agricultural Health Study (AHS). Conduite aux États-Unis sur une cohorte de 89 000 agriculteurs américains, l’AHS ne trouve pas de lien statistique entre l’utilisation d’herbicides à base de glyphosate et la survenue de cancers parmi les 54 000 personnes appliquant des pesticides dans ce groupe. Voilà la preuve que l’herbicide n’a pas de propriété cancérogène, selon les gardiens autoproclamés de la science. Mais pourquoi ne citer qu’une seule étude – celle qui ne trouve aucun lien –, et ne pas tenir compte de toutes celles qui en trouvent un ? En épidémiologie, les meilleurs niveaux de preuve sont offerts par des méta-analyses ou des études « poolées », qui rassemblent les données de plusieurs études ou cohortes, y compris celles issues de l’étude AHS. L’accumulation de données obtenues dans des contextes différents réduit le risque de biais – qu’il s’agisse de « faux positifs » (l’étude met en évidence un lien qui n’existe pas) ou de « faux négatifs » (l’étude ne trouve pas de lien, alors que celui-ci existe).
En date de mars 2020, il existait cinq métaanalyses de ce type publiées dans la littérature savante. Et les cinq suggèrent des associations statistiquement significatives entre le glyphosate et certains cancers du système lymphatique. La première indique une augmentation de 50 % du risque de lymphomes non hodgkiniens (LNH) chez les utilisateurs de Le danger risquologique glyphosate, par rapport aux non-utilisateurs. Pourtant financée par Monsanto, la deuxième suggère un risque accru de 30 % pour les LNH et de 40 % pour le myélome multiple. Dans la troisième, les professionnels les plus fortement et les plus longuement exposés ont un risque accru de 41 % des LNH par rapport aux non-utilisateurs. La quatrième a suivi plus de 310 000 agriculteurs norvégiens, français et américains pendant une décennie. Cette étude poolée dite « prospective », la plus vaste jamais menée sur le sujet, met en évidence une augmentation de 36 % du risque de contracter le LNH le plus courant – le lymphome diffus à grandes cellules B – pour les utilisateurs de glyphosate. La cinquième, enfin, rassemble les données de toutes les études rétrospectives conduites en Amérique du Nord, dont l’AHS. Avec prudence, elle suggère un risque de LNH presque doublé pour les agriculteurs utilisant du glyphosate plus de deux jours par an.
Pourtant, aucune de ces cinq études n’a jamais été mentionnée dans la revue de l’Afis ou sur son site Web. Tout scientifique, tout professionnel de la communication scientifique le savent : il est trompeur de s’appuyer sur une étude isolée pour faire valoir un fait ou une idée tout en ignorant l’ensemble des autres travaux semblables. Une étude isolée a toujours un poids limité. C’est le choix que fait cependant l’association rationaliste, en ne citant que l’AHS… alors qu’elle ne cesse de mettre en garde ses membres et ses lecteurs contre la tentation de s’en remettre à une seule étude pour se faire une idée juste sur un sujet complexe. « Bien entendu, “une hirondelle ne fait pas le printemps” et une simple étude ne fait pas la vérité en médecine », insiste le rédacteur en chef de Science & pseudo-sciences en octobre 2018. « Une étude isolée peut produire un résultat erroné, c’est l’avancement normal de la science […]. » Le message semble si important qu’il est inlassablement assené, de numéro en numéro. Pourtant, les responsables de l’association rationaliste dérogent de manière spectaculaire à ce principe quand il s’agit de défendre le produit phare de Monsanto.
Dans ce passage, les auteurs accusent l’Afis de faire du cherry-picking intentionnel sur le lien entre glyphosate et cancer. Nous dérogerions « de manière spectaculaire » aux principes que « tout scientifique, tout professionnel de la communication » connait. Je suis directement visé en tant qu’auteur du seul article de fond sur ce sujet sur le site de l’Afis. Nous n’aurions cité « en tout et pour tout qu’une seule étude sur le sujet, l’Agricultural Health Study (AHS) ». Nous aurions « fait le choix » de ne citer qu’une « étude isolée » !
L’accusation est grave mais sa fausseté est facilement vérifiable. Il suffit de se reporter à l’article dont j’ai la fierté d’être l’auteur, intitulé Le glyphosate est-il cancérogène ? pour constater que je ne cite l’AHS qu’après avoir formulé ma conclusion sur le fond. Vous pouvez le vérifier en vous reportant à la conclusion de mon article, que voici :
Glyphosate et cancer – conclusion
Au terme de notre analyse, nous arrivons à la conclusion qu’après plus de quarante ans de recherche scientifique active, aucun indice convaincant de cancérogénicité du glyphosate pour l’Homme ne s’est manifesté à des doses compatibles avec une exposition humaine réaliste. Toutes les agences sanitaires ayant mené une réévaluation du potentiel cancérogène du glyphosate suite à l’avis du CIRC l’ont à nouveau déclaré non cancérogène. Notamment, l’ECHA, dont les classifications de danger ont valeur réglementaire en Europe.
En outre, une nouvelle étude épidémiologique d’envergure vient d’être publiée dans la revue scientifique Journal of the National Cancer Institute. Il s’agit d’une vaste étude de cohorte prospective, ayant suivi 54 251 agriculteurs américains sur plus de vingt ans. Cette étude ne trouve pas de lien entre exposition aux herbicides à base de glyphosate et l’apparition de cancer, notamment de lymphome non-hodgkinien. Les auteurs concluent : « Dans cette vaste étude de cohorte prospective, aucune association n’apparaît entre le glyphosate et les tumeurs solides ou lymphoïdes malignes, y compris le lymphome non-hodgkinien et ses sous-types ». Cette nouvelle étude est une réactualisation de l’étude de 2005 qui était déjà considérée comme assez solide par les agences sanitaires, bien que ne portant à l’époque que sur sept années de suivi. Avec un suivi de plus de vingt ans de cette vaste cohorte d’agriculteurs, les conclusions rassurantes des agences sanitaires se trouvent donc corroborées.
Comme vous pouvez le constater, ma conclusion ne se base pas sur l’AHS mais sur un ensemble d’avis d’agence de sécurité sanitaire, que l’AHS vient seulement « corroborer ». En effet, mon article n’est pas une revue de la littérature scientifique mais une revue des avis des agences sanitaires du monde entier suite à l’avis du CIRC. Le choix des sources de l’article est présenté en toute transparence au début de mon article :
Suite à l’avis du CIRC, en deux ans et demi, une dizaine d’agences de sécurité sanitaire ont réétudié le potentiel cancérogène du glyphosate. Pour le présent article, nous avons analysé, au 20 octobre 2017, les derniers avis publiés par onze instances publiques (Allemagne, Australie, Canada, États-Unis, Europe, France, Nouvelle-Zélande, Japon). Cela représente une vingtaine de rapports d’expertise, pour un total d’environ 1 500 pages.
Mon intention, présentée en toute transparence, n’était donc pas de mener une revue de la littérature scientifique. Je n’avais aucune raison de procéder moi-même à un choix délibéré d’articles scientifiques. J’ai recherché, à la date du 17 octobre 2017, l’ensemble des avis d’agences de sécurité sanitaire accessibles publiquement sur internet dans une langue que je maitrisais (anglais ou français), traitant de la cancérogénicité du glyphosate et publiés depuis l’avis du CIRC en mars 2015. Mon intention était d’être exhaustif dans cette recherche, et je crois l’avoir été, puisqu’à ce jour personne ne m’a encore signalé d’oubli.
L’accusation des auteurs du livre, affirmant que l’Afis aurait fait « le choix » de « ne citer que l’AHS » est trompeuse. Nous n’avons pas basé notre conclusion sur une seule étude, ni même sur un petit nombre d’études, mais sur l’ensemble des avis des agences sanitaires du monde entier, qui réalisent des expertises scientifiques collectives en se basant sur la littérature scientifique. Nous n’avons donc pas dérogé « de manière spectaculaire » à nos principes « quand il s’agit de défendre le produit phare de Monsanto ». La critique est infondée et incompréhensible, et l’insinuation de soutient à Monsanto est malfaisante.
J’ajoute que les articles scientifiques publiés après le 17 octobre 2017, dont trois des cinq méta-analyses citées par les auteurs du livre dans l’extrait ci-dessus, ne pouvaient chronologiquement pas figurer dans mon article. Et pour les deux qui étaient déjà publiées au moment de la rédaction de mon article, leurs résultats avaient été pris en compte dans les expertises des agences sanitaires que j’ai cité.
Ensuite, l’Afis a traité beaucoup d’autres sujets intéressants depuis 2017, et n’a pas l’intention de mobiliser toutes ses capacités sur le thème étroit de la cancérogénicité du glyphosate en menant sa propre revue de la littérature scientifique, même pour contenter les auteurs de ce livre ou essayer (est-ce possible ?) de mettre un terme à leurs critiques acerbes.
Ai-je falsifié les propos de chercheurs allemands ?
A propos d’un article de l’Afis critiquant un reportage Envoyé Spécial diffusé sur France 2, les auteurs écrivent (page 101) : « La phrase utilisée par l’Afis pour mettre en cause l’honnêteté du reportage n’a donc été extraite qu’au prix d’une chirurgie éditoriale lourde qui conduit à faire dire aux chercheurs allemands l’inverse de ce qu’ils avaient formulé. »
Étant co-auteur de cet article avec Jean-Paul Krivine, je suis ciblé par cette accusation. Les auteurs nous accusent d’avoir falsifié les propos de chercheurs allemands, leur faisant dire « l’inverse de ce qu’ils avaient formulé ». Nous aurions fait cela « pour mettre en cause l’honnêteté du reportage ».
Contexte de la citation
Pour le reportage Envoyé Spécial, plusieurs personnes avaient subi des analyses d’urine afin d’y rechercher des traces de glyphosate. A 31’15, une de ces personnes interroge Élise Lucet : « Est-ce qu’on connaît la limite acceptable ? ». La réponse d’Élise Lucet est la suivante : « On est incapable de fixer un seuil, un taux au-delà duquel on dit c’est dangereux, il n’y a pas de norme ».
Dans notre article, nous réagissions ainsi : « C’est une contre-vérité. On sait interpréter les concentrations retrouvées dans les urines à la lumière des normes et seuils existants. » Nous ajoutions : « Il existe bel et bien des normes sanitaires et réglementaires relatives au glyphosate : une dose journalière admissible (DJA), une dose sans effet (DSE), 378 denrées alimentaires pour lesquelles ont été définies des limites maximum de résidus (LMR), un seuil réglementaire et une valeur toxicologique pour la qualité des eaux potables (Vmax). » A ce sujet, toute personne intéressée pourra se reporter à cette fiche de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) qui précise que les « quantités de glyphosate de l’ordre de 1 µg/L dans les urines, correspondent à une exposition par voie orale inférieure à 1% de la dose journalière admissible. »
Nous ne mettions donc pas en cause l’honnêteté du reportage, mais nous relevions une contre-vérité dans la réponse d’Élise Lucet. Il est en effet regrettable que les auteurs du reportage Envoyé Spécial n’aient pas pensé à interroger l’Anses afin de répondre à la question pertinente posée par cette participante au Glyphotest, plutôt que de formuler une réponse fausse entendue alors par 2.8 millions de téléspectateurs ce jour là.
L’étude scientifique allemande
Pour établir un lien entre la concentration de glyphosate dans les urines et la dose journalière admissible (DJA) dans l’alimentation, nous faisions référence à une étude de chercheurs de l’Agence fédérale de l’environnement allemande. Voici le paragraphe complet tiré de l’étude, duquel nous reprenions le calcul permettant de lier une concentration de glyphosate dans les urines avec la dose absorbée par un individu via l’alimentation.
3.4. Pertinence pour la santé de l’exposition interne observée
La dose journalière admissible (DJA) pour le glyphosate dérivée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) est de 0,5 mg/kg/j (EFSA, 2015). En supposant un poids corporel de 60 kg, une absorption orale de 20% avec une élimination rapide par voie urinaire et une excrétion urinaire quotidienne de 1500 à 2000 mL, la concentration dans les urines sur 24 h associée à cette DJA se traduit par 3000 à 4000 μg/L. Cette concentration est supérieure à la concentration maximale observée dans cette étude (2,8 μg / L) d’un facteur de 1000. Étant donné l’évaluation des risques de l’EFSA, aucune concentration de glyphosate mesurée dans les échantillons ESB [NDT: échantillons d’urine] n’est problématique pour la santé humaine. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a cependant classé le glyphosate dans le groupe 2A (« probablement cancérogène pour l’homme ») (IARC, 2016). En prenant en compte cette évaluation, en particulier la tendance croissante de l’exposition interne au glyphosate documentée par les échantillons ESB mérite attention au regard de la santé humaine.
Glyphosate in German adults – Time trend (2001 to 2015) of human exposure to a widely used herbicide
Ce paragraphe dit très clairement qu’une concentration de glyphosate de 2.8 μg/L dans les urines correspond à une dose de glyphosate ingérée qui est plus de 1000 fois inférieure à la DJA. Or, cette DJA est censée être protectrice pour la santé avec une marge de sécurité importante, selon toutes agences sanitaires du monde ayant évalué les risques de l’exposition au glyphosate. Puisque dans le reportage Envoyé Spécial, la concentration maximale de glyphosate dans les urines était de 1.26 μg/L, nous étions fondé à être confiant sur l’absence de risque d’une telle imprégnation.
C’est pourquoi, après avoir décrit le calcul, nous citions un extrait du paragraphe 3.4 cité intégralement ci-dessus : « aucune concentration de glyphosate mesurée n’est problématique pour la santé humaine ».
Pour les auteurs du livre, nous aurions fait dire ici aux chercheurs allemands « l’inverse de ce qu’ils avaient formulé », en raison des phrases que nous n’avons pas citées. Les chercheurs allemands précisaient que « la tendance croissante de l’exposition interne au glyphosate documentée par les échantillons ESB [NDT: d’urine] mérite attention au regard de la santé humaine ». Notez bien que c’est la « tendance croissante » qui « mérite attention ». Cette mention m’avait semblé n’être qu’une remarque banale des chercheurs, notant qu’en dépit d’observations rassurantes, il fallait rester vigilant à cause de la « tendance croissante », suggérant ainsi la nécessité de poursuivre la surveillance.
Sachant que nous nous intéressions aux concentrations observées dans le reportage de Envoyé Spécial, nous n’avions aucune de raison de mentionner la tendance dont discutent les chercheurs. Aucune interprétation raisonnable ne permet d’affirmer que les phrases non-citées inverseraient le sens de la citation. En effet, inverser la phrase que nous avons citée reviendrait à affirmer qu’il existe des concentrations de glyphosate mesurées dans les échantillons d’urine qui sont problématiques pour la santé humaine. Si les chercheurs avaient vraiment voulu alerter de ce problème de santé publique, il l’auraient formulé de manière bien plus explicite dans leur section 3.4 intitulée « Pertinence pour la santé de l’exposition interne observée ».
J’ajoute que notre petite citation n’était pas indispensable à notre démonstration, la référence à la DJA suffisant à établir le caractère erroné de la réponse d’Élise Lucet et à rappeler le constat d’absence de risque sanitaire d’un tel niveau d’imprégnation, porté par toutes les agences de sécurité sanitaires ayant étudié cette question.
Résumé
Sur la base d’allégations sans fondement, les auteurs du livre m’incluent dans un « petit monde en sous-sol » décrit comme malfaisant. Ensuite, ils affirment que l’avis de l’Afis sur le lien entre glyphosate et cancer serait basé sur « une seule étude » alors que mon article à ce sujet cite les conclusions des expertises de toutes les agences de sécurité sanitaires. Enfin, ils prétendent que l’Afis -en fait moi-même et mon co-auteur- aurait inversé le sens d’une phrase de chercheurs allemands, ce que la simple consultation du texte original infirme.
Ces allégations fausses sont assénées sans conditionnel et sur un ton accusatoire incitant le lecteur du livre à croire que je participerais, au sein de l’Afis, à une entreprise de désinformation malfaisante. J’ignore pourquoi les auteurs se sont ainsi écarté des conditions minimales indispensables à tout débat constructif dans une société moderne.
Quoiqu’il en soit, les calomnies dont l’Afis et moi-même sommes victimes ne font que renforcer ma conviction de l’importance de sa mission d’intérêt public.
L’Association française pour l’information scientifique (Afis), créée en 1968, se donne pour but de promouvoir la science et d’en défendre l’intégrité contre ceux qui, à des fins lucratives ou idéologiques, déforment ses résultats, lui attribuent une signification qu’elle n’a pas ou se servent de son nom pour couvrir des entreprises charlatanesques.
afis.org
sur la menace théoriste
LA RAISON N’EST PAS UN TROPHÉE – RÉPONSE À FOUCART, HOREL & LAURENS
Nouvel épisode d’une guerre idéologique larvée dans le monde du rationalisme. Stéphane Foucart, Stéphane Horel & Sylvain Laurens sont les auteurs d’un livre qui attaque “Les gardiens de la raison” à travers une ” Enquête sur la désinformation scientifique”. Ils dénoncent une instrumentalisation des sciences pour la remplacer par une autre, la leur. En bref, c’est la même salade que l’article absurde de Bruno Andreotti dans Zilsel auquel j’avais répondu ici. Andreotti figure sans surprise dans les remerciements du livre…
On y trouve essentiellement des anecdotes, une litanie de faits (en mode cherry picking) et de procès d’intentions livrés à la sagacité du lecteur à qui revient la charge de relier les points de ce mille feuilles pour voir apparaître la vérité sous-jacente, profonde, et en quelque sorte indicible puisque suggérée, insinuée, dans les pages du bouquin. La thèse centrale révèle l’existence d’une communauté dévolue à la cause d’un conservatisme libertarien venu d’Amérique et au service (directement ou indirectement) des grandes industries.
Entendons-nous bien : 1) si tout cela était vrai, ce serait grave. 2) Les efforts des grandes puissances économiques pour influencer le public sont réels. 3) La corruption existe (chez les lobbyistes de tous les camps, et même ailleurs). 4) Les experts médiatiques prennent trop souvent la parole sur trop de sujets, et reçoivent d’avantage la parole quand elle s’aligne avec la ligne éditoriale de la structure invitante. 5) Il faudrait limiter et rendre totalement transparents les liens d’intérêt entre les détenteurs de la parole scientifique dans les média et les entreprises. 6) L’écologie est un sujet urgent, brûlant, souvent maltraité par ceux qui se piquent d’en parler. 7) Il existe une crispation déplorable d’une partie du monde “sceptique” envers les sciences humaines et sociales.
Tout cela n’autorise pas les auteurs des “Gardiens de la raison” à tirer à vue sur les acteurs du monde du rationalisme, en particulier ceux qui ont le malheur de ne pas goûter leur manque de scrupule dans la défense de leur propre agenda idéologique. Le chapitre 5 ” La trollisation de l’espace public” livre des portraits saisissants de mépris de Bunker D, Matadon, Mathieu « MJE » Rebeaud, Anthony Guihur… Les jugements minables sur leur personne s’y succèdent, et on se demande bien quel but informatif est recherché dans ces pages d’une intense médiocrité.
« Ses yeux roulent comme des billes sombres dans le visage pâle de quelqu’un qui se couche tard et se lève tard. »
« Pour lui, sa « pratique » du scepticisme et le journalisme sont intimement liés. »
« Mathieu « MJE » Rebeaud change souvent de photo de profil ; certaines ont d’ailleurs été prises par Paul Gosselin/Bunker D. »
« (…) on sent chez lui une curiosité pour le métier de journaliste. Une convoitise, presque. »
« Anthony Guihur parle bien. Mathieu Rebeaud gribouille dans un carnet à spirale où une ligne rouge divise la page en deux.»
Parfois on se demande ce que c’est que le “journalisme d’insinuation”. Les auteurs en fournissent de nombreux exemples.
Je recommande la lecture des contributions de ces personnes qualifiées de trolls par nos trois juges. Vous y trouverez des analyses rigoureuses sur la mésinformation chronique de certains médias au sujet, notamment, des pesticides et des OGM ; sujets où la contradiction est tellement mal vécue par Stéphane Foucart qu’il souhaite la faire taire en usant de l’attaque en diffamation.
Stéphane Foucart a publié “La Fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger” (Denoël, 2013), et Stéphane Horel, “Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie” (La Découverte, 2018). Ce type d’enquête est important. Mais leur grille de lecture du monde, si l’on n’y prend pas garde, est un marteau pour lequel nous sommes tous des clous, puisqu’il suffit de soupçonner un lien quelconque, une connivence, un contrat secret pour juger. Et clou, nous le sommes d’autant plus facilement qu’il n’est pas venu à l’esprit de ces gens de nous contacter avant d’écrire sur nous (la TeB). Ils doivent s’imaginer qu’ils savaient déjà ce que nous avions à dire. La méthode aurait de quoi rendre franchement sceptique si nous ne l’étions déjà par défaut.
Il y a peut-être du vrai dans les liens d’intérêt quasi-mafieux que les journalistes nous dépeignent ; les petites histoires laborieusement égrenées au long de ces 372 pages sont peut-être les indices d’une corruption généralisée du milieu rationaliste (soit par appât du gain, soit par la faute d’une stupidité instrumentalisée par les think tank) :
« Ces dernières années, les amateurs de science ont été convertis en relais zélés et bénévoles de messages essentiellement politiques, manipulés pour propager le contenu dégriffé des industriels du toxique. » (page 322)
Mais alors on souhaiterait que nos trois héros travaillent à en faire la démonstration, c’est leur job, il est important. Le sujet ne peut pas être laissé à des nuls ou à des militants malhonnêtes, qui seraient, pour le coup, les vrais idiots utiles des vrais corrupteurs & corrompus.
Je n’ai pas les connaissances nécessaires pour évaluer la pertinence de toutes les attaques contenues dans ces pages. Il ne me revient pas de porter un jugement sur l’ensemble du livre. Mais sur certains aspects, le texte se distingue tellement peu des élucubrations complotistes dirigées contre notre travail quotidiennement depuis 5 ans, qu’il sera sans nul doute salué par les plus virulents de nos détracteurs, heureux de voir couché sur papier leurs obsessions (comme l’astroturfing ou l’accusation d’appartenir à un bord politique abhorré), et peu regardants sur l’absence de substance permettant de sortir de la lecture avec des informations pertinentes.
Les cibles de ce brûlot sont désignées comme des “défenseurs de la science autoproclamés” ce qui me pousse à m’interroger sur qui pourrait bien embrasser cette vocation autrement que de sa propre autorité. Les auteurs pensent-ils être mandatés, eux, détenir un droit supérieur à défendre la science ? Je ne me perdrai pas en conjecture, mais je souligne cette expression mainte fois répétée, elle doit bien avoir sa raison d’être.
La forte irritation (parfois légitime) provoquée chez les auteurs par les personnages qu’ils attaquent dans ce livre reste à mes yeux leur seul point commun. C’est bien faible, et bien prétentieux d’y voir une raison valable à imprimer du papier.
J’ai reçu une copie pdf du livre qui circule chez les journalistes avant sa sortie, comme c’est de coutume. Mon nom y est cité. Je vous livre ci-dessous l’intégralité des phrases qui me concernent.
Page 202, au sujet de la tribune « La culture scientifique est à reconquérir » de 2018 :
« La liste des signataires s’enrichit des noms de Alexandre, « chirurgien et entrepreneur », de Mathias Dufour et de sa soeur Héloïse, de Thomas C. Durand, « vulgarisateur » de la chaîne YouTube « La Tronche en biais », etc.»
Page 214, au sujet du groupe Humensis, dans une section titrée “Et un éditeur pour les publier tous” (la comparaison avec le maléfique anneau unique de Sauron ne vous aura pas échappée)
« Vous avez acheté La Démocratie des crédules (2013) ou Cabinet de curiosités sociales (2018) de Gérald Bronner ? Et le livre du youtubeur Thomas C. Durand, dit La Tronche en biais, Quand est-ce qu’on biaise ? (2019) ? Ainsi que le dernier opus de Catherine Bréchignac, l’animatrice du Club Lavoisier, Le Progrès est-il dangereux ? (2019) ? Si oui, alors vos sous sont acheminés vers un seul et même bénéficiaire : Humensis, une filiale de Scor. »
NB : Thomas C. Durand n’est pas “La Tronche en Biais” qui est un projet collectif. Soit ils le savent, soit ils ne le savent pas…
Sur le même sujet, page 220 :
« Mais le premier ouvrage mis à l’honneur est celui du youtubeur Thomas C. Durand. Son livre Quand est-ce qu’on biaise ? reprend la ligne de ses émissions diffusées sous le nom « La Tronche en biais ». Se réclamant de la zététique, courtisé par l’Afis, l’auteur est un « docteur en biologie ayant travaillé sur les stress abiotiques du peuplier », mais il intervient sur bien d’autres sujets, comme l’énergie ou les études de genre. »
La profondeur du portrait vous donne une idée de celle de l’analyse. Je me permets d’indiquer que mon sale caractère personnel (le nom qu’on donne à l’insoumission des autres) n’est un mystère pour personne chez Humensis où je ne me gène pas pour exprimer des critiques sévères à propos de certains choix éditoriaux (Cf. Tronche de Fake sur Jean-Dominique Michel ou mon billet sur l’inquiétude que suscite l’ouvrage de Sylvie Cafardy), critique que je m’autorise quand les ouvrages abordent des sujets où j’ai quelque compétence. Soit dit en passant, il suffirait que tous les auteurs de toutes les maisons d’édition fassent cela pour que le paysage change.
Mon travail au sein de l’ASTEC est évoqué à quelques autres reprises. Page 270, un chapitre évoque « une croisade antigenre au nom de Darwin » et raconte ceci :
« Les partages d’information de Peggy Sastre sur les réseaux sociaux sont une farandole d’acteurs croisés dans les chapitres précédents. Avec Le Figaro, Les Inrocks9, les comptes Twitter des youtubeurs @LaTroncheEnBiais et @DebunkerDesEtoiles, et de @JeromeQuirant, un ingénieur en génie civil membre de l’Afis, Peggy Sastre fait partie des rares personnes qui s’intéressent à l’affaire Sokal au carré. »
Il se trouve que mon compère Vled Tapas est militant LGBT et sur les questions de genre ; et nous ne travaillons pas ensemble par hasard. Il se trouve aussi que le chapitre 23 de Quand est-ce qu’on biaise ? revient longuement sur le sujet du genre et sur les subtilités nécessaires pour aborder cette notion, à la fois depuis les sciences humaines et depuis les sciences du vivant (ce sera le sujet de l’épisode 10 de la Tronche en Biais que nous souhaitons enregistrer avant la fin de l’année). Ou bien les auteurs ne savent pas tout cela, ou bien ils ont fait le choix délibéré d’ignorer ces détails embêtants, de les taire, afin de pouvoir laisser entendre sur cette page que l’équipe de la Tronche en Biais participerait à une “croisade” contre les études de genre. Du journalisme d’insinuation. Je suis bien obligé de constater que les auteurs se livrent à une tromperie de leur lectorat et à une insulte à caractère diffamatoire de notre travail.
Page 145, la naissance d’un grand nombre de chaines de vulgarisation à la même époque (2012-2016) suscite ce paragraphe :
«Le « phénomène AgriSkippy » coïncide avec l’explosion du nombre de chaînes YouTube de vulgarisation scientifique, de « débunking » ou de promotion de l’esprit critique. Les chaînes « Hygiène mentale », « La Tronche en biais », « Science4All », « Science étonnante » (tenue par David Louapre a), les youtubeurs Mr. Sam, Matadon, Jordanix, Débunker des étoiles, Defakator (« On défake sur les fakes ! », proclame l’auteur), Le Réveilleur, Chat sceptique, etc. prétendent y « débunker » les rumeurs, fausses informations et autres idées reçues sur des applications scientifiques de l’industrie, certains se réclamant de la zététique. Chacun son ton et ses sujets de prédilection, mais dès lors que certains sujets sont abordés (OGM, pesticides, nucléaire, vaccins, etc.), ce sont souvent les mêmes arguments qui reviennent inlassablement, les mêmes images, les mêmes invocations de consensus scientifiques, d’ailleurs souvent imaginaires. Une constellation de blogs et de comptes Twitter opèrent en symbiose avec ce petit monde de vidéastes. Afficher un nom rigolo est un passage obligé : « Chèvre pensante », « La Théière cosmique », « Menace théoriste », « Evidence based bonne humeur », etc. »
On est dans le quasi-factuel, le superficiel et le mépris suintant. C’est le climat général de l’ouvrage.
Ce livre est la raison pour laquelle la rédaction d’Arrêt sur Image m’avait invité, en compagnie de Vled Tapas à participer à un plateau face à Stéphane Foucart et Stéphane Horel. Courageusement, ces derniers ont refusé. Ils iront sans doute parler ailleurs sans contradicteur, leurs relais dans le monde médiatique sont bien plus puissants que les nôtres. J’espère qu’ils y répéteront surtout leur phrase de conclusion, à laquelle je souscris sans hésitation :
« La science ne se fait pas sur les plateaux de télévision, dans la zone mondaine de la science ou en 140 signes sur Twitter, elle surgit de la confrontation d’arguments dans les revues, de l’accès aux données, de la transparence sur les conflits d’intérêts. Quand vérité scientifique il y a, elle sort de la bouche des savants, pas de celle des gardiens autoproclamés de la science. »
Articles similaires
Pour aller plus loin : réponses d’autres mis en cause.
Réponse de l’AFIS.
Réponse de Yann Kindo (qui n’est pas cité mais se sent concerné et montre bien l’inanité des attaques)
Réponse de Franck Ramus.
Réponse de François-Marie Bréon.
Réponse de Virginie Tournay.
Réponse de Laurent Dauré.
Réponse de Hervé Le Bars.
Réponse de Jean Bricmont.
Réponse de Marcel Kuntz.
Réponse de Fransesco Di Iorio.
Réponse de Philippe Stoop.
12/09/2020/8 COMMENTAIRES/PAR ACERMENDAX
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8
RÉPONSES
Philippe Vergnes
Philippe Vergnesdit :
12/09/2020 à 15:50
J’attends avec impatience de pouvoir lire le livre de ces journalistes pour me forger ma propre opinion, tout comme j’ai pris connaissance de vos propres livres et de ceux que les zététiciens ont pu publier (surtout ceux d’Henri Broch). Mais si tel est bien le cas, je déplore d’ores et déjà tous sophismes ad personam et “les jugements minables sur leur personne” qui seraient prononcés par les auteurs… et ce quels qu’ils soient.
Outre le fait que de tels jugements alimentent une guerre “fratricide” (version humaniste) dont il conviendrait de sortir, ils empêchent toute possibilité d’entrer dans les représentations d’autrui en vue d’une meilleure compréhension réciproque. Ce que le sociologue et philosophe Edgar Morin nomme “la barbarie de la communication humaine”.
Mais justement, en parlant des jugements minables sur les personnes, ne prenez-vous pas vous-même part à cette “barbarie” en vous attaquant aux personnes plutôt qu’à leurs idées ?
Car n’en déplaise à certains, la pensée critique (concept que je préfère à celui d’esprit critique) s’exerce sur les idées et non pas sur les hommes. Or, en attaquant les hommes comme vous avez pu le faire récemment dans un format vidéo et un article bourrés de biais ne craignez-vous pas d’être des vecteurs de propagation de ce contre quoi lutte la zététique, in fine, c’est-à-dire le manque de pensée (d’esprit) critique dans nos évaluations et nos prises de décisions ?
Répondre
Kuntz
Kuntzdit :
25/09/2020 à 10:19
Je vous trouve tous très injustes : moi j’ai remercié les auteurs du livre
http://www.marcel-kuntz-ogm.fr/2020/09/merci-aux-auteurs-du-livre-les-gardiens-de-la-raison.html
Répondre
Schneider
Schneiderdit :
26/09/2020 à 12:55
En tous cas, des sites comme La menace théoriste donnent libre cours à des électrons libres comme Jacques Van Rillaer, déblatérant ses élucubrations et procès d’intention contre une “psychanalyse” qu’il ne connaît pas, traitant – par insinuation – les 30000 professionnels psychologues qui utilisent le référentiel psychanalytique de “charlatans”. Et vous le laisser poster à go go (cf. une ancienne discussion, à partir d’une revue de son livre à la médiocrité crasse). Vous ne donnez aucun gage du sérieux que vous revendiquez. Le qualificatif de “pseudo-rationaliste” semble effectivement s’appliquer à vous, Franck Ramus, et tant d’autres… en tout cas pour la psychologie. Il va à un moment falloir que cela cesse, cette instrumentalisation de la science, qui n’a absolument plus rien des fondements de la démarche scientifique.
Répondre
Corentin
Corentindit :
10/11/2020 à 16:14
Soit vous êtes un troll, soit c’est vous qui n’êtes pas renseigné. Jacques Van Rillaer connait très bien la psychanalyse puisqu’il l’a lui-même pratiquée avant de devenir un de ses détracteurs.
Je cite Wikipedia : “Jacques Van Rillaer a travaillé un an comme psychologue praticien au Centre consultatif pour les études et cinq ans au Centre de psychologie clinique du professeur Jacques Schotte. Il a été membre de l’École belge de psychanalyse de 1965 à 1979. Il a effectué son analyse didactique de 1965 à 1969. Il a pratiqué la psychothérapie d’orientation freudienne de 1969 jusqu’au moment de sa démission de l’École belge de psychanalyse en novembre 1979. ”
Le reste de votre commentaire ne mérite même pas de considération, mais je vais m’y attarder (notez que mon phrasé dénote un biais à votre encontre, pour lequel je présente mes excuses au lecteur). Vous y condamnez une “instrumentalisation de la science, qui n’a absolument plus rien des fondements de la démarche scientifique”, mais sans donner une seule preuve, un seul élément de réflexion. Vous vous contentez d’attaques gratuites, alors que, justement, vous vous érigez vous aussi en défenseur de la démarche scientifique.
Qu’est-ce qui vous déplait dans la démarche de Mendax ? Il ne parle de ce livre que selon l’angle qu’il maitrise, soit les éléments qui le concernent à l’intérieur, en dénonçant quand ils sont factuellement faux et en mettant en évidence les procès d’intention. Les critiques constructives sont toujours les bienvenues, je pense que l’auteur ne me contredira pas sur ce point. Mais la votre est tout l’inverse.
Répondre
Michel Jean
Michel Jeandit :
30/09/2020 à 00:14
@Schneider
Le psychologue a un diplôme universitaire.
Le psychiatre est un médecin.
Le psychanalyste a un divan et se base sur une théorie fondée par un type au 19ème siècle.
Voilà
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Un nouveau journalisme : de l’insinuation à l’inquisition. | VIRGINIE TOURNAYdit :
23/09/2020 à 20:46
[…] Pour plus d’informations, le lecteur peut se référer au texte de Thomas Durand https://menace-theoriste.fr/la-raison-nest-pas-un-trophee-reponse-a-foucart-horel-laurens/ et de Franck Ramus […]
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Programme de lecture – Le blog de Mata’idit :
19/09/2020 à 15:37
[…] de Sylvain Laurens et Stéphane Foucart à propos des militants pour la science, la réponse de la Tronche en Biais, celle de […]
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Les champions de l’intox | Ramus méningesRamus méningesdit :
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La défense de la science et de la raison est de plus en plus instrumentalisée par des lobbyistes qui s’abritent derrière des ONG. Ce travail de sape obscurantiste bénéficie aux industriels pour lesquels ils travaillent et menace les fondations de la science.
Issu d’enquêtes croisées menées au cœur des milieux lobbyistes et de leurs relais, Les gardiens de la raison porte sur l’intrication toujours plus dense des enjeux de connaissance et des enjeux politiques et économiques. Forts d’années d’expériences passées à suivre les tribunes publiques et déploiements médiatiques lors desquels des contenus de science se retrouvent « capturés » (p. 11) par des représentants industriels, les trois auteurs, journalistes au Monde pour deux d’entre eux, sociologue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales pour le troisième, rendent compte, de manière engagée, de ce qui, aujourd’hui, complique et opacifie les mondes informationnels. Parfaitement assumé, le ton, indigné tout autant qu’accablé, donne au travail d’enquête et de documentation une texture singulière. Quelque chose doit être énoncé, et doit être énoncé clairement ; quelque chose doit être dénoncé, des noms, des réseaux doivent être exposés pour « dire ce qu’il en est de ce qui est » (Boltanski 2012 : 22) et donner de l’importance à ce qui est en train d’arriver. Parce que, si la logique n’est pas nouvelle et que beaucoup a déjà été écrit sur les opérations par lesquelles de grands groupes industriels retournent des savoirs à leur convenance, les auteurs convainquent ici qu’« un degré supplémentaire a été atteint dans la manipulation de l’autorité de la science à des fins d’influence » (p. 11). Une ligne a été franchie, et ce dépassement inquiète : « il ne s’agit plus seulement de commanditer des études à publier dans les revues savantes pour influencer le décideur public tenté d’interdire un produit », mais de « prendre position » et « prendre possession » dans l’espace même de la médiation scientifique (p. 12) pour brouiller les cartes de ce qui se sait.
Savoir raison garder
Cela semble s’épanouir à son aise partout où la stabilisation d’un savoir scientifique est susceptible de porter ou au contraire d’entraver des développements industriels : glyphosate, OGM, lignes à haute tension, vaccins, bien sûr changement climatique. Cela a à voir avec des environnements toxiques, qui seraient comme les effets non désirés de nos modernités progressistes, mais pour lesquels on ne pourrait penser d’autres lignes d’horizon que le progrès lui-même. S’il semble aujourd’hui compliqué d’invoquer la notion de progrès pour justifier des risques que nous encourons, collectivement, à bidouiller la nature, c’est pourtant sur cette ligne de crête, que se situent et travaillent ceux que les auteurs appellent cyniquement les « gardiens de la raison ». Il faut reconnaître que l’expression est confondante puisqu’elle cherche à restituer le fait que des groupes d’intérêts économiques aujourd’hui se retrouvent alignés avec des mouvements rationalistes dont l’histoire est beaucoup plus ancienne. À ces derniers, Sylvain Laurens a récemment consacré un ouvrage (Laurens 2019) dans lequel il reconstitue les conditions sociales et intellectuelles de l’engagement public des savants en faveur de la science et du rationalisme. Dans ce nouvel ouvrage collectif, il s’agit, pour les trois auteurs, de montrer comment la défense de la science et de la raison est invoquée, mobilisée, instrumentalisée, par des lobbyistes masqués derrière des ONG pour réconcilier coûte que coûte les technologies et développements industriels avec l’épanouissement individuel et social. Par d’habiles manœuvres de retournement, les mouvements environnementalistes se retrouvent ainsi accusés d’obscurantisme : ils ne sauraient pas – et preuve en serait que leurs propos et domaines de luttes seraient empreints d’émotions qui, inéluctablement, les rendraient aveugles et sourds à la raison. Un très ancien motif se joue là, qui associe la science à la neutralité, l’objectivité, la froideur d’un esprit qui sait maîtriser ses émotions et les tenir à l’écart. La partition entre raison et émotion est d’origine ancienne et l’histoire des sciences montre que l’espace même des laboratoires, nés au XVIIe siècle, avait été conçu précisément pour filtrer le champ des émotions (Shapin & Schaffer 1993 ; Despret 1999). Et c’est encore le caractère inconciliable de la raison, destinée à conduire et tenir le monde, et de l’émotion, qui le fait vaciller pour la joie des poètes, qui servira bien plus tard à discréditer Rachel Carson à la parution de son livre Printemps silencieux en 1962. Les auteurs rappellent combien les propos de la biologiste, qui rendaient saillant l’impact dévastateur de l’agrochimie sur les environnements, avaient été largement dénigrés au motif de leur charge « émotive » : « la dangereuse réactionnaire […] allait rétrograder la société moderne vers un nouveau Moyen-Âge gorgé de parasites, de vermines, de récoltes dévastées et de maladies mortelles » (p. 19). Mais plus que ce rappel historique, les auteurs montrent admirablement comment la disqualification de Carson a essaimé depuis, au point que « l’hystérie » dont on l’accusait devienne l’un des principaux recours des gardiens de la raison pour abattre les études environnementalistes : hystérique, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) quand il classifie le glyphosate « cancérogène probable » pour l’homme (p. 22) ; hystériques et obscurantistes, les anti-nucléaires ; hystériques et irrationnelles, les conclusions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ; hystériques, donc, tous ces « marchands de peur » qui, par ce qu’il est convenu d’appeler de la précaution, s’interrogent sur les bien-fondés et les conséquences inexplorées d’un certain nombre de développements technologiques et industriels… À tous ceux-là, qui dévoieraient la science, les « gardiens de la raison » rétorquent qu’il ne peut y avoir d’entrave au progrès et au libre exercice de la pensée argumentée. Jusque-là, c’est facile : entendre sonner le glas de l’hystérie dans la presse ou les médias devrait suffire à allumer en chacun de nous un voyant d’alerte et nous inviter à réfléchir : que se passe-t-il ? de quelle nature, précisément, est l’information ainsi disqualifiée ?
Un véritable écosystème
« La caution rationaliste représente en France un levier puissant dans la propagation des idées », écrivent les auteurs, qui poursuivent : « Plus les chaînes de légitimation sont longues entre l’industrie et leurs relais, et plus l’opération de communication s’avère efficace. Plus les porteurs du message semblent désintéressés et pleins de bonne volonté, et plus leur message sonne vrai et peut essaimer » (p. 78). Pour s’en convaincre, il n’est qu’à lire la chaîne particulièrement éloquente qu’établissent les auteurs lorsqu’ils parlent du glyphosate : des industriels et leurs organisations représentatives (comme Monsanto), qui ont leurs relais professionnels (comme les chambres d’agriculture, ou le Syrpa, « réseau des agro-communicants »), leurs communicants privés et leurs consultants, leurs experts et leurs think tanks, leurs institutions ou associations de référence (comme l’Académie d’agriculture ou l’Association française pour l’information scientifique – Afis), leurs plates-formes de diffusion (comme la revue Science & pseudo-sciences). Tout cela forme « un groupe cimenté par des évidences surgelées [qui] défend la rationalité virile de la science » (p. 40) à coups répétés de Twittes, de blogs, d’articles diffamants. L’« écosystème des gardiens autoproclamés de la science » (p. 99) est ainsi configuré pour raconter et faire largement circuler ce que les auteurs appellent des « fables » : ainsi de l’interdiction du pesticide DDT qui aurait eu pour conséquence la résurgence mortelle du paludisme (p. 68) ou de la réticence à distribuer des produits chlorés au lendemain du tremblement de terre à Haïti en 2010, qui aurait causé la mort par choléra de milliers de gens (p. 86). Distordant les résultats d’enquête, confondant consensus réglementaire (souvent le résultat d’une négociation avec les industriels mêmes dont les objets sont soumis pour réglementation) et consensus scientifique (p. 109), en appelant à des sophismes tels que « la dose fait le poison » (qui masque, par sa simplicité, le fait que de nombreuses substances agissent « sans seuil », toute exposition, aussi minime soit-elle, pouvant induire des effets délétères), faisant « de la prudence un crime en puissance » (p. 92), les rationalistes mordent sur la réalité et la troublent systématiquement. Dans la palette des outils qu’ils ont aujourd’hui à disposition, la technique du ghost-writing, qui consiste, pour une firme, à recourir à des scientifiques sans lien apparent de subordination avec elle pour signer des articles dans des revues scientifiques, apparaît finalement comme la moins subtile. La figure du fact-checker, quant à elle, qui a à charge de vérifier les dires d’une personne, contient une certaine perversité du fait même que tout le monde y a maintenant recours : au royaume des fake news, les vérificateurs de faits occupent tous les postes et – l’exercice s’avère ici moins facile – distinguer le vrai du faux requière pratique d’équilibriste. Dans l’espace numérique, les trolls, ces « personnes qui viennent porter la contradiction sur les réseaux sociaux de manière conflictuelle, de façon à créer ou entretenir une polémique, en versant parfois dans l’acharnement et l’insulte » (p. 29) viennent compléter le tableau. Et tout cela encore ne serait rien sans, en bout de chaîne, les micro-influencers, amateurs de science anonymes et quidams populaires, enrôlés pour disséminer largement des arguments dont l’équivocité s’estompe à mesure qu’ils sont relayés, likés, commentés. Chacun de ces points relais œuvre, à l’échelle qui est la sienne, à donner consistance à une réalité parallèle, qui paraît bientôt la seule qui vaille.
Le bon sens de la raison
La logique serait probablement facile à désarmer si elle ne reposait pas tout entière, en fin de compte, sur le terreau fertile de nos fragilités. À l’heure où des questions d’abord simpliste – où sommes-nous ? dans quel sens allons-nous ? – défont l’écheveau de nos anciennes certitudes, il y a de la place pour des prises opportunes de la réalité (Latour 2017). Dans tous les sens du terme, nous manquons d’assurance – l’assurance que nous n’allons pas irrémédiablement dans le mur, que tout cela va bien finir – et ce manque est une brèche pour les gardiens de la raison tout autant que pour les prêcheurs d’apocalypse ou pour les complotistes. Par la précision de leurs enquêtes, les auteurs invitent, à juste titre, à ne pas tout confondre : chaque force qui s’engouffre dans la brèche déploie son propre régime de valeur, son propre régime de connaissances aussi, qui requièrent une étude minutieuse. Pour les rationalistes, deux lignes de tension opèrent. La première, nous l’avons vue, est psychologique : elle concerne l’hystérie, la déraison, le royaume obscur des affolements, des choses non maîtrisées. La seconde est politique : celle-là, répondant aux mots d’ordre ultra-libéraux (pas d’entrave au développement économique) et libertariens (pas d’encadrement de la liberté de pensée), invoquent le droit d’innover, de progresser, de commercialiser, d’échanger, d’argumenter et de mettre en doute. Rien, en soi, de conflictuel ni de suspicieux – si ce n’est l’usage de ce que Monsanto appelait sa freedom to operate, ou liberté d’agir, lancée à la tête de ses détracteurs, « hystériques » donc, comme un « point Goodwin » tuant dans l’œuf tout contre-argument. En instrumentalisant la « parole libre », le free speech en cours dans les universités américaines (p. 254), se trouve dévoyée la pratique noble du scepticisme, du doute qui met au travail la pensée. Non, ici, le scepticisme – comme la capacité d’interroger ce que l’unanimité bien pensante tient pour acquis – est généralisé et écrase la réalité en passant tous les pans de la réalité au même tamis. Comme cet Institute of Ideas, dont parlent longuement les auteurs, dont le slogan Ban Nothing, Question Everything aurait pu contenir une certaine promesse s’il n’avait servi, dans les Battles of Ideas (Battles for Energy, Battles for Work, Battles for Reproductive choice, etc.), à « forger des argumentaires en contrepoint des discours des gauches classique et environnementaliste » (p. 183) – et ce faisant, sous couvert d’aiguiser le sens critique, au contraire à l’émousser. Là encore, il faut considérer combien la logique est vicieuse : comment remettre en cause cette liberté de penser et de s’exprimer sinon en la spécifiant pour qu’elle n’emporte pas avec elle, cette autre liberté, si précieuse, à laquelle continuent de s’accrocher les chercheur.e.s envers et contre tous les projets de réforme de la recherche académique qui la mettent en péril ?
Construit sur des bases fallacieuses qui imitent, en un effet de miroir grotesque, le système de valeurs auquel tiennent les scientifiques, cet univers de sens devrait les obliger à anticiper les ré-usages potentiels de leurs propositions. Certes, le modèle expert, qui concentrait dans les mains de quelques-uns plus avisés et plus autoritaires que d’autres les soubassements de nos réalités collectives, a perdu de sa superbe et l’on peut se réjouir qu’un « milieu de connaisseurs exigeants » ait progressivement vu le jour à la faveur de cet effritement (Stengers 2013 : 14). Mais aujourd’hui, ce sont les chercheur.e.s tout autant que celles et ceux qui œuvrent à la médiation scientifique, tout autant que les étudiant.e.s, tout autant que les amateurs et amatrices de science, qui peinent à reconnaître, dans la trame serrée et indémêlable des informations, quelque chose qui donnerait un peu d’assurance. Libre à tous, alors, de se saisir de cet inconfort pour grandir ses exigences à savoir : à chacun, chacune, de maintenir vive son attention à ce qui importe et aux manières d’en faire état. C’est précisément le mérite de cet ouvrage que de dresser, sans concession, la carte des périls auxquels auront encore à faire face les scientifiques comme les amateurs de sciences, et de les inviter à aiguiser leurs vigilances.
Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, La Découverte, 2020. 368 p., 22 €.
par Sophie Houdart, le 22 mars
sur bastamag.net
Réseaux sociaux, manipulations, « astroturfing » : comment les lobbys industriels avancent masqués
Dans leur livre Les Gardiens de la raison, Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens dévoilent les nouvelles stratégies d’influence des industriels pour imposer leurs technologies les plus controversées sous couvert de défense de la « science ». Entretien
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Basta ! : Vous décrivez dans votre livre une mutation des stratégies de lobbying concernant l’utilisation de la science. Les industriels ne se contenteraient plus seulement de l’instrumentaliser en fabriquant leurs propres études – une stratégie désormais bien connue – mais ils cherchent également de nouveaux relais, notamment sur internet, à travers des influenceurs ou des citoyens lambdas qui vont ainsi contribuer à diffuser leurs messages, toujours sous couvert de l’ « autorité » de la science. Comment fonctionne ce mécanisme ?
Sylvain Laurens [1] : Il faut imaginer deux planètes qui s’aligneraient : la première, ce sont les stratégies du lobbying industriel, dont la trajectoire consiste à se donner toujours plus l’apparence d’un soutien d’ « en bas ». Ils vont aller chercher des soutiens au plus près des citoyens, notamment grâce à la technique de « l’astroturfing » [méthode consistant à simuler un mouvement de masse, spontané et populaire, qui est en réalité créé de toutes pièces, orchestré et coordonné par un groupe de personnes aux intérêts commerciaux, ndlr]. Appliquée à la science, cela donne des ONG comme Sense About Science qui offrent l’illusion d’une association d’amateurs de science, qui se lèveraient spontanément pour la défendre, alors qu’ils sont en réalité payés par l’industrie…
La deuxième planète, c’est celle des mouvements rationalistes et des organisations de défense de la science, telles que l’Afis (Association française pour l’information scientifique) ou les mouvements zététiques [2]. Depuis les années 1980, ces associations ont connu une évolution importante avec la prise de pouvoir progressive des ingénieurs en leur sein. Dès lors, la défense de la science a de plus en plus consisté à défendre l’innovation. Autrement dit, tout ce qui pourrait entraver les applications techniques de la science, telles que les OGM ou les antennes-relais par exemple, devenait de « l’anti-science ». Aujourd’hui, il devient compliqué de distinguer ce qui est véritablement de l’ordre d’une association d’amateurs de science portée par des ingénieurs, et ce qui est de l’ordre des stratégies d’industrie. Ce sont deux phénomènes qui se rencontrent. Au final, on se retrouve avec les mots d’ordre de Monsanto ou d’autres industriels inscrits dans les bulletins d’associations bénévoles de défenseurs de la science… Les réseaux sociaux facilitent cette connexion, puisqu’on y met en circulation des argumentaires qui peuvent alors se voir repris et démultipliés.
Stéphane Horel [3] : Ce relais peut se faire de façon tout à fait inconsciente, sans intention particulière. C’est justement ce que recherchent les firmes. Lorsqu’on travaille sur les stratégies dites de « manufacture du doute », autrement dit de manipulation de la science par les firmes, la question de l’intentionnalité est toujours centrale – on cherche à ce que l’étude produise des résultats à même de défendre le produit. Là, c’est beaucoup plus compliqué : le pari consiste à rendre publics des éléments d’informations en espérant que ce soit repris, ou plutôt, en faisant en sorte que ce soit repris par des personnes qui ne sont ni payées, ni forcément exactement au courant de ce qu’elles relaient, parce que c’est plus efficace pour persuader le citoyen moyen. On est dans le domaine de la psychologie : l’influence repose aussi sur des mécanismes qui misent sur l’inconscient des gens.
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L’ « innovation » est une rhétorique très forte dans les milieux économiques et industriels : est-ce aussi une façon de renouveler tout ce discours autour du progrès scientifique et technologique ?
SH : On peut vraiment parler d’une propagande sur l’innovation, qui a un but bien précis : délégitimer le principe de précaution et empêcher son application. On peut identifier assez clairement le point de départ de ce travail de sape, avec la création à Bruxelles du think tank European Risk Forum, à la fin des années 1990. C’est le groupe British American Tobacco qui en est à l’origine, dans le but d’empêcher la règlementation du tabac dans les lieux publics, après qu’on a découvert les mécanismes du tabagisme passif. L’industrie du tabac est une des pionnières de l’astroturfing, elle est très forte pour se trouver des alliés afin de ne pas avancer seule hors des fourrés – en l’occurrence, elle est allée chercher des alliés auprès des autres industriels de produits réglementés (la chimie, les pesticides, l’alimentation animale, etc) pour créer ce think tank.
On peut vraiment parler d’une propagande sur l’innovation, qui a un but bien précis : délégitimer le principe de précaution et empêcher son application.
Le European Risk Forum a ensuite poussé au fil des années une propagande continue sur le principe d’innovation, et a réussi à faire implanter dans la règlementation européenne un certain nombre de fusibles pour empêcher le recours au principe de précaution. Ce qui a participé d’un phénomène assez étrange : aujourd’hui, dans l’opinion publique, le principe de précaution est plutôt perçu comme quelque chose de nocif pour les gens… quel renversement fantastique, tout de même ! C’est donc une stratégie extrêmement payante.
SL : Des gens sont intimement convaincus que la science et l’innovation, c’est la même chose. Que si on veut aller dans le progrès, il faut enlever toutes les entraves à l’innovation technique, et que si le relais de cette innovation aujourd’hui, c’est le secteur privé, ce n’est pas grave. C’est ce qu’on apprend dans les écoles d’ingénieur, il y a une filiation. Prenez une école comme Télécom ParisTech, elle préparait à des débouchés publics, il y a 30 ans. Mais avec la semi-privatisation d’Orange et le déplacement des débouchés vers des entreprises innovantes privées, de type start-up, le discours a considérablement changé, et on se retrouve à y défendre l’innovation industrielle comme on défendait la science en tant que bien commun.
SH : Tout cela est aussi rendu possible par l’image que la science a, dans notre société. Pour l’opinion publique, un scientifique dit forcément la vérité. Comme si la Science était « la Comté » dans le Seigneur des Anneaux, ce pays des Hobbits au cœur pur, drapés dans leur blouse blanche, qui travailleraient de façon complètement détachée des conflits et des intérêts qui traversent la société… Ce n’est pas du tout le cas.
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Ce discours sur l’innovation imprègne la question écologique : on a pu voir à travers la Convention Citoyenne pour le Climat comment le secteur privé s’attachait à défendre une transition écologique basée sur des solutions techniques, faisant appel aux nouvelles technologies ou à l’ingénierie…
SL : En France, il y a par exemple un lien très fort entre les mouvements rationalistes et l’industrie du nucléaire. À partir de la création du parc nucléaire dans les années 1970, on a vu beaucoup d’ingénieurs s’investir dans les associations de défense de la science. Le président de l’Union rationaliste était jusqu’il y a peu Haut-commissaire à l’énergie atomique. Jean-Paul Krivine, qui a dirigé l’Afis, était un ingénieur EDF. Ces acteurs-là ont pris le tournant du discours environnemental, en reconnaissant l’importance du changement climatique et en proposant dès lors le nucléaire comme première solution, au motif qu’il émet très peu de CO2 ! C’est devenu le premier argument des rationalistes sur ces questions-là : « Si on est vraiment écolo, il faut défendre le nucléaire »…
SH : C’est parfaitement reflété par la tribune de « No Fake Science », qui pose le nucléaire comme une évidence et un consensus scientifique. Le changement climatique devient un enjeu d’instrumentalisation important pour les firmes qui causent justement des dégâts à l’environnement et à la santé humaine. Une entreprise comme Syngenta (spécialisée dans les pesticides) a développé tout un programme de communication et d’action sur le changement climatique, alors qu’on attendrait peut-être d’abord qu’elle retire du marché ses produits trop dangereux ou qu’elle respecte la règlementation ! Ce consensus sur le changement climatique leur est finalement utile : ils l’utilisent pour prétendre s’y conformer et refaire leur image, en évitant de régler les problèmes qu’on leur demande de traiter.
Vous soulignez que la défense de la science était historiquement une valeur brandie par la gauche. Elle est désormais revendiquée par des courants politiques libertariens, transhumanistes ou ultralibéraux : cela dit-il quelque chose sur la façon dont les clivages politiques se recomposent ?
SL : Historiquement, les rationalistes défendaient l’idée que la science avait une utilité pour tout le monde, qu’elle devait servir la collectivité et le bien commun pour obtenir un mieux. C’est en ça que c’était vu comme quelque chose de progressiste, et donc plutôt de gauche. C’est tout l’inverse de dire « je vais utiliser mon savoir pour prouver que mon produit n’est pas toxique »… Une vraie posture rationaliste, sur le nucléaire par exemple, serait de dire : comment peut-on trouver une autre forme d’énergie qui permettrait à la fois de réduire les émissions de CO2 sans pour autant se retrouver avec des déchets dont on ne sait pas quoi faire, ou dépendre d’une filière extractiviste au Niger ou au Kazakhstan ? Avant, le rationalisme cherchait à comprendre comment la science du futur pourrait venir aider la société dans une perspective commune et humaine. Aujourd’hui, c’est défendre le statu quo au nom du fait qu’on ne peut pas faire autrement… c’est donc devenu une forme de conservatisme, en tout cas sur les questions du nucléaire par exemple.
On peut être contre les technologies sans être anti-science : on peut s’opposer au compteur Linky, non pas par peur des ondes, mais parce qu’on n’a pas envie de fabriquer de la data à partir d’un tel instrument.
C’est un vrai glissement : on ne peut plus critiquer le nucléaire, sauf à être anti-science… Sauf qu’on peut être contre les technologies sans être anti-science : on peut s’opposer au compteur Linky, non pas par peur des ondes, mais parce qu’on n’a pas envie de fabriquer de la data à partir d’un tel instrument, ou qu’on supprime les postes de ceux qui relevaient les compteurs. La critique de la technologie est un ensemble de critiques. Ça aussi, c’est un point de vue d’ingénieur : avec le compteur Linky, on ne critique pas simplement le produit fini ou l’application industrielle, on critique aussi tout le système de relations sociales qui peut aller avec, dont la marchandisation des datas personnelles. Il ne suffit pas d’avoir une innovation technologique, il faut aussi voir au service de quoi on va la mettre. Je ne donnerais donc pas forcément l’étiquette de « rationalistes » à des libertariens ou des ultrascientistes qui essayent de nous démontrer qu’on peut détruire la planète parce qu’on pourra la quitter en vaisseau spatial pour aller ailleurs.
SH : On en revient toujours à cette même question : qu’est-ce que c’est le progrès ? Est-ce que c’est mettre des pesticides sur le marché et attendre 30 ans de voir si ça tue des gens ou détruit les écosystèmes ? Maîtriser une technologie est-elle une raison suffisante pour l’employer ? La question n’est jamais posée dans ce sens-là, de cette façon-là. L’une des rares questions technologiques sur lesquelles il y a eu un vrai débat de société, ce sont les OGM. Et la société a opposé une fin de non-recevoir : le recours aux OGM a été bloqué à l’échelle de tout un continent.
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Ceux qui tiennent ces discours associant technologie et environnement sont aussi souvent les mêmes qui s’attaquent aux féministes ou insistent sur l’Islam et l’immigration…
SL : C’est l’une des découvertes de notre enquête : effectivement, ce sont souvent les mêmes qui prônent le glyphosate et qui s’emportent contre l’écriture inclusive ou qui défendent le néo-darwinisme version Peggy Sastre. Il y a un continuum, on les retrouve dans les mêmes revues, Le Point, Valeurs actuelles, etc., avec une sorte de socle théorique commun, basé sur un usage conservateur de la notion d’universalisme – avec l’idée que les antiracistes nieraient l’existence d’une humanité commune ou que les féministes nieraient l’existence d’une forme de combat de gauche émancipatoire et universel. Cela peut être une stratégie délibérée pour fracturer la gauche, car ce genre de discours, accroché aux valeurs républicaines face à l’idée d’un « séparatisme », trouve un écho auprès de certains militants, à gauche.
Mais c’est intéressant de constater que de leur côté, les libertariens passent leur temps à faire des alliances avec des gens qui ont des contradictions tout aussi fortes. Dans l’extrême droite américaine, il y a des créationnistes jusqu’au bout des ongles, et des libertariens profondément athées qui pensent que Darwin est la réalité à défendre… Ces mêmes acteurs qui brandissent des contradictions pour fracturer la gauche sont, eux, tout à fait capables de lever leurs propres contradictions théoriques quand il s’agit de faire des alliances allant de l’extrême droite religieuse américaine à l’ultralibéralisme de campus classique.
Dans ces nouvelles stratégies de lobbying, les réseaux sociaux jouent également un rôle prépondérant : en quoi représentent-ils un terrain de jeu particulièrement propice ?
SL : Les réseaux sociaux permettent de porter un argument scientifique de façon « dégriffée », sans la marque, en faisant du ghostwriting ou en faisant en sorte que des chercheurs reprennent les arguments. Surtout, ils permettent de diffuser très loin ces mêmes arguments, en les voyant repris par des personnes ordinaires, et repris tels quels, sans que cela coûte spécialement plus cher. Les réseaux sociaux, et leurs communautés virtuelles, sont des démultiplicateurs de messages, d’autant plus puissant qu’ils sont portés par « en bas » : plus les chaînes de légitimation sont éloignées, plus le message sera fort au final, puisqu’on a l’impression que les gens qui relaient n’y ont pas d’intérêts financiers. Avec simplement deux ou trois consultants bien positionnés dans une communauté sur Twitter, les effets d’entraînement peuvent être très importants : pas besoin de créer 150 faux comptes avec des mots-clés pour troller toute la journée, seuls quelques relais efficaces suffisent. Cela permet d’abaisser les coûts d’achat d’espace.
C’est comme ça que tout un marché de la micro-influence s’est développé. Plutôt que payer des vues ou de l’espace publicitaire sur des plateformes comme Youtube, les agences proposent désormais aux entreprises de payer dix youtubers qui auraient chacun leur communauté d’abonnés un peu spécialisées. Double-bénéfice : ça coûte moins cher, et c’est potentiellement porté plus loin… Ce sont des techniques de relations publiques qui se sont déployées massivement sur les réseaux sociaux et qui ne sont pas propres à la science. Mais appliqué à ce domaine, cela explique qu’on se retrouve avec d’un côté des youtubers qui lancent leur chaîne de vulgarisation scientifique, et de l’autre, des agences qui proposent à leurs clients de payer du contenu sur ces chaînes. On voit également de plus en plus d’anciennes gloires de télé se recycler sur Youtube et proposer ce même genre de services : c’est le cas de Michel Cymes, qui est directement partie-prenante de Webedia, la plus grosse plateforme française de micro-influenceurs, ou encore de Jamy, l’ancien animateur de « C’est pas sorcier », également sur Webedia. Tout cela représente un peu le nouvel écosystème de l’influence, qui tend à brouiller toujours plus le repérage des stratégies de lobbying.
Cela fonctionne aussi lorsqu’il s’agit de réagir, ou de créer la polémique : c’est ce que vous appelez la « trollisation du débat public ».
SH : J’ai récemment publié une enquête sur la cigarette électronique et les stratégies de l’industrie du tabac autour de ces nouveaux produits dits « à risque réduit ». Or il se trouve que la communauté des vapoteurs s’avère extrêmement bien structurée sur les réseaux sociaux, résultat : ça a été un déluge de trolls, à la publication de l’article. Je pense que c’est à rapprocher des stratégies des industriels depuis plusieurs décennies : ils attaquent ad hominem les scientifiques qui produisent des études montrant les dangers de leurs produits. Il faudrait faire le « Hall of Fame » de ces chercheurs attaqués par de grandes firmes, comme Tyrone Hayes par Syngenta au sujet de ses travaux sur l’atrazine. Cette décrédibilisation des scientifiques indépendants est très présente, par exemple sur le débat de la perturbation endocrinienne autour de la réglementation européenne ou autour du glyphosate. Or quand vous écoutez les scientifiques parler de l’énergie et du temps perdu à devoir gérer ça, et y répondre, cela ressemble assez à ce dont on parle, nous, à propos des harcèlements sur les réseaux sociaux. Je suis convaincue qu’il y a une intention réelle de faire perdre un temps précieux, quand on attaque des journalistes ou des scientifiques.
Les lobbys ont intérêt à polariser le débat : ils ne cherchent pas forcément à gagner sur le fond, mais à montrer que ce n’est pas consensuel.
SL : En fait, les lobbys ont intérêt à polariser le débat : ils ne cherchent pas forcément à gagner sur le fond, mais à montrer que ce n’est pas consensuel. Or si ce n’est pas consensuel, c’est que « la vérité est quelque part au milieu » se dit-on souvent, en réaction : plusieurs études ont montré qu’à partir du moment où un sujet devient polémique et conflictuel, les gens vont avoir spontanément tendance à se placer dans l’entre-deux, comme par l’effet d’un habitus démocratique qui nous encouragerait à mettre sur le même plan les arguments des deux côtés, quitte à les renvoyer dos-à-dos… Et c’est comme ça qu’on se retrouve à penser que « le glyphosate est peut-être un petit peu dangereux, mais pas trop », et c’est bien le but premier. Dès que vous parvenez à créer un effet de polarisation, vous avez déjà gagné.
Vous concluez votre livre sur un propos d’actualité, plutôt optimiste : « Si l’on peut attribuer un mérite à la crise du Covid-19, c’est sans doute celui d’avoir subitement levé le voile sur les usages les plus opportunistes de l’autorité scientifique par ses libéraux déguisés en rationalistes. De quoi remettre au centre du débat public les scientifiques compétents ? », écrivez-vous. On pourrait aussi vous objecter que le débat public a vu l’émergence du Docteur Raoult et la profusion de nombreuses thèses complotistes…
SL : Certes, mais il y a aussi eu une forme d’élévation générale des compétences sur les questions de virologie – on sait ce qu’est un taux d’incidence, on s’est documenté, on a peut-être appris à mieux croiser ses sources, ou à réfléchir à leur provenance… Au fond, c’est sain que la population doute de la parole des experts : pas pour alimenter le « Tous pourris », mais plutôt pour nourrir un rapport plus réflexif et critique sur ce qu’est la science. Le Docteur Raoult, certains l’ont vu comme un personnage crédible, mais beaucoup d’autres ont aussi considéré qu’il ne suffisait pas d’avoir une blouse blanche pour dire la vérité ! Pour moi, cette crise nous fait évoluer sur notre rapport à la science, et plutôt dans le bon sens, en tout cas avec peut-être une moindre dépendance aux « experts » des plateaux TV, qui était tout de même très forte avant la crise…
SH : Je suis d’accord, mais je crains que ce phénomène reste contenu à la question du Covid-19. Je doute que cela puisse véritablement contaminer la réflexion sur les autres sujets qui touchent à la science. Avec Raoult, c’est aussi la question de la responsabilité du politique, qui s’est posée : pourquoi diable Emmanuel Macron lui a-t-il rendu visite ? Le problème de la crédibilité de la science dans ce genre de crise, c’est aussi la façon dont les politiques se servent de la science ou l’instrumentalisent pour justifier des erreurs, a posteriori !
Propos recueillis par Barnabé Binctin et Olivier Petitjean
Témoignage de Cyril Dion
Depuis la fin de la Convention Citoyenne, dont il aura été l’une des figures les plus médiatiques en tant qu’initiateur et « garant » de la démarche, Cyril Dion est régulièrement victime sur Twitter des phénomènes précisément décrits par les auteurs de Les gardiens de la raison. Il témoigne.
« A partir de cet été, plusieurs comptes que je ne connaissais pas se sont mis à réagir au moindre tweet. Les arguments étaient toujours les mêmes : « Quelle blague cette Convention Citoyenne, ces gens n’ont pas été tirés au sort, de toute façon c’est piloté en sous-main par des militants, etc. ». Ensuite pendant plusieurs mois, dès que je postais quelque chose, j’avais droit à des escadrons de trolls, particulièrement sur les questions d’agriculture ou de nucléaire. Je n’avais jamais vécu ça jusqu’à présent, mais c’est assez violent, il y a vraiment l’idée de te démolir et te décrédibiliser dans l’opinion publique. J’ai régulièrement droit aux critiques de gens comme Géraldine Woessner (journaliste au Point), Emmanuelle Ducros (journaliste à L’Opinion), Mac Lesggy (ancien présentateur d’E=M6). Je vois le même phénomène avec François-Marie Bréon, le président de l’AFIS. Qui préside donc une asso censée dénoncer la fausse-science, mais qui tweete qu’il est impossible de faire pousser des légumes sans pesticides ou qui n’hésite pas à glisser quelques contre-vérités sur les énergies renouvelables…
Aujourd’hui, on constate bien la puissance de ces nouveaux éléments de langage, très orienté sur la technologie : si tu te dis écolo, tu dois être pour le nucléaire, le glyphosate et les OGM. Sinon, tu es un obscurantiste. Et avec cette même mise en scène d’un grand combat sur l’écologie : eux, l’écologie pragmatique, de la raison, et nous, l’écologie dogmatique, de l’injonction, quand on n’est pas taxé d’« hystérique ». Or ce qui est fou, c’est que désormais j’ai même le droit à des tweet-clash de ministres ou de députés ! Comme avec Julien Denormandie, au sujet d’une tribune sur l’agriculture… Difficile, dans ce cas, de ne pas imaginer qu’il relaie des éléments de langage. »
Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvains Laurens (La Découverte, 2020)
En attendant Nadeau
Dans Les gardiens de la raison, le sociologue Sylvain Laurens et les journalistes Stéphane Foucart et Stéphane Horel mènent une longue enquête sur les milieux où s’est faite en 2019 la tribune #nofakescience qui dénonçait la tolérance aux fausses sciences. Plus généralement, ils analysent la manière dont aujourd’hui de puissants intérêts économiques – des lobbys – parviennent à influencer l’opinion par l’intermédiaire de ceux que les auteurs appellent les « gardiens autoproclamés de la science ».
Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 368 p., 22 €
L’appellation « gardiens de la raison » regroupe des amateurs de science – associations ou individus (enseignants du second degré, ingénieurs, souvent docteurs, des journalistes, de jeunes vulgarisateurs sur leurs blogs ou sur YouTube) – qui défendent activement, et en grande partie sur des réseaux sociaux, ce qu’ils nomment la « bonne science » (sound science, opposée à junk science, puisque l’usage polémique de cette distinction vient de l’anglais). Popularisé par la tribune #nofakescience, qui appelait à corriger la représentation publique de la science contre la faveur médiatique de l’homéopathie, du climatoscepticisme ou des anti-OGM, le propos reste très actuel : avec la Covid 19, les chloroquinotoqués et autres gripettomanes ont bénéficié d’une attention médiatique presque supérieure à celle offerte aux savants plus représentatifs de l’état de l’art… Mais, soutiennent Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, dans leur volonté de défendre en toute bonne foi la science contre les obscurantismes — une « bonne science » qui a indifféremment prouvé que le glyphosate est inoffensif, que le changement climatique est dû à l’homme, ou que les abeilles ne meurent pas des seuls pesticides —, ces avocats finissent par converger avec les intérêts de la firme Monsanto ou d’autres du même acabit.
La principale thèse du livre est simple : avant, l’industrie passait par vos députés, des ministres, un maire, afin, par exemple, d’obtenir une réglementation favorable à ses intérêts, au besoin en payant à prix d’or des expertises bidon. Aujourd’hui, de même qu’Olida pour vendre sa charcuterie fera en sorte qu’une tiktokeuse à 7,6 millions de followers déguste une saucisse en dansant, de même les lobbys agroalimentaire, pharmaceutique ou énergétique passeront par des youtubeurs de science pour diffuser leur message pro-industrie. Certains, tels que « Dirty biology », plafonnent à plusieurs millions d’abonnés ; comparez cela à l’audience d’un hebdomadaire…
Dans le jargon scientifique, on passe d’une approche top-down du lobbying à une approche bottom-up, bien plus efficace puisque, comme chacun sait, la verticalité condescendante agace de nos jours. Le terme « percolation », utilisé par les auteurs, décrit parfaitement cette technique d’infléchissement qu’ils entendent mettre au jour. Cette « enquête journalistique avec sociologue embarqué » poursuit assez naturellement les publications précédentes des auteurs. Le sociologue Sylvain Laurens a signé auparavant Militer pour la science (PUF), une minutieuse étude des milieux rationalistes en France au XXe siècle, avec un accent mis sur l’Association française pour l’information scientifique (AFIS). Stéphane Foucart et Stéphane Horel, journalistes au Monde, ont longuement documenté dans leurs livres et articles la manière dont les politiques environnementales ont été affectées par les manipulations d’industriels : on doit à ce duo la mise au jour des Monsanto papers, documents classifiés établissant comment cette firme, tristement célèbre pour avoir fourni le napalm pendant la guerre du Vietnam, a recruté des savants pour réaliser des études de leurs produits systématiquement biaisées.
Les gardiens de la raison trace le portrait d’une galaxie que l’on pourrait nommer « scientisme français contemporain », si par ce mot on entend la tendance à trancher toute controverse par les résultats publiés de la science – et souvent une partie de ces résultats, en excluant ce qui gêne grâce à la notion vague de « consensus ». Elle comprend aussi bien des vulgarisateurs que des intermédiaires, des communicants, ou des patrons scientifiquement éclairés et l’AFIS comme sa revue, Sciences & pseudo-sciences, y jouent un rôle central. L’enquête journalistique souvent passionnante retrace les connexions entre ces individus et dévoile des voisinages ou des trajectoires intrigants. Ainsi de Denis Kessler, universitaire polymathe devenu acteur majeur du capitalisme français, patron de presse et avocat de la dérégulation financière ; de Peggy Sastre, essayiste devenue en France VRP de la psychologie évolutionniste et d’un supposé féminisme darwinien à force de publier dans Slate ou Le Point des articles expliquant que la biologie évolutive explique intégralement les différences de genre ; ou de Gérald Bronner, sociologue spécialisé dans le risque, les croyances irrationnelles et les discours complotistes, auteur de nombreux livres et intervenant régulier dans la presse grand public.
L’enquête s’étend au Royaume-Uni, démystifiant l’organe de médiation entre science et médias, le Science Media Center. Sous couvert d’élever le public à la vraie science, celui-ci oriente systématiquement vers des experts souvent pro-industriels les journalistes désireux de couvrir la recherche. Un tel organe est pourtant le modèle que les rationalistes français – exaucés en cela par la Loi de programmation de la recherche récemment promulguée – appellent de leurs vœux. Le livre consacre aussi un chapitre aux États-Unis, montrant comment les financements libertariens massifs alimentent une campagne de discrédit des sciences humaines sur les campus, au moins aussi puissante que son antonyme très décrié, le « politiquement correct ».
Surtout, les réseaux sociaux – Twitter, Instagram, Facebook – constituent ici un élément essentiel. Il n’est pas étonnant que ces réseaux qui, aussi sûrement que l’automobile, transforment vite le brave père de famille en hooligan assoiffé de sang, voient prospérer les attaques en meute et leurs « trolls », dont deux des auteurs ont été victimes. Quiconque ne fréquente pas ces lieux ne comprendra pas vraiment ce dont il s’agit dans le livre. Plus que dans les universités, la guerre des idées se gagne sur ces réseaux, moyen d’information privilégié pour les dernières générations : la fragmentation du monde en communautés de youtubeurs, les phénomènes bien étudiés de polarisation et de bulles informationnelles, sont la niche dans laquelle les « gardiens de la raison » peuvent proliférer tout comme leurs adversaires.
En tant qu’investigation, Les gardiens de la raison est très riche : des documents internes de firmes diverses, des interviews de directeurs d’agences qui aident à construire une « influence » sur Internet, des entretiens avec certains des protagonistes de la tribune de #nofakescience, soutiennent l’argument. Montrer comment des « influenceurs » – au sens du terme en usage sur Internet – font passer nolens volens des « éléments de langage » propices à des intérêts industriels, et dont ils ne connaissent ni la genèse ni le but, constitue un des aspects essentiels du livre. Malgré quelques généralisations hâtives – comme d’assigner un rôle décisif à la revue de l’AFIS, certes parfois problématique, dans l’émergence du climatoscepticisme en France –, la démonstration est efficace, en particulier lorsqu’on découvre le rôle des agences qui expliquent à leurs clients industriels comment se servir de ces influenceurs. « Le marché de masse est mort, remplacé par la masse des niches », nous dit le patron de Jin Agency, officine aidant ses clients – de multiples grosses entreprises – à développer une stratégie discrète de positionnement sur le web via l’identification algorithmique des bons comptes-relais, résumant ainsi la nouvelle stratégie d’influence bottom-up.
Les gardiens de la raison : les influenceurs de la science
« The Lobby of the House of Commons », par Liborio Prosperi alias « Lib » (1886). Caricature parue dans « Vanity Fair » © National Portrait Gallery, London
Quiconque a lu ou écrit sur certaines des questions ici traitées – les OGM, le climat, le glyphosate – sait que les mêmes arguments reviennent toujours dans ces débats : « corrélation n’est pas causalité », « c’est la dose qui fait le poison », « risque n’est pas danger », etc. Toute vidéo de debunking, que les nombreux youtubeurs sciences concoctent dès qu’une nouvelle fièvre gagne la toile, comme lors des récents débats sur les néonicotinoïdes ou la classification du glyphosate comme produit cancérigène par le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer), citera l’une de ces phrases. Bien sûr, dans l’absolu, ces propositions ne sont pas fausses : la différence entre corrélation et causalité, par exemple, est le b.a.-ba d’un cours de statistiques ou de philosophie des sciences. Mais rappelons la stratégie des marchands de doute pour écarter toute culpabilité de la cigarette dans le tabagisme passif : elle ne consiste pas à soutenir la thèse fausse d’un tabac inoffensif pour la santé, mais à promouvoir et publiciser l’investigation de la pollution sur les poumons. Or, s’il est bien vrai que les maladies respiratoires ont des causes multiples, dans ce contexte une telle vérité servait à faire diversion. Le radotage des quelques énoncés cités ci-dessus constitue une telle stratégie de dilution du fait gênant. Et nos trois enquêteurs ont dégoté un certain Henry Miller – pas l’écrivain – qui a bien listé ces éléments de langage il y a une vingtaine d’années pour expliquer à l’intention d’un groupe de cigarettiers la stratégie consistant à défendre la bonne (sound) science contre la mauvaise.
Avec cette percolation qui infuse les gardiens autoproclamés de la raison, se joue alors une confusion entre sciences et technologie : tel est l’autre aspect décisif du scientisme. Ceux qui émettent des réserves envers une technologie ou une autre – faucheurs d’OGM, critiques du glyphosate ou des néonicotinoïdes, antinucléaires, etc. – sont dans les productions scientistes assimilés assez vite à des hermétiques à la science, soit aux antivaccins, créationnistes ou complotistes, immunes à la vérité scientifique, avides de ces faits alternatifs qu’affectionne Donald Trump. #nofakescience notait ainsi en passant que la relative inocuité de pesticides comme le glyphosate est un fait scientifique comme l’évolution darwinienne. Or non seulement la technologie – donc l’industrie – n’est pas la science, mais l’évaluation des risques industriels n’est pas soumise aux mêmes standards méthodologiques que les articles scientifiques : pour des raisons bien compréhensibles, déjà, elle est souvent financée par les industries elles-mêmes, ce qui facilite les « biais de financements ».
Mais, précisément, les scientistes rejettent l’usage actuel du principe de précaution – trop de précaution nuit, aucune avancée disruptive ne peut exister si la règle est de s’abstenir quand on n’en sait pas assez. C’est l’innovation et la technologie qui sauvent les hommes, clame-t-on. En ce sens, le livre retrace judicieusement la « fable du DDT », cette légende inventée par des industriels selon laquelle l’interdiction de ce pesticide suite au livre de Rachel Carson, Silent Spring, en 1960 – un des jalons de la pensée écologique –, aurait fait mourir du paludisme des milliers d’enfants exposés ainsi aux moustiques. Or ladite interdiction n’a jamais été totale, et concernait exclusivement les emplois agricoles : légende fausse, donc, mais bien utile pour qui veut illustrer la supériorité du solutionnisme technologique sur tout rousseauisme naturophile.
Même si, à l’occasion des polémiques récentes, certaines erreurs factuelles ont été relevées (dates, affiliations, etc.), il est difficile de ne pas souscrire au constat qu’en France la stratégie de percolation porte ses fruits. Ainsi, les néonicotinoïdes, ces pesticides responsables de décès en masse d’abeilles, auxquels Stéphane Foucart a consacré un livre (Et le monde devint silencieux. Comment l’agrochimie a détruit les insectes, La Découverte, 2019), interdits par l’Assemblée nationale en 2018, viennent d’être réintroduits au prétexte qu’il faut sauver la filière betteravière française.
Mais on doute que ce livre-ci explique intégralement son objet. Tout d’abord, il tire trop de fils à la fois : plus on touche à des problèmes divers (OGM, féminisme, libéralisme, neurosciences, DDT…), moins on sera précis sur les enjeux. Ainsi, sur la psychologie évolutionniste, qui reçoit différents noms selon les pages, même un lecteur critique de cette science tiquerait devant l’usage de l’expression « déterminisme génétique » pour qualifier la discipline ; et Jonathan Haidt est un psychologue inspiré par Darwin, et non l’idéologue conservateur présenté dans le livre ; le politiste Mark Lilla n’est pas un thuriféraire libertarien, etc. Ces détails, qui affadissent l’argumentation, restent mineurs.
Toutefois, le lecteur pourra être gêné par un autre problème. Même si Les gardiens de la raison veille à ne pas tomber dans l’idéologie du grand complot en soulignant que les youtubeurs de science ne se concertent pas, que tous ces protagonistes souvent s’ignorent, que les firmes ne payent personne pour diffuser des messages vaseux sur le risque et le danger, on voudrait parfois dire aux auteurs que, de fait, corrélation n’est point causalité. Si quelques blogueurs se retrouvent dans une conférence avec deux patrons, telle que le livre en décrit, doit-on en déduire une stratégie généralisée ? Cet usage un peu cavalier de la culpabilité par association est manifeste dans un chapitre sur le renouvellement de l’édition scientifique et le rôle de Denis Kessler, qui a repris les Presses universitaires de France. Doit-on vraiment penser que tous les ouvrages produits par HumenSciences, son oligopole de l’édition, participent à un plan de reconquête libertarienne industrialo-compatible des esprits français ? Même si les auteurs auraient pu muscler leur propos en soulignant que, dans les pays moins démocratiques où ils ont des intérêts (Brésil, Asie du Sud-Est, etc.), les industriels dont ils parlent ne s’embarrassent pas de bottom-up et font taire leurs critiques à coups de Kalachnikov, ce qui suggérerait que la percolation décentralisée est la variante soft et sans complots d’une stratégie qui se fait plus frontale ailleurs [1].
C’est là qu’on aurait attendu un peu de philosophie pour justifier de telles analyses : en effet, que gardent en commun tous ces gardiens de la raison ? La confusion entre science et technique est certes caractéristique du scientisme défendu par ce groupe. Mais l’enjeu est aussi une certaine définition de la raison, faculté à la fois théorique, technologique, politique, pratique ; l’erreur des « gardiens de la raison » consiste-t-elle à n’en voir qu’une seule ? Ou bien leur manque de recul sur l’activité scientifique se laisse-t-il exploiter par les lobbys industriels ?
Enfin, ces gardiens n’auraient-ils pas parfois… raison ? Après tout, le principe de précaution n’est-il pas, aussi, stérilisant ? Quels critères, alors, pour distinguer ses usages bons et mauvais ? Dans quelle mesure les méthodes discutables par lesquelles des firmes imposent des idées sur le glyphosate ou les OGM discréditent-elles celles-ci ? Question philosophique complexe, et dont ce livre n’était pas le lieu, même s’il exige d’y réfléchir. Reste qu’en déployant une investigation systématique du discours populaire sur la science, il rassemble des pièces d’un puzzle que celui qui aime la science détectera isolément sans reconstituer l’image.
Cependant, là où la description identifie un phénomène, l’explication proposée semble, non pas inexacte, mais non exclusive. Ainsi du chapitre sur les nouvelles orientations des éditeurs dictées par la constitution d’un oligopole : s’il est exact que le remodelage des collections semble donner de l’espace à des libéraux, on pourrait toutefois aussi bien dire, en reprenant les noms qu’égrène le livre (Étienne Klein, Gaspard Koenig…), que les éditeurs, dans le conglomérat HumenSciences comme ailleurs, et même hors de l’édition – à la radio, dans les magazines, etc. – recherchent avant tout des figures connues. Après tout, Geoffroy de Lagasnerie, loin d’être un libéral, squatte les pages culture des hebdomadaires et tient une collection chez Fayard.
De manière générale, plutôt qu’une offensive des libertariens sur le marché de la culture et de la science populaire, on peut voir ici l’œuvre de logiques moins directement idéologiques et moins centrées sur des personnes : le recrutement systématique de « stars », vraies machines à faire rentrer de l’argent – dans des secteurs terriblement concurrencés par l’édition internet et le remodelage concomitant d’une structure tripartite de la production intellectuelle, qui longtemps vit se côtoyer un monde académique, un monde médiatique, et une zone grise les séparant, alors que cette zone grise maintenant tend à envahir les deux autres espaces [2]. Autrement dit, jusqu’à un certain point les logiques néolibérales de concurrence généralisée qui affectent l’Université, la redéfinition des zones culturelles, et l’incontournable recours aux réseaux sociaux à fins de promotion de soi, pourraient constituer une grille interprétative assez compatible avec les stratégies de percolation dévoilées par Les gardiens de la raison, et finalement les conditionner. Mais on est ici dans l’hypothèse ; il s’agit moins d’asserter que d’indiquer que les résultats descriptifs de l’enquête du trio critique accepteraient plusieurs hypothèses explicatives [3].
Je remercie Philippe Jarne (CNRS, Montpellier) de m’avoir signalé ce point important.
Sur la « zone grise », voir Huneman P., Barberousse A., « L’agriculture (bio) et l’événement. Retour sur un canular métaphysique », Zilsel, 2016, 1: 159-187.
Merci à Pascal Engel, Philippe Jarne, Alice Lebreton Mansuy et Arnaud Saint-Martin pour leurs précieuses suggestions.
Laurent Doré sur Ruptures press.fr
Les journalistes du Monde Stéphane Foucart et Stéphane Horel se sont associés au sociologue Sylvain Laurens (EHESS) pour écrire Les Gardiens de la raison : Enquête sur la désinformation scientifique (La Découverte, septembre 2020). Les auteurs font preuve dans ce livre d’un manque sidérant de rigueur et d’éthique intellectuelles. Erreurs factuelles, interprétations malhonnêtes, omissions délibérées, extrapolations complotistes… Illustration avec la façon dont je suis présenté.
Avertissement : ce texte n’engage que moi, il ne saurait notamment être attribué à l’Afis, qui a publié sa propre mise au point.
Pour répondre aux propos de S. Foucart, S. Horel et S. Laurens (« FHL » désormais), j’utiliserai largement le contenu d’un courriel que j’ai fait parvenir à Bruno Andreotti au sujet de son article « Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme » (Zilsel, février 2020) – dans lequel je suis également mentionné –, message auquel, je dois le dire, celui-ci a réagi de façon courtoise et ouverte.
Trois phrases, trois erreurs factuelles
C’est dans un chapitre consacré à Jean Bricmont (voir sa réponse) que les auteurs des Gardiens de la raison parlent brièvement de moi. Voici le passage en question (p. 236) : « En octobre 2017, à l’occasion des vingt ans de l’affaire Sokal, une chaîne YouTube intitulée “Lumières !” propose une interview en deux volets de Sokal et Bricmont. La chaîne a été créée par un dénommé Laurent Dauré. Passé par le mouvement souverainiste de Paul-Marie Coûteaux, le Rassemblement identitaire français, membre du bureau de l’UPR, le jeune militant est également membre du conseil d’administration de l’Afis. »
En seulement trois phrases – soixante-sept mots –, FHL parviennent à commettre trois erreurs factuelles. Elles sont de gravité variable.
La première est anodine : l’entretien avec Alan Sokal et Jean Bricmont est en quatre parties et non en deux. C’est un fait très facile à établir, surtout quand on se met à trois pour écrire un livre et que l’on sollicite de nombreux relecteurs.
La deuxième erreur est autrement plus grave, elle s’apparente même à une falsification diffamatoire. Les auteurs affirment que j’ai été membre du « Rassemblement identitaire français ». C’est faux de toutes les façons possibles. Pour faire partie de ce mouvement, il faudrait déjà… qu’il existât. Or, le Rassemblement identitaire français est une organisation imaginaire. Si j’ai bien été brièvement adhérent d’un « RIF », cet acronyme signifie « Rassemblement pour l’indépendance de la France » (un parti créé en 2003).
On se demande comment une telle « méprise » peut être commise, l’information étant là aussi trouvable en dix secondes sur Internet. Mais peut-être que pour notre trio très « gauche plurielle » (qui ferait bondir Jaurès), l’indépendance nationale est un concept d’extrême droite et sa défense, nécessairement une démarche identitaire. C’est d’ailleurs l’opinion qui domine au sein des élites libérales-atlantistes dont Le Monde est le point de ralliement médiatique. Les thuriféraires du marché et de l’intégration européenne veulent liquider dans un même mouvement l’indépendance nationale et la souveraineté populaire. C’est en fait la démocratie même qu’ils cherchent à neutraliser. Avec un certain succès, il faut le reconnaître.
Comme beaucoup d’autres au sein de la « nouvelle gauche » (celle qui n’est pas même social-démocrate), les auteurs des Gardiens de la raison tissent l’impuissance du peuple en prétendant se soucier de lui. Mais quoi que l’on pense de ces appréciations politiques qui peuvent légitimement faire l’objet de débats, il nous semble que les méthodes de FHL devraient heurter toute personne soucieuse d’une éthique intellectuelle élémentaire.
Enfin, troisième erreur factuelle : contrairement à ce qu’écrivent nos redoutables enquêteurs, je n’ai pas été simultanément membre du Conseil d’administration de l’Association française pour l’information scientifique et du Bureau national de l’Union populaire républicaine puisque j’ai quitté ce parti en novembre 2017 – ce qu’ils savent – et que je n’ai rejoint le CA de l’Afis qu’en juin 2018 – ce qui est facile à savoir.
On remarque que les erreurs majeures servent la démonstration (confuse) que s’efforcent de produire les auteurs. Le procès n’étant qu’à charge et le verdict défini à l’avance, tous les « faits » doivent s’y plier. Je précise que les deux journalistes d’investigation et le sociologue n’ont pas cherché à me contacter. Ils me présentent uniquement comme un « militant », ce que je suis indéniablement – comme eux d’ailleurs –, mais en occultant mon activité de journaliste, en particulier pour Ruptures.
Le b.a.-ba du rationalisme c’est le souci scrupuleux des faits. Quand on est journaliste ou universitaire, la négligence intellectuelle est censée être disqualifiante. Comme quoi, des « gardiens de la raison » sont peut-être utiles…
Omissions et bidouillages
Passons maintenant à ce qui relève de l’interprétation malhonnête et de la dissimulation d’éléments d’appréciation importants. Je vais ici recourir à des développements issus de ce long texte publié sur le site de la Librairie Tropiques (je précise que les visuels ne sont pas de mon fait). Il s’agit d’une critique de l’enquête sur l’Union populaire républicaine que Le Monde diplomatique a publiée dans son édition d’octobre 2019.
Concernant Paul-Marie Coûteaux (point 12 de l’article), il a en effet dérivé vers des positions ultra-conservatrices et réactionnaires, jusqu’à doubler sur sa droite le Front national – avec lequel il a cheminé un temps –, mais c’est aussi un ancien proche de Jean-Pierre Chevènement et un membre du CERES (il est passé par les cabinets de Boutros Boutros-Ghali, du « Che » et de Philippe Séguin). Plus surprenant encore pour ceux qui ne connaissent que la partie la plus récente de son parcours, il a été adhérent à Lutte ouvrière et c’est un des membres fondateurs de l’association alter-mondialiste Attac créée en 1998 (ce que l’organisation dissimule sur son site Internet). Paul-Marie Coûteaux fut également un contributeur du Monde diplomatique.
Pendant les années 2000, celui qu’on pouvait jusque-là définir comme un gaullo-chevènementiste, s’est mis à pratiquer une sorte d’« en même temps », mettant en avant ses engagements à gauche auprès de certains, et disant à d’autres que tout cela était du passé. Lorsque le RIF et son président ont définitivement rompu avec la rive de gauche et ont de surcroît décidé de plaider en faveur d’une « autre Europe » (abandonnant l’idée de sortie de l’Union européenne), j’ai quitté le parti.
Ainsi, écrire de façon laconique, comme le font FHL, que je suis « passé par le mouvement souverainiste de Paul-Marie Coûteaux, le Rassemblement identitaire français [re-sic] » en refusant de prendre en compte tous ces éléments de contexte, de chronologie et ces nuances significatives est délibérément trompeur. L’occultation est bel et bien volontaire car les auteurs avaient connaissance de ma critique de l’enquête du Monde diplomatique : ils la mentionnent dans la note 38 du chapitre 8, sans expliquer de quoi il s’agit et en lui attribuant un titre qui n’est pas de moi (et qui ne dit rien sur son contenu). En maniant et en présentant une source de la sorte, FHL piétinent là aussi les standards élémentaires du travail aussi bien journalistique qu’universitaire.
Les auteurs des Gardiens de la raison font parfois de l’humour sans le savoir. En effet, l’affirmation selon laquelle Jean Bricmont serait intervenu à l’université d’automne de l’UPR en 2013 « [d]evant un parterre de militants issus de la droite et proches de l’ancien bras droit de Charles Pasqua » est tellement ridicule et roublarde qu’elle m’a fait rire. Il apparaîtra évident à toute personne qui était présente lors de cet événement qui a eu lieu près de Tours – c’était mon cas – que l’assertion de FHL n’est appuyée sur aucune preuve ou enquête. C’est du pur doigt mouillé, comme beaucoup des allégations et insinuations du livre. La très grande majorité des adhérents et sympathisants de l’UPR qui étaient là – le public étant par ailleurs très jeune – ne sont ni de droite ni issus de la droite, et ils ne se sentent aucune filiation avec Charles Pasqua.
Malhonnêteté au carré
Le manque d’intégrité intellectuelle de FHL devient vertigineux quand on observe leurs stratagèmes argumentatifs. Le court passage qui traite de ma personne sert en fait à atteindre Jean Bricmont et Alan Sokal, coupables d’avoir accepté d’être interviewés par moi. Chercher à dénigrer des individus A et B en les associant à un individu C dépeint à coups d’allégations fausses et d’insinuations malveillantes, c’est en somme de la malhonnêteté au carré. Sur l’entretien en question, chacun peut se faire son propre avis en le visionnant ou en lisant cette transcription de quelques extraits de la 1re partie.
En mentionnant ma présence au Conseil d’administration de l’Afis, FHL cherchent aussi évidemment à nuire à cette association, qui est la principale cible de leur livre. On va le voir, la « démonstration » est incohérente. D’après leurs sous-entendus appuyés, le fait d’être membre à la fois de l’UPR et du CA de l’Afis (faisons comme si c’était vrai…) serait significatif et dirait quelque chose – de compromettant – sur la nature de cette dernière. Toujours la même méthode de culpabilité par association. Si on avait privé les auteurs de l’emploi de ce sophisme, Les Gardiens de la raison ferait 50 pages et non 350.
Comme ils l’ont lu en décidant de ne rien en retenir (point 28 du texte déjà signalé), je n’ai cessé de critiquer les positions de l’UPR et/ou de François Asselineau précisément sur les sujets dont s’occupe l’Afis. L’inefficacité totale de mes alertes et l’aggravation de certaines tendances anti-scientifiques ont grandement contribué à mon retrait du parti. L’ironie est que FHL sont proches des idées de François Asselineau sur de nombreux points : pétition de principe englobante contre les produits phytosanitaires et les OGM, enthousiasme béat pour l’alimentation « bio », sensationnalisme anxiogène sur les perturbateurs endocriniens, technophobie réflexe, appel à la décroissance…
Les trois enquêteurs et le président de l’UPR partagent la même grille de lecture presque exclusivement articulée autour des problématiques (certes réelles) de conflits d’intérêts et d’influence des lobbies. Ce pan-corruptionnisme déborde rapidement de la critique étayée pour contester la légitimité de l’expertise scientifique et des instances publiques d’évaluation (sauf quand elles disent ce que les soupçonneux veulent entendre), accusées d’être dominées par des intérêts peu avouables. Tous les contradicteurs sont alors forcément vendus aux industriels et à la finance – ou leurs idiots utiles –, ils se livrent à une « trollisation de l’espace public » au service des puissances d’argent, des pollueurs-exploiteurs. Avec cette perspective inquisitrice, c’est la méthode scientifique qui se retrouve in fine sur le banc des accusés car ses résultats ne conviennent que très partiellement aux partisans de l’écologie politique.
Nous touchons là au propre de la pensée FHL. Toute personne en désaccord avec leur vision de la science, du progrès, de l’écologie ou de la gauche a nécessairement un agenda sombre et caché (ou est instrumentalisée), une allégeance dissimulée à l’égard de forces économiques ou politiques conservatrices.
Le tropisme des accointances coupables empêche le débat rationnel et parasite la recherche collective de l’objectivité, de la vérité. Croyant critiquer le capitalisme, le productivisme, les idéologues pan-corruptionnistes sapent en fait la science et le progrès, avec les bienfaits que ceux-ci peuvent apporter. Comme l’a écrit Marie Curie dans le livre consacré à son mari, « la science est à la base de tous les progrès qui allègent la vie humaine et en diminuent la souffrance » (Pierre Curie, 1923).
Juger sur pièces
Si j’étais conspirationniste et/ou d’extrême droite, comme l’insinuent lourdement FHL, il me semble qu’il devrait être assez facile d’en trouver des traces – même discrètes – dans au moins quelques-uns des articles que j’ai écrits. Que les vérifications appropriées soient faites. Il se trouve que mon dernier travail porte sur une théorie du complot néoconservatrice qui a été relayée et promue par 98 % des médias français de premier plan (Le Monde en tête).
Les auteurs prennent bien soin de ne pas mentionner mon engagement – passé ou présent – dans plusieurs associations marquées à gauche, alors que Sylvain Laurens en a parfaitement connaissance pour au moins deux d’entre elles. Est-il honnête de dissimuler ainsi des affiliations, dont l’une dure depuis plus de 10 ans ? Je ne donne pas le nom des associations en question pour ne pas les mêler à des polémiques qui ne les concernent pas.
Dans leur livre, FHL ne semblent pas admettre que l’on puisse avoir des engagements politiques ou associatifs divers, distincts et autonomes (l’Afis se tient à l’écart de l’idéologie et de la politique pour défendre la méthode scientifique et la recherche de la connaissance objective, un positionnement qui me paraît tout à fait opportun). Pour eux, toute implication « contamine » les autres, leur mise en lumière dévoilant un plan d’ensemble. Machiavélique, cela va sans dire. Cette tournure d’esprit conspirationniste les amène à voir des coordinations, des proximités et des allégeances qui n’existent pas.
Les auteurs peinent aussi à concevoir que l’on puisse évoluer politiquement, chaque affiliation et engagement étant pour eux lourds de sens à jamais. Or, comme je l’ai écrit au journaliste du Monde diplomatique, « en réfléchissant à mon parcours, je m’aperçois que je suis entré en politique par la porte de la souveraineté populaire, du souci démocratique (et aussi de l’opposition aux guerres impérialistes), et que j’ai peu à peu donné à ma pensée un contenu plus nettement anti-libéral – puis anti-capitaliste – et des principes anarcho-communistes (via lectures et rencontres). Bref, je suis sorti de l’UPR plus à gauche que j’y étais entré. » FHL ont lu ceci et ont décidé que cela n’avait aucune valeur.
La « cancel culture » façon Sylvain Laurens
En 2016, Sylvain Laurens a été parmi les principaux artisans de l’annulation de deux contrats que j’avais signés avec une maison d’édition (plus à gauche que La Découverte), dont il était à l’époque membre du comité éditorial. Cette campagne de dénigrement en coulisse a également eu la peau d’un documentaire d’esprit on ne peut plus rationaliste dont le tournage était en cours et qui était soutenu par une société de production. En quelques mois, mes trois principaux projets personnels ont ainsi été réduits à néant.
À l’époque, Sylvain Laurens et les autres meneurs ont refusé toute discussion, je n’ai jamais pu les rencontrer pour débattre ; il ne fut même pas possible d’avoir un échange téléphonique ou électronique. Les Annulators ne parlementent pas, ils ne sont pas programmés pour la civilité ou la controverse loyale. En s’associant à des journalistes du Monde, média connu pour cornaquer le débat à l’intérieur d’un cadre idéologique étroit et refuser très fréquemment les droits de réponse, le sociologue a trouvé une autre tribu agoraphobe. Stéphane Foucart et Stéphane Horel ont d’ailleurs refusé récemment un débat avec les animateurs pourtant fort réglo de La Tronche en Biais (voir la mise au point de Thomas Durand à propos des Gardiens de la raison).
Il y a quatre ans comme aujourd’hui, Sylvain Laurens semble convaincu que je suis animé de sombres desseins, non seulement à l’égard de la gauche, mais aussi à l’égard du milieu rationaliste français. Pas de preuve, pas de débat possible, ses certitudes sont inébranlables. Et elles justifient selon lui des mesures de marginalisation professionnelle et sociale.
FHL représentent bien ce courant postmoderne qui veut acquérir l’hégémonie à gauche en convertissant celle-ci – à coups d’intimidation et d’excommunication – à l’écologie politique, au rejet de la souveraineté populaire et de l’indépendance nationale, à la politique de l’identité, à la limitation de la liberté d’expression et du débat. Ils cherchent à purger la gauche de ce qui reste de socialistes, de communistes et d’anarchistes attachés de façon conséquente à l’héritage des Lumières et à l’articulation du progrès social et scientifique.
BHL, FHL, même compas (faussé)
Si on en juge d’après les premières réponses qui ont été rendues publiques (voir aussi celle de Franck Ramus), Les Gardiens de la raison est farci d’erreurs petites et grandes. Le volume d’inexactitudes et de sophismes semble tel que nous sommes en route pour des records. Même Bernard-Henri Lévy, pourtant réputé pour sa nonchalance à l’égard des faits et son absence totale de fair-play dans la confrontation d’idées, aura du mal à rivaliser. En démontrant un tel manque d’éthique intellectuelle, FHL exposent leurs autres travaux à la suspicion…
Je n’ai pu m’empêcher de trouver cocasse que l’occupant de la chaire de « sociologie des élites européennes » de l’EHESS s’allie à deux salariés du journal par excellence des élites françaises – dont les principaux actionnaires sont deux industriels milliardaires et un banquier d’affaires millionnaire – pour tenter de jeter le discrédit sur quantité de militants rationalistes qui sont pour la plupart bénévoles et médiatiquement marginaux. Mais peut-être est-ce finalement bon signe que le combat désintéressé au service de la raison rende la bourgeoisie verte de rage.
Laurent Dauré
Marcel Kuntz-OGM.fr
25 septembre 2020
Merci aux auteurs du livre Les Gardiens de la Raison
Note de lecture du livre Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique,
de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens
Par Marcel Kuntz
En tant que défenseur de la méthode scientifique et de l’utilisation de la Raison, cela aurait été pour moi une grande déception de ne pas être cité dans ce livre. Je remercie les auteurs de me faire l’honneur de me nommer 17 fois ! Merci, mais c’est trop vraiment !
Je note cependant dans ce livre plusieurs erreurs factuelles ou approximations me concernant (j’ai vu, sans les consulter, que d’autres personnes citées font la même remarque ; voir en bas de ce post), ce qui entachent la crédibilité de ce livre. Sans être un spécialiste, il me semble qu’il existe une pratique journalistique nommée « interview » et qu’elle permet d’éliminer les erreurs de ce type : je n’ai jamais été contacté par les auteurs…
Voici mes remarques plus précises.
Pages 30 et 31. Je suis cité à juste titre (merci !) comme auteur d’un rapport sur « L ’affaire Séralini, L’impasse d’une science militante » (téléchargeable gratuitement sur le site de la Fondapol ; 5 euros la version papier).
Il est affirmé dans le présent livre, toujours à juste titre, que cette affaire « est une référence majeure », mais non comme le prétendent les auteurs « dans l’imaginaire collectif de cette communauté souterraine » (on notera le mépris pour tous ceux scientifiques, journalistes et autres qui se sont intéressés à ce scandale), mais dans l’histoire de la « science » parallèle.
Je suis également désigné comme « membre de l’Afis ». Comme dit plus haut, une simple interview aurait amené les auteurs à corriger cette erreur (je n’ai rien contre l’Afis et j’admire l’exploit qui consiste à publier sa revue tous les trimestres, sans grands moyens, mais il me semble que la situation actuelle nécessiterait de fournir des précisions scientifiques dans un délai plus court, ce qui me motive plus).
Page 39.
« Dans cette salle se trouve une grande partie du casting de ce livre, ainsi que les principales idées d’une force politique qui semble encore ignorer ce qu’elle est. Des industriels et leurs organisations représentatives (l’Union des industries de la protection des plantes – UIPP –, Bayer/ Monsanto, l’Association nationale des industries alimentaires – Ania). Ses relais professionnels (les chambres d’agriculture, le Groupement national interprofessionnel des semences et plants, la FNSEA, le Syrpa). Ses communicants (Gil Rivière‑Wekstein, l’agence Protéines et Serge Michels). Ses experts (Jean‑Paul‑Krivine, Hervé Le Bars, Marcel Kuntz). »
En réalité, je n’ai pas participé à une telle réunion. Ce qui est d’ailleurs sans intérêt. Ce qui est plus intéressant est la description de cette réunion par les auteurs (« ce petit monde en sous‑sol ») : l’insistance à mentionner que cette réunion a eu lieu dans une salle située en sous-sol (les mots « cave » et « souterrain » sont même utilisés), à donner l’impression d’un grouillement et la mention d’un détail anecdotique (« petit problème d’éclairage dans la cave. Un court instant, les autres intervenants sont plongés dans les ténèbres ») donne l’impression que les auteurs décrivent des rats cachés dans l’obscurité d’une cave… A moins qu’ils ne les considèrent comme des malades mentaux (le mot « névrose » est utilisé…).
Page 65
Je remercie les auteurs d’avoir résisté à l’envie de parler (sauf erreur de ma part) du hoax de mes « liens avec Monsanto » (voir mon blog pour sa réfutation, si cela était encore nécessaire après des dizaines de fois…).
Ils affirment en revanche que « ce biologiste spécialisé en biotechnologie végétale a déposé un brevet avec Syngenta ». Là encore, une petite interview… aurait établi qu’en réalité, je n’ai rien déposé du tout, que je n’ai jamais été propriétaire de ce brevet (aujourd’hui je suppose dans le domaine public) et n’ai rien touché. Je me rappelle avoir expliqué cette histoire il y a des années et suis sûr que ces journalistes « d’investigation » pointus en retrouveront la trace sur internet…
Sur la même page, je suis coupable par association, d’avoir cosigné un article (de discussion) qui veut « mettre un coup de pression », devinez sur qui : l’International Society for Biosafety Research, « une plate‑forme de discussion entre savants, régulateurs et experts de l’industrie sur la question des biotechnologies ». Je confesse ce grave crime qui consiste à discuter avec une plateforme de discussion !
Page 116
« Dans son numéro de juillet 2012, Science & pseudo-sciences publie un article sous le titre : « Les abeilles, victimes de la course à l’audimat scientifique. L’auteur (c’est bien moi) y critique le protocole mis en œuvre et conteste la dose d’exposition choisie… »
Je renvoie le lecteur à cet article où je conteste en fait une méthode de communication tonitruante eu égards aux doutes que peut inspirer la méthode scientifique utilisée. Je n’aurais « aucune espèce de compétence professionnelle en apidologie ou en toxicologie de l’abeille ». Remarque savoureuse d’auteurs qui sont journalistes ou sociologue… Je précise simplement que j’ai été invité deux fois par le syndicat majoritaire des apiculteurs pour parler risque toxicologique pour les abeilles (certes des OGM, mais quand même) et que j’ai publié dans un contexte scientifique sur ce thème…
Page 124 à 125
« à la fin du printemps 2019. En avril, Le Point publie une interview‑fleuve… La parole est alors donnée à Marcel Kuntz, spécialiste en biotechnologie végétale et… membre de l’Afis (encore non !). C’est un tout petit monde, où l’on croise toujours les mêmes individus ».
Il s’agit de l’avis du CIRC sur le glyphosate, contredit par toutes les autres agences d’évaluation des risques dans le monde (ce que les lecteurs du Monde ne savent pas, ni les lecteurs de ce livre… un peu dommage non ?). Suite de ma citation :
« Quand vous êtes dans une agence qui fait son commerce d’un classement des cancérogènes, vous avez sans doute un a priori dans ce domaine », affirme‑t‑il (c’est moi), et les auteurs de ce livre poursuivent par : « sans expliquer comment une agence de recherche scientifique pourrait bien faire « commerce » de ses avis ».
Je recommande aux auteurs de ce livre de relire la conclusion de ma note sur l’affaire Séralini, que je termine par « le précautionnisme a induit un véritable affairisme scientifique pour évaluer les risques de toutes sortes d’activités humaines, un business où tous les acteurs (chercheurs, revues, institutions scientifiques, sans oublier les médias) ont intérêt à l’identification d’un effet délétère… ».
Et si les choses ne sont pas assez explicites, chacun peut consulter mon blog (Glyphosate : pourquoi le CIRC a-t-il produit un classement aussi contestable ?) sur les liens d’intérêt avec des avocats prédateurs qui espèrent soutirer beaucoup d’argent dans le cadre de procès contre Bayer sur le glyphosate (liens d’intérêt que les lecteurs du Monde ne connaissent pas non plus… aussi un peu dommage non ?).
Page 127 à 128
Au sujet d’autres de mes interviews, je persiste et signe : « C’est le camp du Bien qui pense que les autres ont forcément des intentions cachées. Et si vous sortez de la bien‑pensance, de cette religion écologiste, tout justifie les attaques les plus violentes. »
Page 280
Nous abordons ici la question de l’idéologie du genre… Les auteurs écrivent : « …le biologiste américain Paul Gross vilipende la « critique féministe de la science » – une critique qui, selon lui, s’apparenterait à une forme de relativisme ou d’idéologie antiscientifique ».
« Cette prose assimilant le féminisme à une posture antiscience est aussi colportée en France par le biologiste Marcel Kuntz, figure de l’Afis (toujours non !) et grand défenseur du glyphosate (voir sur internet la teneur exacte de mes propos sur cet herbicide) que nous avons croisé à de nombreuses reprises dans ce livre (oui, encore merci !) ».
On notera encore une fois un terme méprisant (« colporté »)… Suite du texte :
« Celui‑ci s’emporte régulièrement, et sur divers supports, contre les études de genre ». En février 2019 par exemple, il publie dans Le Figaro une tribune contre la progression des études de genre et de l’écriture inclusive au CNRS, phénomènes dans lesquels il voit l’existence d’une idéologie ».
Je ne m’emporte pas, j’explique ! Pardonnez-moi ce clin d’œil à Audiard. A part cela, c’est parfaitement exact, et je persiste et signe (voir mon argumentaire : « L’écriture inclusive et pourquoi elle ne devrait pas avoir cours dans les institutions scientifiques ».
Les auteurs poursuivent : « L’écrasante majorité des études sur le sujet témoignent pourtant de l’exact inverse. Les discriminations liées au genre sont banales et répandues dans le milieu scientifique ». Ces études proviendraient-t-elles de « sociologues » d’une même chapelle idéologique, publiées dans des revues de la même chapelle, après relecture par des « sociologues » toujours de la même chapelle ? Seraient-elles aussi crédibles que celles de Séralini sur un maïs OGM ?
Suite du livre : « Mais le principal danger, selon Marcel Kuntz, qui se répand aussi sur ce sujet dans des revues spécialisées en biotechnologie, viendrait de la progression du relativisme postmoderne en sciences exactes ». On notera encore une fois le grand respect des auteurs pour l’opinion des autres (je me « répands… » ; du haut niveau journalistique !). Pour le reste, c’est exact (je peux fournir mes articles sur simple demande).
J’arrête ici…
En conclusion
Le moins que l’on puisse dire est que les auteurs de ce livre ne s’inscrivent pas dans la longue tradition française (du moins chez certains intellectuels) des débats respectueux des autres même si l’on n’est pas d’accord avec eux…
Je ne doute pas de la sincérité des auteurs dans leur défense de l’écologie politique. C’est leur droit. Je n’ai cependant pas identifié en quoi il était justifié d’abattre quelques arbres pour publier ce livre militant.
Glané sur Internet
« On est dans le quasi-factuel, le superficiel et le mépris suintant. C’est le climat général de l’ouvrage ». Par Thomas Durand
Les champions de l’intox. Par Franck Ramus
Un nouveau journalisme : de l’insinuation à l’inquisition. Par Virginie Tournay
Les naufrageurs de la raison (et de la gauche). Par Laurent Dauré
Un flot continu d’attaques mensongères et d’approximations… pour changer ! Par Jean Bricmont
Journalisme d’insinuation : après les articles, le livre. Par AFIS
Un commentaire sur Amazon :
« Je viens de lire l’ouvrage à sa parution, vivement intéressé par le sujet abordé. Malheureusement, au fur et à mesure de ma lecture, j’ai été surpris par un grand nombre d’insinuations et de rapprochements hasardeux. Du coup, sous prétexte de dénoncer une forme de complotisme, les auteurs sombrent eux-mêmes… dans le même travers.
En outre, ils s’inscrivent la plupart du temps plus dans le procès d’intention que dans la recherche de la preuve, ce qui gâche le propos et donne à l’ensemble l’allure d’un règlement de comptes sans pour autant avoir la dimension d’un pamphlet.
C’est pour moi très décevant de voir un ouvrage manquant manifestement de toute rigueur aux éditions de la Découverte dont j’apprécie habituellement les publications ».
sur Seppi.over-blog.com le 1/10/20
« Les gardiens de la raison » de FHL : sur les pas de Lyssenko, Goebbels, Vychinski, McCarthy, Torquemada…
(Source)
Faut-il faire de la publicité pour « Les gardiens de la raison – Enquête sur la désinformation scientifique » de M. Stéphane Foucart, Mme Stéphane Horel et M. Sylvain Laurens (éd. La découverte, 368 pages, 567 grammes) ?
Sans conteste oui !
Les deux premiers auteurs sont connus et ont en quelque sorte un casier (« La fabrique du mensonge: Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger » et « Et le monde devint silencieux » pour l’un ; Intoxication » et « Lobbytomie » pour l’autre). Le troisième est sociologue, maître de conférences à l’EHESS, et a publié en 2019 « Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005) » aux Éditions de l’EHESS.
Précisons d’emblée : je n’ai pas eu le déshonneur de figurer dans cet ouvrage, sauf par une note étayant un propos, l’« exploit » de M. Klaus Ammann, professeur de botanique émérite, qui avait placardé 12 thèses à la porte (symbolique) de Greenpeace Deutschland, à Hambourg le 19 novembre 2010, émulant ainsi un certain Marthin Luther.
J’aurais pourtant été un « bon client ».
Ne suis-je pas un sulfureux et teigneux lobbyiste, homme de paille et espion de Monsanto selon « Le Roundup face à ses juges » de Mme Marie-Monique Robin ? Un individu qui a/aurait piraté la boîte mail de la dame pour se procurer un de ses courriels, à moins que… Si vous voulez relire une de mes grandes pages, c’est « L’espion de Monsanto vous salue bien, Mme Robin ! »
D’autres ont subi un sort aussi enviable dans « Les gardiens de la raison »… un titre parfaitement exact, peut-être à l’insu du plein gré des auteurs.
Leur propos est le suivant (« Présentation du livre par son éditeur » selon Reporterre, qui a fait service minimum, minimorum… c’est peut-être un signe) :
« Les années 2000 ont vu déferler les mensonges des industriels du tabac, des énergies fossiles ou des pesticides et leurs études commanditées dissimulant la dangerosité de leurs produits. Explorant les nouvelles frontières du lobbying, cette enquête dévoile les stratégies de manipulation qu’emploient désormais ces “marchands de doute” pour promouvoir leur “bonne” science et s’emparer du marché de l’information scientifique.
Leur cible privilégiée n’est plus seulement le ministre ou le haut fonctionnaire. Aux aguets sur les réseaux sociaux, des agences spécialisées visent le professeur de biologie de collège, blogueur et passeur de science, le citoyen ordinaire, le youtubeur, le micro-influenceur. Instrumentalisés pour propager des contenus dégriffés, les amateurs de science sont transformés en relais zélés des messages de l’industrie et en viennent à se considérer comme des gardiens de la raison.
Parmi ces fact-checkers, vérificateurs d’informations autoproclamés, peu savent qu’ils amplifient des éléments de langage concoctés par des officines de relations publiques. Une poignée d’intellectuels et de scientifiques, en revanche, participe sciemment à la réactualisation, autour de la science, de tout le crédo conservateur. Un projet politique volontiers financé par l’argent des industriels libertariens, et qui porte la marque de leur idéologie anti-environnementaliste et antiféministe.
C’est une bonne description de l’ambition de l’ouvrage, mais aussi de ses travers.
Commençons par la référence à la « “bonne” science ».
Sur des sujets qui font l’objet de controverses publiques, il y a « sur le marché » une science qui cherche à savoir et une « science » qui cherche à démontrer ou, lorsque cela est trop difficile, à suggérer.
« Les années 2000 ont vu déferler les mensonges des industriels du tabac… » écrivent-il ? Les productions de cette industrie resteront collées au débat pendant bien longtemps, comme le sparadrap du capitaine Haddock.
Cela colle à une réalité, mais aussi à une idéologie politique et socio-économique à laquelle les deux auteurs journalistes du Monde adhèrent à l’évidence… au point d’omettre, sciemment ou par aveuglement, la montée en puissance de productions « scientifiques » du même type, mais allant dans le sens inverse.
Il y eut dans les anciens temps – ceux notamment de Trofim Lyssenko – la science bourgeoise et la science prolétarienne. Nous avons maintenant une science capitaliste et une science plus difficile à caractériser d’un adjectif, sûrement techno- et éconophobe, au mieux altermondialiste, voire anticapitaliste…
…une science rigoriste selon une chronique de M. Stéphane Foucart et une science d’opinion selon un morceau d’anthologie de M. Philippe Stoop, ou encore une science malade du militantisme et de l’idéologie, selon la formule de M. Marcel Kuntz.
Les trois auteurs ont pris le parti de défendre et de promouvoir les productions de la deuxième catégorie de science – ou plutôt de « science » – et les projets politiques et socio-économiques sous-jacents. Des productions qui connaissent une augmentation vertigineuse dans certains domaines.
Action… réaction…
Des « gardiens de la raison » ont émergé des milieux de la rationalité : des « anciens », dont des membres de l’Académie d’Agriculture de France – ce n’est pas un bon point pour nos trois auteurs) ; quelques rares chercheurs de haut niveau en activité ; de jeunes chercheurs enthousiastes, experts en réseaux sociaux, en particulier le collectif No Fake Science ; de « simples citoyens » armés de connaissances et surtout de bon sens (je me flatte d’en (vouloir) être).
Leurs critiques commencent à devenir « gênantes »… il convient donc de dénoncer les gêneurs, puisque leurs analyses sont difficilement contestables. Pour qui cherche à illustrer un cours sur les procédés rhétoriques contestables, cet ouvrage est une formidable mine d’exemples.
Une partie du procédé est exposée dans la citation ci-dessus : ces pauvres gens affublés par dérision du qualificatif de « gardiens de la raison » sont soit complices, soit manipulés et instrumentalisés. C’est tout juste si la méchante industrie ne les a pas lobotomisés et dotés d’une puce leur dictant le message à diffuser avec l’intime conviction qu’il est le fruit de leur réflexion.
Et, bien sûr, cette industrie ne saurait être que d’obédience conservatrice. Pour faire bonne mesure, elle est même « anti-environnementaliste et antiféministe », et même, suprême vice, libertarienne.
Tout ça est cousu de fil blanc et, souvent, franchement risible. La lecture de la prose suscite des rappels à des personnages tels que Goebbels, Vychinski, Mc Carthy, Torquemada, ou encore à des Gringoire et autre Je suis partout.
Il y avait le « cycliste Salengro », il y a désormais les « membres de l’Afis » – c’est une tare : Marcel Kuntz (deux références, dont la deuxième précédée de points de suspension de déshonneur), Gil Kressmann, une certaine Amélie, Marcel-Francis Kahn (qui n’est plus membre, ayant démissionné avec fracas et lancé le hoax des liens d’intérêts de l’AFIS avec Monsanto), Jérôme Quirant (deux références).
Mais ce n’est pas tout, c’est une « enquête » qui ressemble à bien des égards à celles des Dupond et Dupont (voir des gazouillis ci-dessous).
Une série de personnages dont on peut dire qu’ils ont été mis en cause ont répondu, le plus souvent par l’humour, aux allégations erronées ou mensongères, ou encore aux propos et procédés rhétoriques dénigrants, voire malveillants.
Nous avons publié sur ce site M. Marcel Kuntz et son « “Merci aux auteurs du livre Les Gardiens de la Raison” ». Il y a d’autres réactions en texte. Florilège :
Association Française pour l’Information Scientifique : « Mise au point à propos du livre “Les gardiens de la raison” – Journalisme d’insinuation : après les articles, le livre » ;
La Tronche en Biais (un projet collectif) : « La raison n’est pas un trophée – réponse à Foucart, Horel & Laurens » ;
M. Jean Bricmont : « Deux journalistes du Monde et un sociologue attaquent Jean Bricmont dans un livre : il répond » ;
M. Laurent Doré : « Les naufrageurs de la raison (et de la gauche) : réponse à Foucart, Horel et Laurens » ;
M. Thomas C. Durand : « Les gardiens de la raison ? »
M. Hervé Le Bars : « Je ne suis pas l’homme que vous croyez … »
(Source)
M. Franck Ramus : « Les champions de l’intox » ;
(Source)
M. Philippe Stoop, « Un diplôme de désinformation décerné par S. Foucart (Le Monde) » ;
Mme Virginie Tournay : « Un nouveau journalisme : de l’insinuation à l’inquisition » ;
Et sur Facebook ou Twitter :
Un Monde Riant ;
M. Joseph Garnier ;
M. Yann Kindo ;
Mme Géraldine Woessner ;
M. Jean-Paul Krivine ;
M. Romain Meunier (Evidence Based Bonne Humeur) – voir ci-dessus.
Dans le Journal International de Médecine (JIM), Mme Aurélie Haroche a produit une longue recension de l’ouvrage et des critiques qui ne pêche que par une difficulté de lecture due à une présentation peu conviviale, « Faut-il avoir vraiment peur des gardiens de la raison ? »
En face, le camp des supporters est bien dégarni, malgré les solidarités médiatiques et l’habituel démarchage avant parution : en comptant les articles liés, deux articles dans le Monde ; un article de blog (pathétique) hébergé par le Monde ; trois dans Libération (réservés par prudence aux abonnés) ; un dans l’Humanité (qui n’aurait pas déplu aux stals du siècle dernier) : ainsi qu’un passage sur France Inter, où Mme Sonia Devillers a complaisamment servi la soupe :
« C’est la possibilité même de la diffusion de la vérité scientifique auprès du plus grand nombre qui se trouve désormais attaquée » (les guillemets sont dans le titre pour ce qui serait « les bonnes feuilles » ) ;
« L’information scientifique sous tutelle d’une agence de communication ? » de M. Stéphane Foucart et Mme Stéphane Horel ;
« Dénigrer les écolos, un réflexe qui peut rapporter gros » ;
« La fabrique du doute » ;
« La science perd-elle la raison ? »
«Le rationalisme est devenu un combat pour le droit de dire des choses fausses» (les guillemets sont dans le titre – c’est un entretien avec M. Sylvain Laurens) ;
« Essai. “Les Gardiens de la raison” : enquête sur l’inquiétante constellation des pseudo-rationalistes » ;
« Désinformation scientifique : quand la raison est instrumentalisée par des intérêts privés ».
Il y aussi des amis sur Twitter (voir quelques liens ici). Les paris sont ouverts pour qui concourra pour le prestigieux titre de Savonarole en chef.
« Les gardiens de la raison » n’est pas qu’un règlement de comptes avec l’AFIS et des rationnalistes de toutes les générations.
Les auteurs s’en prennent aussi à un projet de « Science Media Centre à la française ». Au Royaume-Uni, un tel centre produit rapidement, à l’intention des journalistes, mais aussi du public, des réactions de chercheurs et membres du corps académique à des articles scientifiques ayant fait l’objet d’une médiatisation. Nul ne sait à ce stade si ce projet aboutira et comment l’entité sera constituée et fonctionnera.
Mais, comme le montre le titre du deuxième article du Monde, les auteurs agitent déjà le spectre d’une « mise sous tutelle » de l’information scientifique. On les comprend !
À supposer que cela se fasse – et sérieusement –, lorsque sortira une étude scientifique contestable de par sa qualité scientifique ou l’angle qui lui a été donné par les auteurs dans l’article même ou par les communicants de leur institution, le centre fournira aux journalistes des points de vue variés, et surtout, critiques.
Il sera alors plus difficile pour le journalisme militant de vendre de la « science malade du militantisme et de l’idéologie ». Et c’est bien là que le bât blesse !
M. Philippe Stoop a notamment écrit :
« Un de mes hobbies est la mise en évidence des astuces statistiques et biais de protocoles employés par certains chercheurs spécialistes de la “science d’opinion”, c’est-à-dire des articles de propagande qui ressemblent suffisamment à des publications scientifiques pour être acceptés par des revues scientifiques, parfois prestigieuses. »
Mais aujourd’hui, M. Philippe Stoop et bien d’autres doivent attendre que la « science d’opinion » ait été médiatisée et relayée pour tenter de remettre les choses en place ; c’est souvent trop tard et, comme ils n’ont pas la même surface médiatique que les militants, peu efficace. Demain peut-être, leur avis pourra fertiliser immédiatement ou quasi l’écho médiatique. Et ça, c’est insupportable !
Concluons par un coup d’œil sur les avis de lecteurs sur Amazon. À l’heure où nous écrivons, il y a deux « cinq étoiles », de fans manifestement subjugués, et six « une étoile » (le zéro étoile n’est pas prévu…).
Les critiques sont aussi cinglantes que méritées. L’un des contributeurs écrit :
« Les gardiens d’une certaine idéologie relativiste (qui gangrène “le monde” ou “le nyt”) tentent de régler leur compte très maladroitement avec certains acteurs de la vulgarisation scientifique sans se rendre compte qu’ils ne sont que le relais de la communauté scientifique.
Ce journalisme d’insinuation manie les pires sophismes (attaque ad hominem, culpabilité par association) pour procéder à une véritable chasse aux sorcières.
On devrait toujours fuir comme la peste les sophistes… »
On peut résumer cela par un propos de cour de récréation :
« C’est celui qui dit, qui est. »
Pourquoi alors faire de la publicité pour « Les gardiens de la raison » ? Parce qu’il nous informe sur ce que pourrait être le monde d’après. Ce n’est pas réjouissant.
Complément de 13h30
Virginie Tournay : “Journalisme d’inquisition: le linceul de la raison”
Michel de Rougemont ; “Au nom de la science je vous dézingue”
Complément de 15 heures
sur Agriculture Environnement le 14/1/2021
omprendre les motivations d’un journaliste comme Stéphane Foucart exige une lecture approfondie de l’ensemble de ses livres. Son dernier livre Les gardiens de la raison, enquête sur la désinformation scientifique n’échappe pas à la règle !
Coécrit avec Stéphane Horel et Sylvain Laurens, le dernier opus de Stéphane Foucart, intitulé Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique (La Découverte, septembre 2020), qui s’en prend essentiellement à tous ceux et toutes celles qui défendent le progrès scientifique, et plus particulièrement aux biotechnologies végétales, n’est pas vraiment un best-seller. Quoique ses ventes plafonnent à 1 900 exemplaires à la fin novembre, il est néanmoins parvenu à susciter une colère certaine chez les personnes incriminées, en raison des nombreuses attaques ad hominem qui y figurent, et du pourcentage élevé de fausses informations qu’il véhicule.
Mis en cause dans le livre, le sociologue Gérald Bronner a notamment décidé de porter plainte pour diffamation, tandis que de nombreuses autres personnalités citées ont pris la plume pour apporter les rectificatifs factuels nécessaires.
Pour ce qui est du fond de l’ouvrage, on retrouve sans surprise la prose typique du journaliste technophobe du Monde, qui, par l’association de faits, invente une histoire, celle d’un prétendu complot impliquant une multitude d’acteurs « existant de facto par [des] obsessions communes ». Ceux-ci seraient unis par un « projet politique » financé par l’argent des « industriels libertariens », soi-disant marqués de « leur idéologie anti-environnementaliste et antiféministe ».
Ces protagonistes auraient ainsi pris en otage la « vraie science », celle que défend Foucart. « À chaque fois que quelqu’un se réclame de LA science, parle au nom de la science, en défense de la science, de l’esprit critique, du rationalisme, etc., c’est à peu près systématiquement pour défendre des intérêts industriels », affirme Foucart lors d’un entretien réalisé au sujet du livre, postulant qu’un argument favorable à un produit, une technique ou une technologie place « à peu près systématiquement » celui qui tient de tels propos du côté obscur de la force, à savoir les intérêts industriels. Au moment où le film conspirationniste Hold-up fait un véritable tabac au sein de la société française, on conçoit aisément que cette mise en scène réglée par Foucart puisse paraître séduisante à certains.
Investi d’une mission salvatrice contre le libéralisme
Mais surtout, ce livre n’est que le énième avatar d’une longue série, dont la lecture donne toujours l’impression que le journaliste-auteur s’est senti investi d’une mission.
L’examen de son livre publié en 2018 chez Grasset sous le titre Des marchés et des dieux : Quand l’économie devient religion – certainement le plus intéressant de ses ouvrages bien qu’il se soit vendu à moins de 2 000 exemplaires – permet de saisir les motivations de ce militant.
Comme attendu, on y trouve tout d’abord une critique acerbe du système économique libéral, dont le cœur du mécanisme serait, selon lui, le Marché. Assimilé à une religion, il lui donne le nom d’« agorathéisme », avec un « clergé agorathéiste » qui se serait imposé en « nouvelle auctoritas », nouvelle autorité.
Comme attendu, on y trouve tout d’abord une critique acerbe du système économique libéral, dont le cœur du mécanisme serait, selon lui, le Marché
Parmi les reproches qu’adresse Foucart aux « agorathéistes » figure l’usage du Produit intérieur brut (le fameux PIB) qu’il estime, non sans raison, être un indicateur imparfait pour mesurer la bonne santé d’une économie. Rien de très neuf, puisque cette analyse est connue depuis longtemps et d’ailleurs assez largement partagée.
Mais surtout, Foucart fustige la croissance, « l’instrument de la foi agorathéiste ». Pour lui, « chaque courant de l’économie peut à l’extrême être considéré comme une secte agorathéiste puisque tout revient toujours, in fine, à la maximisation de la croissance économique – c’est-à- dire de la satisfaction du Marché ». Or, selon Foucart, cette croissance ne peut s’opérer qu’au détriment de la planète. Il va même plus loin, affirmant que « la destruction de l’environnement pourrait ne pas être seulement une conséquence fortuite et collatérale de la croissance du PIB, mais aussi et surtout l’un de ses carburants ». Pour soutenir cette conclusion, il reprend à son compte l’analyse de deux économistes italiens (Stefano Bartolini et Luigi Bonatti) selon lesquels « abîmer le monde, le rendre moins accueillant génère mécaniquement de la croissance ». Il en donne plusieurs exemples dans le domaine agricole : « La perte de fertilité des sols agricoles conduit les agriculteurs à remplacer cet atout environnemental gratuit par des fertilisants, au terme d’une transaction marchande. “Devant la baisse de la disponibilité de ces ressources, les individus sont poussés à accroître leur participation à des activités marchandes, afin d’augmenter leurs revenus et d’acheter plus de biens de consommation”, ajoutent les deux économistes italiens. » De même, « la destruction des abeilles et des pollinisateurs sauvages est susceptible de produire de la croissance », puisque « grâce à la destruction de la pollinisation naturelle, un Marché de la pollinisation a pu émerger ».
sur zet-éthique : (https://zet-ethique.fr/2020/09/27/recension/)
Publié le 27 septembre 2020 par Kum0kun
Ce n’est pas un simple livre que Les gardiens de la raison (La Découverte), puisque c’est plutôt deux livres en un. Écrit à six mains, le livre représente la suite informelle des ouvrages respectifs des trois auteurices : La fabrique du mensonge (Foucart, 2013), Lobbytomie (Horel, 2018) et Militer pour la science (Laurens, 2019). L’intérêt du livre réside dans sa contemporanéité : son contenu traite principalement de la mutation des techniques de lobbying dans les années 2000–2010 et comment certains acteurs des milieux scientifiques et rationalistes — de bonne foi à n’en pas douter — font éventuellement inconsciemment le jeu de certains lobbys industriels et de leurs financeurs.
La première partie de l’ouvrage explique la façon dont le lobbying des grandes entreprises polluantes a muté depuis les années 1990, période à laquelle un grand nombre d’archives des fabricants de tabac sont rendues publiques, révélant la manière dont ces derniers ont alimenté sur le long terme la désinformation scientifique afin de retarder la mise en place de régulations anti-tabac. Une des stratégies utilisées en particulier était d’alimenter une défiance envers les instances gouvernementales responsables de l’évaluation des risques sanitaires, par le biais notamment de think tanks pro-science prétendument indépendants mais en réalité financés par les fabricants de tabac et d’autres industries polluantes. Le but avéré de ces think tanks était de maintenir des controverses climatiques et sanitaires bien vivantes — sous couverture de faire de la “bonne science” — afin de semer le doute dans la population qui se méfierait ensuite des décisions des institutions gouvernementales sanitaires. Par l’entremise d’affabulations montées de toute pièces par ces groupes (par exemple la fameuse fable sur la prétendue interdiction du DDT malgré son efficacité contre les moustiques porteurs du paludisme, qui aurait conduit à la mort de dizaine milliers de personnes), c’est le “principe de précaution” et les revendications écologistes poussant à l’instauration de normes plus restrictives (pour les pesticides, les OGM, etc.) qui sont directement visés. Tout cela a été bien décrit dans le livre Les marchands de doutes de Naomi Oreskes et Erik M. Conway, qui retrace l’articulation entre les tactiques des marchands de tabac et les controverses sur le réchauffement climatique.
Une fois que ces stratégies de manipulation de l’opinion publique ont été éventées dans les années 2000— et du fait certainement aussi des changements structurels dans notre façon de nous renseigner avec l’essor d’internet — les grands pollueurs se sont tournés vers une stratégie plus insidieuse : enrôler les citoyen·nes dans leur stratégie de lobbying. Cela se fait de manière souvent voilée, comme par exemple dans la participation à la création de Science Media Centres, consistant en une sorte d’agences de presse à caractère scientifique co-financées par l’État, et dont le but serait de renseigner les journalistes sur des controverses industrielles, sanitaires ou scientifiques. En effet, la pléthore d’informations contradictoires et incomplètes venant de tous bords politiques, industriels et militants, jouerait en défaveur de la recherche d’informations présentées comme fiables et rigoureuses. Les journalistes pourraient trouver dans ces Science Media Centres des interlocuteurices validés en amont pouvant répondre à leurs questions, ainsi que des explications préparées sur des questions d’ordre scientifique, sanitaire, environnemental, etc. Le financement de ces centres révèle en réalité leurs liens étroits avec les grands groupes polluants et certains think tanks libertariens, au point qu’il a été démontré (dans le cas britannique) que les éléments de langages promus par des industriels se retrouvent dans la presse grand public sous couvert de journalisme scientifique. Une tentative de créer un Science Media Centre à la française n’est pas du tout un fantasme puisqu’à la demande du Ministère de l’ESR une démarche en ce sens a été mentionnée dans la LPPR qui vient d’être votée (alinéa 223 du rapport annexé).
Une autre stratégie revient à faire de l’astroturfing, c’est à dire à faire passer des revendications politiques pour légitimes car issues d’un mouvement citoyen profondément ancré dans la société, mouvement en réalité élaboré et financé (à l’insu parfois des gens qui y participent) par certains lobbies industriels et politiques. L’association britannique Sense about Science en est un exemple type : elle milite pour plus d’expertise scientifique dans les médias et dans les prises de positions politiques, mais est en réalité totalement inféodée à des sources de financement privées. Un dérivé de cette stratégie revient à produire et diffuser les acteurices du milieu scientifique ou de la vulgarisation qui inconsciemment servent ces intérêts. Par exemple, la maison d’édition Humensis, appartenant au PDG de la société de réassurance Scor, publie dans la collection humenSciences des ouvrages de certaines figures de la zététique et des milieux rationalistes, dans le but explicite de prendre position sur le terrain de l’information scientifique et de combattre les fake news. Dans le même temps, elle publie dans la même collection un livre de Didier Raoult, alimentant en cela les controverses publiques autour des régulation sanitaires. Cette confusion volontaire entre littérature scientifique et pseudo-scientifique fait partie des stratégies de lobbying décrites dans le livre de Foucart, Horel et Laurens.
Promouvoir la propagation d’éléments de langages prémâchés dans la bouche ou sous la plume des “passeur·ses de science” fait partie d’une autre stratégie de communication avérée. Celle-ci constitue à mon sens la partie plus intéressante du livre puisqu’elle revient régulièrement dans toute la première partie, en incriminant notamment l’Association Française pour l’Information Scientifique (Afis). Il est montré que cette dernière, par le biais de sa revue trimestrielle Science & Pseudo-Sciences, participe (involontairement semble-t-il) à la propagation de fables techno-scientifiques, qui visent à incriminer le principe de précaution et les discours environnementalistes. La bénédiction rationaliste que cette association donne à certains argumentaires a pour conséquence implicite de blanchir le discours des industries polluantes, en le parant des atours de la science. La régularité avec laquelle semble s’être compromise l’Afis pose de graves questions, auxquelles l’association s’est refusée à répondre.
Le lien entre les lobbies industriels et cette association, ou encore avec la faune éclatée et variée de tous les producteurices de contenu sceptique et de vulgarisation en ligne, n’est malheureusement pas établi dans le livre. Tout au plus peut-on inférer que ces derniers adhèrent aux éléments de langage des industriels par proximité intellectuelle et idéologique plutôt que par connivence malveillante. En effet, de par leur méfiance envers les mouvements écologistes et des personnes tenant des discours anti-technicistes, les rationalistes auront tendance à être survigilants vis à vis de ces discours et à leur opposer des arguments pouvant par ailleurs servir les stratégies rhétoriques des grands industriels. Et pour la même raison, ces mêmes rationalistes ne produiront pas de pensée réflexive sur leur propre position dans le champ de la transmission de la parole scientifique et technique, impliquant une naïveté politique parfois effarante. Le propos de l’ouvrage n’est pas d’alimenter la théorie d’une connivence entre les grandes industries polluantes et les petites mains de youtube et des associations rationalistes (même si la lecture peut parfois donner cette impression, cela est explicitement démenti à plusieurs endroits du livre et même à la radio), mais d’expliquer comment un engagement intellectuel sincère (promouvoir l’esprit critique) peut en réalité servir des intérêts industriels et financiers bien plus grands, si l’on n’est pas suffisamment attentif aux sources de production et de diffusion des discours se revendiquant de la science. C’est ce qui est largement écrit en filigrane dans le livre et qu’on aurait peut être voulu lire de façon plus explicite, cela aurait éventuellement évité d’être accusé de complotisme.
La deuxième partie du livre parle de la façon dont une idéologie plus généralement anti-progressiste se diffuse en France, cette fois-ci de manière beaucoup plus explicite, par l’entremise d’associations d’étudiant·es libertariennes et de prises de positions d’intellectuel·les pro-sciences. On y trouve Bronner, Sastre, Bricmont, trio infernal des sphères scientistes ou réactionnaires (ces deux dernières ne sont jamais très distantes en réalité). Relevons qu’après la lecture de cet ouvrage, il ne devrait plus exister aucun doute sur l’imposture intellectuelle que représente Bricmont. Les milieux rationalistes devraient arrêter de le solliciter, car ce faisant ils tendent le micro à un conspirationniste, ce qui ne manque pas d’ironie pour ceux qui disent se prémunir des théories du complot. La description des cas de Sastre et de Bronner, bien connus des milieux rationalistes, est plus explicitement dédiée à leur promotion d’un scientisme au service de la dévaluation des sciences humaines (via les sciences cognitives ou la psychologie évolutionniste) et de la défense d’une idéologie anti-justice sociale, dépassant largement le seul volet environnementaliste de la première partie.
Au final le livre de Foucart, Horel et Laurens est une lecture intéressante à plusieurs égards : premièrement, il rappelle les stratégies discursives utilisées par certaines grandes industries pour ralentir la mise en place de régulations sanitaires et environnementales contraignantes; deuxièmement, il dresse un panorama élargi des vecteurs de transmission de ces discours drapés de l’apparence de la science et de la raison, contre le prétendu alarmisme des militant·es environnementalistes ou pro-justice sociale. Le matériel concernant les lobbies du monde anglophone est foisonnant et à ce titre vraiment intéressant (notamment la généalogie qui a mené à la création du Science Media Centre britannique). Le traitement des têtes de pont françaises de ce mouvement pro-science est cependant plus inégal : autant la description des errements de l’Afis est édifiante, autant on reste sur sa faim quant aux motivations des membres incriminés. L’Afis ne nous aidera pas non plus à en savoir plus car elle n’a pas du tout discuté dans son communiqué les critiques précises et circonstanciées dont elle est la cible. Il n’est pas question de parler de connivence, mais un chapitre sur les motivations intellectuelles et politiques des acteurices rationalistes traversant le paysage de l’ouvrage aurait été bienvenu.
On peut aussi regretter la présence d’approximations, d’erreurs factuelles (relevées par les personnes incriminées, voir ici par exemple), ainsi que de la juxtaposition d’informations dont les liens de causalité demanderaient à être démontrés plutôt qu’insinués. Ces occurrences sont particulièrement visibles dans le chapitre 5 “La trollisation de l’espace public”, qui voit mettre côte à côte des interviews de twittaos rationalistes, une critique rapide de la tribune #NoFakeScience, une enquête sur les agences d’influence digitale, et un passage éclair sur l’implication des libertariens dans ce joyeux mélange. Ce chapitre est pour moi le nadir du livre, car aucun lien concluant n’est démontré entre ces différents éléments : en particulier, a priori aucun des twittos rencontrés ou des vulgarisateurs mentionnés n’a été démarché par une quelconque agence d’influence digitale. Il aurait certainement été plus intéressant d’étudier les déterminants sociaux et intellectuels de ces “gardiens de la raison sur canapé” à reproduire involontairement les éléments de discours mis en avant par Monsanto (mais aussi présents dans le préambule du rapport du Circ, ce que le livre ne mentionne pas). La section sur la tribune #NoFakeScience est aussi désespérément courte, alors qu’il y aurait eu tant de choses à dire si elle avait été historicisée, vis à vis notamment du précédent #Nofakemed. Les nouveaux mouvements rationalistes en ligne, portés par une génération de personnes entre 20 et 35 ans qui a profité de l’essor de Youtube et des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) pour développer une contre-culture qui n’existait pas il y a encore dix ans, sont un sujet d’étude à part entière, qui méritait un traitement autrement plus rigoureux qu’un chapitre moyennement ficelé. Cela est d’autant plus décevant qu’il existe de jeunes sociologues qui travaillent justement sur ces communautés et dont il aurait été bénéfique de requérir l’expertise.
Je ne peux pas non plus manquer de relever par moments la propension à présenter les événements de manière partielle voire partiale envers des gens dont est reconnu le manque de déontologie (pour n’en mentionner qu’un : Séralini). De même, la bienveillance envers certaines personnes ou productions médiatiques qui se sont largement trompées dans leur critique des pesticides est pour le moins dommageable pour la crédibilité totale du propos. Il est possible de critiquer un camp sans pour autant donner un blanc-seing à un autre (ni tomber dans une pseudo-neutralité irénique qui profite au dominant). Tout livre voulant dénoncer la désinformation scientifique — et notamment celle des personnalités et des instances qui se présentent comme rationnelles et pro-science — se doit d’être irréprochable : c’est à ce prix que s’acquiert la crédibilité qui permet de faire mentir les accusations d’insinuations complotistes. En l’état actuel, du fait des approximations qu’il contient, l’ouvrage remplit difficilement ce critère. C’est pour cette raison que s’interroger de manière plus explicite sur l’agentivité et la sincérité des protagonistes rencontré·es aurait été très bénéfique : au delà du fait que c’est un sujet très intéressant, cela aurait rendu certainement beaucoup plus difficiles les accusations portées contre les auteurices de participer à une forme de désinformation.
D’un autre côté, refuser — pour les critiques — de se confronter au problème de fond que le livre soulève est très problématique, et c’est malheureusement la voie qu’ont choisie beaucoup des membres de la sphère rationaliste, sous le seul prétexte que le livre ferait la part belle au déshonneur par association (voir ici, là et là). Or, prétendre sceller le sort de la teneur du livre sur la base de simples passages tirés de leur contexte est une diversion qui évite d’avoir à regarder en face les nombreux arguments solidement étayés qui méritent pourtant d’être discutés. Cette accumulation de réactions allant dans le même sens signe donc encore une fois un rendez-vous raté entre la communauté rationaliste et la réflexivité politique. Cette attitude est d’autant plus décevante que les questions soulevées par le livre (blanchiment des discours lobbyistes par l’Afis, nouvelles techniques d’influence, Science Media Centre, etc.) sont graves et méritent qu’on s’y attarde et que, lorsqu’on lit le livre, il ressort que la plupart des passages incriminés comme étant prétendument calomniateurs s’inscrivent en réalité dans un contexte qui leur confère un sens tout à fait différent : par exemple à aucun moment les vulgarisateurs Science Étonnante et DirtyBiology ne sont mis en cause en quoi que ce soit, ni même Thomas Durand qui est juste mentionné à titre d’exemple. Il semble donc pertinent de rappeler qu’en général la lecture d’un livre se fait dans l’ordre et en prêtant attention au contenu, et non en faisant ctrl+F pour chercher son nom dans le manuscrit.
L’ouvrage de Foucart, Horel et Laurens est donc — malgré certaines inexactitudes qui peuvent obscurcir le tableau — une lecture qui devrait être prise au sérieux pour de nombreuses raisons : le foisonnement de détails sur les techniques rhétoriques établies par les grandes industries polluantes dans les années 1980 et 1990, sur le blanchiment de celles-ci en France par l’Afis et d’autres membres de la galaxie rationaliste (sceptiques, vulgarisateurices ou intellectuel·les), sur les nouvelles formes de lobbying industriel via les Science Media Centers et de fausses associations citoyennes, ou encore sur les stratégies éditoriales de certains professionnels de l’assurance (publiant la Tronche en Biais, Bronner et Raoult dans la même collection), qui cherchent à se prévaloir d’une parole scientifique pour en réalité attaquer le principe de précaution et les agences de régulation gouvernementales. Leur livre a le mérite de donner un coup dans la fourmilière rationaliste, de dévoiler ce qui jusqu’ici était très peu connu — l’entrisme libéral notamment — et d’ouvrir pléthore de pistes de réflexions et d’investigations à mener. Mais, de manière plus importante encore, il nous enjoint à être encore plus critique et réflexif dans notre production scientifique et de vulgarisation, et nous met en garde contre l’imprudence à trop facilement faire confiance aux personnes qui prétendent savoir ce qu’est la science et la raison.
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publication AFIS du 18 septembre 2020 🙁https://www.afis.org/Journalisme-d-insinuation-apres-les-articles-le-livre) en réponse
Conseil d’administration de l’Afis, 18 septembre 2020
Nous avions décrit le « journalisme d’insinuation » comme une attitude visant à disqualifier des propos en essayant de discréditer leurs auteurs [1]. Dans ce procédé de diabolisation, écrivions-nous, la réalité devient simple : « Il y aurait d’un côté les “bons” (eux) qui dénoncent tous les maux de la société et, de l’autre, tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs analyses. Ces derniers sont alors amalgamés dans une vaste nébuleuse de “méchants” selon une rhétorique proche du complotisme où les lobbies tirent toutes les ficelles et les agences sanitaires qui ne confirment pas les attentes du “camp du bien” sont assimilées à des regroupements d’experts sous influence. Leurs avis ne méritent alors même pas d’être portés à la connaissance des lecteurs ou téléspectateurs. »
Ce passage visait alors en particulier les propos des journalistes Stéphane Horel et Stéphane Foucart dans un article du journal Le Monde (31 janvier 2019) [2] qui accusait tous ceux qui relayaient l’avis quasi unanime des agences sanitaires quant au risque du glyphosate sur la santé d’être les acteurs d’une campagne de lobbyisme de l’entreprise Monsanto.
En compagnie de Sylvain Laurens, « sociologue des élites européennes » [3], les deux journalistes prolongent leurs imputations avec les mêmes méthodes dans un livre intitulé Les gardiens de la raison – Enquête sur la désinformation scientifique (éditions La Découverte, septembre 2020).
Un vaste complot serait à l’œuvre, impliquant une multitude d’acteurs « existant de facto par [des] obsessions communes ». Il irait de l’émission « E=M6 », rebaptisée pour l’occasion « €=M6 », et de l’un de ses animateurs, Mac Lesggy, à l’Association française pour l’information scientifique (Afis), « blanchisseuse du storytelling de la droite libérale », en passant par l’Académie d’agriculture de France , des associations de francs-maçons, Bernard Meunier, ancien vice-président de l’Académie des sciences, le sociologue Gérald Bronner, « héritier de la sociologie franchouillarde des seventies », Virginie Tournay, politologue au CNRS, le linguiste et psychologue Steven Pinker relayé en France par le psycholinguiste Franck Ramus, responsable d’une « entreprise de reformatage des programmes scolaires à partir des neurosciences », les Éditions Humensis (issues de la fusion des Presses universitaires de France et des Éditions Belin liées à la revue Pour la Science), dévolues à « la défense de la science industrielle et du libéralisme économique », le journal L’Express, Thomas Durand, animateur de la chaîne YouTube La Tronche en Biais, la journaliste Géraldine Woessner, accusée de dispenser des « assertions erronées […] avec un aplomb singulier », Catherine Bréchignac, ancienne présidente du CNRS, et bien d’autres encore. Conscientes ou inconscientes, « les brigades des gardiens autoproclamés de la science comptent dans leurs rangs scientifiques, intellectuels, sociologues, journalistes, étudiants, enseignants, blogueurs, amateurs de science et trolls des réseaux sociaux ». Citant l’Afis 179 fois, les auteurs revendiquent de donner une place centrale à l’association.
Dans un mélange de « cherry-picking » (sélections biaisées), de témoignages invérifiables, d’affirmations fausses, d’extrapolations hors contexte et d’insinuations, les auteurs tentent de disqualifier toutes ces personnes et entités en les accusant, au choix, de prôner le « climato-scepticisme », de promouvoir une « sociologie viriliste » (sic), de mener une « croisade antigenre au nom de Darwin »… Leurs actions se concrétiseraient par « la trollisation de l’espace public ». Le tout, bien entendu, au service de lobbies industriels et, dans la lignée des mensonges des industriels du tabac, dans un « projet politique volontiers financé par l’argent des industriels libertariens, et qui porte la marque de leur idéologie anti-environnementaliste et antiféministe » (4e de couverture) afin d’« étouffer tout mouvement social qui tenterait d’employer les armes de la science pour argumenter ».
Pour se faire une opinion fondée, le lecteur vraiment intéressé par la raison, le rationalisme, la science et les controverses que suscitent ses applications, se reportera avec profit aux textes originaux des personnes citées, et aux publications de l’Afis en particulier (en accès libre sur notre site Internet afis.org). Dans ces dernières, il découvrira une réalité, une démarche, aux antipodes des propos tenus par les auteurs de ce livre dont l’objectif semble plus de décrédibiliser et salir pour disqualifier dans le débat que de contester avec des arguments réels les propos auxquels ils s’opposent.
Terminons par cette citation d’Yves Bréchet, membre de l’Académie des sciences, à l’occasion du colloque organisé pour les 50 ans de l’Afis en novembre 2018, et qui s’applique parfaitement au contenu de cet ouvrage visant tous ceux qui ne partagent pas la vision des auteurs sur la science et l’expertise : « La démarche scientifique a toujours été gênante pour les amateurs d’interprétations globalisantes. Les esprits religieux auraient bien voulu que la science n’ait pas accès à la réalité sans l’accord préalable de la théologie. Les esprits politiques la voyaient bien servir leur vision du sens de l’Histoire. Ces détournements ont échoué, au moins temporairement, mais le combat contre la science ne faiblit pas […]. Si l’on veut dénigrer la valeur de la science, la voie la plus facile est de dénigrer celui qui la produit [et de disqualifier] toute expertise en jetant sur elle, par principe, le soupçon de la connivence industrielle et du conflit d’intérêt. »
L’Afis : une association sans lien d’intérêt financier ou idéologique
L’Association française pour l’information scientifique (Afis), créée en 1968, se donne pour but de promouvoir la science et d’en défendre l’intégrité contre ceux qui, à des fins lucratives ou idéologiques, déforment ses résultats, lui attribuent une signification qu’elle n’a pas ou se servent de son nom pour couvrir des entreprises charlatanesques.
L’Afis est une association d’intérêt général ouverte à tous. Elle est indépendante et sans lien d’intérêt financier ou idéologique avec quelque entité que ce soit : gouvernement, parti politique, entreprise, etc.
Ses comptes et sa gouvernance, soumis chaque année à l’approbation de ses adhérents en assemblée générale, sont présentés sur son site Internet en toute transparence. Ses ressources proviennent exclusivement des ventes de sa revue, des cotisations de ses adhérents, et occasionnellement de subventions.
Extrait de la présentation de l’Afis sur son site Internet
Exemples de manipulations et d’insinuations
En conformité avec la loi de Brandolini (principe d’asymétrie dans l’argumentation, où réfuter une rumeur ou une affirmation fausse nécessite dix fois plus de temps que de la répandre [4]), il nous faudrait trop de temps et d’énergie pour répondre à chaque accusation. Retenons quand même deux exemples qui reflètent bien la tonalité de l’ouvrage et les procédés argumentatifs des auteurs : « cherry-picking » (sélections biaisées), extrapolations hors contexte, témoignages invérifiables et affirmations fausses.
Manipulation de faits
L’Afis est présentée comme « l’épicentre de [la] propagation [du climato-scepticisme] en France ». Des pages entières du livre sont consacrées à tenter de le prouver, en se focalisant en particulier sur un article de Charles Muller de janvier 2008 et en omettant soigneusement de citer les prises de position de l’Afis elle-même, dans ses introductions aux dossiers consacrés à ce sujet et dans ses éditoriaux (l’association réaffirme et explique pourtant régulièrement le consensus scientifique sur le sujet).
Selon les auteurs du livre, le rôle d’épicentre serait ainsi prouvé : « Une recherche dans l’outil “Google Trends” permet de mesurer l’intensité des recherches effectuées sur le moteur de recherche de Google, et les résultats pour “climato‑sceptique” sont éloquents : aucune requête sur ce mot-clé n’est enregistrée avant janvier 2008. Le terme est absent des conversations et des esprits. Il n’existe pas. L’intérêt ne surgit qu’après la publication du texte de Charles Muller/Champetier dans la revue de l’Afis ».
Une simple vérification montre que même cette corrélation est inventée : la recherche avec le terme « climato-sceptique » suggéré par les auteurs du livre montre un début de trafic mesuré par Google Trends à partir de novembre 2009, presque deux ans après la publication de l’article incriminé (figure 1).
Figure 2 : Google Trends avec les termes « climat » et « sceptique ».
Figure 1 : Google Trends avec le terme « climato-sceptique ».
En vert, la date de l’article publié par l’Afis dans sa revue (mis en ligne trois mois plus tard – second trait vert –).
Effectuons une autre requête avec des termes proches : « climat sceptique ». Là, le début du trafic Google est au contraire en octobre 2006, deux ans avant la publication de l’article dans la revue de l’Afis, et aucune montée n’est observée à la date de publication (figure 2). Extrapoler en causalité d’éventuelles corrélations est toujours hasardeux. Mais que dire quand les corrélations ne sont même pas établies ?
En revanche, si les deux journalistes du Monde avaient examiné avec la même méthode les articles contestant la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique publiés par leur propre journal, avant celui publié dans la revue de l’Afis, ils auraient pu noter d’intéressantes corrélations pour deux articles intitulés « Pas de certitude scientifique sur le climat » (Le Monde, 6 février 2007[5]) et « Le droit au doute scientifique » (Le Monde, 26 octobre 2006 [6]). Le premier marque exactement le début de l’usage sur Google des recherches avec les mots « climat » et « sceptique ». Simple corrélation pas plus probante en termes de causalité, mais au moins, corrélation.
Figure 2 : Google Trends avec les termes « climat » et « sceptique ».
En rouge, les dates de publication des articles du Monde. En vert, la date de l’article publié par l’Afis dans sa revue (mis en ligne trois mois plus tard – second trait vert –).
Ajoutons qu’en 2008, Science et pseudo-sciences, la revue de l’Afis, comptait 838 abonnés et que le numéro de janvier 2008 s’est vendu, abonnés inclus, à 1 500 exemplaires, alors que cette année-là Le Monde était diffusé en moyenne à plus de 300 000 exemplaires par numéro (notice Wikipédia du journal Le Monde, consultée le 15 septembre 2020). L’impact éventuel de la publication d’un article contestant l’origine anthropique du réchauffement climatique sur les recherches Google peut aussi être analysé à la lumière de ces chiffres.
Et pour finir de se convaincre de l’absence de sérieux de cette « preuve par Google Trends », il suffit de se reporter… aux auteurs du livre eux-mêmes ! En effet, dans une note de bas de page, ils écrivent : « Le terme “climato‑sceptique” commencera à circuler sur Internet à partir de 2006 et ne sera utilisé dans la presse qu’à partir de 2007. » Tout d’un coup, ce n’est plus janvier 2008, date de parution de l’article incriminé de Science et pseudo-sciences.
Insinuation
Une des auteurs (Stéphane Horel) a contacté par courrier électronique le président de l’Afis le 4 février 2020. C’est la seule fois où notre association a été sollicitée dans le cadre de la préparation de cet ouvrage. Peut-être le point soulevé revêtait-il aux yeux de la journaliste une importance que nous ne percevons pas. Mais l’épisode est illustratif du procédé d’investigation. Dans son message, la journaliste souhaitait que lui soit communiqué « le rapport que l’Afis a rédigé à l’attention du CSA (ou du moins adressé) concernant l’épisode de Cash Investigation sur les pesticides en 2016 » 1 et demandait « si l’Afis avait également transmis un rapport sur l’émission Envoyé spécial de janvier 2019 au CSA ». Nous avions alors répondu que « nous n’avons pas rédigé de rapport à l’attention du CSA et nous ne lui avons rien transmis », ajoutant que « nous n’avons pas été sollicités par lui non plus ». Relancés par un second courriel, nous avions de nouveau répondu que « nous n’avons pas contacté le CSA et n’avons pas été contactés par lui ».
Ceci se transforme, dans l’ouvrage, en l’affirmation suivante : « En 2016 déjà, l’Afis avait été indignée par un épisode de l’émission Cash Investigation sur les pesticides. “L’émotion ne laisse guère de place à l’esprit critique”, déplorait le long article qui décortiquait le reportage, transmis au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) » (souligné par nous). Journalisme d’insinuation, encore : non seulement notre réponse n’est pas mentionnée, mais on sous-entend (sans le dire explicitement, mais sans l’infirmer) que c’est l’Afis qui aurait transmis le texte au CSA. Pourquoi alors nous avoir interrogés ? La rigueur de l’investigation pourra être ainsi jugée. Précisons que nous n’avions pas saisi le CSA car nous estimons que ce n’est pas dans notre mission et que nous nous contentons d’exposer des arguments.
Références
1 | « Les dangers du “journalisme d’insinuation” », communiqué de l’Afis, 3 février 2019.
3 | « Glyphosate : comment Monsanto mène sa guerre médiatique », Le Monde, 31 janvier 2019.
3 | Présentation de Sylvain Laurens sur le site de l’EHESS.
4 | « La loi de Brandolini ou l’asymétrie dans l’argumentation », Science et pseudo-sciences, janvier 2017.
5 | Galam S, « Pas de certitude scientifique sur le climat », Le Monde, 6 février 2007.
6 | Allègre C, « Le droit au doute scientifique », Le Monde, 26 octobre 2006.
D’autres personnes mises en cause réagissent
Nous rassemblons ici, pour information, les analyses des entités ou des personnes mises en cause directement ou indirectement qui ont souhaité réagir, dénonçant les fausses affirmations contenues dans l’ouvrage ainsi que les méthodes utilisées à leur encontre.
Sur le site de l’Afis :
Jean-Paul Krivine « DDT et paludisme : une nouvelle réécriture de l’histoire » (31 octobre 2020).
Sur d’autres supports électroniques :
Yann Kindo, « Les gardiens de la déraison » (30 octobre 2020).
François-Marie Bréon, « L’Afis serait-elle “climato-scpetique” ? » (1er octobre 2020).
Virginie Tournay, « Journalisme d’inquisition : le linceul de la raison » (30 septembre 2020).
Philippe Stoop, « Un diplôme de désinformation décerné par S. Foucart (Le Monde) » (29 septembre 2020).
Hervé Le Bars, « Je ne suis pas l’homme que vous croyez… » (27 septembre 2020).
Jean Bricmont, « Un flot continu d’attaques mensongères et d’approximations… pour changer ! » (27 septembre 2020).
Marcel Kuntz, « Merci aux auteurs du livre Les Gardiens de la Raison » (25 septembre 2020).
Laurent Dauré, « Les naufrageurs de la raison [et de la gauche] : réponse à Foucart, Horel et Laurens » (23 septembre 2020).
Virginie Tournay, « Un nouveau journalisme : de l’insinuation à l’inquisition » (23 septembre 2020).
Franck Ramus, « Les champions de l’intox » (19 septembre 2020).
Thomas Durand, « La raison n’est pas un trophée – Réponse à Foucart, Horel & Laurens » (12 septembre 2020).
Par ailleurs, voici quelques autres analyses détaillées :
Aurélie Haroche, « Faut-il avoir vraiment peur des gardiens de la raison ? », JIM.fr (réservé aux abonnés – 26 septembre 2020).
1 Suite à cette émission, le CSA avait demandé « aux responsables de France Télévisions de veiller à respecter, à l’avenir, leurs obligations en matière de rigueur dans la présentation et le traitement de l’information, telles que prévues à l’article 35 du cahier des charges ».